Quelle présence des écrivains contemporains sur la scène politique ? Édouard Louis - Michel Houellebecq – Inculte
1Affirmer que la littérature contemporaine, celle que l’on désigne comme telle à partir des années 1980, n’est plus engagée relève aujourd’hui du lieu commun. Pour des raisons à la fois historiques, idéologiques et esthétiques, l’engagement, tel qu’il s’est incarné en la personne de Jean-Paul Sartre jusque dans les années 1970, a été profondément remis en cause par les écrivains qui se sont affirmés dans les trente à quarante années qui viennent de s’écouler. Pour cette raison, l’époque a été dominée par la critique récurrente selon laquelle la littérature se serait détournée des préoccupations politiques, sociales et collectives pour devenir narcissique, voire nombriliste.
2Cependant, des universitaires de plus en plus nombreux ont mis en évidence l’idée que la question politique est loin d’avoir déserté les créations littéraires contemporaines et qu’elle continue à être travaillée dans les œuvres proprement dites des écrivains plutôt que par des interventions directes dans l’espace public. Selon Dominique Viart, bon nombre de récits de François Bon, d’Annie Ernaux, de Pierre Michon ou de Didier Daeninckx sont des « fictions critiques » qui, par leur facture-même, offrent aux lecteurs la possibilité d’une « appropriation critique de l’expérience »1, révélant ses enjeux sociaux, voire anthropologiques. Ainsi, la figure de l’écrivain engagé aurait disparu au profit de celle de l’écrivain « impliqué »2, selon les termes de Bruno Blanckeman, dont le regard politique ne se construit plus en surplomb du débat collectif, mais dans le partage des conditions matérielles quotidiennes du réel communes à tous.
3Si cette conception se vérifie largement chez des auteurs arrivés plus récemment sur la scène littéraire comme Olivia Rosenthal, Maylis de Kerangal ou Thierry Beinsteingel, elle renonce peut-être un peu trop rapidement à prendre en considération la présence des écrivains dans l’espace public et dans le débat politique. Aujourd’hui encore, l’essentiel du débat collectif se réalise par l’intermédiaire des médias, qui relaient et mettent en scène les différentes opinions et créent – autant qu’ils le peuvent – les conditions de l’interactivité nécessaires pour que les échanges aient lieu. S’il souhaite agir sur la conscience politique de ses contemporains, l’écrivain ne peut donc se contenter de publier des livres, aussi critiques soient-ils. Il doit a minima trouver un lectorat le plus large possible en exploitant les possibilités d’expression offertes par la communication de masse ; il peut aussi profiter de sa notoriété et de la reconnaissance que ses œuvres lui ont acquise pour faire valoir son point de vue sur la scène où se joue le débat démocratique. Il s’inscrit ainsi dans la longue tradition intellectuelle qui a vu les plus grands écrivains des XIXe et XXe siècles intervenir dans les journaux, par des lettres ouvertes, des tribunes ou des manifestes, en faveur des causes qu’ils ont jugé utile de défendre.
4 Or, les transformations récentes de la présence politique des écrivains se sont accompagnées d’une relativisation du poids de la parole littéraire dans la communication de masse. Des Chanteurs pour l’Éthiopie aux Enfoirés, notre société médiatique semble plus encline à donner de la visibilité aux professionnels du spectacle qu’à ceux dont le regard social s’élabore dans des livres. Comment caractériser la présence des écrivains contemporains sur la scène politique, en tenant compte de leurs réticences vis‑à‑vis de l’engagement intellectuel, sans pour autant minimiser la portée des enjeux politiques dont leur parole se fait l’écho ? Cette question est d’autant plus complexe que les moyens de communication sont pluriels, à la fois par leurs modalités et par leur audience.
5 Face à cette grande diversité des postures et des moyens d’expression, il m’a semblé nécessaire de dresser un tableau pluriel de cette présence politique afin de mettre en évidence les différentes possibilités qui s’offrent à l’écrivain de ce début de XXIe siècle et d’esquisser le champ d’intervention spécifique à la littérature d’aujourd’hui. Tout d’abord, il me semble important de réaffirmer que la posture traditionnelle d’engagement à même l’espace public n’a pas complètement disparu de la scène politique et médiatique. Les combats pour les causes sociales et politiques comme la dénonciation des inégalités, la défense des immigrés, l’émancipation des femmes ou le respect de l’homosexualité sont restés des mobiles puissants de prise de parole chez des auteurs comme Annie Ernaux ou Édouard Louis. Ce dernier, entré en littérature en 2014 avec le récit autobiographique Pour en finir avec Eddy Bellegueule, est rapidement devenu un phénomène médiatique pour l’écho rencontré auprès du grand public par sa dénonciation virulente de la misère sociale et des violences homophobes qu’il a dû endurer dans son enfance. Bien que très jeune, il s’inscrit ouvertement dans la référence à la posture sartrienne, notamment par la publication en septembre 2015, d’un manifeste invitant les intellectuels de gauche à se « réengager » contre certaines prises de paroles ressenties comme réactionnaires de la part d’auteurs largement médiatisés tels Régis Debray ou Michel Onfray. Mais il faut reconnaître que cette forme d’intervention a perdu de sa force de mobilisation et que l’attitude la plus visible en ce début de XXIe siècle est plutôt une posture de dérision, voire de cynisme vis‑à-vis du monde politique et de la démocratie en général. La figure de Michel Houellebecq est à la fois celle d’un écrivain reconnu par un lectorat nombreux et par les instances de légitimation du champ littéraire, et celle d’un auteur très souvent honni pour ses propos réactionnaires, racistes, misogynes qui lui ont valu plusieurs procès et des menaces de mort. Son attitude a souvent irrité et inquiété pour les dangers qu’elle représente par rapport aux besoins de cohésion sociale qui se sont révélés, notamment lors des attentats de 2015, mais a pu aussi être perçue comme parfaitement adaptée à l’état de notre société dite individualiste et dominée par les valeurs marchandes. Cependant, notre espace social en profonde mutation a aussi donné naissance à des productions littéraires, encore mineures certes, mais qui laissent imaginer que la présence politique des écrivains au XXIe siècle pourrait prendre des formes plus originales que celles qui bénéficient de la plus large visibilité aujourd’hui. Le collectif Inculte, fondé en 2004 entre autres par Arno Bertina, Mathieu Larnaudie, Olivier Rohe, s’est en grande part fait connaître par la publication d’une revue, Inculte, entre septembre 2004 et janvier 2011, dont le projet affirmé était d’aborder une multiplicité de sujets qui tiennent autant de l’hommage littéraire que de la réflexion politique. S’affirmant de « gauche plurielle », ce collectif a produit un discours impliqué dans les questions politiques de notre époque, qui pourrait renouveler au moins en partie la manière dont les écrivains interviennent dans l’espace public.
« Intellectuels de gauche, réengagez-vous ! »
6Le « Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique »3 publié dans Le Monde du 27-28 septembre 2015 par Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis est représentatif de la volonté de faire entendre sur ce qu’eux-mêmes nomment « la scène où l’on débat »4 des voix associées à « la gauche », capables de s’opposer à des idéologies désignées comme « réactionnaires », « néfastes et inquiétantes », « les plus violemment conservatrices »5. Le sous-titre de l’appel publié en septembre, « Intellectuels de gauche, réengagez-vous », illustre la nostalgie d’un passé où l’engagement en faveur d’idéologies clairement identifiées comme progressistes par opposition aux conservatismes et à la réaction était considéré comme le devoir incontournable des écrivains et des intellectuels en général. Le manifeste conteste un refus d’intervenir publiquement attribué à l’ensemble des écrivains par une formulation qui renvoie au désengagement prôné par Roland Barthes et revendiqué par bon nombre d’auteurs des années 1960-1970 : « pour [eux], intervenir constituerait une atteinte à la pureté de la littérature », au détriment de « l’amour-des-mots ». L’argumentation de cet appel critique donc à la fois le « réactionnisme » attribué à Michel Onfray ou Michel Houellebecq et le silence soi-disant dominant dans le champ littéraire.
7Cette posture héritée de la figure sartrienne est clairement l’une des références que se donne Édouard Louis pour définir son travail d’écriture. L’entretien accordé à Johan Faerber6, à l’occasion de la sortie de L’Histoire de la violence, en janvier 2016, fait un état des lieux des influences que se reconnaît Édouard Louis pour la rédaction de ce roman. Les écrits de Jean-Paul Sartre sont parmi les premiers évoqués :
Je suis toujours étonné, à la fois par la présence de la peur dans le monde social, dans la vie des individus, et son manque de thématisation dans la littérature. Sartre, quand il parle de littérature, notamment dans son livre d’entretiens avec John Gerassi, évoque souvent ce qu’il appelle les « contradictions ». Et pour lui, les contradictions, c’est quand, dans une société, il y a un écart immense entre le monde et la représentation qu’on donne du monde en littérature. Quand j’ai commencé à écrire Histoire de la violence, je trouvais que la peur était un des centres de cette contradiction, qu’il fallait écrire sur la peur étant donné son importance dans la construction de la subjectivité.
8Le roman est présenté comme une tentative de tirer les conséquences de la critique portée par Sartre à la littérature. Édouard Louis pourrait ainsi apparaître comme un avatar récent de l’intellectuel sartrien, qui aurait assimilé les héritages de Foucault et de Bourdieu pour mettre au jour plus efficacement les mécanismes de la violence sociale à l’époque contemporaine.
9Cependant, une autre rhétorique parcourt les appels publiés par Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis : celle de la diversité des espaces de débat et des conditions de l’énonciation du discours intellectuel. Le « Manifeste pour une contre-offensive intellectuelle et politique » s’insurge contre le « mythe de l’espace public comme lieu unifié de délibération » ; il appelle à « combattre ce qui prétend à l’hégémonie discursive aujourd’hui ». Pour les deux auteurs, l’objectif du combat intellectuel d’aujourd’hui serait de « changer l’espace du dicible » car, selon eux, « le problème, c’est qui parle et qui se tait »7. Au moment de l’appel au boycott des Rendez-vous de l’histoire, ces deux mêmes auteurs refusaient de faire « comme si nous nous inscrivions dans un même monde que ce militant de la réaction »8 [Marcel Gauchet] et citaient comme univers de référence dont ils se reconnaissaient les femmes, les militants du mariage pour tous, la lutte antiraciste et les revendications LGBT9.
10Or, cette multiplicité et cette concurrence des espaces de discours et des légitimités à prendre la parole est identifiée par Lionel Ruffel comme l’un des traits permettant de qualifier l’approche politique, intellectuelle et esthétique qui caractérise la création du temps présent.
Dans les luttes de définition sur le présent, le curseur se déplace des contenus aux positions d’énonciation, aux prises de parole, aux légitimités. Ce n’est en aucun cas un formalisme. Avant toute déclaration, quelle qu’elle soit, il faut d’abord se demander qui parle, avec quelle autorité, en faisant quel usage de la parole, car les exclusions premières sont celles qui portent sur le discours10.
11La posture sartrienne qui sert de référence affichée à l’engagement politique pratiqué par Édouard Louis est, en réalité, profondément renouvelée par un souci des conditions du débat et par une mise en question intense de la manière dont la scène politique, intellectuelle et médiatique se constitue. Il ne s’agit pas seulement de défendre des idées considérées comme progressistes mais plutôt de défendre la légitimité de la prise de parole d’intervenants souvent désignés comme appartenant à des sous-groupes, parce que dominés socialement, face à d’autres intervenants plus légitimes dans l’espace intellectuel, parce que plus anciens et disposant de positions institutionnelles plus solides.
12Cette dynamique particulièrement intense du débat politique aujourd’hui entre en résonnance avec le travail d’écriture à l’œuvre au sein-même des livres publiés par Édouard Louis. En effet, la question de savoir qui parle et quels sont les effets de la position sociale du locuteur sur le discours qu’il produit structure en profondeur un récit comme Histoire de la violence, où l’écrivain a choisi de faire raconter par sa sœur l’histoire de viol et de tentative de meurtre qu’il a subie afin de confronter ses effets sur lui à celle produite par la police lors du dépôt de plainte et aux effets potentiels du récit que lui-même assume du passé de Réda, son agresseur et amant. Édouard Louis s’inscrit ainsi dans l’esprit de « controverse » caractéristique du contemporain pour Lionel Ruffel : « C’en est bien fini du “qu’importe qui parle”. Et on pourrait presque même dire l’inverse : désormais, “importe qui parle” »11. Le travail mis en œuvre pour connecter les paroles et les déhiérarchiser par le récit trouve son prolongement et sa cohérence par la volonté d’intervenir dans l’espace social et politique afin d’agir sur les conditions du débat en interrogeant non plus seulement les idées, mais la légitimité à prendre la parole pour certains.
13Tout comme l’engagement d’Édouard Louis s’inscrit dans un combat collectif plus large que la littérature, puisqu’il implique aussi la participation de philosophes et de sociologues, le camp adverse est lui aussi pluriel, puisqu’il se compose de philosophes comme Michel Onfray ou Marcel Gauchet, mais aussi d’écrivains comme Michel Houellebecq. Celui-ci doit aujourd’hui assumer une image de symbole de la voix littéraire réactionnaire en politique, qui dépasse sa personne proprement dite. Le Monde du 27-28 juillet, dans lequel était publiée la tribune de Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis, intègre ce manifeste dans un dossier dont le titre figurait en manchette : « Les polémistes vont-ils prendre la place des hommes politiques »12 ? L’un des résumés de la première page cite Michel Houellebecq parmi les intellectuels qui, selon le journaliste, menaceraient de supplanter les hommes politiques dans les médias et dans l’opinion publique. Or, les articles figurant en page 12 du journal font explicitement référence à Eric Zemmour, Michel Onfray et Alain Finkielkraut qui, à ce moment, défendent avec fracas les ouvrages polémiques qu’ils viennent de publier, mais ne mentionnent plus Michel Houellebecq. L’étude de ce dossier laisse à penser que le journaliste aurait eu besoin d’un écrivain pour compléter la liste d’« intellectuels » que vise son enquête et qui, sans cela, se serait réduite à un ensemble d’essayistes.
« La France est un hôtel, pas plus »
14Le jeu de provocation littéraire et médiatique mis en œuvre par Michel Houellebecq dans ses romans et dans ses entretiens est un lieu commun de la critique formulée à l’encontre de cet auteur ; son analyse a été réalisée dès 2005 par Jean-François Patricola13. Le discours produit par celui-là sur le tourisme sexuel, les femmes ou l’islam, volontairement à l’encontre de ce que l’on désigne comme « politiquement correct » aujourd’hui, contribue à la représentation d’une société centrée sur les valeurs individualistes et les modèles de réussite imposés par le libéralisme. Pour le grand public, Houellebecq a constitué la figure la plus représentée d’écrivain sur la scène médiatique dans le cours des années 2000, et c’est très certainement à cette image de cynisme politique que s’est réduite la perception du discours de la littérature sur la situation de notre société pour bon nombre de nos concitoyens.
15En novembre 2010, Michel Houellebecq reçoit la consécration du prix Goncourt pour La Carte et le territoire. Ce moment marque la reconnaissance de cet écrivain en tant que personne publique et va intensifier la portée de sa présence politique. Le 9 novembre 2010, lendemain de l’annonce du prix, Michel Houellebecq est invité par Patrick Cohen à participer à la matinale de France Inter, comme, quelques semaines avant lui, Umberto Eco ou Patrice Chéreau, artistes dont le regard sur le monde peut intéresser les auditeurs de la radio. À cette occasion, il y affirme avec radicalité son désengagement vis-à-vis des institutions françaises : « Je ne suis pas pour l’action politique, au fond. Je ne suis pas un citoyen et je n’ai pas envie de le devenir. On n’a pas de devoir par rapport à son pays, ça n’existe pas. […] La France est un hôtel, pas plus »14. Michel Houellebecq incarne alors avec cohérence le personnage présenté comme un individu détaché de tout intérêt pour le vivre-ensemble au centre de ses récits. Il se conforme ainsi au refus de la posture sartrienne raillée dans le portrait de Frédéric Beigbeder inséré dans La Carte et le territoire :
Par ses positions courageuses en faveur de la légalisation de la drogue et de la création d’un statut des prostitués des deux sexes, par celles plus convenues sur les sans-papiers et les conditions de vie des prisonniers, Frédéric Beigbeder était peu à peu devenu une sorte de Sartre des années 2010, ceci à la surprise générale et un peu à la sienne propre, son passé le prédisposant plutôt à tenir le rôle d’un Jean-Edern Hallier, voire d’un Gonzague de Saint-Bris. […] Sartre lui-même, il est vrai, était loin d’être né dans une famille de miséreux15.
16Michel Houellebecq devrait donc être considéré comme un écrivain pleinement désengagé de toute préoccupation politique, mais aussi de toute responsabilité pour ses propos romanesques ou médiatiques, qui relèveraient de la liberté d’expression et dont le caractère politiquement incorrect garantirait l’authenticité d’une identité d’artiste complètement libéré des contraintes externes à sa pratique. Cette posture correspond à celle qu’il revendique au moins depuis le scandale de Plateforme.
17Cependant, au même moment, cet écrivain va profiter des divers entretiens journalistiques suscités par le Prix Goncourt pour exprimer des propos plus ouvertement situés par rapport à la vie démocratique française et à ses acteurs. À la suite d’une confidence à Ruth Elkrief pour BFM, le même 9 novembre, sur sa préférence pour Nicolas Sarkozy par rapport à Jacques Chirac, - « Avec Nicolas Sarkozy, on est tombé sur un type sincère, ce qui ne s’était pas produit depuis longtemps »16 -, Michel Houellebecq sera invité en grande pompe médiatique le 14 novembre 2010 à souper à l’Élysée avec le couple présidentiel et quelques invités triés sur le volet pour l’occasion. Son image d’écrivain sera donc, dès lors, associée à la conception de la culture défendue par le quinquennat de Nicolas Sarkozy.
18Dans les années suivantes, le 16 avril 2013, sur Europe 1, il se met à défendre une idée qui deviendra le fondement de son « projet pour la France » : « Je suis vraiment contre la démocratie représentative, c’est vraiment un régime qui doit cesser17. » Cette phrase, prononcée le 16 avril 2013 au journal du soir d’Europe 1, fera l’objet d’une vidéo diffusée sur Youtube. La critique de la démocratie représentative constitue aujourd’hui le cheval de bataille politique de Michel Houellebecq, défendu de romans en films et en entretiens. Christophe Meurée a montré, dans une analyse des enjeux portés par l’entretien accordé en 2014 à Frédéric Beigbeder dans Lui, « Mon projet pour la France »18, comment Michel Houellebecq convoque tour à tour les différentes postures politiques disponibles dans notre imaginaire littéraire pour lancer ce qu’il annonce comme un « projet de nouvelle constitution démocratique »19, dont l’idée aurait été soumise à Nicolas Sarkozy.
Avec l’aide de Beigbeder, l’auteur de Rester vivant renoue avec toutes les postures qui ont jalonné l’histoire littéraire de la France : l’intellectuel engagé, le maudit, le débauché, l’homme à abattre, le génie inspiré, le suicidé de la société, etc., en vue d’aboutir à une caractérisation noble, sans développement superflu, chaque mise au point donnant lieu à des questions ex abrupto visant à clarifier les positions du citoyen écrivain20.
19Ce n’est donc pas le désengagement qui caractérise la présence de Michel Houellebecq sur la scène politique et médiatique, mais plutôt un patchwork de postures contradictoires, déroutant, certes, mais peut‑être aussi fascinant ou séduisant car chacun peut y trouver ce qui correspond à sa sensibilité.
20Or, il semblerait que la nature de la diffusion médiatique décuple les effets de ce type de discours. Lionel Ruffel a montré que le fonctionnement médiatique contemporain a fait évoluer la notion de public. En effet, selon les travaux de Benedict Anderson, l’idée de nation s’est constituée au cours du XIXe siècle avec l’avènement d’une presse capable de susciter chez les lecteurs un imaginaire de simultanéité entre les différents récepteurs de ce mode d’expression21. Les auditeurs d’Europe 1, par exemple, peuvent se projeter dans l’idée d’une entité nationale recevant simultanément les idées de Michel Houellebecq pour en faire un objet possible du débat démocratique. C’est sur ce mode de représentation qu’a fonctionné l’idée d’engagement intellectuel tout au long du XXe siècle. Cependant, cet entretien n’est pas seulement destiné à la diffusion en direct dans les conditions propres à celles d’une radio nationale. Il est aussi filmé en vidéo, ce qui ouvre la possibilité d’une diffusion en différé et qui permettra l’appropriation et la mise en circulation du propos par des communautés ou des groupes supranationaux, qui peuvent utiliser l’entretien selon leur propre logique. C’est le cas de cette vidéo mise au service du groupe Facebook des « Gentils virus », qui milite pour l’instauration d’une démocratie participative. De façon plus globale, cette vidéo empruntée volontairement à Youtube, pourra être visionnée par tout internaute à n’importe quel moment du temps, ce qui fait de chacun de nous des « sujets performatifs et temporaires »22. En tant que technologie de l’imagination, les médias de masse, tels qu’ils sont structurés aujourd’hui, contribuent à la construction d’une subjectivité politique individualiste ; ils battent en brèche la représentation selon laquelle la coprésence des citoyens dans un même temps permet la construction d’une opinion publique, voire d’un intérêt général, pour faire advenir une coprésence beaucoup plus élastique, où les modes de participation au débat collectif peuvent adopter des modalités beaucoup plus variées selon les circonstances et les appartenances. Cette diffusion polychronique nous place de fait en position d’individu en droit de choisir sa réception, et même de mettre en œuvre des réceptions contradictoires, qui entrent en résonnance efficace avec l’imaginaire individualiste et composite du personnage houellebecquien.
21Hétéroclite, fragmentée, incohérente, ainsi pourrait donc apparaître la scène médiatique sur laquelle les écrivains d’aujourd’hui cherchent contribuer au débat politique commun. Les deux auteurs considérés jusqu’ici s’expriment majoritairement dans des médias devenus traditionnels : les journaux, la radio et la télévision. Même si ces démarches restent encore minoritaires, il importe aussi de s’intéresser à des voix et à des formes qui, si elles ne touchent pas encore le grand public, témoignent d’approches nouvelles et originales dans le paysage médiatique contemporain, car celles-ci pourraient prendre de l’ampleur et de l’audience dans les années à venir.
« Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible »
22Le travail de production de revues mis en œuvre par le collectif Inculte représente l’une de ces entreprises particulièrement remarquables. Ce groupe a choisi de se donner un espace de publication commun sous la forme d’une publication définie comme « à mi-chemin entre la revue et le magazine »23. Cette démarche s’inscrit dans l’émergence de nouvelles formes journalistiques, dans les années 2000, souvent regroupées sous le terme « mooks » ou « magbooks », qui, comme l’indique le mot-valise, se veulent à la fois magazines périodiques, composés de formes brèves, et livres proposant des textes plus étoffés que l’article standard de la presse traditionnelle. Par sa nature-même, cette revue répond à l’aspiration à la déhiérarchisation des supports et des sujets propre à la période contemporaine. Ni destiné aux rayonnages bien rangés des librairies ni conçu pour les bacs des maisons de la presse, cet objet perturbe les classements qui prédéterminent les conceptions a priori de la littérature, et ce d’autant plus que le discours se veut tout aussi divers. « On discutait de Novalis et de politique française, de Deleuze ou de foot… On ne voyait pas pourquoi ces matériaux hétérogènes ne permettraient pas de faire de la littérature »24 raconte Arno Bertina à Grégoire Leménager. En effet, la légitimité du recours à des matériaux renvoyant à un dehors de l’écriture pour elle-même justifie la publication de numéros consacrés à « la littérature déplacée » (janvier 2005), aux « discours politiques » (mai 2005), aux « mamans, putains et autres » (mars 2006), ainsi qu’aux « forces de l’ordre » (janvier 2007). Surtout, en mars 2007, le collectif a publié un hors-série « campagne présidentielle », dont le titre parodique Changer tranquillement la France de toutes nos forces, c’est possible25 annonce clairement le désir d’engager le lecteur à porter un regard ironique sur la campagne présidentielle telle qu’elle va se dérouler dans les semaines après la parution du numéro. Par un renouvellement très stimulant de la tradition de la revue littéraire, ce type de publication remet en cause la partition aujourd’hui admise entre discours politique et discours littéraire et bouleverse la hiérarchie des tons et des sujets.
23« Le mélange des voix et des genres, de l’approche universitaire et du ton potache, de la pensée et de la fiction pour traquer le réel sous toutes ses formes contemporaines […], voilà ce qui réunit ces trentenaires qui, sans l’avoir prémédité, signent la fin de l’ère où Houellebecq incarnait le renouveau du roman hexagonal »26, affirmait, dès 2009, Grégoire Leménager. L’écriture collective adopte un ton de dérision vis-à-vis de la mise en scène excessive de l’ego de l’écrivain médiatisé, qui s’illustre avec malice dans le choix de la photo du chien de Michel Houellebecq en couverture du n°9 de la revue, paru en mars 2006. Cependant, l’énonciation de la revue est plus complexe qu’il n’y paraît. Le choix de publier des textes simplement signés « collectif inculte » pourrait être le reflet d’une uniformité de pensée suspecte en ces temps marqués par le désir de légitimer les paroles auxquelles l’espace public ne donne que peu d’audience. Mais le collectif n’est pas anonyme. Le hors-série consacré à la campagne présidentielle s’ouvre sur la liste du comité de rédaction ainsi que sur celle des signataires de ce numéro en particulier : Gaëlle Bantegnie, Jacques Barbéri, Xavier de la Porte, Maylis de Kerangal, Matthieu Rémy, Nicolas Richard et Xavier Tresvaux. En outre, si un certain nombre de textes – un journal de campagne, une série de « fiches star », ainsi qu’un glossaire – portent la marque du collectif, d’autres sont le fruit d’une écriture à deux, comme le débat télévisé de l’entre-deux tours signé par Maylis de Kerangal et Mathieu Larnaudie27, d’autres encore sont des contributions individuelles, comme le texte consacré à la dénonciation du ralliement à Nicolas Sarkozy par plusieurs intellectuels médiatiques, intitulé « Nos Néo-Cons à nous » et signé François Bégaudeau28. Aurélie Adler a montré que les romans d’Arno Bertina, d’Olivier Rohe et de Mathieu Larnaudie ont en commun une conception de la communauté comme « possibilité d’une ouverture inédite à ceux qui s’excluent ou sont exclus de communautés fermées »29. Cette conception politique de ce que peut être une communauté se réalise dans la manière de donner la parole au sein d’un groupe où chacun peut s’exprimer en son nom, mais en acceptant la contrainte du scénario fictionnel élaboré par le collectif et où chacun peut aussi prendre part à l’œuvre de création commune. Le glossaire élaboré collectivement en fin de numéro définit ainsi la notion de communautarisme :
Doctrine dont la définition dépend précisément de la communauté qui l’évoque. Peut ainsi être : une menace pour la tradition laïque et républicaine ; une réalité incontestable qu’il faut prendre en compte ; un foyer de revendications minoritaires ; un plan sympa pour aller fumer des pétards en bande en Dordogne30.
24Tout comme la démocratie, la communauté est ce que l’on en fait ; telle pourrait être l’expérience offerte au lecteur par la revue Inculte.
25Cette réflexivité est, en outre, profondément à l’œuvre dans l’écriture des textes qui composent le hors-série « campagne présidentielle ». Tout en se positionnant dans la catégorie des productions médiatiques, les différents articles parodient le discours journalistique tel qu’il est diffusé par les grands médias. Par l’emphase et l’hyperbole, la réécriture du reportage télévisé, notamment ceux du journal de Jean-Pierre Pernaut, met en évidence les présupposés partisans et idéologiques de l’information.
Comme chaque année à la même période, c’est la pagaille à la SNCF. Quelques dizaines de milliers d’usagers sont pris en otage. […] Les fonctionnaires du rail réclament de travailler moins et de gagner plus, pendant que les vrais gens se serrent la ceinture et les coudes. […] Avec de tels archaïsmes, il ne faut pas chercher plus loin pourquoi les gens vont travailler à l’étranger. Et avec de tels acquis sociaux, il ne faut pas non plus chercher pourquoi les étrangers viennent travailler chez nous31.
26Dans le premier volume de Devenirs du roman, François Bégaudeau achevait son intervention sur l’engagement en disant que « la politique est une chose bien trop rigolote pour être laissée aux essayistes »32. Dans le cadre d’une publication qui, par sa forme-même, subvertit la manière dont la littérature et les écrivains se présentent au public, le ton satirique adopté par le collectif contribue à délégitimer en direct le prêt-à-penser qui s’impose en guise de débat politique sur la scène médiatique. Cette dérision constitue peut-être l’arme la plus efficace contre des idéologies que la dénonciation et les contre-argumentations ne parviennent pas à discréditer.
Congédier les fantasmes du verbe fait chair et du spectateur rendu actif, savoir que les mots sont seulement des mots et les spectacles seulement des spectacles peut nous aider à mieux comprendre comment les mots et les images, les histoires et les performances peuvent changer quelque chose au monde où nous vivons33.
27Dans le cadre du grand spectacle que constitue le débat politique aujourd’hui, la force de la présence des écrivains ne tient pas forcément aux idées défendues : les appels d’Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie ont surtout montré leur difficulté à mobiliser largement, tandis que les sorties provocatrices de Michel Houellebecq indignent ou amusent plus qu’elles ne convainquent. C’est plutôt par la manière de prendre la parole et de constituer son énonciation que les écrivains contemporains parviennent à transformer les conditions d’intellection du débat collectif. Conformément à la tradition, la posture adoptée doit s’inscrire dans le prolongement d’une œuvre plus purement littéraire qui a su toucher un lectorat important et transformer sa perception du monde. Cependant, elle doit tenir compte aussi des multiples spécificités de la machine médiatique, savoir en jouer, mais aussi savoir subvertir ses automatismes. La force de Michel Houellebecq tient incontestablement à la correspondance qui se tisse entre ses personnages et le libéralisme entretenu par la diffusion de masse. Mais, adopter la sobriété du collectif peut aussi constituer une réponse convaincante dans un espace où la mise en scène égotiste de soi suscite la méfiance critique du spectateur‑citoyen. Plutôt que de défendre telle ou telle idéologie, le groupe Inculte s’efface de la scène et met en avant les discours pour en montrer le vide, les artifices et les contradictions. Sans forcément entraîner de mobilisation collective, la distance ainsi produite pourrait avoir des effets profonds sur la manière de concevoir les enjeux politiques aujourd’hui.