Performance auctoriale et dispositif littéraire. Autour de Pourquoi Bologne d’Alain Farah
It's not who I am underneath, but what I do that defines me.
– Batman, Batman Begins
1Dans une salle de classe de l’Université McGill, à Montréal, un jeune professeur en costume donne une séance de cours. Une cigarette électronique K808 Turbo Voluptueuse est posée sur son bureau pendant qu’il parle tantôt de littérature, tantôt des rapports conflictuels qu’il entretient avec sa mère. Ce professeur s’appelle Alain Farah et il est aussi écrivain. Il a publié un recueil de poésie, Quelque chose se détache du port1, avant de faire paraitre son premier roman, Matamore no 292, suivi quelque temps plus tard de Pourquoi Bologne3. Ces deux derniers livres ont pour personnage principal Alain Farah, jeune professeur de littérature à l’Université McGill, à Montréal. Demandons-nous à présent : qui, exactement, donne le cours dans la salle de classe avec sa cigarette électronique ? L’auteur ou le personnage ? Et le costume qu’il porte, est-ce le complet-cravate d’un professeur, ou plutôt l’habit d’un personnage ? Avec Farah, ces questions ne sont pas seulement difficiles à élucider : elles semblent appeler une reformulation à partir d’un nouvel horizon paradigmatique dans lequel les distinctions entre littérature et réalité, entre vérité et fiction, entre texte, paratexte et contexte ou encore entre personnage et auteur seraient reconfigurées. Comme une certaine vague d’auteurs contemporains, Alain Farah explore et se joue des limites du littéraire en repensant notamment ses lieux de déploiement, ses fonctions sociales et son pouvoir de façonnement de l’identité et de la mémoire.
2Plus précisément, l’auteur québécois, par son investissement de diverses plateformes médiatiques – en tant que lieux d’écriture et d’éditorialisation4 de soi –, assure l’émergence et la circulation de tout un dispositif fictionnel qui contient et traverse ses romans, ne s’y limitant donc pas. Le travail de la fiction, chez Farah, semble effectivement excéder les limites de l’œuvre pour investir l’ensemble de ses prises de parole publiques, faisant ainsi émerger une postured’auteur à la fois fictionnalisée et fictionnalisante. Des chroniques radiophoniques qu’il tient dans l’émission Plus on est de fous, plus on lit!5à ses articles dans la revue Liberté6, des différentes entrevues qu’il accorde à son profil Facebook en passant par ses performances d’enseignement, chaque espace d’écriture, de parole et d’action, chez Farah, semble contribuer à tisser le réseau fictionnel duquel font également partie ses œuvres narratives. On reconnait effectivement, dans les différents lieux de discours qu’il occupe – relevant à la fois des sphères privée, publique, artistique et académique –, certains personnages et portions de narration qui évoluent, se renforcent et se répondent (se contredisant parfois) dans les pages des romans, explicitant ainsi la forte porosité entre les mondes réel, fictionnel et textuel.
3Il y a alors lieu de se demander si les romans d’un tel personnage-auteur doivent être analysés en tant qu’œuvres autonomes et finies comme nous inviteraient à le faire les mouvements plus canoniques de l’analyse littéraire, ou s’ils ne devraient pas plutôt être abordés comme des lieux nodaux d’un plus large processus fictionnel. Ce deuxième parti nous apparaissant davantage productif, il sera ici proposé d’aborder plus précisément Pourquoi Bologne en le replaçant dans le réseau transmédial à travers lequel se déploie le dispositif ouvert et rhizomatique, où les espaces se contaminent et les liens se tissent et se délient en permanence. Nous verrons que le personnage-auteur Alain Farah entretient la fonctionnalité du dispositif en surjouant une posture d’écrivain particulière qui participe, elle aussi, de ce réseau de sens qui excède les catégories de l’œuvre. Cela en plus d’instiguer un discours critique sur le champ littéraire et sur les processus de légitimation et de singularisation de la figure sociale de l’écrivain.
De l’œuvre au dispositif
4Pourquoi Bologne est centré autour du personnage Alain Farah, écrivain et professeur de littérature paranoïaque à la personnalité schizoïde qui évolue entre deux époques – 1962 et 2012 –, fumant sa cigarette électronique hypermoderne dans un décor montréalais qui n’existe plus, ou se baladant avec un jeune et libertin Umberto Eco qui « n’existe pas » (PB, 51). Entre autres choses, Farah tente de mettre au jour une activité de déprogrammation psychique menée par le docteur Cameron sur le campus de l’Université McGill. Au-delà de l’histoire, Pourquoi Bologne est un objet qui ne se laisse pas facilement circonscrire : mêlant le récit de science-fiction à l’autofiction, l’imaginaire aux faits historiques, le banal à l’extraordinaire, le roman vient brouiller nombre de frontières génériques. Comme nous le verrons plus loin, Pourquoi Bologne a également la particularité d’être tissé par une multitude de références intra- et intertextuelles souvent trompeuses, dont plusieurs sont issues ou reprises dans d’autres lieux de production de la figure d’Alain Farah.
5Il peut s’avérer intéressant d’approfondir l’hypothèse selon laquelle Pourquoi Bologne participerait en réalité d’une stratégie d’interrogation des limites, de la constitution et des modes de fonctionnement de la sphère – voire de l’institution – littéraire par différents procédés de production d’un soi écrivant et écrivain et, notamment, d’éditorialisation d’une figure d’auteur qui dissémine des éléments fictionnels sur différentes plateformes médiatiques – a priori non-littéraires. Il s’agit là d’une pratique qui peut être vue comme étant à la fois symptomatique et tributaire de la culture numérique qui nous est commune et de la puissance, au sein de cette culture, du relationnel et de l’hyperaccessible : Farah met en place un ensemble de procédés qui incitent des parcours de lecture transversaux et arborescents qui, bien qu’organisés – voire légitimés – par un œuvre papier, partagent les caractéristiques de la lecture dite numérique. A fortiori, il semble qu’une analyse des romans qui se limiterait à leurs pages imprimées demeurerait parcellaire en négligeant les différents lieux de production du personnage-auteur Farah. Ce dernier présupposé n’est pas sans témoigner, il faut le souligner, de l’influence de la culture numérique sur notre propre activité de critiques littéraires, qui est amenée à évoluer de pair avec ses objets d’étude privilégiés. Nous exemplifions en cela les observations de Milad Doueihi, selon qui « on est aujourd’hui dans une nouvelle ère où les chercheurs commencent à penser le numérique et à penser avec le numérique. […] On est confronté actuellement aux usages et aux outils numériques qui sont en train de façonner l’évaluation, la réception et la transmission de l’activité culturelle »7.
6Dans ce contexte où les possibilités et modes de fonctionnement du numérique engagent une reconfiguration épistémique des activités de production et de réception du fait littéraire, où la littérature « sort des espaces pensés pour l’expression littéraire8 », pour reprendre les mots d’Alexandre Gefen, la figure du réseau prend une importance considérable, comme c’est le cas dans plusieurs autres champs. Réseaux sociaux, réseaux wi-fi, connexions réseau, jeux en réseau, bref, l’interconnectivité, la réticulation9, l’hyperaccessibilité et le relationnel apparaissent effectivement plus que jamais comme des donnés fondamentaux de l’être au monde. Les modalités de présence dans ces réseaux, par les actes et gestes d’éditorialisation notamment, brouillent tout à fait les frontières – devenues plus nettement artificielles – entre espace réel et espaces virtuel et imaginaire. Plongés dans l’ère de l’« ontologie du réseau10 », d’après l’expression de Chatonsky, la perception des espaces et la conceptualisation des frontières, des interactions de divers ordres et des relations écosystémiques en viennent à produire de nouveaux lecteurs qui, eux-mêmes, deviennent producteurs de contenus – la culture numérique étant essentiellement une culture participative, pour reprendre le terme d’Henry Jenkins11.
7Ces considérations nous mènent à jeter un regard réactualisé sur les limites de l’œuvre, sur son autonomie relative et sur la nature de la clôture qui déterminerait un dedans, un dehors, ainsi qu’un contour pour la lecture et l’analyse. La prégnance de la figure du réseau dans l’épistémè ultracontemporaine, les différentes modalités de production littéraire et artistique et leur rencontre, à différentes échelles, avec des sphères autres dans l’espace de suture – hétérogène mais condensé – qu’est le web constituent les prémisses qui nous mènent à passer de l’étude d’une œuvre à l’analyse du dispositif fictionnel mis en mouvement par la performance d’Alain Farah. Tel que mentionné plus haut, de ce dispositif réticulé fait effectivement partie la posture paradoxale d’Alain Farah lui-même, sur laquelle il importe de se pencher plus avant.
De la représentation à la performance
8On reconnaît rapidement, chez l’écrivain montréalais, un phénomène de surimpression entre un auteur et son soi fictionnel – ce qui n’est, il faut en convenir, ni unique, ni nouveau. On semble a priori se trouver en plein régime autofictif assez respectueux des codes, ce que vient d’ailleurs conforter la quatrième de couverture de Pourquoi Bologne sur laquelle on lit que le livre serait « à la fois roman de S.F. rétro et autofiction » (PB, quatrième de couverture). Quand on sort de l’espace de représentation du livre, par contre, on reconnaît que le procédé autofictif semble plutôt inversé : au lieu que l’écrivain, personne civile réelle, produise une représentation de soi en déplaçant des éléments de la réalité pour les manipuler dans l’espace fictionnel du roman, il semble plutôt que ce soit la fiction qui, ici originelle, vienne envahir l’ensemble des interventions publiques de l’écrivain, jusqu’à dissoudre tout à fait l’identité du Farah de chair dans celle d’un personnage en quelque sorte noyé dans le devenir de sa propre fiction. C’est en observant cette figure, qui tout à la fois crée et émergedu dispositif fictionnel qui s’expand dans la médiasphère tout en se condensant dans les espaces en ligne, que l’on remarque que les catégories littéraires de l’autofiction résistent mal à l’analyse et que l’on se retrouve résolument dans le régime de l’action performancielle. Une action subordonnée à la fiction qui s’est mise à envahir toutes les sphères de production de soi, brouillant tout à fait la distinction entre les actes littéraires et sociaux. Il convient alors de prendre acte de la différence entre le paradigme de la représentation et celui de la performance qui, d’une certaine façon et parmi d’autres relations possibles, l’enchâsse. Dans le cas présent, la performance apparaît comme ce qui déborde du cadre fini de la représentation pour investir toute la sphère sociale, étant ainsi toujours en cours d’élaboration, toujours en mouvement et essentiellement interactionnelle.
9Farah exemplifie, par sa construction d’une identité duelle et processuelle, l’idée de Chatonsky selon qui « l’identité fluide sur Internet ne s’oppose pas à un vrai "moi" en dehors du réseau12 », ni, dans le cas de l’auteur, à un vrai « moi » hors du livre. Sa posture étant fortement autoréférentielle et autoréflexive, Farah corrobore lui-même ces intuitions dans un article paru dans une revue québécoise, où il raconte qu’il s’est effectivement inventé un personnage et que « ses agissements, sa parole, presque comme dans un système romanesque, maltraitent les critères de vérité et de mensonge. La séparation entre la réalité et la fiction cesse d’être opérationnelle. Et désormais je fonctionne (comme on le dirait d’une machine) de la même façon dans toutes mes prises de parole publiques13 ». On verra toutefois qu’il peut être préférable de se méfier des affirmations de Farah ; ce qui est ici à souligner, parallèlement aux différents brouillages explicitement mentionnés, c’est plus fortement la façon dont Farah peut passer, dans l’élaboration d’une seule idée, de la troisième à la première personne du singulier, accentuant ainsi la position schizoïde à partir de laquelle il parle à la fois de lui-même et de son personnage – qui correspondent à une seule et même entité trouble. Il poursuit : « derrière mes tentatives pour contrôler mon image, on sent, on sait que ce que je fais est malade14 ». La maladie – à la fois mentale et physique – est une isotopie importante de l’œuvre de ce personnage-auteur qui vient accentuer la valeur performancielle que le geste d’écriture peut lui aussi acquérir. Cette écriture qui est tantôt considérée « comme remède » (PB, quatrième de couverture), tantôt comme poison – comment ne pas faire le lien avec le pharmakon, dont il est d’ailleurs fait mention dans les pages de Pourquoi Bologne (PB, 91) – contribue à créer des espace-temps problématiques, voire menaçants pour le personnage-auteur, en même temps qu’elle produit et brouille l’identité de celui qui agit comme écrivain. Auteur absorbé par le devenir de sa propre fiction, Farah fait de la littérature un lieu contingent réel, puis de l’écriture un geste essentiellement performatif participant à une plus large performance de soi plutôt qu’à une représentation de soi.
10La conjugaison entre le régime de la création littéraire et celui de la performance n’est pas sans rappeler les propos de Jérôme Meizoz sur la posture :
Penser en termes posturaux implique une conception plurielle du sujet et de l’action, et insiste sur la capacité de l’individu à renégocier les statuts et les rôles qui lui sont assignés. Loin de reproduire simplement les contraintes objectives pesant sur l’auteur, une posture rejoue une position et un statut social dans une performance globale qui a valeur de positionnement dans une sphère codée de pratiques15.
11Le positionnement de Farah dans le champ littéraire s’avère effectivement intéressant à observer dans la mesure où il résulte de gestes qui sont à la fois anticipés et réfléchis en relation avec ces jeux sociaux qui constituent le milieu littéraire. Plus explicitement, sa performance aux aspects théâtraux est élaborée dans le dessein « [d’]incarner la représentation socialedu geste de l’écriture aujourd’hui16 ». Cette dernière expression, qui convoque et conjugue différentes couches ontologiques, témoigne du fait que sa démarche est d’emblée en relation avec le discours, l’image, la fonction de l’écrivain, de l’écriture et de toute l’institution littéraire en tant que ces éléments sont construits par les jeux médiatiques et sociaux. Sa posture-performance est celle d’un auteur mondain, professeur d’une prestigieuse université, acteur important d’instances de légitimation culturelle d’une part, en même temps qu’elle est celle d’un écrivain schizoïde, paranoïaque, traumatisé et affaibli de l’autre. Autrement dit, la posture d’écrivain de Farah en est une à la fois puissante et vulnérable, apparaissant par le fait même essentiellement paradoxale. En témoigne cette interrogation de l’auteur : « Que puis-je faire pour survivre mentalement ? M’inventer un personnage ? Un personnage d’écrivain mondain, pour doubler la contrainte ?17 ». Farah se retrouve donc à incarner une figure qu’il critique et conforte dans le même mouvement, poursuivant en cela une démarche évoluant sous le signe du contrepoint. De cette dynamique contrapuntique relèvent également les liens entre le geste d’écriture et la lecture, qu’elle soit fonction – partagée par l’auteur et son lecteur – ou action. Ainsi, après avoir exposé quelques lieux rendant problématiques les parcours de lecture chez Farah, nous verrons comment, « par [s]es actes, [il] pose des gestes qui sont des symptômes de ce que cela implique que de participer à la fabrique sociale du créateur, aujourd’hui18 ».
Lecture en réseau et easter eggs : deux amorces
12De ces considérations découle la question du rôle du lecteur dans ce dispositif, à la fois comme cause et comme effet de celui-ci et des parcours de lecture qu’il implique, qui contribuent à déplacer, voire à nier les frontières entre le texte et ses alentours19, ne rendant plus effective la différence entre ce qui appartient au monde de la performance et ce qui relèverait de la réalité. Rappelons ainsi que, dans la perspective qui est la nôtre, ces parcours de lecture se pensent et se conçoivent au sein d’une culture marquée par les outils numériques, qui donnent une valeur prépondérante à l’accessibilité. Nous proposons en cela deux cas de figure qui sont autant d’amorces à des parcours de lecture transmédiaux, parcours qui questionnent les limites de l’autorité de la figure d’Alain Farah à la fois comme personnage, narrateur et auteur sur le réseau fictionnel.
13Les nombreux intertextes qui traversent l’œuvre permettent de comprendre l’importance que prend le réseau chez Farah et les parcours de lecture qui en découlent. Dans Pourquoi Bologne, Salomé, personnage nébuleux de femme fatale qui traverse les temporalités du roman, remet au narrateur une copie de Je suis vivant et vous êtes mort, une biographie romancée de l’écrivain Philip K. Dick écrite par Emmanuel Carrère en lui glissant à l’oreille qu’elle souhaite « devenir [s]on remède » (PB, 60), laissant ainsi sous-entendre que les réponses aux questions qu’il se pose – et que le lecteur se pose également – seraient contenues dans ce livre de Carrère. À la toute fin du roman, Salomé, qui se révélera être au centre de la machination qui s’abat sur le narrateur, annonce à l’écrivain, sentencieuse : « Vous qui aimez les références, vous n’avez même pas été foutu de comprendre mon avertissement. Si vous aviez mieux lu le livre que je vous ai donné […] vous ne seriez pas ici, comme un rat de laboratoire, sur le point de vous faire griller le cerveau. » (PB, 187. Nous soulignons). Ce dénouement particulièrement noir est directement causé par le fait que le narrateur n’ait pas compris la référence, par le fait qu’il ait été, dit Salomé, mauvais lecteur. Pourquoi Bologne n’expliquera jamais vraiment, ce serait trop facile, quelle aurait été la lecture adéquate de Je suis vivant et vous êtes morts, et le lecteur se trouve devant un choix à faire. Il peut passer outre la référence – cependant, il ne s’agit pas ici d’un intertexte comme un autre, mais bien du « remède » au dénouement particulièrement alambiqué du roman. Il prend ici la forme d’une amorce à un parcours de lecture alternatif qui passe soit par une connaissance accrue du texte de Carrère, soit par une recherche en réseau. Nous avons déjà vu que Farah se place bien souvent en exégète de son travail en revenant sur certains passages, certaines anecdotes qui trouvent leur sens dans leurs différentes itérations. La référence à Carrère participe de cet aspect performanciel puisque dans un texte de sa chronique dans la revue Liberté paru peu de temps après Pourquoi Bologne, Farah revient sur les renvois à l’œuvre de Carrère, qu’il désigne comme un easter egg20 et dont il semble vouloir ici en expliciter la signification :
Quand j’écris un livre, j’aime bien déposer des œufs de Pâques un peu partout. Dans Pourquoi Bologne, mon dernier roman, j’en ai caché plusieurs. Un de ces œufs concerne Emmanuel Carrère, écrivain dont j’admire le travail. Pourquoi ? Parce qu’il se met lui-même en scène dans ses livres et parvient à faire sienne, en faisant fi des enjeux moraux, la « vraie vie » dans ce qu’elle peut avoir de plus atrocement invraisemblable21.
14Ici, la mauvaise lecture initiale du narrateur semble vouloir être corrigée en explicitant une forme de dette littéraire, tout en encadrant de façon très serrée, du moins à première vue, sa réception. Mais le texte « La maladie du mensonge », bien qu’il précise que Carrère est « un bon lecteur de Philip K. Dick22 » dont « on sait que l’essentiel de l’œuvre porte sur une critique de la notion de réalité et de vérité23 », n’étaye pas la référence à Je suis vivant et vous êtes mort dans Pourquoi Bologne, mais s’intéresse plutôt au roman L’Adversaire et au cas de Jean-Claude Romand, ce qui lui permet de gloser davantage sur les liens qui se tissent dans son travail entre vérité, fiction et maladie. Ici encore, les thèmes qui traversent le travail de Farah sont réitérés, mais alors que l’article semble vouloir être une glose sur le travail du romancier, une sorte d’ouverture sur son atelier d’écriture, il ne fait que déplacer l’enjeu de la référence. Si les liens semblaient clairs, la question de l’importance de Je suis vivant et vous êtes morts dans la résolution de l’intrigueest oblitérée. Le narrateur Alain Farah, en ayant l’air de construire à travers ces différentes médiations une structure systémique à l’intérieur de laquelle toute question trouverait sa réponse, propose plutôt un réseau dont les connexions sont bien davantage des points de départ vers de nouveaux parcours de lecture arborescents que des points d’arrivée d’une fiction circulaire.
15Le titre du roman est un autre cas de figure qui attire l’attention. À la sortie de Pourquoi Bologne, son auteur a abondamment glosé sur les raisons de ce titre, expliquant qu’il se voulait une réponse à certaines lectures jugées insuffisantes de son roman précédent, particulièrement en ce qui a trait aux allusions à la ville de Bologne. Sur son blogue, David Bélanger revient sur l’anecdote :
« Vous avez mal lu mon livre » […]. C’est […] ce qu’a proféré Alain Farah, en présentation dans le cadre de la séance inaugurale du CRIST. Il ne s’agit pas d’une citation littérale – l’importance du moment ne m’est apparue que plus tard, de retour chez moi –, mais elle s’approche néanmoins de l’essentiel de son propos. Il a dit : « Je me suis aperçu, au fil du temps, que les gens ont mal lu Matamore no 29. C’est vrai, parce que, quand on y regarde, on s’aperçoit facilement que, disséminé dans le texte, il y a une foule de références directes à Bologne, mais personne ne l’a relevé – en fait, personne ne m’a même jamais demandé Pourquoi Bologne24 ? »
16Pourquoi Bologne contient à la suite de son prédécesseur bon nombre de références à la ville d’Émilie-Romagne, d’abord sous la forme de son plus célèbre universitaire, Umberto Eco, ici personnage romanesque que Farah « utilise pour vivre des choses intéressantes » (PB, 50). Mais c’est davantage une affirmation du narrateur, placée dans un de ces instants métadiégétiques où la narration sort de la trame proprement romanesque pour commenter certains éléments du récit, qui attire l’attention. Alors qu’il raconte la genèse de l’inclusion du personnage d’Eco dans son roman « à partir d’un événement assez cocasse de l’été 2007 » (PB, 51), Farah écrit :
Le topo [sur Eco] s’était terminé par une remarque sur la région de l’Émilie-Romagne, qui avait commencé à me hanter, de sorte que, dans Matamore nº 29, le roman que j’écrivais à l’époque, j’ai saupoudré un peu partout et sans savoir pourquoi des références à la ville de Bologne, dont le nom désigne une mortadelle si finement hachée qu’elle paraît homogène, oblitérant du même coup les morceaux hétéroclites qui la composent, museaux de porc, pattes de coq, anus de bœuf. (PB, 51-52)
17Matamore nº 29 et Pourquoi Bologne sont d’emblée placés en réseau : non seulement ils partagent le même narrateur, mais ils devraient également permettre de s’éclairer l’un et l’autre.Pourquoi Bologne, sans point d’interrogation, est ici à comprendre au sens affirmatif plutôt qu’interrogatif. Le roman se présente comme une clé de lecture pour son prédécesseur, ce qui est en accord avec le projet du texte explicité à plusieurs endroits. Le narrateur se promet en effet de rendre ici, au contraire de Matamore nº 29, son roman « lisible » :
Après Matamore nº 29, un libraire m’a dit : « Votre livre, c’est une fête, mais nous ne sommes pas invités. » […] Eh bien, dans mon prochain, finies les références obscures, ligne du temps claire, pas d’ellipse ni de digression, personnages complexes dotés de motivations diverses et nuancées, prose artiste et intrigue implacable. J’en ai marre de me faire embêter par mon éditeur, je veux faire un roman normal. (PB, 182)
18Si l’on suit cette proposition, qui veut que Matamore nº 29 soit le roman expérimental et Pourquoi Bologne son pendant ordonné, il est logique que le second se présente comme une entreprise de décodage du premier. Mais ici encore, si l’on se penche plus avant sur le texte, ce qui semble s’éclairer ne fait que s’obscurcir davantage. Reprenons le passage du roman : le narrateur nous dit que Bologne « a commencé à le hanter » et que les références ont été ajoutées à Matamore nº 29 « sans savoir pourquoi ». Le « pourquoi » est ici réitéré, mais certainement pas clarifié. Farah reproche à ses lecteurs d’avoir mal lu la référence à Bologne, mais ne précise pas encore une fois quelle en aurait été la lecture appropriée. Ce que Farah présente comme une explication se révèle donc rapidement être en fait un jeu de miroirs entre les romans, qui se renvoient systématiquement la tâche d’expliquer la référence. Malgré son titre en effet, Pourquoi Bologne reste aussi ambigu que son prédécesseur quant à la signification de ces références à la ville italienne, et même que le narrateur s’amuse de ce mystère, alors qu’il mentionne la supposée « énigme de Bologne », en précisant qu’« il y a des siècles qu’on en cherche la solution » et que « beaucoup de cryptologues s’y sont cassé les dents. » (PB, 42-43). Plus loin, par ailleurs, le narrateur se sent « tomber dans le piège du Projet Bologne » (PB, 88). Bologne, énigme sans énoncé, piège sans ressort, nous permet donc de comprendre comment le dispositif chez Alain Farah prend ses distances avec l’idée d’un monde fictionnel cohérent et indépendant.
19Farah, à la fois en tant que narrateur et exégète de sa fiction, semble mettre en place une mécanique parfaitement organisée par une figure auctoriale forte, mécanique dont le sens caché semble pouvoir être révélé par une coopération interprétative adéquate d’un lecteur attentif qui relierait adéquatement chaque point, reconstruirait patiemment le casse-tête que l’auteur lui aurait laissé. Mais ces deux cas de figure montrent qu’on ne peut aborder le travail de fiction chez Farah comme une « somme en progression », c’est-à-dire comme un tout qui, bien que divisé sur différentes plateformes et à travers différentes médiations, resterait cohérent, unique, entier. Vue sous cet angle, chacune des itérations d’Alain Farah dans le réseau prendrait la forme d’une représentation partielle et incomplète d’Alain Farah, la figure tutélaire du grand récit, la véritable clé de l’énigme, celle-là même qu’il faut aspirer retracer pour en arriver, au final, à comprendre le sens de ce qui nous échappe ici. Mais c’est précisément cette vision d’une figure unique et englobante qui pose problème. À la représentation systémique du personnage, nous opposons ici une lecture du dispositif sous l’angle du performatif
Le dispositif et la remise en cause de l’autorité narrative
20Alain Farah se place à plusieurs reprises dans la posture du gardien d’un certain savoir sur son œuvre, et il s’agit, pour reprendre l’expression de Bélanger, d’une « façon d’être autoritaire ». Mais cette posture est partie prenante du dispositif fictionnel qui la retourne et la questionne. C’est qu’encore une fois le réseau chez Farah ne fait pas système : il s’agit davantage d’un réseau routier dont les panneaux auraient été volontairement faussés. Ainsi, plus on interroge le réseau, plus la prégnance de l’auteur sur sa propre figure semble s’effriter. On s’aperçoit d’abord que, dans sa propre fiction, le narrateur Alain Farah est placé en position d’échec. Dans Matamore nº 29, on met en scène différents personnages, dont celui d’une lectrice, qui interviennent constamment dans le texte afin d’en modifier l’allure et la direction. David Bélanger note que « ce qu’on raconte, ce sont les péripéties du discours (énonciation) plutôt que celles de l’histoire (action) : la trame narrative se constitue de lecteurs qui veulent influencer le contenu de Matamore nº 29, de personnages qui posent des problèmes de narration, d’un auteur-narrateur qui tente de boucler son roman25. » Dans Pourquoi Bologne, le narrateur-auteur confie l’écriture de son prochain roman à son assistante Candice, puisqu’il est certain que ses pensées sont infiltrées par les services secrets américains et qu’il se sent persécuté de toutes parts. Farah, qui semble au centre, voire au-dessus du réseau, n’a pas la prégnance que devrait avoir une figure tutélaire forte, puisqu’il se trouve dépossédé de ses outils, presque délogé de son propre texte. Il n’est pas en contrôle de son espace diégétique, qu’il est jugé, pour différentes raisons, inapte à gouverner. Il y a dans ce dispositif fictionnel un affaiblissement de l’autorité narrative. Frances Fortier commente ce phénomène, observable dans de nombreuses productions contemporaines :
La crédibilité d’un texte narratif, son autorité, dépend ainsi moins du pouvoir symbolique d’une instance auctoriale que de la possibilité, pour le lecteur, de reconnaître les stratégies qui la renforcent ou l’invalident. De fait, en principe, la rationalité narrative est tributaire de quelques éléments : une instance localisable, qui assume sa posture, instaure un univers diégétique et fait dérouler, avec plus ou moins de cohérence, le fil événementiel. Que se passe-t-il lorsque l’un de ces éléments est délibérément dévoyé26 ?
21On reconnaît dès lors, derrière ces apories du réseau, un désir de semer le doute27, de questionner le rôle des structures de pouvoir littéraires. De ce fait, la performance d’Alain Farah se développe dans une posture hautement paradoxale, qui se joue des relations entre pouvoir et savoir. Professeur d’une institution universitaire reconnue, invité à différentes tribunes médiatiques en tant que spécialiste de littérature, toujours habillé en costume-cravate (symbole de pouvoir s’il en est), romancier, lui-même narrateur et objet de ses propres romans : Farah participe des différentes instances de légitimation du champ littéraire, mais en surjouant sa position de pouvoir (notamment dans sa posture de narrateur), il en expose et critique les rouages. Cela se répercute dans sa narration alors qu’il se destitue finalement de son rôle de figure tutélaire du récit, se jouant ainsi du pouvoir (à entendre ici selon sa forme verbale autant que nominale) qui est inhérent à une telle position.
22Alain Farah, narrateur dépossédé de sa propre narration, se trouve dans une posture que l’on pourrait qualifier d’ironique, ironie dont il se joue :
23Je ne veux pas croire que cette ironie que [vous percevez] est cynique, ou caustique, ou sardonique. Elle est tout à fait autre chose. Elle est de l’ordre de ces énoncés paradoxaux qui énoncent, qui dénoncent les principes mêmes du pouvoir au fur et à mesure où ils se constituent dans une parole comme la mienne, derrière une table, avec une cravate. Alors je me dis : comment me destituer ? Comment quitter cette table en étant couvert de ridicule28 ?
24La performance chez Farah est ainsi engagée dans une dynamique stigmergique29, c’est-à-dire qu’elle conforte et confirme des structures institutionnalisées de pouvoir, et elle se sert de cette posture pour les disséquer, pour en faire la critique. C’est le geste d’écriture qui confirme finalement la légitimité de sa position de pouvoir, position qu’il conserve tout en la déplaçant afin de la mettre à mal, et ainsi de suite. En envoyant son lecteur sur les terrains glissants de la fausse, voire de la suranalyse, Farah se joue en même temps du rapport hiérarchique entre l’auteur et son lecteur, mais tout en le réaffirmant, en le rendant, encore paradoxalement, plus efficace : même si sa figure est diaphane, même si elle est lacunaire, tout revient toujours à elle.
25Rappelons en terminant que c’est notamment par et dans le web, en tant qu’espace d’interactions et de suture entre les sphères sociale et littéraire où chacun des lieux de la performance cohabite de façon synchronique, que s’aménage la performance, cette prégnance du réseau – et surtout la possibilité qu’a le lecteur de l’interroger et d’en relever les apories – étant conditionnelle au déploiement de ce dispositif. L’œuvre (au masculin) chez Farah n’est pas, comme nous l’avons montré, son produit fini, qui se limiterait aux frontières de ses pages imprimées. Il se déploie dans une action et dans le mouvement, dans un dispositif toujours en train de faire et de se faire, donc dans la nécessité du réseau. On ne peut ignorer en cela l’importance d’un « savoir-écrire » et d’un « savoir-lire », bref d’une « compétence30 » propre à la culture numérique, et qui inscrit le travail de Farah dans une contemporanéité certaine. En France, le travail de Michel Houellebecq, qui joue également d’une relation avec son propre personnage dans ses prises de paroles – littéraires, cinématographiques ou encore médiatiques, trouve des échos avec ce qui a été exposé ici. Pour reprendre ses propres mots, Houellebecq « joue le jeu31 ». Ce jeu, c’est peut-être celui de tromper la proverbiale mort de l’auteur en s’affichant partout dans l’espace social. Chez Farah, narrateur « incapable » mais auteur omniprésent, la performance vise également à mettre en scène l’impossibilité de construire une posture auctoriale forte et cohérente dans une fiction où les frontières sont dissoutes, ce qui l’amène à conclure, sous le signe de la sentence, qu’« écrire c’est jouer, et jouer, c’est perdre. » (PB, 180).