Chateaubriand, et ses adieux à la Littérature
1On sait bien que, avec Chateaubriand, l’obéissance à un usage convenu n’est jamais insignifiante et que, au contraire, la solennité du rite lui sert paradoxalement à mettre en scène et en valeur sa propre singularité. Il en va ainsi des « adieux à la Muse », qui interviennent, logiquement et presque banalement, au vingt-quatrième et dernier livre des Martyrs, lorsque le poète arrivé au bout de sa tâche épique déclare vouloir abandonner les « autels » de la Muse :
C’en est fait, ô Muse, encore un moment, et pour toujours j’abandonne tes autels ! Je ne dirai plus les amours et les songes séduisants des hommes : il faut quitter la lyre avec la jeunesse. Adieu, consolatrice de mes jours, toi qui partageas mes plaisirs, et bien plus souvent mes douleurs ! Puis-je me séparer de toi sans répandre des larmes ! J’étais à peine sorti de l’enfance, tu montas sur mon vaisseau rapide, et tu chantas les tempêtes qui déchiraient ma voile ; tu me suivis sous le toit d’écorce du Sauvage, et tu me fis trouver dans les solitudes américaines les bois du Pinde. À quel bord n’as-tu pas conduit mes rêveries ou mes malheurs ? […]
Ô Muse, je n’oublierai point tes leçons ! Je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. Les talents de l’esprit que tu dispenses s’affaiblissent par le cours des ans ; la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth ; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand tes autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux laisse-moi l’indépendance et la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la poésie, et m’ouvrir les pages de l’histoire.1
2Mais cet adieu est bien plus qu’une clausule, au terme d’une longue épopée ; il se présente explicitement comme un adieu définitif, et Chateaubriand le répètera à trois reprises dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. La première allusion intervient dès la préface de l’édition de 1811, où Chateaubriand s’excuse de n’avoir pas remercié M. de Saint-Victor pour avoir mis en vers ses descriptions de paysages américains : « Je ne veux point me brouiller avec les neuf Sœurs, au moment même où je les abandonne. » [p. 58]2. Le renoncement aux Muses est plus longuement évoqué et commenté au beau milieu du voyage en Grèce :
Je n’ai jamais défié les Muses, elles ne m’ont point rendu aveugle comme Thamyris ; et si j’ai une lyre, je ne l’ai point jetée dans le Balyra, au risque d’être changé après ma mort en rossignol. Je veux encore suivre le culte des neuf Sœurs pendant quelques années ; après quoi j’abandonnerai leurs autels. La couronne de roses d’Anacréon ne me tente point : la plus belle couronne d’un vieillard ce sont ses cheveux blancs et les souvenirs d’une vie honorable. [p. 99-100]
3On peut s’étonner que Chateaubriand situe ici dans un avenir indéterminé son adieu aux Muses, qu’il a déjà formulé, au présent, dans Les Martyrs. Mais il est probable qu’il a soin, dans ce premier livre de l’Itinéraire consacré à un voyage entrepris en vue des mêmes Martyrs, de maintenir la fiction d’un texte écrit avant la grande épopée chrétienne. Il trahit d’ailleurs ce petit maquillage en reprenant, littéralement mais au futur, l’expression des Martyrs et en annonçant « j’abandonnerai leurs autels », exactement comme il écrivait déjà, dans l’épopée de 1809, « j’abandonne tes autels ». En revanche, lorsqu’il évoque une dernière fois et de façon particulièrement solennelle son adieu aux Muses dans les lignes ultimes de l’Itinéraire, il respecte alors l’ordre chronologique réel de composition entre les deux ouvrages :
Il y a vingt ans que je me consacre à l’étude au milieu de tous les hasards et de tous les chagrins, diversa exilia et desertas quarere terras : un grand nombre de feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots ; j’ai souvent tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence : ce sont là des droits à l’indulgence, et non des titres à la gloire. J’ai fait mes adieux aux Muses dans les Martyrs, et je les renouvelle dans ces Mémoires qui ne sont que la suite ou le commentaire de l’autre ouvrage. Si le ciel m’accorde un repos que je n’ai jamais goûté, je tâcherai d’élever en silence un monument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce repos, je ne dois songer qu’à mettre mes derniers jours à l’abri des soucis qui ont empoisonné les premiers. Je ne suis plus jeune ; je n’ai plus l’amour du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce est si doux quand il est secret, ne nous attirent au-dehors que des orages : dans tous les cas, j’ai assez écrit, si mon nom doit vivre ; beaucoup trop, s’il doit mourir. [p. 542]
4Cet adieu aux Muses est décidément trop insistant pour n’apparaître que comme une clause du style noble : il faut penser au contraire – c’est du moins l’hypothèse que ces pages entreprendront d’étayer – que l’Itinéraire lui-même vise à éclairer et approfondir le sens de cet adieu et que, corrélativement, il est nécessaire de passer par l’« adieu » pour comprendre non seulement ce que l’Itinéraire veut démontrer et prouver, mais aussi, cette fois de façon plus implicite, essentielle et secrète, ce qu’il raconte.
5Tout d’abord, quelles sont ces Muses auprès desquelles Chateaubriand prend congé ? À en croire les formules des Martyrs et de la préface de l’Itinéraire, les Muses, divinités tutélaires de la « lyre », désignent l’activité poétique au sens étroit du terme, ou du moins la littérature de fiction, englobant à la fois les fables américaines (Atala et René) et l’épopée des Martyrs : adaptant un topos de la poésie antique, Chateaubriand s’éloignerait en même temps de la jeunesse et de la littérature, conçue comme un art d’imagination, pour se tourner vers une activité plus sérieuse et grave, qu’il nomme lui-même, à la fin des Martyrs, « l’histoire ». Mais, cette fois à la fin de l’Itinéraire, il évoque de façon globale ses vingt années d’ « étude », qui doivent donc englober aussi bien l’Essai sur les révolutions ou le Génie du christianisme que les récits romanesques. Chateaubriand se présente-t-il, dans la statue qu’il est en train d’édifier pour la postérité, comme un écrivain ou comme un « intellectuel » – j’ose à dessein l’anachronisme – ? Comme un poète ou comme un homme d’étude, de savoir et de méditation ? En fait, il entretient volontairement le doute et l’ambiguïté. Ainsi écrit-il de l’Itinéraire, on l’a vu, qu’il est « la suite ou le commentaire » des Martyrs : en tant que « commentaire », il participe de la littérature savante et réflexive – le mot « littérature » doit alors prendre le sens traditionnel que lui donnaient les siècles classiques mais, cette fois comme « suite », il relève aussi, pleinement et d’une manière singulière qu’il faudra déterminer, de l’écriture épique. L’Itinéraire est-il une suite ou un commentaire, un appendice critique ou un fragment d’épopée ? Chateaubriand paraît hésiter d’une préface à l’autre. Dans la première préface (1811), il déclare avoir gardé pour l’Itinéraire les réflexions non littéraires qui lui sont venues en marge (ou comme en légende) des « images » poétiques qu’il gardait pour les Martyrs :
Je n’ai point fait un voyage pour l’écrire ; j’avais un autre dessein : ce dessein je l’ai rempli dans les Martyrs. J’allais chercher des images ; voilà tout.
Je n’ai pu voir Sparte, Athènes, Jérusalem, sans faire quelques réflexions. Ces réflexions ne pouvaient entrer dans le sujet d’une épopée ; elles sont restées sur mon journal de route […] [p. 55]
6 En revanche, dans la préface de la troisième édition (1812), l’homme d’étude semble avoir totalement laissé la place à l’écrivain d’imagination et d’émotion :
Mon ITINÉRAIRE est comme la course rapide d’un homme qui va voir le ciel, la terre et l’eau, et qui revient à ses foyers avec quelques images nouvelles dans la tête, et quelques sentiments de plus dans le cœur […] [p. 64]
7Non seulement les « sentiments » ont ici pris la place des « réflexions », mais il semble que les « images » aient été reversées au bénéfice de l’Itinéraire. Quant à la « course rapide d’un homme qui va voir le ciel, la terre et l’eau », elle convient bien mieux à la trajectoire filante, à la fois prométhéenne et orphique, d’un héros d’épopée qu’à la sage pérégrination de l’homme d’étude. Chateaubriand se situe ainsi à l’exacte intersection des deux conceptions de la littérature, entre lesquelles il a l’originalité de ne pas vouloir choisir : la conception large de l’Ancien Régime, où la littérature désigne l’ensemble de la culture écrite, et la conception moderne qui, avec le romantisme, va bientôt circonscrire la littérature à la sphère de la fiction et de la poésie. On pourrait dire aussi, en reprenant la célèbre distinction introduite par Roland Barthes, que Chateaubriand est le premier « écrivain écrivant » de la littérature française, le premier auteur où l’intention idéologique paraisse indissociable de l’effet d’art résultant de l’écriture : en sorte que l’artiste paraisse justifier l’idéologue mais aussi que, réciproquement, l’idéologue vienne légitimer l’artiste – ou le disqualifier. Retenons, à ce point de l’analyse, cette intrication structurelle de l’idéologique et du poétique : elle ne signifie pas seulement qu’il y a de l’idéologique dans les œuvres de Chateaubriand en général et dans l’Itinéraire en particulier – il s’agit là d’un truisme valant pour tous les auteurs –, mais qu’il faut en passer par la doctrine de l’idéologue (telle qu’elle est explicitement formulée dans les deux essais qui inaugurent l’œuvre) pour lire et interpréter l’Itinéraire comme un fait esthétique. Chateaubriand est d’ailleurs lui-même tellement pénétré de cette synthèse rêvée entre littérature et « histoire » (selon le mot des Martyrs) qu’il en finit par imaginer, en clôture de l’Itinéraire, une forme inouïe qui prendrait à l’une comme à l’autre tout en se situant déjà au-delà d’elles. Il a en effet décidé de renoncer aux « Lettres » pour « élever en silence un monument à [sa] patrie ». Mais quel est ce « monument » ? Il ne peut renvoyer à l’action politique concrète qu’il ambitionnait sans doute au moment des Martyrs, puisqu’il doit être le fruit du silence et de la retraite ; pour autant, il n’appartient plus au monde des « lettres ». Ce monument silencieux, qui est sans doute le projet d’histoire de France que Chateaubriand nourrit alors, laisse aussi étrangement présager l’écriture mémorielle qui occupera la dernière partie de la vie de Chateaubriand. S’il n’est pas encore le monument « d’outre tombe », il est déjà un monument d’outre littérature : il aura fallu l’itinéraire – le voyage peut-être, son récit à coup sûr – pour en concevoir et en formuler l’idée.
8Chateaubriand dit donc adieu en 1809 (Les Martyrs) ou en 1811 (l’Itinéraire) : on n’a pas assez souligné à quel point cet adieu était prématuré, intervenant avant que l’œuvre n’ait accompli son travail de maturation. L’homme a atteint la quarantaine – ce qui est beaucoup à l’époque –, mais le bilan des livres publiés est très maigre, pour un auteur songeant déjà à la retraite. Si l’on entend la littérature au sens restreint, il n’y a guère que les brefs récits d’Atala et de René, puis la toute récente tentative épique des Martyrs ; si on admet l’acception élargie, il faut ajouter l’incomplet et inconnu Essai sur les Révolutions, plusieurs articles parus au Mercure de France et, pour l’essentiel, l’œuvre majeure, Le Génie du christianisme. Le bilan est mince et l’adieu aux Muses a plus l’allure d’un renoncement (voire d’une démission) que d’une honorable retraite. Pour le comprendre, il est indispensable de s’arrêter aux circonstances historiques exceptionnelles qui expliquent à la fois l’immense ambition du projet littéraire de Chateaubriand et la menace tragique de son avortement.
9Chateaubriand, pour justifier en 1826 la « morgue » dont il ferait preuve dans l’Essai sur les révolutions, invoque le mauvais exemple de Rousseau :
Ce ton solennel, la morgue de ce début, dans un auteur dont le nom était inconnu et qui écrivait pour la première fois, ce ton et cette morgue seraient comiques, s’ils n’étaient l’imitation d’un jeune homme nourri de la lecture de J.-J. Rousseau, et reproduisant les défauts de son modèle. 3
10Mais, si Rousseau parle tant de lui, c’est qu’il est ignoré par les élites françaises et qu’il lui faut combler le silence qui l’entoure et l’accable par son propre discours. La figure de grand écrivain que Chateaubriand semble s’être forgée de lui-même avant même de publier la première œuvre ne lui vient pas de Rousseau, mais de celui qu’il lui serait impossible d’évoquer en 1826, l’infâme Voltaire. Ou, si l’on veut, Chateaubriand, c’est Rousseau dans le costume de Voltaire : il revient à Voltaire d’avoir légué à la génération de Chateaubriand et à toutes les suivantes cet idéal du grand écrivain qui, par ses qualités incomparables d’homme de lettres, de pensée et d’écriture, est hissé au niveau de l’homme d’État et même au-delà ; à Voltaire seul d’avoir ainsi forgé dès le XVIIIe siècle un des mythes fondateurs et originaux de l’idéologie littéraire moderne. Or, au temps de Voltaire, l’idéal se heurte aux réalités sociales et politiques de l’Ancien Régime, qui ne reconnaît pas d’autre supériorité naturelle que celle du sang, consacrée par le roi et la religion d’État. La Révolution, en abattant le système social de la monarchie, crée une situation extraordinairement paradoxale qui explique en grande part la singularité de la littérature française du XIXe siècle.
11En effet, non seulement la Révolution, du fait d’une rupture politique dont la brutalité et la quasi instantanéité sont exceptionnelles dans les processus historiques, rend brutalement possible l’avènement concret de cette figure de grand écrivain engagé dans le cours des choses, mais elle le suppose et l’implique, comme la condition même de son succès. À cet égard, le célèbre discours préliminaire de la loi des 19-24 juillet 1793 sur la propriété littéraire vient seulement consacrer par l’éloquence tribunicienne l’un des principes fondamentaux de l’idéologie révolutionnaire :
De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, celle dont l’accroissement ne peut ni blesser l’égalité républicaine ni donner d’ombrage à la liberté, c’est sans contredit celle des productions de génie.
12L’ambition démesurée de l’exilé Chateaubriand qui, à moins de trente ans, entreprend presque en autodidacte, avec les seules ressources d’une éducation d’aristocrate et de lectures désordonnées, d’édifier une théorie générale des révolutions, est donc très loin d’être unique : François René est l’un parmi beaucoup d’autres de ces jeunes favorisés – républicains ou royalistes, peu importe – que la Révolution a mis en état de vacance professionnelle et sociale mais à qui elle insuffle sa conception utopique du génie et de la gloire littéraires, l’une et l’autre notion étant étroitement corrélées et aboutissant ensemble à l’exaltation de la figure singulière du grand homme de lettres. Mais, par une sorte d’ironie de l’histoire littéraire, la Révolution, d’abord par le déchaînement de violence dont elle est le théâtre et surtout, qu’elle paraît avoir rationnellement programmé, disqualifie cet idéal presque au moment même où elle vient de le constituer en principe politique : à la suite de la Révolution, la reprise en mains de l’activité intellectuelle inaugurée sous le Consulat et l’Empire, mais poursuivie de façon à peu près continue au XIXe siècle jusqu’en 1870, ne vient que confirmer ce violent congédiement idéologique de l’auteur de littérature. La France est donc, au sein d’une Europe qui, à des rythmes divers, entre dans une ère culturelle usuellement qualifiée de « romantique », la seule nation à avoir connu, pour ainsi dire simultanément, cette miraculeuse assomption de l’écrivain – à la fois homme de lettres et homme d’État – et son brusque évanouissement dans les brumes épaisses de la politique réelle.
13De là l’originalité du romantisme français : son mixte d’enthousiasme et de mélancolie selon les termes de Mme de Staël : d’un côté, son esprit d’utopie et sa fascination pour les constructions systématiques et idéales, de l’autre, le sentiment profond de deuil, de désillusion et de désenchantement qui l’assombrit. Concrètement, ce rendez-vous manqué par la Révolution avec la littérature amène réactivement à la constitution progressive – plus ou moins rapide et consciente – des trois idéologies littéraires principales de l’après-Révolution. La première – de loin la plus connue et célébrée – consiste à reporter sur le terrain littéraire l’esprit révolutionnaire : l’écrivain veut toujours faire la révolution, mais il la fera désormais dans le domaine qui est le sien (celui des inventions esthétiques et des ruptures formelles), dans l’attente et l’espoir d’imprévisibles contagions. Ce mythe révolutionnaire se retrouve sous la plume des grands auteurs du siècle, mais il est aussi au centre de l’histoire littéraire officielle telle que nous la pratiquons nous-mêmes. La deuxième idéologie est celle de ceux qui, comme par dépit et exaspération, veulent effacer le moment révolutionnaire, et revenir régressivement à l’état d’un passé (à la fois monarchique, aristocratique et catholique) dont la représentation joue alors le rôle d’un idéal ou, pour mieux dire, d’une fiction. Joseph de Maistre, dont on persiste à minimiser l’importance dans l’histoire intellectuelle de l’Europe d’après 1789, est le grand homme de cette doctrine contre-révolutionnaire mais celle-ci est, de façon très prégnante quoique sous des formes diverses, la grande tentation secrète de la littérature du XIXe siècle, les idéologies révolutionnaire et contre-révolutionnaire pouvant coexister chez un même écrivain (comme c’est le cas chez Balzac et Baudelaire).
14Enfin, il revient à Chateaubriand d’avoir, sinon inventé, du moins formulé dans une œuvre majeure – Le Génie du christianisme – la troisième parade à la déception révolutionnaire. Cette invention idéologique est la contribution décisive de Chateaubriand à l’histoire littéraire, indépendamment de l’accueil critique fait par le XIXe siècle aux nouvelles d’Atala et de René, par le XXe aux Mémoires d’Outre Tombe ; elle repose sur une articulation originale d’une part du passé et du présent, d’autre part du politique et du culturel, et fait jouer un rôle fondamentalement civilisationnel – historique et non théologique – à la religion. Pour Chateaubriand, s’il est impossible et intellectuellement inconcevable de ne pas tenir compte, au moins partiellement, du nouvel état des choses, cette ouverture politique au présent doit être culturellement contrebalancée par une indéfectible connaissance et reconnaissance du passé de la civilisation – notamment des deux plus parfaites manifestations de cette civilisation que sont pour l’Europe l’antiquité gréco-latine et pour la France la culture classique. Or seul le christianisme est aux yeux de Chateaubriand capable de réaliser cette parfaite synthèse entre le passé et le présent parce qu’il est l’incarnation même, à travers la figure du Christ, de l’esprit de synthèse : synthèse entre le divin et l’humain, la nature et la culture, l’intelligible et le sensible, l’esprit et la force, la raison et la tradition. Enfin, l’écrivain se trouve investi d’une fonction primordiale, parce qu’il est le spécialiste du langage et de l’écrit, et que c’est essentiellement par l’intermédiaire des textes que se perpétue la mémoire des civilisations – ou plutôt de la civilisation, qui est une et indivisible pour Chateaubriand. C’est donc en dernière analyse la littérature qui détient le secret de l’Histoire et du devenir des sociétés humaines. C’est pourquoi la citation, le retour critique, l’érudition textuelle et tout ce qui touche à ce que l’Itinéraire nomme les « devoirs d’écrivain » [p. 56] occupent une telle place dans l’œuvre de Chateaubriand : il ne s’agit pas là d’appendices accessoires ou accidentels, mais la manifestation en acte de cette primauté historique du littéraire.
15Il est inutile de souligner combien cette doctrine arrive à point nommé pour conforter idéologiquement le Consulat de Bonaparte et lui gagner l’appui ou la neutralité bienveillante des royalistes modérés. Mais, indépendamment de ce soupçon d’opportunisme dont on ne saura jamais la part qu’il a pu jouer dans les orientations de Chateaubriand, il est incontestable que, au moment même où s’achève l’épisode révolutionnaire, le Génie du christianisme vient répondre, de façon à la fois séduisante, cohérente et argumentée, à l’attente diffuse de tous ceux qui souhaitent renouer avec les traditions culturelles et religieuses de l’Ancien Régime, sans en assumer les conséquences politiques. Mutatis mutandis, le christianisme de Chateaubriand joue exactement le même rôle – à la fois considérable et circonscrit – que l’existentialisme sartrien : dans les deux cas, il s’agit, à la sortie d’un traumatisme collectif, de rendre possible et intellectuellement concevable la renaissance de l’humanisme philosophique et culturel. On mesure donc l’importance capitale de Chateaubriand. Politiquement, il servira désormais de figure du Commandeur à toux ceux qui défendent l’idée oxymorique d’un conservatisme libéral. Sur le plan religieux, il est l’une des sources françaises de la réinterprétation civilisationniste et éthique du catholicisme. Culturellement, son influence est aussi déterminante, puisque son exemple et son autorité serviront longtemps, notamment dans la tradition scolaire et universitaire de la République, à cautionner l’intégration du romantisme – du moins, du « bon » romantisme – dans la grande lignée nationale (voire nationaliste) de la culture classique, donc à protéger cette dernière des dérives modernistes et comparatistes : à la différence de celui de Mme de Staël, le romantisme de Chateaubriand est fondamentalement français, et non européen.
16Mais, rappelons-le, le cœur de la doctrine est littéraire, et la meilleure preuve de l’excellence historique de la civilisation « classico-chrétienne » doit être sa capacité à produire le chef-d’œuvre poétique qui, par-delà la Révolution française, démontrera son adéquation au temps présent. Le Génie du christianisme était un texte fondateur, mais exclusivement programmatique – à l’exception des deux courts récits d’Atala et de René, qui sont des textes beaucoup trop mineurs pour administrer la preuve esthétique qui viendrait étayer la démonstration théorique. Dans le prolongement du Génie, il faut donc une œuvre majeure qui emprunte sa forme au grand genre littéraire par excellence – l’épopée, à cause de la référence homérique, proprement matricielle pour la civilisation gréco-latine dont se revendique Chateaubriand –, dont le fond soit tiré du domaine chrétien et, enfin, qui prouve sa capacité à toucher le public contemporain. D’où Les Martyrs, ou le triomphe de la religion chrétienne : il s’agit d’une épopée en vingt-quatre chants sur le modèle homérique, elle illustre le thème fondamental de la pensée de Chateaubriand (l’union entre la civilisation antique et le christianisme), et, enfin, posant directement la question de la violence politique, elle fait évidemment référence à l’actualité immédiate et peut passer pour une réflexion transposée sur la Révolution et l’Empire. Les Martyrs ne constituent pas un détour curieux dans la trajectoire littéraire de Chateaubriand, mais sont censés constituer son parachèvement poétique, qui doit assurer définitivement à son auteur le statut de grand poète chrétien moderne – une sorte d’Homère de l’après-Révolution.
17Chateaubriand publie donc Les Martyrs et, au terme du vingt-quatrième et dernier chant, prononce son solennel adieu aux Muses, puis annonce qu’il se consacrera désormais non plus à la fiction, mais à l’histoire, à laquelle il espère par ailleurs participer comme acteur de tout premier plan. Mais Les Martyrs sont mal reçus de la critique et des lecteurs, pour des raisons sans doute politiques – l’épopée dissimule à peine une attaque frontale contre le pouvoir militaire – et aussi littéraires. Le public de l’après-Révolution reste perplexe devant ce qu’il prend pour un simple pastiche homérique en « style brillant » et ne comprend pas les intentions profondes de l’auteur ; ou, s’il les comprend, il désapprouve le résultat poétique obtenu, ce qui est encore pire.
18Or l’échec des Martyrs, que minimise l’histoire littéraire, est l’événement capital qui réoriente en profondeur l’œuvre de Chateaubriand, parce qu’il remet en cause la totalité de l’entreprise littéraire. D’autre part, alors que l’épopée n’est pas comprise, a fortiori l’adieu – pourtant si solennellement mis en scène – n’est pas entendu, sinon comme une ultime coquetterie. C’est dans ce contexte catastrophique que Chateaubriand décide de faire une œuvre littéraire de ses notes de voyage, dans lequel il lui faudra absolument, par d’autres voies que l’épopée, parvenir à communiquer la conviction intellectuelle et l’émotion esthétique que Les Martyrs n’ont pas su faire partager. Tout se passe comme si Chateaubriand, contraint par des circonstances qu’il n’avait ni prévues ni souhaitées, suspendait son adieu et s’accordait un sursis, avant de quitter définitivement la scène des Lettres, pour expliquer à son public le sens de son aventure littéraire.
19Aussi l’Itinéraire est-il bien, selon les termes mêmes de Chateaubriand, « la suite ou le commentaire » des Martyrs. Il en est d’abord le commentaire : il serait facile de montrer que Chateaubriand, d’étape en étape, déploie selon l’ordre de la géographie et du voyage les principaux arguments de sa doctrine – à savoir la supériorité du christianisme sur le paganisme antique et la nécessaire alliance des deux cultures (gréco-latine et chrétienne) pour faire face aux menaces de la réalité présente, incarnées en l’occurrence par l’Islam et le despotisme oriental. Au fil du texte, s’esquisse ainsi un mouvement dialectique dont les trois pôles successifs seraient figurés par Sparte, Athènes et Jérusalem. Et, malgré tout ce qu’il est possible de dire, à juste titre, sur le tissu lâche de la composition, sur la masse des digressions, sur la mosaïque subtile des tons et sur l’arabesque que dessine la succession des séquences, il faut bien reconnaître que, une fois dépassée l’impression de premier abord, se dégage, dans l’arrière-plan idéologique, une démonstration limpide et souvent redondante.
20L’argumentation pose ses premiers jalons en Grèce, cette terre du passé qui n’a pas su être fidèle à son histoire, à sa culture ni à son destin. D’emblée, ses paysages désormais désolés et déserts n’offrent donc plus au voyageur que des images de mort et de déréliction. Dès le premier débarquement, à Modon : « Pas un bateau dans le port ; pas un homme sur la rive : partout le silence, l’abandon et l’oubli » [p. 87]. Puis devant le golfe de Coron : « Je ne pouvais m’arracher à ce spectacle : quelles pensées n’inspire point la vue de ces côtes désertes de la Grèce, où l’on n’entend que l’éternel sifflement du mistral et le gémissement des flots ! » [p. 97]. Et, encore et toujours, jusqu’au port du Pirée et au tombeau présumé de Thémistocle : « Pour tout spectacle, des ruines, des rochers et la mer ; pour tout bruit, le cri des alcyons, et le murmure des vagues qui, se brisant dans le tombeau de Thémistocle, faisaient sortir un éternel gémissement de la demeure de l’éternel silence. Emportées par les flots, les cendres du vainqueur de Xerxès reposaient au fond de ces mêmes flots, confondues avec les os des Perses » [p. 193]. Sur le point de quitter le foyer de la philosophie, Chateaubriand peut conclure de façon totalement désabusée : « En vain, dans la Grèce, on veut se livrer aux illusions : la triste vérité vous poursuit » [p. 214].
21Or, si le lien entre le passé et le présent a été rompu pour la Grèce et si le voyageur, comme il le dit superbement au « chef de la loi » chez Ibraïm-Bey, en est réduit à venir voir seulement « les Grecs qui [sont] morts » [p. 116], la cause en est due sans doute, partiellement, aux hasards de l’histoire, qui ont fait déferler sur la Méditerranée les Turcs, que Chateaubriand nomme « les Tartares ». Mais les aléas de la géopolitique n’exonèrent pas de leur propre faute les Grecs eux-mêmes, qui n’ont pas été à la hauteur de leur gloire, et qui ont tourné le dos à la civilisation en choisissant d’oublier leur passé, d’en étouffer criminellement le souvenir en eux. Il faut, dans cette perspective, accorder toute son importance à l’évocation émue du site d’Éleusis et de Salamine – évocation purement symbolique et dénuée de toute préoccupation touristique puisque, très probablement, Chateaubriand n’a pu se rendre physiquement sur le site lui-même. Éleusis préfigure à double titre Jérusalem. D’une part, les rites mystérieux rendus à Déméter reposeraient sur la croyance en « l’unité de Dieu » [p. 162] : la déesse, entrée en communication avec l’au-delà après l’enlèvement de sa fille Perséphone et détenant le secret de la mort et de la vie éternelle, aurait le même rôle eschatologique d’intermédiation entre l’humain et le divin que le Dieu chrétien. L’assimilation est d’ailleurs par la suite totale entre Déméter et « cette Divinité réelle qui appelle tous les hommes à la connaissance de ses mystères » [p. 163]. D’autre part, la victoire de la flotte grecque devant la côte d’Éleusis, à Salamine, est la première grande victoire de la civilisation contre la poussée des envahisseurs barbares : Thémistocle est donc, quant à lui, le prototype des grands rois croisés, libérateurs de Jérusalem. Grâce au double miracle d’Éleusis et de Salamine, « sur la terre et sur la mer » [p.162], la Grèce avait tout pour être un foyer immortel de « gloire » et de « civilisation » – deux des concepts fondamentaux de l’Itinéraire – ; mais « Salamine est aujourd’hui presque entièrement effacée du souvenir des Grecs » et cette indifférence « est aussi déplorable qu’elle est honteuse » [ibid.]
22La méditation mélancolique sur la grève d’Éleusis, où les vagues viennent significativement « mourir » au pied du tombeau de Thémistocle, prépare la longue réflexion qui clôt le « Voyage de la Grèce », sur les causes de la décadence grecque. Selon Chateaubriand, la responsabilité en incombe aux Grecs et, plus précisément, à « la guerre que se firent entre elles les deux républiques [Sparte et Athènes], après qu’elles eurent vaincu les Perses. » [p. 217]. En effet, Sparte représentait la force pure, matérialisée par son organisation militaire, et Athènes était la philosophie et l’intelligence critique, incarnées en un peuple de soldats-citoyens. Une civilisation forte et durable implique, exactement comme à Éleusis, l’alliance de la puissance et de la spiritualité : la guerre du Péloponnèse, en dissociant et en opposant les deux sources nécessaires à la gloire, a inéluctablement condamné à mort le peuple grec. D’où les questions angoissées de Chateaubriand, du haut de l’Acropole : « Et ce peuple, qu’est-il devenu ? Où le trouverai-je ? » [175]. On ne s’étonnera pas que la réponse, tirée du livre de Samuel, soit faite en latin, la langue sacrée de la religion chrétienne, qui recueille ainsi l’héritage culturel de la langue grecque oubliée :
C’est à Jérusalem que j’allais chercher la réponse à cette question, et je connaissais déjà d’avance les paroles de l’oracle : Dominus mortificat et vivificat ; deducit ad inferos et reducit. [p. 176]
23Autrement dit, selon la traduction de Sacy : « C’est le Seigneur qui ôte et qui donne la vie, qui conduit aux enfers et qui en retire. » Il n’est bien sûr pas indifférent que cette évocation du retour des enfers fasse indirectement écho aux mystères d’Éleusis et au mythe de Déméter. Surtout, elle signifie que seul le christianisme pourra ressusciter la civilisation grecque parce qu’il est, par essence, la synthèse, parfaite et immortalisée par le sacrifice de l’Homme-Dieu, du corps et de l’âme, de la force et de l’esprit : le christianisme, par sa nature même, ne pourrait admettre la partition mortelle de son être à laquelle, entraînée par ses conflits intérieurs, la Grèce s’était laissée aller.
24Jérusalem est donc, selon un ordre rigoureusement logique, le troisième moment de la démonstration par laquelle Chateaubriand achève d’expliciter les enjeux que cachait la fiction épique des Martyrs. Dans le récit de l’Itinéraire, ce moment est extraordinairement dramatisé lorsque Chateaubriand, arrivé au large du mont Carmel, se met « à genoux à la manière des Latins » – c’est à dire à genoux, mais la tête haute, en chevalier libre – :
Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j’éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des Chrétiens me remplit de crainte et de respect. J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie ; j’allais aborder à ces rives, que visitèrent comme moi Godefroy de Bouillon, Raimond de Saint-Gilles, Tancrède le Brave, Hugues le Grand, Richard Cœur-de-Lion, et ce saint Louis, dont les vertus furent admirées des Infidèles. [p. 277]
25On notera au passage, ici comme ailleurs, l’importance toute particulière accordée à la figure du croisé. Le chevalier croisé, homme de religion et de guerre, est lui aussi l’incarnation de l’idéal duel auquel rêve Chateaubriand tout au long de l’Itinéraire. Les armes et la religion : soit, selon la formule qu’il emploie dans l’épisode du repas chez Ibraïm-Bey, les « deux choses qui protègent l’homme dans ses rapports de l’âme et du corps » [p. 116]. Cette conception purement prophylactique de la foi souligne à quel point l’essentiel n’est pas dans les dogmes théologiques, mais dans l’apport immanent de la religion à la vie des hommes et à leur histoire. De même, on vient de voir que, face aux Lieux saints, Chateaubriand parle de « la venue du Messie » comme, «même humainement parlant », « le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde ». La formule fait évidemment songer à celle qui vaudra à Renan, en 1863, d’être privé de ses cours au Collège de France : « Jésus, cet homme admirable ». Il n’est évidemment pas question, pour l’auteur du Génie du christianisme, de remettre en cause la divinité de Jésus. En revanche, il est remarquable que, s’il rappelle les étapes de la Passion du crucifié, il n’évoque aucun des miracles qui lui sont attribués. De même, le rappel de l’Ascension et de la trace de pied qu’aurait laissée le ressuscité avant son envol s’accompagne d’un scepticisme très évident :
Je me tais, par respect, sans pourtant être convaincu, devant des autorités considérables : saint Augustin, saint Jérôme, saint Paulin, Sulpice Sévère, le vénérable Bède, la tradition, tous les voyageurs anciens et modernes, assurent que cette trace marque un pas de Jésus-Christ. [p. 363-364]
26En fait, le vrai miracle de Jésus, tout historique celui-là, est d’avoir fourni son socle spirituel à la civilisation, de l’avoir pérennisée en évitant toute solution de continuité entre passé et présent, enfin d’avoir permis de recueillir le meilleur de l’héritage grec. En fait, l’extraordinaire n’est pas dans le Dieu lui-même ni dans ses mystères, mais dans l’aventure historique (et humaine) née de la tradition religieuse. Très curieusement, Chateaubriand en finit par juger que c’est l’humanité du Dieu chrétien (et non son essence transcendante) qui fait sa supériorité sur le Panthéon grec :
Nous parcourûmes les Stations, jusqu’au sommet du Calvaire. Où trouver dans l’antiquité rien d’aussi touchant, rien d’aussi merveilleux que les dernière scènes de l’Évangile ? Ce ne sont point ici les aventures bizarres d’une divinité étrangère à l’humanité : c’est l’histoire la plus pathétique, histoire qui non seulement fait couler des larmes par sa beauté, mais dont les conséquences, appliquées à l’univers, ont changé la face de la terre. [p. 350]
27On pourrait multiplier les citations. Elles montreraient toutes que Chateaubriand ne cesse de gloser, de façon cette fois explicite et presque didactique, la leçon contenue dans Les Martyrs. Or il faut l’avouer : si l’Itnéraire n’était que cela, il apparaîtrait comme une dissertation pesamment univoque et inutilement insistante. En réalité, on se le rappelle, il est non seulement le « commentaire », mais aussi la « suite » des Martyrs. Avec l’épopée chrétienne, Chateaubriand a manqué son Iliade ; il propose cette fois une Odyssée, où il figure lui-même sous les traits d’un Ulysse moderne, naviguant de lieu en lieu et risquant à son tour tous les naufrages pour aller dialoguer avec les grands morts de l’Histoire et, grâce à la magie d’une nékuia constamment renouvelée, pour faire résonner à nouveau les grands textes de la littérature antique et moderne, jusqu’à l’ultime résurrection, au lieu même du Tombeau du Christ, de l’œuvre gémellaire, la Jérusalem délivrée du Tasse, dont l’éloge minutieusement argumenté et illustré est un plaidoyer transparent et presque pathétique en faveur de l’œuvre mal aimée, Les Martyrs.
28Revenons donc au détail de l’œuvre, qui montrera que, au-delà de ce qu’elle semble expliquer, son charme vrai, secrètement agissant à mesure que la lecture avance, réside dans ce qu’elle raconte, dans cette autofiction épique dont le narrateur-voyageur, sans qu’il paraisse lui-même s’en rendre compte, devient progressivement le personnage et le héros. Ainsi est-ce à la présence de cet hypotexte épique (et très largement homérique) qu’il faut attribuer tout ce qu’on est tenté de renvoyer, au premier abord, à l’esprit d’exagération ou de glorification de soi imputable à l’homme Chateaubriand : les éclats de colère, les formules orgueilleuses ou provocatrices, les gestes de défi. Plus nettement encore, on doit sans doute expliquer par cette proximité latente avec les grands récits de la poésie antique une série de traits stylistiques remarquables : le fréquent recours à la juxtaposition paratactiques de séquences narratives au passé simple, l’abondance de brèves notations descriptives, la prédilection pour un vocabulaire précis et concret, des dialogues réduits à leur plus simple expression – mais dont la concision est capable d’aller à l’essentiel, comme dans cet extraordinaire échange entre Chateaubriand et le « chef de la loi », qu’on croirait directement traduit de l’antique :
[…] il voulut savoir pourquoi je voyageai, puisque je n’étais ni marchand, ni médecin. Je répondis que je voyageais pour voir les peuples, et surtout les Grecs qui étaient morts. Cela le fit rire : il répliqua que puisque j’étais venu en Turquie, j’aurais dû apprendre le turc. [p. 116]
29Le pastiche volontaire de la si célèbre et si vantée « simplicité homérique » est encore plus clair dans ce bref dialogue avec le vice-consul français à Zéa, M. Pengali :
Je me rendis chez M.Pengali, vice-consul français à Zéa ; je lui dis qui j’étais, d’où je venais, où je désirais aller ; et je le priai de noliser une barque pour me porter à Chio ou à Smyrne. [p. 226]
30C’est d’ailleurs une page plus loin et à propos des noces de la fille du même Pengali, nouvelle Nausicaa, que Chateaubriand se compare explicitement à Ulysse, invité à la table du festin offert par Alcinoos :
Je sacrifiai sur-le-champ à M. Pengali les ruines d’Ioulis, où j’étais d’abord résolu d’aller, et je me déterminai, comme Ulysse, à prendre part aux festins d’Aristonoüs [sic]. [p. 227]
31Cette comparaison avec Ulysse n’est que l’une des nombreuses métamorphoses du voyageur, au cours de l’Itinéraire. À propos de son accès de fièvre à Mégare, c’est cette fois à Virgile lui-même qu’il s’identifie :
[…] Virgile, visitant comme moi la Grèce, fut arrêté à Mégare par la maladie dont il mourut. Moi-même j’étais tourmenté de la fièvre […] [p. 158]
32Les assimilations les plus révélatrices sont cependant celles qui touchent à la religion chrétienne. À Corinthe, un long montage de citations lui permet de suggérer l’image d’un saint Paul voyageur, affrontant les dangers de la navigation et les souffrances d’une vie de fatigues et de trahisons, où l’on n’a pas de peine à reconnaître la vision héroïsée de la geste chateaubrianesque :
Lorsque les Césars relevaient les murs de Corinthe, et que les temples des dieux sortaient de leurs ruines plus éclatants que jamais, il y avait un ouvrier obscur qui bâtissait silencieusement un monument, resté debout au milieu des débris de la Grèce. Cet ouvrier était un étranger qui disait de lui-même : “J’ai été battu de verges trois fois ; j’ai été lapidé une fois ; j’ai fait naufrage trois fois. J’ai fait quantité de voyages, et j’ai trouvé divers périls sur les fleuves : périls de la part des voleurs, périls de la part de ceux de ma nation, périls de la part des Gentils, périls au milieu des villes, périls au milieu des déserts, périls entre les faux frères […] [p. 152]
33Saint Paul est le grand homme du christianisme, permettant la rencontre entre la culture antique et le message judéo-chrétien : or, c’est exactement la mission que s’est assignée Chateaubriand, depuis le Génie du christianisme. Quelques pages plus loin, cette fois arrivé près du site d’Éleusis, le voyageur se compare à Déméter, dont on a vu qu’elle était la préfiguration féminine du Dieu unique :
J’étais presque aussi fatigué que Cérès quand elle s’assit au bord de ce puits, après avoir cherché Proserpine par toute la terre. [p. 159]
34Un peu auparavant, Chateaubriand avait feint de rendre la vie à une mourante, avec le seul secours d’ « un air d’assurance » et de « paroles de consolation » :
Je crois que la religion et l’humanité ordonnent dans ce cas au voyageur de se prêter à ce qu’on attend de lui : un air d’assurance, des paroles de consolation, peuvent quelquefois rendre la vie à un mourant, et mettre une famille dans la joie. [p. 157]
35Même s’il s’agit de jouer la comédie, il n’est pas exclu que le miracle advienne. Quoique l’allusion soit très fugitive et presque humoristique, il est difficile de ne pas apercevoir ici une évocation de Chateaubriand en Christ thaumaturge. Car c’est bien le rôle, mystérieux et sacré, qu’il se donne durant l’Itinéraire : toujours et partout, d’évoquer les morts, de les sortir de l’enfer de l’oubli où ils sont tombés et de les ramener à la lumière de la littérature, parmi les vivants. Ainsi s’emploie-t-il, dans les ruines désertes de Sparte, à « faire parler l’écho dans des lieux où la voix humaine ne se faisait plus entendre » [p. 130], hurlant le nom de Léonidas ; ainsi consacre-t-il à Éleusis de longs moments à ressusciter par la mémoire et l’imagination la figure de Thémistocle, conscient d’être « dans ce moment le seul homme en Grèce qui se souvînt de ce grand homme » [p. 162-163]. Inlassablement, Chateaubriand, en médiateur de l’au-delà, interpelle les morts et explore les tombes : il « retrouv[e] cette cité immortelle » de Sparte [p. 138], vient « tout exprès de Paris pour découvrir les cendres de Clytemnestre » [p. 148], tombe en arrêt devant les tombes de Godefroy et de Beaudouin [p. 351]. Dans un des passages les plus étranges de l’Itinéraire, il s’enfonce lui-même dans les profondeurs des sépulcres juifs de la vallée de Josaphat, rampe sous terre, fouille les excavations à la lumière des torches, gratte le sol, et finit par comparer ces « palais de la Mort » à « des bains d’architecture romaine, tels que ceux de l’antre de la Sibylle près du lac d’Averne » [p. 395]. C’est-à-dire, bien sûr, la sibylle de Cumes : sous couvert d’une comparaison incongrue avec des thermes, Chateaubriand retrouve ici le motif virgilien de la descente aux Enfers, s’assimilant ici non plus à Ulysse, mais à Énée, égaré au beau milieu de la Palestine.
36Le simple voyageur a donc laissé la place à un pèlerin héroïque, chargé d’une mission mystérieuse et sacrée. Il se livre à une série de rites solennels qui transforme son périple en parcours initiatique. Il boit l’eau des « rivières célèbres » [p. 167], dérobe toujours scrupuleusement « quelque chose aux monuments » [p. 187] où il passe, fait inscrire son nom, « selon l’usage » [p. 473], sur les Pyramides. Il faut aussi mettre sur le compte de cette ritualisation du voyage le soin intentionnellement souligné et solennisé que Chateaubriand porte aux chiffres, aux dates, aux lettres :
[À propos d’une citerne de Palestine] On y descend par vingt-sept marches ; elle a trente-trois pas de long sur trente de large ; elle est composée de vingt-quatre arches, et reçoit les pluies par vingt-quatre ouvertures. [p. 292]
[Sur le site de Sparte] C’était le 18 août 1806, à neuf heures du matin, que je fis seul, le long de l’Eurotas, cette promenade qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. [p. 135]
[Face à une inscription à moitié détruite] « […] la pierre elle-même était éclatée, placée fort haut et enduite en partie de ciment. Je ne pus rien déchiffrer, hors le mot TEGEATES, qui me causa presque autant de joie que si j’eusse été membre de l’Académie des Inscriptions. [p. 110]
37Cependant, parce la littérature forme le cœur de la civilisation telle que la conçoit idéalement Chateaubriand, l’évocation des défunts à laquelle procède de lieu en lieu le voyageur pèlerin doit avoir pour principal objet la résurrection des morts les plus glorieux, à savoir les textes du passé eux-mêmes. C’est pourquoi la description des sites réels s’entrelace, du fait d’une profonde nécessité esthétique et philosophique, avec les références littéraires. Comme il est dit en passant par l’île de Fano :
Malheur à qui ne verrait pas la nature avec les yeux de Fénelon et d’Homère ! [p. 81]
38Quoique la Palestine soit, par excellence, le lieu du Livre – de la Bible –, la différence n’est donc pas si grande entre le monde de l’antiquité païenne et Jérusalem. Ici comme là, les vérités des textes sont finalement supérieures à celles que donnent à voir « le ciel, la terre et l’eau » :
C’est en effet la Bible et l’Évangile à la main que l’on doit parcourir la Terre-Sainte. Si l’on veut y porter un esprit de contention et de chicane, la Judée ne vaut pas la peine qu’on l’aille chercher si loin. Que dirait-on d’un homme qui, parcourant la Grèce et l’Italie, ne s’occuperait qu’à contredire Homère et Virgile ? [p. 349]
39Tel est peut-être le principal secret de la composition de l’Itinéraire – et un secret d’autant plus enfoui que son auteur n’en est pas tout à fait conscient – : à mesure que le texte avance, le monde réel laisse progressivement la place à l’univers des mots, des poèmes et des mythes, faisant basculer le lecteur de l’autre côté du miroir. Les citations deviennent plus nombreuses et plus longues, les emprunts plus avoués, jusqu’à la cinquième partie (« Suite du voyage de Jérusalem ») consacrée non pas tant à la ville de Jérusalem qu’à la Jérusalem délivrée du Tasse. Du fait même de l’ordre établi par Chateaubriand, l’épopée chrétienne du poète italien paraît donc le point d’aboutissement du voyage, et sa résurrection littéraire son ultime objectif, dans ce symbole matériel du principe de Résurrection qu’est Jérusalem, lieu du Saint Sépulcre. Il s’impose aussi naturellement à l’esprit – pour le lecteur qui a accepté de se laisser prendre au charme du pèlerinage – que la Jérusalem délivrée est ici le substitut des Martyrs. On a reproché à Chateaubriand son style de pasticheur et d’érudit néo-classique ; c’est pourquoi il souligne le poids de l’imitation chez Le Tasse, « qui avait tout lu, qui imite sans cesse Virgile, Homère et les autres poètes de l’antiquité » [p. 430] ? Et il y insiste encore :
En dernier résultat, je vois que tous les poètes épiques ont été des hommes très instruits ; surtout ils étaient nourris des ouvrages de ceux qui les avaient précédés dans la carrière de l’épopée : Virgile traduit Homère ; le Tasse imite à chaque stance quelque passage d’Homère, de Virgile, de Lucain, de Stace ; Milton prend partout, et joint à ses propres trésors les trésors de ses devanciers. [p. 433]
40Chateaubriand a donc bien le droit d’avoir aussi attentivement lu les mêmes, plus Le Tasse, et l’on devine la requête muette qu’il adresse pour finir à quelque « suffisant lecteur » à venir :
En achevant de décrire les lieux célébrés par le Tasse, je me trouve heureux d’avoir pu rendre le premier à un poète immortel le même honneur que d’autres avant moi ont rendu à Homère et à Virgile. [p. 440]
41L’auteur déguisé en pèlerin est arrivé au terme de son chemin, où il s’est évertué, transformant le récit de voyage en épopée métalittéraire, à susciter chez le lecteur l’état d’émotion historique et esthétique qui aurait dû être le sien pour comprendre les Martyrs : plutôt que de composer une « Défense » des Martyrs, il a préféré proposer une réécriture de l’épopée, où, selon un programme poétique d’une nouveauté inouïe, le rôle du héros serait tenu par l’écrivain lui-même – d’un écrivain en quête d’ « images », de « réflexions » et de « sentiments ». De son échec continué en pèlerinage, Chateaubriand aura donc du moins retenu une leçon essentielle : que l’objet d’une épopée moderne ne doit pas être une fiction quelconque, mais le sujet même de l’écrivain, dans son face à face héroïsé avec la civilisation, et que la plus grande œuvre serait un livre qui serait comme le tombeau d’une vie d’écriture, comme un adieu monumentalisé et immortalisé à la littérature.
42Mais, à vrai dire, le voyage ne s’arrête pas à Jérusalem, malgré le titre et la mise en scène des Lieux saints, dans le texte même de l’Itinéraire. De Jérusalem, Chateaubriand ne pouvait en réalité tirer qu’une leçon ambiguë. La ville du Saint-Sépulcre lui apportait incontestablement le symbole indispensable à sa vision de la civilisation : le mythe de la résurrection. Cependant ce mythe a ses inconvénients. D’une part, on a déjà remarqué son silence et, peut-être, sa gêne à l’égard des implications proprement théologiques du mythe. D’autre part, on l’a vu aussi, les actes héroïques par excellence sont l’évocation des morts et l’exploration des tombes. Or le Tombeau du Christ est un faux tombeau, puisque le sépulcre est vide et que le mort est ressuscité. La vraie leçon du voyage, Chateaubriand ne la tire donc ni de Sparte, ni d’Athènes, ni de Jérusalem où le mystère hypothétique du dieu chrétien dérange sa conception fondamentalement historique et immanente de la civilisation, mais face aux Pyramides.
43Le « Voyage d’Égypte » (la sixième partie) donne lieu à l’une des méditations les plus « écrites » de l’Itinéraire – avec celle d’Éleusis : le rapprochement n’est pas fortuit. Chateaubriand, qui a repris la navigation, s’exonère d’emblée de toute description de l’Égypte parce que, dit-il, « Jérusalem était l’objet principal de [son] voyage » [p. 460]. Mais la raison en est surtout qu’il est alors, comme à Éleusis, en tête-à-tête avec lui-même bien plus que face au monde. Car l’Égypte n’est pas un lieu exotique parmi d’autres, ou le théâtre des hauts faits d’Alexandre puis de César, mais le vrai point d’origine de la civilisation et, à ce titre, la source de toute religion. Dans sa longue réflexion sur l’architecture d’Athènes, Chateaubriand avait noté : « Il ne faut pas se dissimuler que l’architecture considérée comme art est dans son principe éminemment religieuse : elle fut inventée pour le culte de la Divinité » [p. 181]. Or, cette fois à propos de Jérusalem, il revient à cette question de l’architecture, qui prouve l’antériorité et la prééminence absolues de l’Égypte :
J’incline donc à croire que toute architecture est sortie de l’Égypte, même l’architecture gothique ; car rien n’est venu du Nord, hors le fer et la dévastation. Mais cette architecture égyptienne s’est modifiée selon le génie des peuples : elle ne changea guère chez les premiers Hébreux […] En Grèce, où elle fut introduite par Cécrops et Inachus, elle s’épura et devint le modèle de tous les genres de beautés. […] Enfin, elle prit chez les Arabes les traits dont nous avons parlé ; architecture du désert, enchantée comme les oasis, magique comme les histoires contées sous la tente, mais que les vents peuvent emporter avec le sable qui lui servit de premier fondement. [p. 405-406]
44Ce développement est essentiel, parce qu’il prouve que le secret de la civilisation, qui contient la religion, se trouve en Égypte – non à Jérusalem. Chateaubriand, qui a rempli ses devoirs de pèlerin, se laisse porter au fil de l’eau du Nil et, au creux du mont Moqattam et des « hautes dunes de sable de la Libye », découvre les tombeaux faits monuments, les Pyramides. Le récit de la découverte mérite d’être cité un peu longuement :
[…] au premier aspect des Pyramides, je n’ai senti que de l’admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops, qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité. […] La vue d’un tombeau n’apprend-elle donc rien ? Si elle enseigne quelque chose, pourquoi se plaindre qu’un roi ait voulu rendre la leçon perpétuelle ? Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine. […] Pour moi, loin de regarder comme un insensé le roi qui fit bâtir la grande Pyramide, je le tiens au contraire pour un monarque d’un esprit magnanime. L’idée de vaincre le temps par un tombeau, de forcer les générations, les mœurs, les lois, les âges à se briser au pied d’un cercueil, ne saurait être sortie d’une âme vulgaire. Si c’est là de l’orgueil, c’est du moins un grand orgueil. [p. 467-568]
45Le secret divulgué par les Pyramides est triple, et intéresse directement l’écrivain Chateaubriand. En premier lieu, elles démontrent qu’un tombeau – un vrai tombeau contenant le squelette et la dépouille d’un mort – ouvre à l’immortalité : non pas à l’éternité conjecturalement promise par le miracle de la résurrection divine, mais à l’immortalité conquise par certains hommes, au moyen de leur action glorieuse. De plus et en voie de conséquence, ce peut être un titre de gloire, pour ces hommes singuliers et éminents, d’édifier de pareils tombeaux – qu’il faut regarder à la fois comme des monuments (i.e. des enseignements offerts à la collectivité d’un peuple) et comme des œuvres artistiques.
46Enfin, cette leçon s’applique en particulier à l’écrivain, qui doit concevoir ce Tombeau textuel qui lui apportera la gloire, comme les Pyramides ont su récompenser le « grand orgueil » des Pharaons. Or, puisque ce tombeau est à la double gloire de son créateur et du peuple auquel il s’adresse, il peut également contenir deux dépouilles. Il peut s’agir de la dépouille du peuple lui-même – car « tout est tombeau chez un peuple qui n’est plus » [p. 468] – : on sait que Chateaubriand, au moment où il écrit ces lignes, songe à une Histoire de la France qui serait en effet comme le tombeau monumental du peuple français. Mais on se rappelle aussi que, dans la Préface de 1811, l’écrivain présentait déjà l’Itinéraire comme les « Mémoires d’une année de [sa] vie » : ici, dans l’évocation solennelle de cette œuvre à la fois monumentale et sépulcrale, il est impossible de ne pas voir une préfiguration, même inconsciente, du livre ultime, les Mémoires d’outre-tombe.
47L’étape égyptienne réoriente donc de façon décisive l’Itinéraire vers le devenir de l’écriture et en fait le premier dialogue littéraire qu’entretient un écrivain avec son œuvre. Jusque là, on avait affaire soit à une exposition didactique de la thèse du Génie du christianisme, soit à une réécriture viatique des Martyrs. Cette fois, c’est la totalité de l’entreprise littéraire – son passé réel ainsi que tous ses possibles – qui est résumée dans le symbole des Pyramides. On comprend que Chateaubriand, tel du moins qu’il se représente littérairement comme protagoniste de l’Itinéraire, ait alors éprouvé le besoin de se retourner vers l’Amérique et d’embrasser les deux époques de sa vie :
[…] ces Pyramides me rappelèrent des monuments moins pompeux, mais qui toutefois étaient aussi des sépulcres ; je veux parler de ces édifices de gazon qui couvrent les cendres des Indiens au bord de l’Ohio. Lorsque je les visitai, j’étais dans une situation d’âme bien différente de celle où je me trouvais en contemplant les mausolées des Pharaons : je commençais alors le voyage, et maintenant je le finis. Le monde, à ces deux époques de ma vie, s’est présenté à moi précisément sous l’image des deux déserts où j’ai vu ces deux espèces de tombeaux : des solitudes riantes, des sables arides. [p. 469]
48Grâce à l’illumination égyptienne, l’Itinéraire n’est plus seulement le commentaire ou la suite des Martyrs, mais permet à l’auteur malheureux de faire le deuil de son épopée manquée et, dans un geste de nouveau programmatique, de se tourner vers le monument à venir, le mausolée de soi-même. Le double pèlerinage, antique et littéraire, est maintenant arrivé à son terme. Intervient une ultime péripétie : les quarante-deux jours de traversée tumultueuse où Chateaubriand a apparemment été bien près du naufrage et qui rappellent l’épisode homérique de la navigation d’Ulysse entre Charybde et Scylla (Natalie de Noailles serait-elle une moderne Calypso ?). Enfin, l’étape à Tunis marque à la fois le retour aux temps modernes (la victoire de Rome sur Carthage symbolise, pour Chateaubriand comme pour le Flaubert de Salammbô, le début de l’histoire de l’Europe occidentale) et à des préoccupations exclusivement politiques : troisième et dernière halte, dans un périple dont les étapes n’étaient pas Sparte, Athènes et Jérusalem, mais bien, comme annoncé au tout début du voyage en Grèce [p. 75], Athènes, Memphis (c’est-à-dire l’Égypte des Pharaons) et Carthage.
49Comme pour répéter sa démonstration dialectique en l’illustrant par trois derniers tombeaux monumentaux, Chateaubriand, parvenu dans la cité punique, rend un ultime hommage à trois grands morts de l’Histoire : Hannibal, qui, en tant que dernière incarnation de la force brute, offre à la fois un équivalent héroïque de Sparte et, sans doute, une préfiguration de Napoléon ; Scipion l’ancien, le vainqueur d’Hannibal, qui est l’héritier de la civilisation athénienne et qui invite son fils à prêter seulement l’attention à l’ « harmonie des sphères qui charme maintenant [ses] oreilles » [p. 511] ; enfin, saint Louis, synthèse humaine, comme l’est Jérusalem au regard de l’histoire chrétienne, de la force et de l’esprit. La boucle est bien bouclée, et Chateaubriand peut alors, arrivé au terme de son parcours, répéter son adieu, et préciser, avec l’espoir de se faire entendre cette fois :
J’ai fait mes adieux aux Muses dans les Martyrs, et je les renouvelle dans ces Mémoires qui ne sont que la suite ou le commentaire de l’autre ouvrage. Si le ciel m’accorde un repos que je n’ai jamais goûté, je tâcherai d’élever en silence un monument à ma patrie […] [p. 542]