« Ruptures instauratrices » ? Michel de Certeau et la lecture des écarts
1Une « rupture instauratrice ». En définissant ainsi l’« opération de l’histoire » dans un article paru dans Esprit en 1971 (repris dans La Faiblesse de croire), Certeau interrogeait de manière radicale la pratique même de l’historien, mettant en crise les tentations mémorialistes qui pourraient guetter ce dernier. Il n’y a pourtant aucun paradoxe à vouloir ici faire mémoire du geste inauguré par Certeau. Si les lieux que celui-ci a explorés sont si divers, c’est aussi qu’ils renvoient chacun à des « manières de passer à l’autre ». Son œuvre s’est montrée d’emblée rétive à toute démarche surplombante, d’où les réserves émises à l’encontre de la pratique historienne de Michel Foucault dans Les Mots et les choses (« Le noir soleil du langage : Michel Foucault », paru en 1967 dans la revue Études), pour s’attacher, dans l’analyse des pratiques, à ce qui les informe et les marque d’en-dessous, « ruses » et « arts de faire » qui « tordent » les logiques des pouvoirs cadastrés. Pour pouvoir les repérer, elle s’est attachée à démonter les présupposés idéologiques qui entravent la compréhension des faits de culture en prônant sans relâche dans ses lectures une « pratique de l’écart » (Luce Giard, « Préface » in Michel de Certeau, La Faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, p. 9). « [Ce livre] est exilé de ce qu’il traite », peut-on lire dans les pages liminaires de La Fable mystique I, propos emblématique qui renvoie tout à la fois à un constat et à un geste, une signature et un programme.
2Penser l’exorbité. Sous diverses formes, la notion d’altérité a indiscutablement servi de remarquable laboratoire, comme en témoignent les analyses consacrées à la mystique (La Fable mystique I et II, ainsi que certains chapitres de La Faiblesse de croire ; voir l’article de Serge Margel) ; on peut également songer aux travaux sur l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578) du missionnaire calviniste Jean de Léry (L’Écriture de l’histoire) ou aux considérations sur Robinson Crusoé de Daniel Defoe (Histoire et psychanalyse). Cette attention portée à l’altérité – aux traces brisées de ces altérités irrécupérables qui troublent, dans leur perte, l’ordre des discours – se manifeste à un autre niveau d’analyse dans le bruissement des langues et des vocables : le latin médiéval de Nicolas de Cues, la poésie mystique de Jean de la Croix, les mots tupinambas relayés par Jean de Léry, la parole sauvage dans « Des cannibales » des Essais de Montaigne (Le Lieu de l’autre), l’« atlas diabolique » des possédéesde Loudun, les nomenclatures des anges qui confinent au vertige mathématique chez le jésuite Kircher... autant de fragments de pensée et de discours, témoins silencieux d’une culture disparue, énigmatique à bien des égards et signes d’un deuil que l’historien, par son écriture, est forcé de mettre en scène. Le lecteur pourra d’ailleurs être frappé par les nombreuses occurrences de termes comme « revenants » ou « fantômes », autant de figures spectrales qui hante la pratique historienne. C’est plus fondamentalement une manière, comme l’écrit Michel de Certeau, d’« exorcise[r] la mort en l’introduisant dans un discours » (L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. Folio/Histoire, 2002, [1975], p. 118).
3L’un des apports majeurs de l’œuvre de Michel de Certeau réside indiscutablement dans la conscience aigüe des « lieux » de production des discours, en particulier lorsque ceux-ci tentent de traduire dans le présent de l’écriture ce qui leur échappe. Certeau est fasciné par les états paroxystiques, qu’il s’agisse des visions mystiques, des possessions, du don de prophétie (article de Muriel Pic), des expériences médiumniques, des pathologies du langage (article de Camille Jaccard)… Qui parle ? D’où parle-t-on ? À qui s’adresse-t-on ? Quels moyens discursifs et stylistiques mobilise-t-on ? Soucieux de rappeler que toute parole est liée à une historicité, notamment dans son rapport à l’autorité, Certeau explore les « manières de dire » dans leurs filiations intertextuelles, leurs réappropriations et leurs distorsions, ce afin de contrer toute vision essentialiste des faits de culture. Surtout, Certeau est sensible aux interprétations plurielles que suscite tout énoncé – le trouble, le malentendu, la méprise sont autant de manières de montrer qu’une parole dans sa singularité se pluralise en fonction des circonstances, des actions, des « crises », des forces en présence. Car il s’agit dans tous les cas d’interroger le rapport à la norme (religieuse, sociale, politique, morale) à l’aune des « hétérodoxies » et autres dissidences qui la modélisent en retour – « hétérodoxies » qui sont certes celles des siècles passés, mais que Certeau retrouve de manière impromptue dans les univers urbains contemporains (L’Invention du quotidien), preuve d’une pensée qui cherche les points d’articulation entre différents lieux, entre différentes temporalités. C’est également ce que suggère Pierre-Antoine Fabre lorsqu’il fait entrer en résonances les travaux sur la culture mystique du XVIIe siècle et les écrits politiques nés des événements de mai 1968 (rassemblés sous le titre La Prise de parole et autres écrits politiques [1994]).
4Réunissant historiens et littéraires, les actes que l’on présente ici, issus d’une journée d’étude à l’Université de Lausanne en 2014, reviennent, sans restriction de champ, sur la remarquable ouverture disciplinaire dont les écrits de Michel de Certeau ont fait preuve pour en interroger les méthodes, les « opérations », les « pratiques », les présupposés, mais aussi les procédés d’écriture (voir la contribution de Christian Jouhaud sur l’ouverture de La Possession de Loudun). Ces textes sont devenus pour nous un lieu. Or, « les récits de lieu sont des bricolages. Ils sont faits avec des débris de monde » (Michel de Certeau, Luce Giard, Pierre Mayol, L’Invention du quotidien : tome I. « Arts de faire », Paris, Gallimard, 1990 [1980], p. 161). Le lieu est peut-être morcelé, mais les lectures indiquent dans les débris ce qui les transforme en « éclats ». En elles « sommeillent » aussi « des révolutions » (ibid., p. 162) : c’est désormais aux lectrices et aux lecteurs de s’y plonger.