Réinvestir le littéraire depuis l’art contemporain : mutations d’un imaginaire. Autour de Philippe Vasset et de quelques contemporains
1Depuis quelques années se fait entendre un appel toujours plus insistant à penser « ce que l’art contemporain fait à la littérature », pour reprendre le titre d’un petit livre publié par Jérôme Game suite à une résidence au MAC/VAL1. Écrivain et performeur, il a investi le musée en tant que « laboratoire d’écriture » et y a invité plusieurs auteurs pour leur proposer d’écrire sous « l’influence des œuvres ». Il imagine ainsi des modes d’écriture alternatifs « donnant lieu, par exemple, à une installation documentaire, une performance vidéo poétique ou un agencement sonore2 » – toutes pratiques qui visent à redéfinir la littérature hors du livre et à envisager « la poursuite de l’écriture par d’autres moyens3 ». Cet appel s’est vu relayé par d’autres écrivains, que ce soit du côté de Jean-Yves Jouannais4, également critique d’art, ou des représentants de la poésie sonore, mais aussi par un nombre croissant de théoriciens, attachés à définir les contours d’une « new literature5 » (M. Nachtergael), d’une « littérature exposée6 » (O. Rosenthal et L. Ruffel) ou des conditions par lesquelles la littérature « fait exposition7 » (J.-M. Colard). De façon plus limitée, je m’intéresserai ici à la manière dont certaines pratiques caractéristiques de l’art contemporain affectent les représentations de la création littéraire. À bien des égards, la figure de l’artiste plasticien, dans l’imaginaire contemporain, paraît plus vivace, plus sujette à polémique également, que ne l’est celle de l’écrivain. L’art contemporain reste identifié, plus que la littérature, à un lieu d’innovation, de provocation et de réinvention des pratiques. Le roman de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, lauréat du Goncourt 2010, est symptomatique d’un tel écart8 : s’inscrivant dans la droite ligne d’une tradition réaliste, il retrace l’ascension d’un artiste, Jed Martin, de ses débuts à sa mort, brosse au passage l’étude d’un milieu socio-professionnel (le monde l’art) et mâtine le tout d’une dose raisonnable d’intrigue policière trash, organisée de façon ludique autour du cadavre pulvérisé d’un écrivain du nom de Michel Houellebecq. La référence à l’art contemporain s’y appuie notamment sur le recours à l’ekphrasis : l’incipit du roman s’ouvre ainsi sur ce qui apparaît à première lecture comme une scène (Jeff Koons et Damian Hirst se partageant le marché de l’art), mais dont on s’aperçoit au bout de quelques lignes qu’il s’agit de la description d’un tableau qu’est en train de peindre le protagoniste, alors dans sa période néoréaliste9. Implicitement, il s’agit d’opérer un glissement, et donc un rapprochement entre la peinture d’histoire et le roman réaliste. Pourtant, alors que la pratique du personnage va évoluer vers l’art vidéo et déconstruire progressivement le modèle de la mimèsis qu’il avait pratiquée, d’abord comme photographe, puis comme peintre, Houellebecq écrivain ne sort pas des rails de la représentation héritée de la tradition balzacienne. Houellebecq personnage, quant à lui, se voit également érigé en modèle d’un tableau de la série des « métiers » peinte par Jed ; mais là où Koons et Hirst apparaissent en hommes d’affaires triomphants, l’écrivain est représenté sous l’emprise d’une furor poétique teintée d’anachronisme10, laquelle nuance à peine son portrait en asocial alcoolique et raté, qui finira en victime sanglante d’un marché de l’art dont les deux premiers ont largement fixé les règles et tiré les ficelles. Le roman, de facture tout à fait classique, offre ainsi à Houellebecq l’occasion de se rêver en artiste11 sans que cela affecte ses partis pris formels, tout en marquant, non sans une certaine ironie, l’écart qui existe dans le traitement différencié que la société contemporaine accorde à ses artistes et à ses écrivains stars.
2Certains auteurs, toutefois, vont au-delà d’un tel constat : loin de limiter l’art contemporain et ses productions à un simple sujet littéraire, ils engagent leur propre processus de création dans les voies ouvertes par ses pratiques. En cela, ils invitent à penser leurs œuvres selon une intermédialité que j’envisagerai avant tout ici comme un cadre théorique. Dans ce que je proposerai de désigner comme un régime intermédial de la création contemporaine, qui multiplie les circulations – entre les supports, les médiums, les médias, les arts – la littérature demande à être pensée en prise avec divers réseaux de production et de communication, lesquels excèdent largement le support (le livre), le système de références (l’intertextualité) et le public (le lectorat) qui lui étaient traditionnellement assignés. Ce parti-pris suppose également qu’on envisage les rapports de la littérature à l’art contemporain non sous l’angle de la simple appropriation, mais selon une perspective de contamination réciproque, qui l’amène à marquer de son empreinte les pratiques qu’elle fait siennes. Les auteurs qui seront mobilisés ici n’occupent pas pour la plupart une place centrale dans le champ littéraire, mais ils contribuent en sourdine à transformer l’imaginaire parfois un peu daté de l’écrivain et les possibilités de consommation de l’objet littéraire. Je défendrai l’hypothèse qu’ils tendent moins à « faire de l’art contemporain avec de la littérature » (ce qui relève d’un autre ensemble de pratiques, relativement fréquentes chez nombre de plasticiens et de performeurs) qu’à revivifier le champ et la production littéraires, en les traversant des mêmes dynamiques qui ont permis aux œuvres de l’art contemporain d’attirer de nouveaux publics, de redéfinir la figure de l’artiste, d’inventer de nouvelles formes de création, en même temps qu’elles engageaient la critique et la philosophie esthétique dans une profonde réflexion théorique sur l’ontologie de l’œuvre d’art.
Ancrage textuel de la performance
3Un certain nombre d’écrivains contemporains se sont ainsi nourris de diverses références artistiques pour redéfinir l’œuvre littéraire comme espace d’interactions, comme partition à actualiser plutôt que comme texte figé dans une forme définitive. Tel est le sens des expérimentations littéraires menées par Jérôme Game, ou du cycle de L’Encyclopédie des Guerres de Jean-Yves Jouannais. C’est également vers une telle redéfinition de la littérature sur un mode événementiel que tend la poésie sonore, ou certains spectacles à la croisée de l’écriture et de la performance poétique, dramatique et musicale, tels que Parlement et Suite n°1 ABC de Joris Lacoste12. Ces performances s’accompagnent d’un statut nouveau de l’écrivain/poète/compositeur13 et dessinent ce que L. Ruffel et O. Rosenthal proposent de nommer une « littérature exposée », qui comprend aussi bien des pratiques relevant du happening que différentes formes d’installations textuelles. Dans ce processus qui emprunte aux gestes de l’art contemporain en valorisant la notion d’expérience et d’événement artistique, on peut certes voir une façon de subvertir et de contourner les règles du marché de l’édition, comme l’ont fait les artistes dès les années 1960, suivant la logique généralement définie en termes de « critique institutionnelle14 ». Contestant les modalités dominantes de consommation, de production et de circulation des œuvres littéraires, ces pratiques vont généralement de pair avec une mise en péril du livre en tant que support quasi-exclusif de diffusion des œuvres littéraires, auquel se voient préférées les formes de la lecture publique et de la performance.
4Mais l’appropriation de ces modalités alternatives d’existence de l’œuvre n’est pas toujours synonyme de sortie définitive et totale du livre. Certains écrivains pratiquent ainsi un va-et-vient fécond entre la tradition littéraire et celle issue des arts plastiques, allant de l’écrit à la performance et de la performance au livre, de façon à l’ancrer ou à l’arrimer à un texte. J’en mobiliserai ici deux exemples, correspondant à deux modalités de retour à l’écrit, l’une tournée vers la tradition poétique, l’autre narrative. Dans un ouvrage intitulé Œuvres, et paru en 2007 aux éditions POL, Édouard Levé propose une liste d’« œuvres dont l'auteur a eu l'idée, mais qu'il n'a pas réalisées15 ». Cette première phrase résume et met en abîme le livre à venir, qui présente une série de projets artistiques susceptibles de figurer dans des lieux d’exposition mais réduits dans le texte à des énoncés programmatiques dont la réalisation importe peu. Parmi ceux-ci figurent de nombreuses performances, tantôt réalisées par l’artiste, tantôt virtuelles. Par exemple :
100. Invité à réaliser une exposition personnelle dans une galerie, l’artiste paye dix peintres pour venir copier l’installation vidéo qu’il y a réalisée. À l’issue de la première exposition, les copies sont exposées, signées par l’artiste, qui en est devenu propriétaire16.
5Ou encore :
533. Après avoir publié un livre dans lequel il décrit des projets d’œuvres qu’il n’a pas réalisées, l’auteur en donne des lectures en suivant les injonctions du public, invité à dire les chiffres des paragraphes qu’il souhaite l’entendre lire. La lecture s’achève lorsque plus personne ne lui demande de poursuivre17.
6Artiste au moins autant qu’écrivain, Levé mobilise ainsi une tradition artistique conceptuelle et s’approprie, sur le mode littéraire, une certaine manière de penser l’œuvre d’art qui n’est pas sans rappeler la formulation célèbre de Sol LeWitt :
In conceptual art the idea or concept is the most important aspect of the work. When an artist uses a conceptual form of art, it means that all of the planning and decisions are made beforehand and the execution is a perfunctory affair. The idea becomes a machine that makes the art18.
7Levé pose ainsi, comme y invite Lawrence Weiner, autre artiste conceptuel, une équivalence entre œuvre réalisée et non réalisée19 – à la différence qu’il inscrit ses projets possibles dans une œuvre littéraire, et non sur les cimaises d’un musée20. Alors que l’art conceptuel repose sur l’adoption d’un médium qui n’est pas traditionnellement celui des arts plastiques (le langage), il est évidemment attendu dans le contexte offert par un livre. Autrement dit, contrairement à Weiner, qui décevait les attentes du spectateur en ne réalisant pas certains de ses statements, Levé comble celles du lecteur en produisant un livre – lequel constitue certes une œuvre littéraire singulière, et possiblement déroutante, mais pas entièrement illisible pour quiconque est un peu familier des ouvrages parus aux éditions POL. Œuvres joue ainsi d’un va-et-vient entre deux milieux : le milieu littéraire, auquel l’art conceptuel a emprunté son médium, et le milieu des arts plastiques, où est née une réflexion sur l’œuvre comme idée, que Levé va s’approprier. Mais en publiant ce texte comme de la littérature, et non comme un catalogue d’exposition ou sous la forme d’une série de phrases imprimées sur les murs d’une galerie, Levé choisit d’ancrer cette tradition conceptuelle sur le support traditionnel de l’art littéraire, et invente pourrait-on dire un nouveau genre littéraire – celui de l’ekphrasis prospective21.
8Des réflexions relativement proches peuvent s’appliquer à un ouvrage de Philippe Vasset, intitulé Un livre blanc et publié en 2007, dans lequel il s’intéresse aux zones blanches qui figurent sur les cartes IGN de la région parisienne. Le narrateur y explore ces espaces censément vides, ou du moins indéterminés, en accompagnant systématiquement ses remarques des fragments de cartes correspondant aux lieux décrits et d’indications permettant au lecteur d’y accéder. Le texte peut ainsi se lire comme la trace d’une performance (« un artiste/écrivain choisit de s’introduire dans chacune des zones blanches figurant sur les cartes IGN de la région parisienne et de les explorer »), et comme la matrice de performances futures ouvertes à l’investigation des lecteurs22. Mais le projet de Vasset consiste en réalité en un dispositif plus vaste, qui articule différents supports : le livre, mais aussi un site internet. Abandonnant la posture de l’écrivain solitaire, il a en effet fondé avec les artistes et photographes Xavier Bismuth et Xavier Courteix un collectif d’arpenteurs, l’Atelier de Géographie Parallèle, qui publie en ligne les résultats d’explorations menées dans différentes zones blanches23. Un site blanc, ouvert à la participation des géographes amateurs, rassemble ces travaux, dont certains ont donné lieu à des expositions.
9Ce dispositif à double échelle permet de lire le texte de Vasset selon deux perspectives distinctes, selon qu’on l’envisage de façon isolée, ou dans son rapport à ce second support que constitue le site internet. En tant que livre, en effet, pris dans les usages propres au milieu littéraire, il s’apparente au genre du récit d’exploration, qu’il prolonge et questionne à la fois. Mais en tant que partie du dispositif plus large incluant le site internet, le récit apparaît moins comme un objet que comme une trame, un « programme », forme que Vasset revendique d’ailleurs explicitement en tant que modèle esthétique, et qui lui sert à redéfinir l’œuvre selon une logique événementielle : au fur et à mesure de la rédaction s’est en effet imposé le sentiment que l’art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent les admirer. On pourrait même imaginer une nouvelle discipline artistique, faite d’énoncés et de formules : charge aux amateurs, s’ils le désirent, de réaliser les projets décrits, sachant que la majorité n’en fera rien, se contentant d’imaginer, à partir des instructions, de possibles aboutissements, l’œuvre elle-même étant cette oscillation, ce précaire équilibre au seuil de l’expression24.
10Il invite ainsi à une réévaluation de la notion d’œuvre littéraire, sur le modèle de la performance et de l’art conceptuel. Celle-ci ne dépendrait plus d’un achèvement, mais de la possibilité d’un investissement et d’une participation du lecteur, rendue possible par le recours à d’autres médias, d’autres supports, et d’autres canaux – notamment ceux d’internet. Pour autant, et contrairement à Jean-Yves Jouannais dans son Encyclopédie des guerres, par exemple25, Vasset n’abandonne pas entièrement le principe d’achèvement sur le mode textuel, mais il laisse ouverte la voie à un double régime d’existence de l’œuvre, qui engage un ensemble de questions. Celle de l’autorité d’abord : sur le livre, seul figure le nom de Vasset, mais c’est le collectif qui est l’auteur du site ; celle des modalités de réception, ensuite : soit une consommation « classique » de l’œuvre littéraire, qu’il est possible d’investir sur le mode imaginaire, soit la possibilité de prendre part au dispositif d’exploration. Et possiblement celle de l’évaluation de l’œuvre. En tant que récit d’exploration, le livre résonne d’une faillite : les tristes tropiques de l’explorateur contemporain, situés non plus de l’autre côté de l’équateur mais de l’autre côté du périphérique, échouent à se constituer en un ailleurs ouvert à découverte et sont intrinsèquement menacés de disparition. En tant que performance et dispositif transmédiatique, par contre, le projet a donné lieu à une série de collaborations qui dépassent largement cette logique mélancolique pour proposer des modalités singulières d’investissement des espaces. L’intérêt de l’œuvre tient à mon sens à la coexistence de ces deux régimes de lisibilité : on peut tout à fait choisir de ne considérer que le support imprimé, ou s’intéresser au dispositif qui englobe le livre et le site. À côté d’une modalité d’existence qu’on pourrait qualifier de traditionnelle, qui utilise les supports, les canaux et les moyens de distribution du livre, est proposée une seconde « version » du projet, version hybride, qui articule le texte à d’autres réseaux de circulation de l’information, à d’autres champs, à d’autres acteurs. Ce dédoublement de l’œuvre n’affecte pas directement les définitions du littéraire, mais permet de les ouvrir, de les intégrer à des horizons plus larges et plus complexes.
11Chez Levé comme chez Vasset, le retour au livre en tant que support passe par une réévaluation du modèle littéraire : ces deux textes adoptent nettement, quoique de façon implicite, la logique de manuel ou du mode d’emploi, formes non spécifiquement littéraires, que Jean-Michel Adam étudie sous le nom de « genres de l’incitation à l’action26 », et que Georges Perec a largement exploitées avant eux dans Espèces d’Espaces, où il invite le lecteurs à différents « travaux pratiques27 ». Dès lors, l’identification du texte comme trace ou matrice de performance dépendrait moins de ses caractéristiques formelles que d’un mode de réception permis ou orchestré par lui. Rien n’empêche en effet de relire d’autres œuvres sur ce modèle : par exemple La Conjuration, qui poursuit sur le mode romanesque les explorations d’Un livre blanc à travers le récit d’un homme lancé dans la recherche d’enclaves susceptibles d’accueillir une future secte urbaine. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Vasset énonce les règles d’une communauté religieuse qui orchestrerait la disparition sociale et physique de ses membres tout en suivant le parcours erratique du narrateur, de techniques d’effraction en exercices de dissolution dans la foule. À bien des égards, le texte peut être lu comme le récit d’une performance étendue, plus ou moins fictive, déployant à l’échelle du livre une amorce qu’aurait pu proposer Levé (« Un artiste choisit comme œuvre ultime de créer une secte : en s’initiant à diverses techniques d’effraction, ses membres apprendront à disparaître dans la ville, à la traverser sans jamais s’y fixer et à se déposséder de leur identité28 »). Ainsi la performance, pensée par d’autres comme une sortie du livre, constitue-t-elle chez Levé et Vasset l’occasion d’un retour au texte, revivifiant la tradition littéraire depuis celle de l’art contemporain, en initiant possiblement de nouveaux sous-genres, poético-fragmentaires ou romanesques.
Expansion fictionnelle de l’appropriation « conceptuelle »
12La postérité de l’adjectif conceptuel en littérature ne se limite pas aux projets d’œuvres formulés par Levé29. À côté de ce prolongement littéraire d’un art d’« idée », un groupe d’écrivains et de poètes qui se désignent eux-mêmes comme « conceptual writers » empruntent plus spécifiquement à certains artistes conceptuels, dont Joseph Kosuth, le principe d’un déplacement des discours et d’une autodéfinition de la pratique esthétique par le biais de la tautologie30. Kenneth Goldsmith, poète et performeur, couronné en 2013 d’un prix de poésie décerné par le MoMA, désigne ainsi une partie de sa pratique littéraire en termes de « conceptual writing », qu’il définit en copie-collant la définition de Sol Lewitt :
In conceptual writing the idea or concept is the most important aspect of the work. When an author uses a conceptual form of writing, it means that all of the planning and decisions are made beforehand and the execution is a perfunctory affair. The idea becomes a machine that makes the text31.
13Cette logique de l’appropriation pirate d’énoncés préexistants, à valeur théorique ou informative, déplacés en contexte littéraire et désignés comme « faisant œuvre », se manifeste dans un ensemble de textes, dont le plus célèbre et le plus imposant est probablement Day. Parue en 2003, cette somme de 836 pages est exclusivement constituée de discours recopiés du New York Times daté du 1er septembre 200032. L’auteur, sans y adjoindre le moindre commentaire de son cru, s’est contenté de les taper sur son ordinateur, feuille après feuille, de haut en bas et de gauche à droite, sans omettre les légendes, les textes publicitaires ou les informations boursières (qui occupent près de 200 pages de l’ouvrage), au cours d’un travail titanesque de six mois, à raison de sept à huit heures quotidiennes de recopiage. Il n’est pas anodin que Kenneth Goldsmith ait commencé sa carrière comme sculpteur et soit extrêmement familier des pratiques d’appropriation du type de celles inaugurées par Duchamp. Le livre, conçu comme dispositif d’exposition susceptible de conférer au message une portée différente de celle qu’il aurait dans un journal, engage ainsi une appropriation littéraire des pratiques readymade, ainsi qu’une réflexion sur les média, les canaux et les modalités spécifiques d’interprétation qu’ils impliquent. C’est à un travail similaire que s’emploie Vanessa Place dans sa trilogie Tragodía33, qui rassemble des témoignages et des matériaux documentaires issus de son quotidien d’avocate spécialisée dans les crimes sexuels. Dans le domaine français, on pourrait également citer différents écrivains qui, même s’ils ne se reconnaissent pas dans l’étiquette « conceptuelle », font implicitement référence à des pratiques d’appropriation largement popularisées par les artistes contemporains dans la lignée de Duchamp. Parmi ceux-ci, on retrouve Édouard Levé avec Journal (2004), où l’auteur compile les nouvelles ordinaires du monde (massacres, annonces de naissances, météo, nouvelles diplomatiques, annonces immobilières, sorties culturelles), un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot (1999), sorte de dictionnaire des expressions communes de la barbarie ordinaire, entrecoupé de références à des artistes et penseurs, En Guerre, de Jean-Michel Espitallier (2011), livre qui « capture des morceaux de guerre » sous forme d’accumulations de noms d’armes, d’images de guerres, de noms de soldats, de bribes de discours, ou encore Gaza, d’ici là, de Franck Smith, qui réarrange sous forme de vers des informations extraites d’un rapport de l’ONU, décrivant l’opération « plomb durci » menée à Gaza entre décembre 2008 et janvier 200934. Le point commun entre ces différents ouvrages tient à leur manière de problématiser la notion de contexte et de support : si vous lisez sur internet le rapport Goldstone, ou si vous lisez exactement les mêmes phrases versifiées par Franck Smith, vous ne lisez pas le même texte, parce que vous ne l’abordez pas avec le même regard et les mêmes attentes. Pour « l’implémenter » sur le mode littéraire, pour reprendre la terminologie proposée par Nelson Goodman35, le lecteur doit articuler l’énoncé qu’il a sous les yeux à un système de discours implicites, liés à l’histoire esthétique, et notamment à celle des readymade. Considérer Gaza, d’ici là comme une œuvre, comme le lecteur y est invité – et comme les éditeurs d’Al Dante ont accepté de le faire – implique de réfléchir à la nécessité qu’il y a à répéter une information accessible à tous sur internet : si Franck Smith ou Kenneth Goldsmith ressentent le besoin urgent de répéter ces données, d’y insister, c’est sans doute que les canaux de communication qu’elles empruntent habituellement, même s’ils semblent leur conférer une visibilité à grande échelle, participent en réalité d’un processus de production d’indifférence et d’invisibilité, que la répétition sur le mode littéraire cherche précisément à enrayer. Ce que s’approprient de tels auteurs, c’est donc principalement la notion d’exposition, ainsi que le principe d’implémentation qui lui est lié – soit une manière d’affecter les définitions traditionnelles de l’œuvre littéraire, tout comme le readymade a subverti la notion d’œuvre d’art. L’exemple de Franck Smith souligne néanmoins qu’il ne s’agit pas d’un emprunt à sens unique aux plasticiens, mais que de telles pratiques s’inscrivent aussi très nettement dans certaines traditions littéraires, notamment poétiques. Le geste de redisposition de l’énoncé sur la page sous forme de vers réactualise en effet le travail du poète Charles Reznikoff lequel, dès 1965, a publié avec la trilogie Testimony un texte produit selon une logique similaire. Juriste de formation et collaborateur pendant plusieurs années à la rédaction d’une encyclopédie juridique, Reznikoff a élaboré cet ouvrage, devenu une œuvre de référence pour de nombreux poètes contemporains en France comme aux États-Unis, à partir d’un compendium de jurisprudence américaine. Directement prélevés dans les archives, les extraits de cas et bribes de témoignages sélectionnés ont été recopiés et versifiés avant d’être présentés comme une œuvre poétique36. Cette mimésis de l’information, comme la désigne Jean Bessière37, au-delà d’une simple appropriation de certaines pratiques fréquentes chez les plasticiens, mobilise ainsi une tradition avant-gardiste et va dans le sens d’une poétisation de l’énoncé documentaire par le biais de la versification.
14Avec Philippe Vasset, on passe d’un « document conceptuel » (K. Goldsmith) ou d’un « document poétique38 » (F. Smith) à un usage du « document fictionnel » – qui ne recouvre pas exactement les notions de document fictif ou de faux document. Les deux ouvrages parus sous le titre Journal intime d’un marchand de canons et Journal intime d’une prédatrice se situent dans une tradition formelle nettement moins avant-gardiste que les livres précédemment cités. Relevant explicitement du genre romanesque, basés sur le déroulement linéaire d’une intrigue, sur la construction de personnages dotés d’une histoire et d’une psychologie, ils revendiquent pourtant un usage de matériaux documentaires qui fonde la singularité du projet esthétique revendiqué par l’auteur :
La présente série voudrait […] éprouver la fiction aux pointes les plus acérées du réel. Chaque épisode se propose de décrire le fonctionnement d’un pan de l’économie mondialisée habituellement soustrait aux regards. Rien n’y sera inventé : les événements relatés dans chaque épisode auront effectivement eu lieu, les noms seront les vrais, tout comme les dates.
15Malgré ce parti-pris de véracité, cette série n’est pas une enquête journalistique : celui qui dit « je » dans les pages qui vont suivre, s’il énonce des faits véridiques, n’existe pas. Ses agissements, sa carrière et son emploi du temps, bien que parfaitement vraisemblables, ont été inventés pour ménager un point de vue interne dans un système mondial habituellement appréhendé de l’extérieur39.
16Vasset déplace ainsi le modèle du nonfiction novel initié par Truman Capote dans De sang froid40. Le projet de Capote se fondait sur un imaginaire du fait divers sanglant et son enquête reposait essentiellement sur la pratique de l’entretien, visant à restituer sur le mode romanesque une vérité psychologique des meurtriers. Vasset, quant à lui, mobilise davantage un imaginaire du document, très prégnant chez ses contemporains41 ; la « vérité » visée dans ces textes concerne davantage les faits, les données et les informations occultés par notre expérience quotidienne, tandis que la psychologie des personnages, davantage entendue comme une porte d’entrée dans le réel, y est assumée en tant que fiction. Si, chez Capote, le récit fascinait parce qu’il était censément véridique, le paradigme s’inverse dans la logique de Vasset : les existences du marchand de canons et de la prédatrice fascinent en tant qu’ils font basculer les faits vers un imaginaire fictionnel. Les documents cités, les données intégrées ne sont plus, comme chez Reznikoff, pensés comme des traces de discours ou de paroles, mais comme des précipités de fiction. Vasset articule d’ailleurs son discours métalittéraire autour du constat d’une nécessaire prise en compte de l’imaginaire : le recours à la fiction permet de prendre en compte la part fantasmée des échanges réels et de ne pas séparer les actions des individus de la représentation qu’ils s’en font. La série des Journaux intimes s’intéresse tout autant à l’imaginaire des agents économiques qu’aux transactions qu’ils mènent et aux bénéfices qu’ils en tirent42.
17Dans Journal intime d’un marchand de canons, le discours à la première personne offre ainsi l’occasion d’insister de façon appuyée sur le romanesque comme désir, et sur sa capacité à façonner le réel43. C’est pour correspondre à une image largement stéréotypée d’aventurier empruntée aux romans d’espionnage que le narrateur, radicalisant la proposition de Barthes qui envisageait de « prendre un livre classique et tout y rapporter de la vie pendant un an44 », construit sa carrière et ses habitudes de vie à partir d’un agglomérat de références qu’il envisage comme autant de manuels d’organisation de sa propre existence. Il s’agit pour lui d’incarner le modèle fictionnel dans le réel, et d’accéder lui-même au statut de personnage romanesque. En cela, le livre de Vasset nous dit quelque chose d’un besoin de fiction très contemporain, et largement paradoxal. Il ne s’agit plus tant (comme c’était le cas dans le réalisme historique) de mimer le réel en l’épurant et d’en dévoiler la vérité profonde en le passant au crible de la fiction, que d’utiliser la fiction comme un levier destiné à provoquer son éclatement, à le contaminer ou à le plastiquer. Contrairement à la tradition surréaliste, qui jouait également d’une déconstruction et d’un dévoiement du réel, cette esthétique contemporaine n’est plus orientée vers l’idée d’un dépassement, mais fascinée par la possibilité d’un retournement du réel comme fiction.
18Une telle démarche me semble caractéristique du travail de certains artistes plasticiens et performeurs, dont je mentionnerai deux exemples. Sous le nom générique de Narrative structures, l’américain Mark Lombardi a produit des dessins monumentaux, qui constituent en réalité des schémas représentant des réseaux de relations entre des figures centrales du pouvoir, de l'industrie et de la finance internationale45. La production de chacun de ces dessins a nécessité plusieurs années de documentation, au cours desquelles Lombardi lisait l’ensemble de la bibliographie disponible sur l’affaire politique ou financière qui l’intéressait, identifiait systématiquement les noms propres mentionnés, rédigeait pour chacun d’eux des fiches synthétisant les informations et les connexions existantes entre les personnes mentionnées, puis rassemblait les données sous forme de schémas légendés. Identifiant le type de relations existant entre les acteurs par différents types de lignes, ces nuages de noms rendent ainsi littéralement visibles des données impossibles à synthétiser sous forme de récit ou d’enquête de type journalistique. Si l’ascèse prodigieuse que s’imposait Lombardi suffit à le constituer en personnage hors norme, c’est surtout la postérité de son œuvre qui la fait glisser vers la fiction. Son galeriste rappelle ainsi qu’une banque qui s’était portée acquéreuse de l’un des dessins n’a jamais pu l’exposer – le nom d'un important actionnaire y côtoyait des figures trop peu recommandables. Plus frappant encore, l'histoire raconte qu'un agent du FBI muni d’un mandat de perquisition s’est présenté au Whitney Museum quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, afin de consulter les œuvres qui synthétisent les relations entre les familles Bush et Ben Laden – le personnel du musée l’aurait alors simplement invité à acheter un ticket d’entrée, les dessins étant exposés et accessibles à tout visiteur. Enfin, divers soupçons et rumeurs circulent quant au suicide de l’artiste, mort en 2000, suite à la disparition supposée, à son domicile, de certains des dessins sur lesquelles il travaillait à l’époque. L’œuvre de Lombardi rejoint le projet de Vasset en tant qu’elle entend dévoiler les arcanes d’un pouvoir tentaculaire et souterrain, utilisant l’œuvre d’art comme dispositif destiné à rendre intelligibles certains phénomènes habituellement occultés. Tous deux partent du principe que c’est précisément depuis la position de l’artiste, et avec ses outils – la fiction, le dessin– qu’il est possible de construire cette visibilité en alternative aux discours médiatiques, qui noient de telles informations sous couvert de les exposer. Mais ce sont la réception et la postérité de l’œuvre de Lombardi qui le font basculer de façon si troublante vers le romanesque, et contribuent ainsi à ce travail de parasitage du réel par la fiction.
19Un autre artiste contemporain a largement exploité une telle logique de contamination, sur un mode cette fois nettement plus ludique. Il s’agit du Suisse Gianni Motti, dont le travail consiste essentiellement en performances dévoilées comme telles après-coup, et mettant en scène diverses impostures : en novembre 1997, lors la 53e session de la Commission des Droits de l’Homme, il a ainsi profité de l’absence du délégué indonésien pour se faire passer pour lui et intervenir en son nom en faveur des minorités ethniques, entraînant une suspension de séance46. L’artiste est familier des techniques d’infiltration et du costume de l’usurpateur : il a également revendiqué plusieurs catastrophes naturelles ou l’explosion (accidentelle) de la navette spatiale Challenger comme des actes terroristes, ou parasité les colonnes de la Neue Luzerner Zeitung en s’arrangeant pour figurer systématiquement sur les photographies lors des événements locaux, jusqu’à entraîner les protestations des lecteurs, excédés par cette colonisation abusive du quotidien. L’ensemble de ces actions vise à agir sur le réel, à le réécrire en l’investissant, tout en mettant en scène et en question la valeur de vérité des discours médiatiques censés en rendre compte. Contrairement à Lombardi, Motti a consciemment choisi, sur le modèle de la fiction, de se constituer en un personnage, qui combine les figures du terroriste, du démiurge (Motti se définit comme « artiste tellurique ») et du saint. Il prétend ainsi avoir une « vie exemplaire47 », invitant le critique à se constituer en hagiographe. C’est que chez lui, comme chez tout candidat à la canonisation, c’est d’abord la vie qui fait œuvre, selon une logique qu’exploitent aussi bien une majorité d’artistes contemporains qu’un nombre croissant d’écrivains.
Détournement romanesque de la posture artistique
20Ce devenir-personnage de l’artiste, que ce soit sur le mode fictionnel ou hagiographique, a fait couler beaucoup d’encre du côté des critiques d’art – et Sophie Calle constitue certainement l’incarnation la plus flagrante et la plus commentée d’un brouillage systématique des limites entre existence, œuvre et fiction48. Si celle-ci revendique l’étiquette d’artiste « fictionnelle » et une inspiration largement littéraire, on a pu mesurer en retour ce que les écrivains ont appris des artistes en termes de construction d’une image du créateur. Jérôme Meizoz a ainsi développé, à travers la notion de posture littéraire, une étude des modalités selon lesquelles un auteur peut occuper une position singulière dans le champ littéraire et en jouer, que ce soit dans ses textes ou en dehors d’eux – dans les discours, entretiens, émissions ou conférences qu’il accorde, et au cours desquelles il se livre à un travail de figuration publique de lui-même49. Dans le système actuel des représentations du littéraire, un texte n’existe pas sans la référence à un auteur, lequel se voit sans cesse convoqué sur la scène sociale, selon un modèle dont l’art contemporain, nous dit Meizoz, serait l’initiateur. Il insiste ainsi sur la référence à l’art contemporain dans le parcours de Houellebecq, dont il précise qu’il a collaboré à l’organisation d’expositions50, et l’étudie dans son rapport à un ensemble d’écrivains fortement médiatisés, qui jouent consciemment de leur posture – sans que cela implique de la part de Meizoz de jugement de valeur, la notion étant avant tout descriptive, loin des connotations morales dont elle est chargée dans la langue courante.
21L’étude de La Carte et le territoire permet de confirmer les analyses que formule Meizoz dès la parution de Plateforme (2001). Dans ce roman, plus qu’à la production artistique contemporaine, Houellebecq s’est intéressé à ce qu’il est convenu d’appeler le « monde de l’art », un monde dont les lois sont dictées par le marché et dont les figures de proue sont précisément Jeff Koons et Damian Hirst. Houellebecq, qui a participé au catalogue de l’exposition Koons à Versailles, expose dans son roman les rouages du starsystem du monde de l’art, s’adonne avec délices au namedroping, parle cotes, coups marketing et stratégies communicationnelles. Il s’agit moins de se demander si cette mise en scène participe d’un discours critique sur l’état de l’art contemporain que de constater que le romancier a tiré les leçons de l’étude de ce milieu. C’est pris dans son réseau épitextuel51 que le roman est peut-être le plus réussi : dans son rapport aux polémiques, aux mises en scènes télévisées, aux critiques, aux entretiens que Houellebecq gère de façon remarquable – au point que sa maîtrise des règles structurant le champ littéraire lui a valu la consécration du Goncourt. L’autoreprésentation dans La Carte et le Territoire en écrivain asocial et alcoolique, littéralement découpé en morceaux et dispersé façon Pollock pour des raisons qui se révèlent strictement liées aux lois du marché de l’art en est l’indice le plus manifeste. Houellebecq ne se contente pas de prendre acte du rôle des discours médiatiques, du marché et des stratégies communicationnelles dans le monde de l’art contemporain : il exploite sur le même modèle les canaux de communication qui structurent le champ littéraire. Le jeu avec ces règles de définition du statut de l’artiste, généralement analysé en termes de critique institutionnelle, constitue un des aspects structurants de la production artistique contemporaine. La stratégie communicationnelle organisée autour de Michel Houellebecq, et à laquelle le livre offre une mise en abîme ironique, peut apparaître comme une imitation de la manière dont certains artistes jouent des média et des acteurs du monde de l’art pour s’imposer, mais elle souligne également la différence qui existe entre l’un et l’autre milieu : à Jeff Koons, ancien courtier en matières premières à Wall Street reconverti dans « l’art en tant que vecteur privilégié de merchandising », et Damian Hirst, considéré comme l’artiste le plus riche du monde et spécialisé dans la spéculation organisée autour de ses œuvres, Houellebecq oppose sa propre image d’anti-héros ordinaire à l’existence sordide, qui se laisse porter plus qu’il ne construit sa carrière, à l’image de Jed Martin, qui finira par mourir seul, replié sur son art, isolé dans sa propriété de campagne. Le personnage qu’il construit se situe ainsi à l’opposé de ceux dont la stratégie l’a inspiré en sous-main, et cet écart pourrait répondre à un imaginaire post-romantique de l’écrivain encore très marqué par le rejet de certaines normes sociales, et difficilement conciliable avec les vies exemplaires d’hommes d’affaires qui dominent le champ de l’art contemporain.
22À cet égard, la voie adoptée par Vasset est une fois de plus singulière, et marquée par un retour à l’imaginaire fictionnel. Comme tout auteur – comme toute personne exerçant un rôle public, dit Meizoz – il élabore une posture. Mais, contrairement à Houellebecq, il la construit moins en fonction d’un imaginaire social de l’écrivain qu’à partir d’un imaginaire proprement littéraire, en prenant pour modèle les fictions dont il affirme continuellement être un lecteur assidu. Philippe Vasset auteur n’est pas un artiste asocial et maladif comme Houellebecq, pas plus qu’il n’est un homme d’affaire triomphant à la Koons ; c’est un personnage de roman populaire. L’ensemble de ses manifestations dans le champ littéraire est émaillé d’indices qui le construisent comme tel de façon remarquablement cohérente : parmi ceux-ci, un bon nombre sont imputables en propre à Vasset, sans qu’il soit possible, ni forcément souhaitable, de savoir si leur mise en avant relève ou non d’une stratégie consciente ; d’autres sont le fait de journalistes, de critiques et de chercheurs, qui tous participent activement à la construction et à la consolidation de l’image des auteurs. Un rapide parcours des articles et critiques consacrés aux livres de Vasset suffit à montrer avec quel succès une telle posture « prend » dans l’imaginaire contemporain. L’accent y est systématiquement mis sur son parcours52 – ce qui prolonge la mention, en quatrième page de couverture de chacun de ses livres, de son travail de journaliste spécialisé dans l’information dédiée au renseignement industriel et politique, ainsi que les déclarations de l’auteur, lequel se présente régulièrement comme le « gazetier des espions ».
23Il n’est sans doute pas anodin que son livre le plus lu et le plus commenté soit Un livre blanc, le premier, et à ce jour le seul, qui mette en scène sur un mode plus ou moins autobiographique ce personnage d’arpenteur-passe-murailles nourri de romans populaires et rompu aux techniques d’infiltration53. Là réside toute la singularité de cette construction posturale : c’est le détour par le réel qui le constitue comme personnage de fiction ; c’est le passage par des espaces et des gestes situés hors du livre qui l’érige en double de Tintin ou de Fantômas, entraînant à sa suite tout le système de représentation du réel du côté de la fiction. En ce sens, on pourrait dire que le grand œuvre de Vasset consiste en une vaste performance dont il n’existerait pas de dehors, et qui se superposerait à son existence. Chacun des livres qu’il produit en constitue une trace, jalonnant ce parcours que balisent aussi les entretiens et les apparitions publiques : « tout ceci doit être considéré comme écrit par un personnage de roman54 ». Sans revendiquer aussi explicitement qu’un Motti son « exemplarité », Vasset parsème ses récits d’indices allant dans le sens d’un jeu postural. Ainsi, à la fin d’Exemplaire de démonstration, son premier livre publié, la figure de l’enquêteur-narrateur est-elle identifiée à un « produit d’appel » destiné à alimenter la vaste machine à produire des récits que prétend commercialiser une société spécialisée dans le storytelling industriel. Mais cette théâtralisation ne saurait être analysée selon les seules grilles du cynisme, de l’ironie ou de la stratégie. C’est ce que suggère le Journal intime d’une prédatrice, qui, au-delà de dévoiler un pan dissimulé de l’économie mondialisée (l’exploitation commerciale de la fonte des glaces), gravite largement autour de la déconstruction d’une fiction : celle que le personnage d’Elle offre d’elle-même. Le narrateur, qui l’observe dans l’ombre et le plus souvent en silence, paraît seul à faire preuve de lucidité à son égard, et à éviter ainsi de tomber dans le panneau où tous se ruent. Mais son regard sur la prédatrice ne se cantonne pas à une critique. Le narrateur aime Elle en tant que fiction ; il guette avec fascination les points de rupture où le maquillage coule, où les mines vacillent et les coutures craquent ; il s’attendrit des efforts désespérés de l’ancienne actrice pour croire au masque, pour « se faire une figure » et tenir son rôle. Son désir s’engouffre dans les failles qui renvoient le geste à la pose, qui font claudiquer le réel et ne disent rien d’autre que le besoin effréné, et toujours finalement déçu, de se construire comme personnage. Il n’est pas dupe de son jeu, mais il la suit – et assez loin encore. Le parallèle vaut sans doute pour la relation qui unit le lecteur à Vasset en tant que figure d’auteur : on n’est pas dupe du personnage, mais on le suit. À l’image d’un narrateur fasciné par les parades toujours légèrement surjouées de la prédatrice, son lecteur l’aime en tant que fiction.
24Ce que pointe un tel jeu, c’est que le rapport contemporain aux œuvres littéraires, s’il sollicite plus que jamais le corps des écrivains, leur présence incarnée dans les salons, les salles de conférences et les ateliers d’écriture55, se nourrit également d’imaginaire – et d’un imaginaire sans doute relativement distinct de celui qui domine le champ des arts plastiques. Avec l’emprise de la critique institutionnelle s’y est affirmée une figure de l’artiste en symbole du succès économique, exemplifiée par Koons et Hirst – même si elle coexiste évidemment avec d’autres – alors que la littérature offrirait, à côté du personnage quelque peu daté du paria, un modèle alternatif possible, plus romanesque56. La construction posturale élaborée par Philippe Vasset semble ainsi témoigner d’une possibilité, là encore, de réinvestir le littéraire et la fiction comme valeur. C’est un tel imaginaire de la création littéraire que mobilise également Sophie Calle, qui a hautement revendiqué son désir d’accéder au statut de personnage de roman. Mais là où celle-ci y voit une possibilité de s’engouffrer dans une fiction aux contours extrêmement flous et demande à d’autres de prendre en charge l’invention de ses aventures (que ce soit à Paul Auster dans Gotham Handbook ou à la voyante qui l’enverra à Lourdes, puis à Berck57), Vasset quant à lui définit très précisément les traits caractéristiques de son protagoniste et n’abandonne pas ses prérogatives de chef d’orchestre. À la fois auteur et personnage de ce roman-fleuve qui constitue son existence en vaste performance, il réactive ainsi sur le plan littéraire une définition de la vie comme art largement exploitée dans les années 1960 par des artistes tels qu’Allan Kaprow et Robert Filliou58, chaque livre constituant un chapitre du récit qui l’excède et où le réel tout entier se trouve diffracté au prisme de la fiction.
25Ce que de telles appropriations des pratiques de l’art contemporain et leur réinterprétation sur un mode littéraire nous apprennent, c’est donc d’abord à questionner un partage de plus en plus artificiel et flottant entre des arts historiquement constitués comme distincts, mais dont les productions contemporaines tendent à brouiller les limites. Dans le régime intermédial qui caractérise une partie de la production contemporaine, la circulation constante des techniques, des gestes et des références rend nécessaire de s’atteler à les penser ensemble, dans une perspective de critique des œuvres aussi bien que d’élaboration théorique. Faut-il pour autant rassembler l’ensemble de ces pratiques sous l’égide d’un « tout-art contemporain » ? Je ne le crois pas. Car les cadres de pensée et les représentations hérités continuent d’informer notre réception des œuvres, autant que la production des artistes et des écrivains. Il est ainsi tout à fait possible de se nourrir de références manifestement empruntées à l’art contemporain, d’en prolonger certains gestes, tout en défendant une identité très forte d’écrivain, voire en réaffirmant la fiction littéraire comme valeur première – ce qu’illustre notamment le travail de Philippe Vasset. Mais nous aurions tout à gagner à cesser de penser ces différences en termes de définition essentialiste des œuvres – la littérature serait ce qui se lit, les arts plastiques ce qui se regarde – pour les poser en termes de supports, qu’ils soient matériels ou institutionnels, et dans leur articulation à une histoire des représentations de l’œuvre d’art. Car notre réception des textes est structurée de façon profonde non seulement par des faits (historiques, littéraires, esthétiques, sociaux) mais également par un imaginaire de la création dont la redéfinition perpétuelle et souterraine, par les artistes comme par les écrivains, éclaire de façon indirecte non seulement les œuvres, mais l’ensemble des possibilités et des champs de l’agir qui se dessinent à travers elles.