Colloques en ligne

Marika Piva, Université de Padoue

Cybervariation autour de la littérature : Corpus Simsi de Chloé Delaume

1« La chair comme le papier ne sont pas nécessaires aux personnages de fiction. La seule chose qui nous soit vitale, c’est un espace d’habitation »1 déclare la trinité auteure/narratrice/protagoniste de Corpus Simsi, en laissant entendre que la matérialité du support est, somme toute, accessoire. Le livre numérique n’est pourtant pas le moyen privilégié de Chloé Delaume, qui fonde sa production sur l’autofiction et l’expérimentation, mais qui est tout d’abord un auteur papier. Sa première contribution au numérique en tant qu’écrivain est une conférence sur l’autofiction (S’écrire mode d’emploi chez publie.net). En 2009, elle consacre un chapitre de Dans ma maison sous terre aux technologies censées bouleverser l’univers littéraire ; il s’agit de la section qui met en scène le suicide de son alter ego, Clotilde Mélisse, dont la tombe est dotée d’une borne de téléchargement permettant l’acquisition de toute sa production en format numérique. Le roman renvoie aux pistes audio disponibles en ligne, mais il se limite à présenter sur papier l’évolution future du monde éditorial (le suicide du personnage est daté 2069) sous le signe d’une « dématérialisation confondante » et sur un ton aigre-doux : surproduction, faillite des maisons indépendantes, naissance des maisons d’édition numérique ; par conséquent, « l’éditeur se focalise sur son rapport au texte ; le libraire redevient le conseiller privilégié du lecteur ». Comme le dit Clotilde, « le livre est mort, vive la littérature »2. Ce n’est qu’en 2015 que Delaume livre sa première fiction numérique, Alienare, un récit accompagné des animations de Frank Dion et des bandes-sons de Sophie Couronne, application pour Ipad et Iphone téléchargeable à la page www.alienare.fr ; une transfiction entre littérature et cinéma où texte, image et son participent activement à la narration d’un univers post-apocalyptique3. Il s’agit de la deuxième œuvre uniquement numérique au Seuil, incarnant ce que l’écrivaine disait attendre : la possibilité d’une fusion entre systèmes sémiotiques différents, la création d’un objet littéraire complètement repensé ; d’après elle, le numérique permet « l’évolution des genres, le dépassement de certaines limites du roman, notamment »4. L’intérêt peut ainsi se concentrer sur le texte, hors de tout fétichisme de l’objet livre qui n’est pas la littérature, mais tout simplement une métonymie ; le livre traditionnel reste de toute façon relié à une notion de rituel et à des créations singulières, travaillées. Dans son roman de 2009, l’auteure parlait justement d’un marché parallèle des livres-objets devenus des « formes plus inventives » ; le numérique représente donc « un renouveau, pas une chute »5, une sorte de voie alternative.

2Une première investigation sur le support informatique et son influence sur la forme littéraire est proposée par le cycle de travail Corpus Simsi, où le jeu de simulation Les Sims offre à la praticienne de l’autofiction un terrain de recherche inédit qui conduit à une narration transmédia. L’histoire est celle du personnage de fiction Chloé Delaume, expulsée à la fin du roman La Vanité des Somnambules du corps qu’elle avait piraté, qui rentre dans le logiciel des Sims. Il n’y a aucun joueur qui la contrôle et elle agit d’une façon autonome ; ce qu’elle recherche est la sensation de maîtrise, le pouvoir de vie et de mort, le contrôle du temps et de l’espace. À l’intérieur du énième atelier autofictionnel consacré à une recréation identitaire, le côté social n’est pas oublié, d’une part parce que la matrice du jeu est capitaliste (ce qui offre l’occasion pour une accusation à la société contemporaine6), d’autre part parce qu’on interagit avec les autres joueurs en réseau. Le livre est le résultat d’une expérimentation d’une durée de plusieurs mois pendant lesquels l’auteure a joué, tenu un blog et mis en scène une dizaine de performances. Dans La règle du Je, elle en parle comme d’un autre chantier, « un cycle de travail, de performances où le Je s’écrit par d’autres biais que les mots. Au texte lu s’ajoutent de la musique électronique, et des saynètes réalisées en live avec le jeu Les Sims, projeté sur écran »7. Le livre papier, point d’arrivée de ce parcours hybride, propose des photos, des dessins, des représentations mimant les pixels d’un vidéo et des captures d’écran où le texte peut accompagner l’image ou s’y superposer. L’écriture participe à son tour à cette sorte d’iconisation : les phrases sont insérées sur un fond noir imitant l’interface graphique de MS-DOS, comme s’il s’agissait de commandes que le système ne reconnaît pas ; le corps des caractères et leur couleur changent, en passant notamment du noir au rose, et s’apparentent parfois aux liens hypertextes. Bref, la mise en page mêle des systèmes différents dans la recherche d’une relation autre avec la littérature et avec le lecteur ; comme l’auteure elle-même le déclare, « les jeux sont un langage, qui s’ajoute aux autres modes de communication »8. Ce texte représente donc une convergence, l’étape d’une expérience systématique vouée à interconnecter des pratiques, et vise, en même temps, une combinaison inédite et l’expansion d’un univers narratif originel. Dans Certainement pas, l’auteure insère une lettre datée « SimCity, 34 simsial 2004 » où elle déclare s’être installée dans un jeu vidéo afin de ne pas être soumise « au joug d’un récit imposé, ni aux contingences narratives qui font de l’existence des personnages de fiction le cauchemar que l’on sait. La littérature, à l’instar du monde réel, ne peut définitivement pas constituer un lieu de résidence épanouissant »9. Bien que le passage à l’immatérialité du virtuel soit ici présenté comme une alternative aux contraintes du réel et de la littérature, on verra qu’il n’en est rien.

3Le titre, Corpus Simsi, est une référence évidente à l’expression latine qui identifie une solennité religieuse (le Corpus Domini ou Corpus Christi) commémorant la présence réelle du Christ dans le sacrement de l’Eucharistie et le texte met en place une véritable incarnation10 : son sous-titre est précisément Incarnation virtuellement temporaire. Le personnage de fiction Chloé Delaume reste exclu du « monde réel trop organique » et affirme se défier des corps : « Je fuis la chair peu nourricière, je fuis sa lassitude livresque et ses banquets œstrogéneux »11. L’hypotexte littéraire va des Nourritures terrestres de Gide à Brise marine de Mallarmé, pour continuer avec le sonnet 31 des Regrets de Du Bellay (« malheur à qui Ulysse proposa le voyage »12) et la célèbre affirmation de Rimbaud (« jeu est un autre »13) ; le résultat est une connexion entre le corps et la littérature (« le corps que j’habitais en sage réciténia »14) et, selon toute apparence, un refus des deux15 : comme elle le soutient explicitement dans la phrase citée en ouverture, la chair et le papier ne sont pas nécessaires aux personnages de fiction. Delaume rejette les mythes, les fables et la narration ; les humains sont présentés comme « les fils du Verbe »16, elle veut devenir autre chose grâce à une simulation de vie. La traversée de l’écran/miroir sous les traits d’Alice – l’ouvrage de Carroll dans sa réécriture de la main d’Artaud (L’Arve et l’Aume) est à la base du patronyme qu’elle a choisi – lui fait perdre sa forme d’origine pour la réduire en parcelles, son identité kaléidoscopique est recueillie par le logiciel et classée dans des fichiers, elle est « un puzzle irradié. Combinaison maligne plus encore qu’une tumeur »17. La fragmentation ne modifie pas sa nature nocive, elle est née d’une fleur mortelle – le nénuphar qui a causé la mort de Chloé dans L’Écume des jours de Boris Vian – et grâce au logiciel elle peut prendre racine dans le monde des Sims.

4La configuration du personnage se fait sous le signe des références bibliques, le texte joue avec un célèbre verset de la Vulgate (Marc, 8 : 33), bien connu grâce à son utilisation dans la formule d’exorcisme, et il réécrit la Genèse (I : 27) :

J’ai été expulsée du corps humain où durant quarante mois je m’étais établie. Corpus Chloes dixit vade retro les nénuphars de strass qui m’inondent au garrot. Je dis : me voici désormais à l’image du corps qui me refoula. Me voici à l’image du corps qui me refusa. Me voici à l’image. Car désormais : Corpus Simsi18.

5Ce qui suit est une représentation texte/image de cette incarnation, une mimesis du monde que Chloé Delaume va habiter : le livre est composé d’une série de chapitres jouant avec le support qui en fournit le champ d’expérimentation. Après huit pages qui introduisent littéralement le personnage et le lecteur dans le jeu vidéo, se succèdent des chapitres sous forme de versions, abordant chacun un aspect de la vie des Sims : v.I.O Configuration du personnage, v.I.1 Investissement de l’espace, v.I.2 Le temps, v.I.3 Les besoins, v.I.4 Le langage, v.I.5 Apprentissage des capacités,v.I.6 Le travail, v.I.7 Les animaux domestiques, v.I.8 La communauté de l’assaut, v.I.9 La mort,Épylogorrhée ; suivent Christian Lacroix, Sims collection 2004 et Projet Corpus Simsi, sorte de postface expliquant le projet dans son ensemble. Le texte propose aussi un véritable retournement de l’objet livre : la quatrième de couverture oblige le lecteur à renverser le tome, on y trouve de nouveau le nom de l’auteure, le titre et l’éditeur, une citation non attribuée de Guy Debord et seize pages de photos. La recherche d’une alternative autre et spéculaire par rapport au monde réel non seulement fournit le sujet du texte, mais influence aussi sa forme qui devient mimétique du média exploré et des règles qui le régissent.

6Comme le montre clairement Anaïs Guilet, Corpus Simsi n’est pas une simple remédiatisation, mais plutôt une véritable hybridation entre la littérature et le jeu vidéo où ce dernier devient le moteur de l’expérimentation fictionnelle de l’auteure19. Alors que le modèle de la révolution digitale assumait que les anciens médias seraient tout simplement déplacés par les nouveaux, selon Henry Jenkins, dans la narration transmédia chaque moyen donne idéalement sa contribution unique au déploiement de l’histoire ; le critique insiste aussi sur la distinction entre l’interactivité (liée aux aspects technologiques) et la participation (concernant la culture et la société) tout en soulignant leurs liens20. Or, l’objet hybride Corpus Simsi me semble justement incarner une déclinaison multimédia (où les moyens concernés ne sont pas seulement complémentaires, mais aussi métissés) d’un univers transmédia qui vise, d’une part, la création de nouveaux mondes à explorer à partir de l’histoire d’un personnage de fiction et, d’autre part, une expansion du rôle actif du lecteur/joueur. On pourrait y voir une sorte d’évolution autofictionnelle – dans le sens que ce genre a pour l’auteure – de l’espace autobiographique dont parle Philippe Lejeune pour classer des univers littéraires ambigus21. Le résultat est non seulement une fusion indissociable entre des langages et des supports différents, mais aussi une intégration entre l’expérience du créateur et celle de l’utilisateur donnant vie à une circulation inédite et tout à fait singulière impliquant une forme de participation ; cette dernière va au-delà de l’acte herméneutique et implique une configuration. Joyce Goggin, en effet, classe Corpus Simsi à l’intérieur de ce qu’elle appelle « self-reflexively ludic literature » et, en reprenant un terme d’Espen Aarseth, « ergodic literature »22 pour souligner l’effort actif qui est demandé au lecteur dans une expérience qui est à la fois visuelle, cérébrale et corporelle. En évoquant les liens qui se tissent entre les photos et le texte illustré, la critique remarque que le lecteur est invité à traverser à son tour le miroir et à se projeter « into the quasi-ontology of a virtual avatar body »23 ; il s’agit d’une véritable double projection – corporelle et narrative – qui l’engage dans une manipulation physique et mentale pour décoder la subversion mise en scène.

7La circulation entre les deux mondes se fait dans les deux sens et ouvre des voies inattendues ; il ne s’agit pas de créer un simple produit dérivé, mais plutôt de croiser plusieurs univers et systèmes. C’est grâce au support technologique que Chloé Delaume va s’infiltrer dans la vie des joueurs, elle s’engage physiquement dans le jeu vidéo pour habiter le monde virtuel et y insérer un bug « culturel ». Si plusieurs aspects de l’univers des Sims sont issus de la littérature (assez souvent à travers des reprises cinématographiques d’ouvrages littéraires), la présence du personnage de fiction dans ce monde va propager la langue des hommes à travers ces mots qui constituent sa chair et qu’elle va préserver dans une dimension virtuelle. Dans Épilogorrhée,elle déclare « je ne suis plus un nénuphar, une fleur de fiel incompressible. Je suis à plain étang, encrée à la racine »24. Comme elle le dit dans Les juins ont tous la même peau, sa naissance à la littérature en tant que personnage de fiction résulte d’une « vérité première »25 : elle est la maladie d’un mort, du Boris Vian qui fait la différence entre être malheureux et avoir de la peine, qui lui fait perdre sa « virginité de lectrice »26 et qui lui fait rencontrer la Littérature :

Le nénuphar est une métaphore. Le nénuphar survit à Chloé. Chloé est un personnage de fiction. La métaphore survit à la fiction. Dans son avant-propos à L’Écume des jours, Boris Vian dit : « L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». La fiction survit à la réalité. Elle n’est pas plus gaie pour autant27.

8La jeune fille qu’elle était, « malheureuse au-delà de l’entendement »28, est devenue un cancer du nénuphar, une métaphore. Au moment du passage dans le deuxième monde, elle réclame seulement « un espace où prendre racine » et affirme « je suis encore un nénuphar, sans vase sans bourbier sans mélasse la faim guetterait mes pulsations. Sans mythes, sans fables : l’inanition »29. À la fin du livre, elle déclare renoncer à son statut, mais elle le fait en s’ancrant à sa racine littéraire via une autre image, une figure de son cette fois-ci : l’homonymie entre « encrer » et « ancrer » lui permet de s’ancrer via l’encre, symbole de l’écriture. Cet ancrage n’implique nullement un blocage, mais plutôt une enduction qui protège le noyau en modifiant la chair. Les photos deviennent des images, la vie s’adapte à des règles différentes, mais la fiction continue à se nourrir d’un croisement inédit entre expérimentation et nostalgie30, ce qui correspond aussi à une transmutation des œuvres de la tradition.

9« “and what is the use of a book”, thought Alice, “without pictures or conversations ?” »31 est la question que se pose la protagoniste au commencement du livre de Lewis Carroll, ce qui devient un dialogue avec la sœur et le chat Dinah dans la version Disney ; Alice y affirme « in my world, the books would be nothing but pictures » et donne la célèbre définition de ce monde comme « nonsense ». Un Pays des Merveilles peuplé de livres d’images et d’animaux anthropomorphisés qui serait un reflet spéculaire de notre monde : on ne sait que trop bien que les (non)règles régissant cet univers vont bientôt transformer le rêve d’Alice en un cauchemar. De façon similaire, le personnage de fiction Chloé Delaume s’insère dans une simulation de vie, un monde qui apparaît comme une déformation de celui qu’elle a abandonné. L’amélioration initiale se révèle apparente : les Sims sont cantonnés dans une routine plate où la progression personnelle est limitée ; dans ce circuit fermé, la création se borne à l’imitation, les étapes sont fixes, la singularité se dissout dans le « nous » et la répétition. Le renversement des règles et des formes se traduit aussi par le retournement du livre et sa version en miroir : une suite de photos sans aucun mot, exception faite par la citation tirée de La Société du spectacle, « Dans le monde réellement renversé le vrai est un moment du faux ». Dans ce texte, Debord soutient que le spectacle « n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », inversion de la vie représentant « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée »32. Or, après la citation en italique, Delaume ajoute : « On vous avait prévenus mais vous n’écoutez rien ». On peut y voir une autre allusion à Alice : dans le livre « She generally gave herself very good advice (though she very seldom followed it) », ce qui devient dans le script la chanson qui commence avec « I give myself very good advice… but I very seldom follow it » et qui continue avec « That explains the trouble that I’m always in ». La traversée du miroir amène Alice dans un monde idéal où les livres ne seraient composés que d’images, le retournement du livre introduit le lecteur de Corpus Simsi dans une version de cet univers. Les pages présentent une suite de photos brillantes et bariolées qui reproduisent selon toute apparence des aspects du monde réel de Chloé Delaume : bijoux, palette de maquillage, poupées, livres, bonbons, lunettes, chat siamois, cd-rom des Sims33, voitures dans un parking, voie dans un parc, poisson rouge34… Ce monde a été déserté non seulement par l’auteure, mais aussi par les mots, comme elle l’a dit à la fin de La Vanité des Somnambules ; il n’y demeure que des images saisissantes. Le monde « réellement renversé » n’est composé que d’images, qui sont vraies en tant que photos, mais qui représentent « un moment du faux ». Le conseil n’a pas été écouté, réel et virtuel, vrai et faux sont désormais mêlés ; ce n’est pas le chat qui disparaît ici, comme le fait le célèbre chat de Chester, au contraire on le retrouve dans les photos et dans les dessins35, dans la réalité et dans la simulation. C’est le corps que Chloé Delaume a habité qui ne laisse d’autre trace qu’une photo à l’intérieur de Projet Corpus Simsi, sorte de seuil entre les deux univers.

10Dans ces pages, l’auteure retrace l’expérience dans son ensemble : le choix du jeu vidéo en tant que deuxième monde, « reflet fidèle et condensé de l’existence de l’homme dans les sociétés occidentales contemporaines »36, et les phases transmédia du projet. La photo illustre une performance s’appuyant « sur la lecture de textes, la présence d’un musicien électronique, et la diffusion sur écran de saynètes de jeu, activées en direct »37. L’écrivaine y est à peine reconnaissable, de profil, en train de lire, toute petite, assise à une table où se trouve aussi le musicien. Sur le fond, son avatar projeté sur l’écran a à peu près la même dimension du corps en chair et os. L’exploration de l’univers virtuel mène à une hybridation entre les arts et les supports, ce qui a comme conséquence, d’une part, un dédoublement de la figure de Chloé Delaume – créatrice/narratrice réelle et personnage de fiction virtuel – et, d’autre part, la collaboration avec un autre artiste qui l’accompagne sur la scène.

11Il est évident que l’entrée dans l’univers du jeu vidéo ne correspond pas à une dissolution du sujet. Corpus Simsi ne met pas en scène une disparition de l’être, loin de là : l’auteure insiste sur le fait que les personnages de fiction n’ont de corps que parce qu’ils le cherchent38 et, en parlant de son avatar, elle déclare avoir recréé son corps39, bien qu’il s’agisse d’un corps « fragment collectif logiciel »40. Ce n’est pas par hasard qu’elle déplore la sociabilité des Sims et qu’elle se demande si elle n’aurait « peut-être mieux fait de [s]’incarner dans une brique de Tetris »41 : ce célèbre jeu vidéo abstrait, comme le rappelle Markku Eskelinen42, implique cadres, objets, événements, mais non personnages. L’incarnation virtuelle de Chloé Delaume est, par contre, insérée dans un univers égocentrique où les relations sociales sont nécessaires et son investigation se révèle une réflexion sur les frontières entre réel et fiction qui revient de façon circulaire sur le rapport avec le corps. Silvia Riva parle à son tour d’un ouvrage qui est un ensemble d’incarnations s’interrogeant sur le rapport entre le réel et le virtuel et souligne le rôle joué par le corps en tant que support de la fiction, en particulier dans le chapitre « La communauté de l’assaut » qui reproduit en partie le blog tenu pendant l’expérience43.

12Ce chapitre offre un condensé d’hybridations successives, à partir de celles, animales, objet de « manipulations skinétiques » qui créent « des hybrides non agrées par le logiciel initial » ; le premier exemplaire cité est le chat de Chester et le Lapin Blanc représente le porte-parole du Mouvement Pour l’Égalité des Animaux Fictifs revendiquant « le statut de simstoyen à part entière »44 en tant que personnage de fiction. Ensuite, on assiste à la création d’un intranet engendrant « de nouveaux modes de relations que notre programme n’avait pas prévus. Les Sims se créent des avatars. Avec eux se déclinent les pseudos, les personnalités et les fictions qui vont de pair », ce qui amène à l’utilisation du web, autre action qui n’était pas prévue et qui, par conséquent, n’est pas intégrée « aux données constituantes du logiciel »45. L’accès à internet permet aux Sims de circuler « physiquement » grâce au téléchargement, mais surtout amène à la création d’avatars, « identités fictives aux allures réalistes [qui] simulent d’appartenir au monde réel »46. Enfin, l’auteure met en scène une véritable mise en abyme : les Sims jouent aux Sims en créant des créatures ludiques (les Sims Bêta) qui peuvent à leur tour acheter le jeu et, à travers Internet, entrer en contact avec le monde réel ; grâce à la possibilité de jouer en réseau « le monde réel interfèrera dans notre univers via les personnages utilisés comme de simples interfaces permettant aux joueurs de communiquer en évoluant dans nos quartiers »47. La conclusion du blog et du chapitre est : « Pour savoir qui est qui ça va être coton »48. Au-delà du renversement typique des univers de science-fiction – il suffit de penser à Sentry de Frederic Brown et plus encore à La Planète des singes de Pierre Boulle, où la civilisation des singes, bâtie sur l’imitation de celle des humains, a pris possession de ces derniers49 –, il est intéressant de souligner les allers-retours incessants entre les deux mondes qui vont les mâtiner jusqu’à les rendre presque interchangeables. Une catégorie à part est constituée par les personnages de fiction, qui se sont « réfugiés chez les Sims. Entités inconnues des hommes, ou au contraire épuisées d’avoir été trop lues, ressassées, galvaudées »50. C’est cette catégorie qui assure la véritable connexion et qui va en quelque sorte éviter la disparition de la créativité et de la singularité en brouillant les plans.

13Si la manipulation de l’organisation temporelle, causale, spatiale et fonctionnelle distingue les jeux des narrations, surtout en ce qui concerne le rôle des histoires (un simple ornement dans l’univers ludique selon la déclaration volontairement provocatrice d’Eskelinen51), Delaume, quant à elle, affirme sans cesse la suprématie de la forme sur le contenu et l’importance secondaire des événements racontés. Dans ce texte, elle passe en revue les aspects caractéristiques de la simulation de vie (dont les premiers, rappelons-le, sont espace, temps, besoins, langage), répète sans cesse que les Sims sont le but du jeu et affirme qu’ils ne racontent pas d’histoires puisque « les Sims sont une histoire. Un enchevêtrement de fictions minuscules parfaitement assumées. Des fictions singulières, déclinées multitudes. Les Sims sont l’histoire, hachés en minuscule »52. La langue des Sims est « râpeuse bullaire picto-idéogrammes. Une langue éparpillée, répondant à des règles et des nécessités qui vous sont étrangères »53. Le langage n’est pas seulement la structure de l’inconscient, comme le dit Lacan, mais aussi une représentation de la forme extérieure, de l’apparence : « Notre langue est à notre image : fragmentée, saccadée, codée et hermétique pour ceux qui sont derrière. Derrière nous, tout derrière l’écran »54. Cette langue est sonorisée, imagée et écrite ; les Sims communiquent par pictogrammes et les échanges ne permettent aucune transmission, ni de culture, ni de savoir : ils ne conversent pas, ils causent – ce n’est pas un hasard si Delaume insère dans ce chapitre des perroquets et une citation variée de Zazie dans le métro soulignant son credo littéraire : il faut dire, non pas raconter55. Les Sims utilisent aussi le réalistien à l’écrit, mais ils ne font pas de la littérature ; leurs livres sont des lignes de codes et une forme de divertissement, ils manquent de structures langagières, ils ne possèdent pas la notion d’auteur, ils ne sont pas programmés pour la littérature qui est ressentie comme une maladie, un bug :

Le corps des Sims est bien malgré lui hermétique. Firewall en pénicilline. Détection du lyrisme en cours. Scannage de l’intrusion larvaire. Estimation du taux d’égocentrisme larmoyant : 82,07%. Antivirus activé. Éradication du pathos microbien. Journal des erreurs en cours d’impression. Remarque : les Sims sont inaptes à la littérature parce qu’ils ignorent la souffrance56.

14La Sims Chloé Delaume est épargnée grâce à son statut de personnage de fiction, ce qui la place dans un interstice ; elle n’est pas une fille du Verbe, elle est faite de verbe ; elle garde la langue des hommes dans le logiciel :

Admirez le vice circulaire : au commencement était le Verbe, la fiction s’en suivit puis créa la réalité qui elle-même produit les mensonges dans lesquelles croissent repus les personnages fictifs, ces derniers se devant de protéger et ranimer le Verbe qui s’altère trop au gré de cet échosystème. Au commencement était le Verbe et à la fin aussi57.

15Un système circulaire en écho où le personnage de fiction se fait verbe et virus, isotopie, cette dernière, qui circule dans le texte dans son ensemble.

16L’expression cheval de Troie désigne un piège sous forme de don, en informatique un programme malveillant à l’apparence inoffensif qui introduit et permet l’installation d’un programme parasite. Corpus Simsi s’avère être une version ambiguë de ce véhicule anodin : un texte papier qui mime la conformation d’un jeu-vidéo ; le point d’arrivée éditorial d’un projet multiforme comportant une immixtion entre écriture et jeu en ligne. L’auteure prend la forme et les attitudes d’un Sims, un avatar pixellisé de son corps abandonné, elle se plie aux contraintes d’un programme informatique pour être quitte envers les fables, entre autres celle de la littérature traditionnelle. Or, à l’insu des joueurs qui ont téléchargé son skin et des lecteurs qui ont acheté son livre, elle a ouvert un accès en introduisant la littérature dans le jeu et le jeu dans la littérature : son personnage de fiction, à travers la énième ruse, va envahir des territoires bien connus ou nouveaux en exécutant des actions inattendues et destructives et en mettant en question la possibilité de formes pures et de lieux inviolables.