Les « Utopies vocales » comme lieux possibles d’une réflexion sur l’histoire et l’herméneutique
1La glossolalie ou « parler en langues » dans les Actes des Apôtres (II, 6 sq.), c’est-à-dire le fait de s’exprimer dans une suite de syllabes incompréhensibles mais revêtant l’aspect d’une langue véritable, est un phénomène qui a retenu l’attention de nombreux observateurs. Théologiens, anthropologues, médecins, linguistes se sont intéressés de près à ces faits de langue qu’ils repéraient chez certains pentecôtistes, spirites, malades mentaux et poètes. Lorsque Michel de Certeau aborde à son tour ce sujet dans Utopies vocales : glossolalies, il témoigne d’une profonde connaissance des discours savants qui ont cherché à rendre compte de ces langues étranges et fascinantes. Cependant, le constat tombe rapidement : « L’histoire de la glossolalie est presque tout entière celle des interprétations qui entendent faire parler des phrases et prétendent ramener cette délinquance vocale à un ordre de signifiés »1. Cette observation laisse ainsi poindre une critique de cette tradition herméneutique, jugée réductionniste. Mais l’importance de telles recherches, dont il présente des exemples dans son article, n’est toutefois pas niée : « […] l’explication, étrangère au dire glossolale, lui est en même temps nécessaire »2. Dès lors, comment produire un tel discours sans retomber dans les difficultés soulevées par ces études ? Une autre histoire de la glossolalie est-elle possible ? Et, puisque ce problème semble lié à celui de son interprétation, quelles pistes Certeau propose-t-il pour renouveler la pratique interprétative ? Autant de questions auxquelles nous essaierons de répondre en analysant le travail qu’il consacre au sujet. Si dans un premier temps nous préciserons le contexte de l’écriture de cet article et soulignerons son originalité, nous porterons ensuite une attention plus serrée sur la manière dont il formule une critique de Saussure.
L’oralité réécrite : polyphonie en exergue
2« Utopies vocales : glossolalies », récemment intégré au second volume de la Fable mystique sous le titre « L’opéra du dire : glossolalies »3, est un texte dont l’élaboration implique différents lieux et registres d’énonciation. Paru d’abord en 1980 dans la revue Traverses dans un numéro thématique consacré à la voix et à l’écoute, cet article se présente comme le prolongement de discussions qui ont eu lieu, deux ans auparavant à Urbino, lors d’un colloque organisé par l’Institut de philologie classique et le Centre international de sémiotique et de linguistique4. Les premières lignes de l’article font d’ailleurs écho à ces rencontres qui réunissaient des experts de différents domaines. En exergue, Certeau cite ainsi une définition qu’avait formulée, lors de ces rencontres en Italie, le médecin montréalais André Roch-Lecours, spécialiste des questions relatives au langage des schizophrènes et à l’aphasie :
Glossolalie : classe de comportements linguistiques déviants apparentés, caractérisés par un discours fluent, enarthrique, ségmentable en termes d’unités phonémiques, et entièrement ou presque entièrement constitué de néologismes5.
3Cette définition médicale utilise une terminologie linguistique pointue. Le terme enarthrique, que l’on peut comprendre étymologiquement comme relatif à l’articulation, semble être lui-même un néologisme. Dans tous les cas, le jargon utilisé laisse penser que la définition, aussi normative soit-elle, n’est en fait pas si éloignée de l’objet qu’elle entend délimiter. Certeau ne commente pas directement cette proposition. Mais l’intérêt qu’il manifeste dans la suite de l’article pour le rapport de dépendance entre les discours savants et la glossolalie justifie sans doute ce choix d’une définition reflétant cette ambivalence.
4Mais n’anticipons pas trop, car c’est sans transition que Certeau cite un autre médecin, le psychiatre belge Jean Bobon auteur d’une Introduction historique à l’étude des néologismes et des glossolalies en psychopathologie parue en 19526. Ce texte présente au fil des chapitres une somme importante de publications sur le sujet « résultant d’observations immédiates ». Ce critère de sélection répond à la visée clinique du projet. Comme le précise son auteur dans la suite de la préface, il entend « réexaminer d’innombrables néoformations verbales » et les étayer « au regard de nos connaissances actuelles »7. Certeau retient de ce médecin, qui allait devenir en 1964, le co-fondateur et le vice-président de la Société internationale de Psychopathologie de l’Expression, sa typologie. En effet, dans la masse des documents étudiés, deux façons de considérer la glossolalie sont distinguées par le médecin : la tradition française y verrait l’intervention d’une « conscience claire et [de] la volonté réfléchie », et la tradition allemande parlerait, au contraire, d’« explosion automatique de processus affectifs intenses, avec diminution du conscient clair »8. À nouveau, Certeau ne commente pas ce constat. Cependant, la citation permet de relever la diversité des points de vue sur la glossolalie, qui entrent d’ailleurs en concurrence les uns avec les autres. Enfin, l’épigraphe s’achève sur une troisième citation. Il s’agit d’une transcription faite par le même Roch-Lecours d’une glossolalie d’un charismatique pentecôtiste.
5Si cet exergue a l’avantage de proposer d’emblée une définition, un commentaire savant et un exemple permettant de clarifier l’objet de cet article, il met également en avant la complexité d’un phénomène qui fait controverse et qui touche aussi bien le domaine médical, linguistique, anthropologique et religieux (la suite du texte précisera également le lien avec la poésie)9. Il importe donc de souligner que la réflexion de Certeau s’inscrit d’emblée dans une épaisseur de discours qui ont tenté d’approcher les phénomènes de la glossolalie, car ce sont précisément la glossolalie et ses interprétations qui l’intéressent particulièrement.
Dépathologiser la psychopathologie du langage
6Certeau retient également de sa lecture de Jean Bobon une série d’études sur la « pathologie » du langage à la fin du XIXe siècle et au début du XXème qu’il juge remarquables. Parmi la cinquantaine de titres cités dans l’historique dressé par le médecin belge, Certeau en sélectionne sept annonçant que ce corpus fera l’objet d’une étude ultérieure. Or, il semble que ce texte ne soit jamais paru. Le présent article, s’il n’aborde pas spécifiquement cette bibliographie médicale, examine toutefois des travaux contemporains sur le même thème. Il s’agit d’abord de la correspondance du pasteur suisse Oskar Pfister avec Sigmund Freud, et ensuite de l’expertise linguistique de Ferdinand de Saussure sollicitée par le psychologue Théodore Flournoy.
7Mais avant d’examiner ces deux exemples, Certeau met en place un important changement de perspective dans l’approche de la glossolalie. En effet, contrairement aux études qui observent de tels discours dans des états hors du commun, de l’extase prophétique à la folie, Certeau montre que le phénomène n’est pas aussi exceptionnel qu’il paraît. La glossolalie relève du quotidien – thème cher à l’auteur – et on la trouve, si l’on fait attention, dans tous les discours comme une « vocalisation seconde et disséminée [qui] traverse le discours énoncé, le coupe ou le double »10. Bégaiements, tics, lapsus dont la psychopathologie de l’expression s’est emparée pour en faire des symptômes, ne sont alors plus à bannir, parce que « parler pour ne rien dire » permet « précisément [de] ne pas être trompé par les mots, [d’]échapper aux pièges du sens […] et [de] rejoindre […] un dire premier »11. Dans ce contexte, la glossolalie devient « le phénomène qui isole cet opéra et qui l’autorise. Elle organise un espace où la possibilité de parler se déploie pour elle-même »12. Ailleurs, hors du sens, cette « utopie vocale » n’est pourtant pas dénuée d’un potentiel heuristique. Comme le souligne Certeau, elle « met en voix quelque chose qui concerne, en chaque langue, sa possibilité d’être parlée »13. Son caractère performatif lui confère en outre une dimension universelle.
8Cependant, la tradition ne l’aurait pas entendue de cette manière, et des penseurs comme Freud ou Saussure n’échappent pas à la critique. Dans les limites de cet article, nous insisterons sur l’analyse que fait Certeau de l’interprétation saussurienne.
Parler en langue, parler en liberté
9L’interprétation par Saussure d’une glossolalie est rapportée dans l’œuvre du médecin et psychologue genevois Théodore Flournoy. Ce dernier dans Des Indes à la planète Mars fait part de ses recherches concernant la médium Hélène Smith, active à Genève à la fin du XIXème siècle. Assistant à de nombreuses séances spirites, Flournoy suit pendant plus de cinq ans cette femme dans le but de mieux comprendre les phénomènes de subconscience14. De plus, le psychologue consacre de nombreuses pages de son livre, sous-titré Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, à l’analyse des langues – martien, sanscrit, ultra-martien… – que la spirite prétendait parler.
10Certeau retient, dans cette foisonnante enquête, l’expertise de Saussure sollicitée par l’auteur pour attester de l’authenticité du sanscrit d’Hélène Smith. Mais les conclusions du célèbre linguiste en soulignent « la nullité grammaticale »15. Pour le savant, en effet, il ne s’agit que de français déguisé de façon enfantine. Certeau conteste ce jugement en expliquant que :
La tromperie tient dans l’équivoque entre un parler qui se veut autre, et sa réception, qui l’identifie à une positivité étrangère mais connaissable (le sanscrit). Elle concerne non le contenu. Mais, ici aussi, un procès de communication : un parler pris pour une langue16.
11Si donc la réponse saussurienne ne le satisfait pas, il utilise néanmoins les résultats de cette expertise pour poser une question qui permettra de mieux comprendre le phénomène de la glossolalie : « D’où vient donc qu’il faille que ça n’ait pas l’air français, trompe-l’oreille qui induit chez les auditeurs savants de l’illusion que ça doit être du sanscrit (ou du sanscritoïde) ? »17. Sa réponse est la suivante :
Sans doute s’est-elle mise à parler « sanscrit » et à en développer les paysages sonores parce que ses auditeurs l’attendaient et l’entendaient là, un peu à la manière dont un enfant se met à parler la langue sur laquelle ses parents, par leur audition, embrayent sa simulation vocale en y découpant ses « premiers mots ». Certes Mlle Smith sort d’une langue (le français) au lieu d’y entrer, mais cette « sortie » aurait peut-être été aussi l’apprentissage du sanscrit si l’aréopage de ses examinateurs avait songé à lui répondre plus qu’à l’observer, et cherché la communication (un parler) plus que l’existence d’un savoir (une langue). Toujours est-il que son « charabia », comme dit Saussure, vise non une langue, mais quelque chose comme l’institution d’un parler18.
12Cette lecture, laquelle insiste sur la communication et le rôle des récepteurs se refusant à devenir des interlocuteurs, paraît particulièrement pertinente en ce qui concerne le cas de Saussure. De plus, la façon dont Certeau décrit cette « sortie » de la langue française permet de la penser comme « libération » de la tutelle de la science, voire même comme émancipation d’une femme par rapport au savoir-regard d’hommes19. En ce sens, la glossolalie produit bien un déplacement. Il s’agit pour Hélène Smith, de son vrai nom Elise Müller, d’échapper à la place qu’on lui assigne, c’est-à-dire à sa condition sociale de femme aussi bien qu’à celle d’objet de la science. Définir la glossolalie comme « utopie vocale » permet donc d’insister sur cet aspect politique que ses commentateurs ont passablement ignoré.
13Cependant, il nous paraît important de nuancer la conclusion de Certeau lorsque parlant de la lecture saussurienne, il l’extrapole à « l’aréopage des examinateurs » réunis autour de la médium. L’interprétation de Flournoy se situe, comme nous allons le voir, sur un autre plan que celle de Saussure.
Des Indes à la planète Mars : voyage en Utopie
14Si l’expertise saussurienne cherche à déjouer la part mystérieuse du langage d’Hélène Smith, Flournoy insiste au contraire sur la bonne volonté de la médium. Il explique que la glossolalie serait le fruit de l’imagination subliminale de son énonciatrice20. Ainsi le travail du psychologue commence-t-il là où s’arrête celui du linguiste. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Certeau se rapproche de l’interprétation de Flournoy lorsqu’il compare Hélène Smith à une enfant apprenant à parler. Le psychologue avait, en effet, souligné l’importance de cette période de la vie dans la constitution du moi subliminal auquel il rattachait la glossolalie21.
15En outre, le psychologue n’est pas aussi en retrait de la communication que ce que suggère le commentaire de Certeau lequel relie l’attitude de Flournoy à celle de Saussure pourtant appelé comme expert externe sur un problème précis. Comme l’attestent les comptes rendus de séances, Flournoy n’a cessé, au cours de ses analyses, de poser des questions à la médium. Certes, il n’est lui-même jamais sorti de la langue française et n’a jamais abandonné sa rationalité scientifique, mais les liens entre le savant et la médium sont complexes et ne se résument pas au rapport entre un observateur et un observé qui préexisterait à l’observation. Sans recourir forcément aux lectures psychanalytiques qui ont perçu une forme de transfert entre Flournoy et Hélène Smith22, on peut citer des travaux d’historiens qui ont insisté sur cette activité d’invention des sujets de la psychologie23 ou encore cette remarque de l’historien de la linguistique, Christian Puech qui résume bien l’enjeu de la situation :
De suggestions en expertises, d’expert en expert, le médium obéit manifestement aux demandes de plus en plus exigeantes de Flournoy et passe successivement de la description de ses visions en langue naturelle, à l’invention du sanscrit (expertisé par Barth, Michel et Saussure), puis à celle du martien (Henry), à l’ultra-martien, à l’uranien et au lunaire…jusqu’à la rupture provoquée par la publication des Indes sur lequel Hélène revendiquera des droits jugés abusifs pour Flournoy24.
16L’empreinte de Certeau est perceptible dans cette analyse parue dans un numéro de revue lui rendant hommage. Elle prolonge, en effet, l’idée certalienne fondamentale selon laquelle il existerait un rapport de nécessité entre la glossolalie et son explication.
17Cette dépendance est visible à plusieurs niveaux dans le texte de Flournoy et nous terminerons en précisant un aspect que Certeau ne mentionne pas, mais qui nous est apparu à la suite de ses analyses. Les comptes rendus de Flournoy indiquent, en effet, que Hélène Smith faisait intervenir lors des séances un esprit prénommé Léopold, assumant explicitement les fonctions d’interprète et de traducteur. En fait, dans le même temps que la médium invente une langue, elle organise le dispositif de son interprétation. De sorte que l’on trouve à l’intérieur même du récit de Flournoy une alternative à l’interprétation savante. Cette dernière n’a d’ailleurs pas hésité à rivaliser avec les discours de science, comme en témoigne cet extrait :
C’est vers la fin de cette même séance que Léopold, sans doute pour faire honneur à la présence assez exceptionnelle de M. de Saussure, se décida, après une scène de traduction martienne… par Esenale, à nous donner de la voix d’Hélène son interprétation du chant hindou […]25.
18Flournoy évalue d’abord favorablement cette traduction qui semble entrer dans le cadre interprétatif imposé par les experts, mais les choses se compliquent lorsque l’explication s’écarte de ce cadre :
On sait que Léopold, qui a mis tant d’empressement à nous procurer le moyen quasi magique d’obtenir la traduction littérale du martien, n’a jamais daigné en faire autant pour l’hindou et s’est borné à nous en esquisser quelques interprétations libres et vagues, n’ajoutant guère à ce que la pantomime laissait déjà deviner26.
19Dans la mesure où Flournoy dévalorise d’emblée cette explication, il ne l’a pas restituée. Or on peut le regretter, car elle aurait peut-être offert une alternative intéressante à l’herméneutique savante dont Certeau a justement souligné les limites. Cependant, la question se pose de savoir si, intégrée au texte du psychologue, cette interprétation émanant de la médium intrancée aurait conservé son originalité. Au vu des précédentes analyses, il est légitime d’en douter, et les regrets de ne pas la voir reproduite se dissipent vite. La valeur du travail de Certeau, lorsqu’il se fait historien de la glossolalie, est précisément de rendre ses lecteurs attentifs à l’existence d’une « voix seconde » qui traverse les discours de la raison, d’en relever l’écho et les inflexions, tout en reconnaissant avec humilité que le récit historique ne peut la saisir totalement, qu’elle demeure une utopie…