Recombiner les data : Féerie générale d’Emmanuelle Pireyre, un « livre-Web »
1Du labyrinthe hypertextuel écrit par Reinhard Jirgl au livre d’Emmanuelle Pireyre, on assiste à un véritable changement de la perception du « lien » à l’ère du numérique1. L’insertion chez l’auteur allemand d’hyperliens qui déroutent la lecture laisse place chez Emmanuelle Pireyre au parcours d’une narratrice dont les pratiques d’internaute sont des occasions de rencontre et de découverte, plus que de désorientation ou de « dérive »2. Des extraits de forums, parcourant le texte, rendent compte de l’apparition de nouvelles socialités liées à ce qu’on appelle depuis 2004 le Web 2.0 ou Web social. Le livre d’Emmanuelle Pireyre est marqué par ces pratiques qui influencent en retour notre vie « hors ligne »3, témoignant ainsi du passage de l’informatique au numérique, ou, comme l’indique Milad Doueihi « de la technique à la civilisation »4.
2Le mode de progression de Féerie générale ne relève ni du fil narratif, ni du fil argumentatif, mais de ce que l’auteure appelle un « fil de la pensée » qui sollicite un mode de lecture actif et nerveux5. Emmanuelle Pireyre multiplie les thématiques, passe d’un personnage à l’autre, et zigzague de réflexions théoriques en micro-fictions selon le principe d’association d’idées. Choisir une narration coupée c’est faire entrer le lecteur dans un processus de lecture duquel il peut facilement s’extraire, dans un aller-retour constant entre ce qu’il lit et ce qu’il vit. Emmanuelle Pireyre oppose ainsi les salles de cinéma aux écrans d’ordinateur et, par analogie, différencie les livres qui sollicitent une attention immersive de ce qu’elle appelle les « fictions documentaires » :
[…] les livres dont je veux parler interviennent et font des commentaires pendant le spectacle, sont écrits et lus lumière allumée et non dans un semi-isolement – que ceci soit synonyme de liberté ou de précarité.6
3Féerie générale emprunte ainsi au petit écran d’ordinateur l’idée d’un parcours dont on peut facilement s’extraire. Il conjugue la linéarité, l’achèvement du livre-papier avec une progression par mise en lien qui invite le lecteur à épouser lui-même une pensée en réseau. Le livre d’Emmanuelle Pireyre créé ainsi un espace littéraire hybride, un lieu qui nous est à la fois familier et étranger, un lieu qui, en permettant les associations fantaisistes, nous propose une méthode salutaire de réagencement imaginatif des données socioéconomiques, culturelles et langagières du monde.
De l’hypertexte encyclopédique au manuel pratique
La mise en relation comme principe de construction
4La multiplicité des données présentes sur le Web pose la question de leur tri, de leur organisation, thématique au cœur de l’œuvre d’Emmanuelle Pireyre. Le classement était en effet déjà présent dans Comment faire disparaître la terre, avec l’évocation du système d’indexation utilisé dans les bibliothèques7. À l’imaginaire de la bibliothèque et de son classement progressant du général au particulier se substitue l’idée d’une circulation horizontale des connaissances, un modèle d’organisation qui relève de la compilation des données et de la mise en relation des contenus.
5Les chapitres du livre sont fragmentés en sections, chacune portant un titre. Il ne faut cependant pas s’arrêter à cette fragmentation apparente, Emmanuelle Pireyre conjuguant effet de rupture et linéarité. Les effets de rupture, formellement marqués par les blancs typographiques entre les sections, se manifestent également par la juxtaposition de thèmes très divers. C’est parce qu’il y a rupture qu’il y a possibilité de lien, à l’image de la navigation sur Internet et de l’hyperlien « point de suture » qui provoque le basculement d’une page à l’autre8. Ainsi, dans la section intitulée « Antihéros » on peut considérer l’expression « années 80 » comme semblable à une ancre hypertexte. La section qui suit juste après est en effet elle-même intitulée « Années 80 » et décrit cette période à travers des phénomènes culturels et idéologiques marquants. Le passage du seul « je » de la narratrice à un « nous » générationnel, permet également de manifester le basculement du récit vers la réflexion théorique.
6Malgré son titre appelant la définition, cette section n’a cependant rien d’une notice encyclopédique : la narratrice revendique en effet un prisme d’analyse particulier, l’anti-héroïsme, et surtout, glisse peu à peu vers une analyse de l’« amour » durant ces années, à travers l’évocation des livres de la collection Harlequin et celle d’images clichés du cinéma, « grande période écume et monokini de l’amour en Occident »9. On peut donc observer deux effets de basculement : d’une section à l’autre, le récit bifurque vers un point plus théorique, une réflexion sur la génération des années 1980 et son rapport à l’héroïsme. Il y a à la fois rupture et continuité puisque les sections restent liées les unes aux autres par la thématique. Le second effet de basculement s’observe au sein même de la section, avec le glissement vers une autre thématique, celle de l’amour dans les années 1980. L’écriture zigzagante d’Emmanuelle Pireyre subvertit l’effet apparent de fragmentation en créant une continuité entre les sections, et ouvre au sein de ces dernières, de nouvelles perspectives et de nouveaux points de réflexion. Si on peut rapprocher Féerie générale de la navigation hypertextuelle propre au Web, c’est par ce jeu de reliaison, ici soumis à la seule fantaisie et subjectivité de la narratrice. Comme celle-ci l’affirme plus loin dans le livre, il s’agit « d’envoyer un petit coup de piston, une signature très perso, une dose d’aléatoire dans les générations »10.
Le Web comme « sacre des amateurs »
7Si la mise en relation est un moteur d’écriture chez Emmanuelle Pireyre, elle est aussi caractéristique de l’interactivité propre au Web 2.0 : la publication de billets, l’édition de sites, de blogs d’amateurs font d’Internet un espace privilégié de « reliaison du savoir »11. Les amateurs qui règnent sur le Web participatif, « brillants touche-à-tout » comme les décrit Patrice Flichy12, produisent un nouveau paradigme de transmission des connaissances dont Emmanuelle Pireyre se fait l’observatrice attentive : parmi ses personnages, des collégiennes créent un site de fan-fiction, espace de réception créatrice, où chacune peut prolonger ou réécrire les aventures d’Harry Potter ou de Naruto, bénéficiant par ailleurs de détails précis sur la vie japonaise délivrés par des expatriés du collège de Tokyo13. Justine, un autre personnage, tient un écoblog dans lequel elle délivre des conseils sur la gestion d’une maison bio et sur l’usage de toilettes sèches, où tout internaute peut poser les questions qu’il souhaite et apporter des informations complémentaires14. Ces figures d’amateurs, amateurs de culture, de savoir, sont rassemblées dans la description que fait Emmanuelle Pireyre des « modes de pensée contemporain » :
8Notre contemplation restreinte est absence de spécialisation. Il en va de même pour les objets, les appareils, les phénomènes sociaux, les histoires. Nous ne serons pas les spécialistes des radios-réveils, ni des vaccins anti-hépatiques, ni des procédures pénales, ni de l’amour. Nous ne restons pas absorbés : nous remontons à la surface, toujours moins denses que chaque sujet pris isolément. Nous voulons nous partager entre quantité d’objets, autant de fois que nécessaire.15
9Contre l’autorité des spécialistes et le cloisonnement des savoirs, Emmanuelle Pireyre met en valeur la figure de l’amateur et l’idée d’une circulation des connaissances. L’autodidacte, le non-spécialiste apparaissent dès les premiers livres d’Emmanuelle Pireyre, et sont notamment associés dans Mes vêtements ne sont pas des draps de lit, à la figure de l’auteur16.
Des questions théoriques aux questions pratiques
10L’espace collectif de connaissances qu’est le Web se présente également comme manuel pratique où l’on peut trouver des tutoriels dans tous les domaines, de la cuisine au déchiffrage musical. Emmanuelle Pireyre intègre ainsi un extrait de forum où un pianiste dérouté demande où se trouve la note si bémol sur le clavier pour jouer la fin du morceau de Titanic17.
11Le manuel pratique est un motif important dans Comment faire disparaître la terre ? Associé au sigle RTFB (Read the fucking book) il est l’horizon idéal de réception du livre ; la narratrice évoque ainsi la « la jubilation extrême de l’auteur dont on aurait dit RTFB en offrant son livre à un lecteur nécessiteux »18. Or c’est le « comment », pronom interrogatif appelant justement le conseil pratique sur la manière de faire, qui inaugure presque tous les chapitres de Féerie générale : « Comment habiter le paramilitaire ? », « Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ? », « Comment planter sa fourchette ? », etc. Le vocabulaire de l’infra-ordinaire, lié à des termes plus abstraits dans une poétique du choc, permet d’instaurer, dès le sommaire initial, un régime d’écriture fondé sur la mise en lien fantaisiste. Ces questions en début de chaque chapitre inaugurent également une écriture de l’étonnement, de la perplexité face au monde. Le vocabulaire de l’infra-ordinaire permet de faire surgir l’expérience de pensée du quotidien et d’objets anodins ; la philosophie devient une pratique concrète. Emmanuelle Pireyre insiste ainsi sur la valeur pragmatique de la littérature ; pour nourrir sa pensée, répondre à ses propres questions, l’auteure se pose à la fois comme internaute explorant le Web et comme créatrice d’une réagencement singulier des données.
12Venue de la poésie expérimentale, et étant attachée à la langue, Emmanuelle Pireyre se préoccupe plus particulièrement des données langagières. Elle rassemble et confronte ainsi dans Féerie générale les parole de personnes anonymes, rencontrées sur Internet, et les mêle dans ce qui forme un hypertexte langagier.
Un hypertexte langagier : blogs, sites, forums
L’écriture oralisée de la narratrice : une écriture de la « conférence »
13Les écrits produits dans l’écosystème numérique relèvent d’un continuum entre écrit et oral. Les smiley, présents dans les divers extraits de forums intégrés à Féerie générale, renvoient à des éléments non verbaux, caractéristiques de la production et de la réception d’un énoncé oral19. Si l’on considère l’extrait de forum concernant le rappeur SoWhat, on peut également évoquer l’allongement de certaines syllabes pour mimer des effets de prononciation (« mdrrr le guerrier », « mitoo »20) ou encore une série d’apocopes (« jdois », « jverrai »21). Ces traits d’oralité sont cantonnés aux extraits de forum, mais on peut noter dans le discours même de la narratrice la récurrence de mots tels que « Bon », « Ok », marqueurs d’une logique dialogique du discours. Emmanuelle Pireyre présente ainsi ce qu’on pourrait appeler une écriture de la « conférence » au sens le plus habituel et le plus contemporain du mot, celui d’un exposé oral fait devant un public. Déjà, dans Mes vêtements ne sont pas des draps de lit, la narratrice se présente comme une conférencière. De même, lorsqu’Emmanuelle Pireyre se met en scène dans Féerie générale en tant qu’auteure, c’est pour décrire non son activité d’écriture, mais sa « conférence poétique », conférence-hybride qui mêle vidéo, texte et musique22.
14Le livre Féerie générale est souvent rapproché de l’essai, ce qui permet de faire également appel au sens cher à Montaigne de la « conférence » comme conversation, confrontation des points de vue. Au sens étymologique du terme, la conférence vient de confere en latin, c’est-à-dire, « apporter de tous les côtés, amasser, réunir », à l’image de ces données langagières sur lesquelles s’appuie la narratrice, ces bribes de parole ramassées de ci de là sur le web, et avec lesquelles elle entre en dialogue.
La mise en valeur d’identités numériques
15Ces prises de parole sont associées à des identités numériques, d’abord caractérisées par une exposition ambiguë de l’intimité. Le pseudonyme agit dans l’espace de communication numérique comme un masque qui libère la parole, l’identité s’exhibe tout en restant cachée. La modératrice d’un site de fan fictions répond ainsi à la narratrice qui a signé son message sous le simple pseudo « Emmanuelle » : « Sympa, juste un prénom comme pseudo. En plus l’ambiguïté est astucieuse, on se demande si tu penches côté films X ou Sœur Emmanuelle. Hâte de lire tes fics23. » En tant qu’observatrice fine des comportements sur les forums, Emmanuelle Pireyre rend compte à travers ses personnages de ce que Serge Tisseron appelle le désir d’extimité, un mouvement qui pousse à rendre visible ce qui est de l’ordre de l’intimité24. Contrairement à l’exhibitionnisme, ce désir n’est pas pathologique mais contribue à la construction de l’estime de soi. Il s’agit de se réapproprier son identité enrichie par la discussion, par l’échange en général respectueux et empathique avec d’autres. Ainsi, Justine est d’une « patience d’ange » sur le forum des toilettes sèches, et répond à chaque internaute « au cas par cas », les « discussions opérant sur un terrain intime »25.
16L’individu peut posséder plusieurs pseudonymes selon ses activités sur Internet, il transforme alors le réseau en espace d’expérimentation d’un soi multiple. Batoule crée par exemple un site aux deux volets parallèles : l’un est un site de discussion permettant aux jeunes musulmanes de parler casuistique et de recevoir les conseils pratiques de Batoule, par exemple sur la façon de se maquiller. L’autre invite à l’écriture de fan fictions mettant en scène des objets médiatiques contemporains célèbres. La double fonction du site montre la capacité de Batoule à passer d’un milieu à l’autre, et à vivre dans l’affirmation d’une identité multiple.
Des sites de rencontre aux rencontres impromptues
17Regroupés autour d’intérêts communs, de sujets de discussions, les internautes se réunissent en communautés virtuelles, ou, après un premier contact en ligne, cherchent à se voir dans la vie hors ligne. Emmanuelle Pireyre décrit ainsi avec verve les errements de son personnage, Mirem, qui cherche le grand amour sur des sites de rencontre. Comme à son habitude, l’auteure réalise des aller-retours entre une situation incarnée par un personnage et la théorisation d’un fait social. Elle décrit ainsi l’élargissement des horizons géographiques qu’ont permis les sites de rencontre :
Ainsi déferlent dans les familles des gens qu’on n’avait pas l’habitude d’épouser, des gens qu’on n’aurait jamais rencontrés auparavant, lorsqu’on se mariait via les méthodes anciennes, emplois dans des bureaux contigus, voyages organisés, fêtes technos ou échange de femmes entre tribus voisines26.
18Si le numérique abolit la distance géographique, créant ainsi l’illusion d’une ouverture à l’autre, de nouveaux critères de distinction sont créés, notamment le niveau d’étude et la profession, comme la narratrice le démontre joyeusement :
[…] nous voyons débouler sur nos pelouses et parmi nos massifs de dahlias ces bandes d’hôtesses de l’air et d’inspecteurs des impôts, ces ingénieurs de l’armée, ces directrices de centres de formation, ces électriciens au regard fuyant, tous ces coiffeurs décomplexés qui ne cessent de nous surprendre27.
19Plus loin, la narratrice évoque également le « fameux embonpoint invisible » de la relation en ligne qui passe en « pertes et profits » dans la « Real life », expression qui rend compte d’une rationalisation, d’un calcul de la rencontre28.
20Mais l’écriture de Féerie générale témoigne également de rencontres impromptues, réalisées grâce au Web. Emmanuelle Pireyre se nourrit de livres de sociologie et de forums pour dessiner les caractères de ses personnages. Les forums lui permettent d’accéder de façon précise aux modes de pensée d’individus qu’il lui serait plus difficile d’aborder dans la vie hors ligne. Lorsqu’elle évoque son activité de recherche sur le Web, Emmanuelle Pireyre affirme reprendre parfois les formules telles qu’elle les rencontre directement, selon ce que Laurent Demanze appelle une « pratique de la trouvaille »29. Le Web est un monde de langages qu’Emmanuelle Pireyre s’amuse ainsi à traquer mais aussi et surtout, à faire dysfonctionner. Son écriture s’insère dans le réseau, dans les circuits de pensée pour mieux mettre en évidence les mises en lien automatiques, les désamorcer et procéder à des reliaisons fantaisistes. De la mise en scène du Web comme espace de réorganisation des savoirs et comme lieu de discussion, on passe dès-lors au « livre-Web » permettant la création de nouveaux liens30.
Désamorcer les liens automatiques pour créer des « combinaisons inventives »31
Comment ne pas être des data-victimes ?
21Pour répondre à la difficulté qu’ont les critiques littéraires de classer son œuvre, Emmanuelle Pireyre propose dans son article théorique, « Un environnement assez contraignant pour les datas », un mode d’écriture fondé sur l’idée d’empilement vertical des genres littéraires32. La première couche de ce qu’elle compare dans une association habituelle du théorique et de l’infra-ordinaire à un « gâteau marbré », concerne la perplexité de l’écrivain face au monde, ce qui a été analysé plus haut comme l’étonnement philosophique. Vient ensuite le « langage bizarre et excentrique »33 de la poésie, qui muscle l’écriture pour lui permettre d’accueillir les strates supérieures. La fiction, qui apparaît ensuite, est en effet placée sous le sceau du soupçon depuis le Nouveau Roman, soupçon réactualisé par la prégnance actuelle du storytelling34. La quatrième strate est également problématique dans la mesure où elle correspond aux « datas », c’est-à-dire aux reflets du monde tel qu’il est et tel qu’il « ne convient pas du tout »35. Il est important pour Emmanuelle Pireyre, de citer précisément les éléments du réel, mais cette éthique documentaire est liée à la volonté de « décaler » les data, de « les tordre, les rudoyer, les réinterpréter… bref, de leur nuire »36. Ce travail sur les données passe par une attention forte à la langue qui les habille. En voulant déconstruire les raccourcis du préjugé, les mises en lien automatiques de la pensée, Emmanuelle Pireyre s’inscrit dans la lignée flaubertienne de lutte contre les idées reçues. Elle évoque le discours indirect libre de Flaubert comme un espace d’énonciation indiscernable où « voix idéologique de l’adversaire »37 et voix du narrateur sont mêlées. À l’opposé du repli moderniste de la littérature sur elle-même et de la célébration d’une belle langue, Emmanuelle Pireyre choisit de travailler de l’intérieur les discours sclérosés par nos habitudes. Évoquant dans un autre article théorique les rapports entre littérature et politique, Emmanuelle Pireyre oppose à Sartre, qui considérait que seuls la prose ou le roman pouvaient être engagés, le fait que c’est d’abord la poésie qui est politique, dans la mesure où elle concourt à la « liberté collective du langage »38.
22On peut notamment constater dans Féerie générale la prédominance d’un langage néolibéral, parlé aussi bien par l’équipe municipale que par les collégiennes du site de fan fictions. Ce langage tient à la fois du milieu sportif avec des expressions comme « travail d’équipe », « avancer ensemble », « loser »39 et du langage de la psychanalyse, devenu par le biais du management langage psychologisant, ce dont témoigne la mise en valeur de la « résilience » chez Yannig le DJ40. Enfin, et de façon plus évidente, de nombreux anglicismes scandent l’ensemble du texte : « Sven Tikkanen, pressurisé, proche du breakdown », les « kids », « la team municipale », etc.41 Or ce langage « néolibéral » est rudoyé, déplacé par l’ensemble des strates évoquées par Emmanuelle Pireyre. Le premier chapitre de Féerie générale met ainsi en scène des enfants discutant dans la cour de récréation de finance et d’opérations de spéculation.
23De fait, ils s’entraidaient, s’échangeaient beaucoup d’infos, se faisaient passer graphiques financiers, dépêches de l’AFP et résumés d’articles des Échos ou du Financial Times. Bien sûr, ils étaient encore petits, ils n’étaient qu’à l’école primaire ; aussi ils ne tenaient pas longtemps avec les analyses vraiment prises de tête, ils avaient tout le temps envie de déconner.42
24Les données langagières sont déplacées dans un nouveau contexte d’énonciation, l’école primaire. La fausse concession marquée par la locution adverbiale « bien sûr » ne fait qu’exhiber l’acceptation généralisée du discours néolibéral comme paradigme dominant. La parole de la narratrice confère ainsi à l’étrangeté de la situation un air de simplicité naturelle. Il s’agit de ne pas laisser cette hétérogénéité « à vif » mais de la porter à la compréhension des lecteurs. La cinquième strate évoquée par Emmanuelle Pireyre correspond ainsi à la voix, capable de faire coïncider le « singulier et le familier »43. En lissant l’étrangeté, en lui donnant une apparence de naturel, l’auteure de Féerie générale désamorce les mises en lien automatiques et procède à des reliaisons fantaisistes.
L’auteure hacker
25Le hacker est présenté dans Féerie générale comme un symbole de liberté et d’insoumission44. La narratrice qui accompagne son ami Sven, doctorant en philosophie et spécialiste de l’héroïsme contemporain, interviewer le célèbre hacker SunDog, se fait elle-même initier au piratage informatique. Selon le principe de l’arroseur arrosé, elle se trouve cependant mise en difficulté le lendemain, lors de sa conférence poétique, quand le message d’injure posté la veille par Sven sur le blog des Pokémons apparaît, cette fois-ci sur son Powerpoint. Sans avoir de compétence informatique, la narratrice réussit cependant à se sortir de ce mauvais pas en reprenant au micro les phrases apaisantes de la modératrice s’adressant aux membres du site Pokémon. Si le virus devient, dans la mesure où il est intégré à la performance, un matériau poétique, l’image de la poésie comme virus peut également être utilisée pour décrire l’œuvre d’Emmanuelle Pireyre. La poétique virale est théorisée par William Burroughs, à partir de sa pratique du collage, dans les années 196045. Réactualisée par les enjeux du numérique, on la retrouve chez des auteurs français comme Olivier Quintyn, Xavier Malbreil, Christophe Fiat ou encore Christophe Hanna. Les pratiques d’énonciation collectives sont démontées puis remontées, notamment par les pratiques du collage ou du sampling, dans ce que Christophe Hanna appelle un « dispositif ». Le rôle du dispositif est de s’ajuster à un contexte pour le transformer, le dé-« routiniser »46. Il convient de s’interroger sur l’évocation du terme de « sampling » dans les derniers livres d’Emmanuelle Pireyre. Présente dès Comment faire disparaître la terre47, cette technique musicale venue de la musique concrète et qui consiste à monter des objets sonores préexistants dans un nouvel artefact esthétique, est mise en valeur dans Féerie générale à travers notamment le parallèle que fait la narratrice entre la reprise en boucle de la « coda instrumentale » de James Brown par la musique disco48, et le montage cinématographique d’Aurélija qui concentre son film sur les « rudes scènes de poursuites entre police et trafiquants » de la série Commissaire Moulin49. On peut également associer cette pratique musicale de façon plus générale à l’écriture d’Emmanuelle Pireyre, dans la mesure où celle-ci joue de la recombinaison des données langagières, expression issues du langage des managers, phrases extraites de forums de discussion, etc. Il s’agit pour Emmanuelle Pireyre de casser les liens automatiques, de réagencer les data dans un nouveau dispositif, mais aussi de créer de nouveaux liens, des « combinaisons inventives », contribuant ainsi à l’élaboration d’une nouvelle harmonie.
La féerie générale
26Le DJ Yannig, autre personnage positif qui s’ajoute à la galerie des « héros du contemporain », manifeste l’importance de cette thématique du sampling. C’est d’ailleurs à la figure du DJ qu’Emmanuelle Pireyre associe les modes de pensée contemporain où les informations sont classées, mixées et rassemblées dans un set50. Or Yannig symbolise à la fois ce mode de pensée contemporain, et la reliaison fantaisiste des associations d’idées : il compare en effet le livre de savoir-vivre de Nadine de Rothschild (encore un manuel !) à sa pratique de DJ, considérant qu’il y a « un lien étroit entre les protocoles de table et les dancefloors » puisqu’il s’agit dans les deux cas de composer avec des « flux de désirs désordonnés »51. Yannig crée ainsi une mise en lien réconciliatrice, qui envisage la réunion de deux mondes sociaux traditionnellement opposés. La fourchette, symbole de l’art de la table, devient, posée à l’horizontale, le schéma d’un mode de pensée compilateur52, mais aussi, une fois placée à la verticale, la représentation de fourches brandies par les citoyens du monde53. La fourchette qui parcourt thématiquement et sous la forme d’images les dernières pages du livre devient la marque d’un acte de résistance. Le mécanisme de reliaison rapproché en première partie de l’hypertexte du Web se transforme ainsi en moteur de réconciliation et moteur de résistance face à un monde fragmenté.
27On peut à cet égard, analyser le glissement du « je » au « nous » comme l’essence de la fiction documentaire, c’est-à-dire comme une capacité du « je » à se glisser dans les plis du monde pour le reconfigurer, ou encore, comme Emmanuelle Pireyre l’écrit déjà dans un de ses premiers livres, comme un « élargisseur du singulier par l’intérieur »54. On peut également voir dans ce « nous » une volonté de réconciliation, celle de la littérature avec le monde d’abord, et de façon plus idéale, un effort de réconciliation au sein du monde lui-même.
28Si le rapport au monde n’est pas un antagonisme franc du Je et du réel extérieur, mais plutôt un glissement et un mouvement du Je au sein des phénomènes et des discours sociaux, avec le désir de les emprunter, de les reconfigurer, de s’y confronter de l’intérieur, de les rendre habitables, alors l’attention se déplace vers le pluriel, vers des constructions sociales, des extensions de Nous à dimensions variables.55
29Pour clore cette réflexion initiée par un rapprochement de Féerie générale avec les pratiques du Web et plus particulièrement avec la navigation hypertextuelle, je souhaiterais m’attarder sur un concept qui lui est souvent associé, celui de sérendipité. La sérendipité, selon Sylvie Catelin, consiste à trouver autre chose que ce que l'on cherchait, mais cette découverte se réalise grâce à un régime d’attention mobile, à une capacité de bifurcation qui fait appel au dialogue entre raison et imagination56. On déplore aujourd’hui l’absence de curiosité des internautes, qui, face à des moteurs de recherche de plus en plus performants, cèdent à la facilité de cliquer sur les premiers liens proposés. De la même façon, applications sur tablette et smartphone présentent un accès direct aux sites et réseaux sociaux préférés, empêchant ainsi toute possibilité de découverte impromptue. Le terrain d’exploration que pouvait représenter le Web à ses débuts se réduit, voire n’existe plus. Avec son mode d’écriture zigzagant, propre aux bifurcations étonnantes, Emmanuelle Pireyre renoue avec cette origine du Web, sa logique exploratoire, son caractère de « mère suprême de toutes les listes » comme le désignait Umberto Eco, un mélange jubilatoire du monde au risque de la dispersion57. Emmanuelle Pireyre affirme sa volonté de ne pas être une « data-victime », elle invite son lecteur à faire de même, en gardant d’abord la logique d’étonnement préalable à toute tentative d’exploration du monde et en lui apprenant à composer, à partir de sa lecture, avec un flux massif de données hétéroclites.