Paris comme machine à explorer le temps : La Double Vie de Théophraste Longuet de Gaston Leroux
C’est une histoire historique.
Gaston Leroux
1« Leroux est avant tout parisien1 », affirme Maurice Dubourg dans son article consacré à l’écrivain. Né en 1868 au 66, rue du Faubourg Saint-Martin, Leroux a passé ses jeunes années en Normandie, après quoi il s’est installé dans la capitale en 1886 et a saturé nombre de ses romans de références parisiennes très précises. Dans une interview datée du 2 mai 1925, Leroux désigne Honoré de Balzac comme son écrivain préféré2. Comme l’auteur de la Comédie humaine, Leroux semble vouloir « tisser comme une araignée / À Paris sa messe funèbre3 », commémorer la capitale, se faire« archéologue » de Paris (pour reprendre le mot de Jeannine Guichardet).
2En effet, dans son roman Le Roi Mystère (1908), qui commence par une apologie de Dumas père, « notre père à tous4 », Leroux trace un tableau topographiquement fort précis, dumasien et suesque à la fois, de la capitale (dans la tradition des Mohicans de Paris et des Mystères de Paris), à partir de cet endroit lugubre qu’était dans les années 1860 la place de la Roquette, jusqu’au Bois de Boulogne. Dans un article ironique intitulé « Fouette, cocher ! », publié à la une du journal « Le Matin » le 1er décembre 1899 puis repris dans Sur mon chemin5, Leroux décrit dans les moindres détails l’itinéraire – en fiacre – entre le Palais du Luxembourg et le boulevard Poissonnière ; c’est là, au numéro 6, que se trouvait à l’époque la rédaction du « Matin ». Cet article permet au lecteur de nos jours de conclure que les embouteillages existaient déjà à Paris à la fin du XIXe siècle (puisqu’il fallait une heure et demie pour parcourir une distance de deux kilomètres et demi).
3Dans son roman le plus fameux, Le Fantôme de l’Opéra (1910), Leroux se limite au quartier adjacent à la rue Scribe ; dans le livre troisième de son roman intitulé Balaoo (1912), il ébauche une odyssée à la fois loufoque et très réaliste de deux singes à travers Paris ; dans sa dilogie sur Bénédicte Masson et l’androïde Gabriel, La Poupée sanglante et La Machine à tuer (1923), les événements tantôt horrifiques tantôt hilarants se déroulent dans ce quartier paisible et plutôt provincial qu’était (et que reste, dans une certaine mesure, de nos jours) l’île Saint-Louis.
4Le second roman de Gaston Leroux, intitulé dans la version feuilleton Le Chercheur de trésors (« Le Matin », à partir du 5 octobre 1903), et en volume La Double Vie de Théophraste Longuet (1904), appartient lui aussi aux romans « parisiens » de l’auteur, avec cette particularité de contenir une dimension historique, rétrospective. Chose rare dans l’œuvre de l’écrivain, qui n’avait pas de vrai penchant pour le roman historique (à cet égard Les Ténébreuses, publiées en 1924 et consacrées aux événements de 1916 en Russie et plus spécialement à l’assassinat de Raspoutine, constituent peut-être une exception6).
5Sans prétendre résumer le contenu du roman (assez connu d’ailleurs et plusieurs fois réédité – à notre connaissance en 1929, 1964, 1970, 1978 et 1981), nous nous contenterons d’observer qu’il s’agit de l’histoire d’un dédoublement de personnalité, inspirée par L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde de Robert Louis Stevenson. Cette œuvre de Stevenson, qui a paru en Angleterre en 1886, n’était connue dans la France de la Belle Époque que grâce à une analyse exhaustive publiée en 1888 par une critique et traductrice, Marie-Thérèse Blanc (qui publiait sous le pseudonyme de Thérèse Bentzon7).
6Dans La Double Vie de Théophraste Longuet, Leroux narre l’histoire d’un humble marchand de timbres en caoutchouc qui, passé à la retraite, découvre qu’il est la réincarnation de Louis-Dominique Cartouche. Les deux personae coexistent en lui, et c’est tantôt l’une tantôt l’autre qui prend le dessus. Cette coexistence permet à Leroux d’effectuer un voyage dans le temps (imaginaire il est vrai !) qui présente une certaine ressemblance avec un conte fantastique de Hans Christian Andersen, Les Galoches de la Fortune (Lykkens Kalosker, 1838). En effet, dans un des épisodes du roman, le protagoniste se promène dans les rues de Paris – accompagné de son voisin, M. Petito – sans se rendre compte qu’il s’agit non pas du Paris du début du XVIIIe siècle, mais de la capitale de la Belle Époque. Chez Andersen, le conseiller Knap, grâce aux galoches magiques, se déplace du XIXe siècle au Moyen Âge (XVe siècle). Mais, à la différence de Théophraste, il se rend tout de suite compte des changements architecturaux (et autres).
7Voici un passage intéressant de La Double Vie de Théophraste Longuet :
Ils étaient arrivés au coin de l’avenue Trudaine et de la rue des Martyrs. Ils descendirent [par la rue des Martyrs]. Théophraste était de fort méchante humeur.
– Monsieur, dit-il, j’ai rendez-vous au cabaret du Veau-qui-tette, à côté de la chapelle des Porcherons que voici...
– Mais c’est la chapelle Notre-Dame-de-Lorette et nullement celle des Porcherons8.
– Je n’aime point qu’on se paie ma tête, affirma Théophraste [...].
– Il y a du brouillard, répliqua Théophraste, et c’est votre excuse. Vous avez perdu votre chemin, parmi tous ces champs de culture9 !
8Le cabaret du Veau-qui-tette est une vieille auberge que Cartouche utilisait pour ses rendez-vous avec la belle Vénus-Jeanneton, ainsi que pour ses rencontres avec les « cartouchiens », membres de la bande.
9Ce qui attire notre attention dans cette citation, c’est l’expression très ambiguë : « tous ces champs de culture ». En effet, il ne s’agit nullement d’agriculture ; M. Petito est un instituteur, qui cultive d’autres champs, et c’est le patrimoine culturel parisien qui constitue une sorte de machine à voyager dans le temps chez Gaston Leroux. Déjà le choix de Cartouche comme réincarnation (par anticipation) de Théophraste n’est pas fortuit : il s’agit non seulement d’un personnage historique, mais aussi d’une figure très médiatisée, d’un personnage-légende – il existe vers la fin du XIXe siècle toute une tradition littéraire concernant Cartouche. Et ce n’est pas par hasard que Leroux, dans une note en bas de page, remercie les bibliothécaires de la Nationale, de Carnavalet et de l’Arsenal pour leur aide. Le fameux brigand appartient donc lui-même aux « champs de culture ».
10 En lisant La Double Vie de Théophraste Longuet, le lecteur a parfois l’impression d’avoir affaire à un roman historique, rempli d’allusions savantes, notes et citations (entre autres, l’auteur mentionne le mélodrame d’Adolphe d’Ennery et Ferdinand Dugué, Cartouche, 185310). L’interprétation par Théophraste de la fameuse chanson de Cartouche en argot (pendant un dîner solennel, en présence de ses amis) constitue un point crucial du roman. Il est difficile d’indiquer précisément la source d’où Leroux tire cette chanson : incluse dans le poème de Nicolas Racot de Grandval, Le Vice puni ou Cartouche (1725), elle est également citée dans le roman – plus récent – de Grandpré, Cartouche, roi des voleurs11. La seconde source est plus vraisemblable, puisque Leroux puisait largement dans les romans populaires du XIXe siècle. En ce qui concerne le poème de Grandval, Leroux cite – d’une façon explicite cette fois – un passage concernant le portrait de Cartouche : « Brun, sec, maigre, petit, mais grand par le courage / Entreprenant, hardi, robuste, alerte, adroit12 ».
11Et ce n’est pas un hasard si l’action du roman commence par une visite à la Conciergerie. La toute première réplique du livre est celle d’un gardien qui laisse entrer dans le bâtiment Théophraste, sa femme Marceline et son ami Adolphe, et leur pose la question suivante : « Vous êtes français13 ? » Ceci n’est pas fortuit non plus : à l’époque, les étrangers constituaient la majorité des visiteurs de la Conciergerie. Souvenons-nous que la publication du roman de Leroux commence en octobre 1903 dans Le Matin. Or, le 5 janvier 1903, Le Petit Journal publie un article intitulé Pour voir Thérèse. Il y est question de la visite d’un groupe d’Américains à la Conciergerie. Ces Américains ne parlent pas français ; malgré cela, le gardien commence sa visite guidée, mais les étrangers lui font comprendre que les geôles des fameux détenus des temps jadis (Marie-Antoinette, André Chénier, Madame du Barry… le nom de Cartouche n’est d’ailleurs pas prononcé) ne les intéressent pas et qu’ils ne veulent voir qu’une seule chose, ou plutôt qu’une personne : Thérèse Humbert. Cette fameuse criminelle de la Belle Époque, condamnée plus tard à cinq ans de travaux forcés, a été enfermée le 29 décembre 1902.
12Par contre, pour les personnages de La Double Vie de Théophraste Longuet, la Conciergerie est non seulement une prison, mais un élément important du patrimoine culturel parisien, ce que souligne – d’une façon très pédantesque – Théophraste : « Les monuments du passé sont le livre de l’histoire14 ». En décembre 1902, un journal parisien, Le Rappel, commence la publication de la version feuilleton d’un roman que tout le monde était pourtant censé avoir déjà lu, à savoir Splendeurs et misères des courtisanes. Comme nous l’avons déjà constaté, Balzac était une figure-clé pour Gaston Leroux. Or, dans la troisième partie de son roman, intitulée « Où mènent les mauvais chemins », Balzac écrit :
Hélas ! la Conciergerie a envahi le palais des rois. Le cœur saigne à voir comment on a taillé des geôles, des réduits, des corridors, des logements, des salles sans jour ni air dans cette magnifique composition où le byzantin, le roman, le gothique, ces trois faces de l’art ancien, ont été raccordés par l’architecture du XIIe siècle. Ce palais est à l’histoire monumentale de la France des premiers temps ce que le château de Blois est à l’histoire monumentale des seconds temps15.
13Leroux, sans aucun doute, connaissait bien cette citation. Et si le dédoublement du personnage commence précisément à la Conciergerie, c’est non seulement pour cette simple raison que Cartouche y était détenu en octobre 1721, mais aussi parce que la mémoire des siècles incorporée au monument historique rend possible cette plongée dans le passé. Ainsi, le rôle de la Conciergerie comme élément du patrimoine, comme objet culturel et non seulement comme « antichambre de la mort », est vivement souligné par Leroux, qui connaissait d’ailleurs ce bâtiment par cœur. Selon un grand connaisseur de l’œuvre de Gaston Leroux, Guillaume Fau, conservateur des manuscrits à la BNF, « le moindre recoin de l’ancienne prison de la Conciergerie lui est familier, comme s’il y avait déjà vécu16 ».
14 Et les catacombes ? Leroux les connaissait non moins bien. En effet, à la une du Matin du 3 avril 1897, on trouve un article anonyme, mais sûrement écrit par Leroux et intitulé « Catacombes-Concert ». Il y est question d’un événement culturel insolite qui s’est déroulé dans les catacombes. Le passage que nous avons mis en italique est repris sans aucun changement dans le texte du roman :
Et sous les voûtes des catacombes, parmi les avenues et les carrefours où s’alignent les murs tragiques des crânes, des tibias et des fémurs, la Marche funèbre de Chopin a fait entendre sa plainte, devant un public d’esthètes, de “petits ventres affamés17”, d’artistes [...]. Il est une heure et demie du matin. Les musiciens arrivent, avec les boîtes lourdes des instruments. Il en manque. On attend encore. Quelques-uns se lassent d’attendre, s’en vont, en ayant assez vu et n’ayant rien entendu. Les organisateurs de cette petite fête passent. Nous les interrogeons. Nous désirons savoir le pourquoi et surtout le comment.
– L'idée nous en est venue un soir, nous dit l’un d’eux, chez un de nos amis, un étudiant en médecine, M. Doubrolle. Nous avons pensé que ce ne serait point banal, cette note d’art : du Chopin dans les catacombes18.
15Cette information a été publiée également par d’autres périodiques parisiens, dont L’Intransigeant :
En effet, quelques jeunes littérateurs et musiciens avaient conçu, ces derniers temps, une idée à laquelle assurément on ne pourrait reprocher de manquer d’originalité. À la recherche de sensations neuves [...] ils avaient pensé que l’audition de la Marche funèbre de Chopin, la nuit, dans l’ossuaire des catacombes, devait être pour eux une jouissance exquise et rare, et ils avaient organisé ce concert. Cet original, mais macabre divertissement a eu lieu et a duré une heure environ19.
16Ce fait divers a inspiré Gaston Leroux dans La Double Vie de Théophraste Longuet. Le protagoniste, poursuivi par le commissaire Mifroid – un personnage récurrent dans quelques romans de Leroux –, tombe par inadvertance dans un égout parisien ; le long périple souterrain20 qui s’ensuit s’achève justement dans cette salle de concert improvisée – mais ce happy end est précédé par un épisode tout à fait féerique, sans analogue dans l’œuvre de notre auteur : le séjour de Théophraste et de Mifroid chez les Talpa.
17Dans son Panorama de la littérature fantastique de langue française, Jean-Baptiste Baronian observe :
on regrettera que Leroux ait entraîné aux trois quarts du livre21 son héros au fond des catacombes de Paris et, par-dessus tout, à la rencontre du peuple souterrain de Talpa dont l’énoncé des us et coutumes couvre trop de pages22.
18L’importance de l’épisode est néanmoins considérable. L’association entre les catacombes parisiennes et l’enfer dantesque étant trop répandue, voire banale, Leroux cherche et trouve une autre vision du sujet, tout à fait inattendue. En se déplaçant dans les couloirs souterrains, Longuet et Mifroid se retrouvent – comme c’était le cas à la Conciergerie – dans un lieu de mémoire culturelle. Ils ont l’occasion de faire quelques observations intéressantes, y compris sur la hauteur très variée des couloirs. Grand érudit plutôt que policier, Mifroid donne à son compagnon l’explication suivante :
Quelquefois, lui dis-je, la croûte terrestre est si peu épaisse qu’il faut prolonger les fondations des monuments jusqu’au fond des catacombes. C’est ainsi qu’au cours de nos pérégrinations nous risquons de rencontrer les piliers de Saint-Sulpice, de Saint-Étienne-du-Mont, du Panthéon, du Val-de-Grâce, de l’Odéon... Ces monuments s’élèvent en quelque sorte sur des pilotis souterrains23…
19Ainsi, le Paris souterrain, chez Leroux, n’est pas seulement l’antithèse du Paris terrestre24 ; c’est aussi sa prolongation, c’est aussi les racines de l’arbre de la culture qui pousse à la surface ; et c’est pour cela que le concert parmi les ossements est moins macabre qu’on ne le pense.
20Mais revenons aux Talpa. Il est incontestable que cette civilisation souterraine, cette société bien organisée, vertueuse (à sa façon !) et sage, qui ignore la propriété, où « chacun prend ce qu’il a besoin de prendre », qui prêche l’amour libre et bannit l’institution du mariage, constitue une utopie parodique incluant quelques éléments communistes. Dans Le Roi Mystère, Leroux reparle d’ailleurs des catacombes et se souvient des Talpa25. « Trois escaliers conduisent aux catacombes. Celui de la barrière d’Enfer présente avec ces lieux une remarquable analogie de nom26 », écrit Nestor de Lamarque en 1832. « Nous nous trouvions encore sous l’ancien quartier d’Enfer27 », note dans son journal l’inspecteur Mifroid. Cependant, la première vision qui s’offre aux yeux de Longuet et de Mifroid lorsqu’ils pénètrent dans le royaume des Talpa n’a rien d’infernal ; elle est sensuelle et paradisiaque (une sorte de Suzanne/Vénus au bain).
21Ce « refuge de l’utopie28 », pour reprendre les mots de Céline Knidler, n’est pas absolument atemporel ; les Talpa sont les descendants de Parisiens du XIVe siècle qui, s’étant égarés dans les catacombes, ont procréé et finalement créé une étrange communauté. Figés dans un Moyen Âge assez insolite, ayant gardé – dans toute sa splendeur – le moyen français, les Talpa, comme leur nom l’indique, présentent une certaine ressemblance – mais très limitée – avec les rongeurs. Leurs corps sont d’une beauté et d’une blancheur incomparables ; il n’y a qu’un seul bémol – ou plutôt que trois bémols : ils n’ont pas d’yeux, leurs oreilles sont pareilles à celles des loups, et un groin leur tient lieu de nez.
22Ce qui est important, c’est le goût très prononcé des Talpa pour l’architecture. Les descriptions des constructions souterraines exquises que nous propose Leroux ne sont pas sans rappeler les utopies architecturales de la Renaissance italienne – et pas seulement italienne d’ailleurs, puisque Thomas More met lui aussi l’accent sur l’architecture. Citons Gaston Leroux :
Mes yeux restaient éblouis par la profusion des colonnades, des cannelures, des chapiteaux, par le travail tout à fait incroyablement fouillé des frises, des bas-reliefs, des socles et généralement des assises des monuments. Les chapiteaux aux feuilles si extravagantes, aux volutes si contournées, détournées, retournées, étaient toujours à hauteur d’homme29.
23« L’art sauve tout30 », affirme Adolphe, l’ami de Théophraste, au début du roman. Il parle du fameux bas-relief licencieux qui se trouve dans la Salle des gardes de la Conciergerie et qui représente Héloïse et Abélard avec un petit détail très osé. Mais la phrase d’Adolphe peut être interprétée dans un sens plus large. L’art (et non seulement l’architecture, mais aussi la musique et la littérature) sauve les habitants des catacombes de l’état sauvage ; l’art (et les lettres, et la culture en général) sauve les petits-bourgeois parisiens (souvent décrits dans les romans de Leroux avec un humour grinçant) de l’avilissement : la belle (mais très terre-à-terre) Marceline, épouse de Théophraste, comparée d’une façon tout à fait inopinée à telle créature baudelairienne31, en est symboliquement anoblie.
24En outre, Gaston Leroux effleure un thème qu’il développera plus tard dans La Mansarde en or (1926, roman très dépendant de la tradition décadente) – celui de l’avènement du tourisme de masse à la Belle Époque. Le premier épisode de la Mansarde se déroule au pied de Montmartre : d’un car touristique débarque un troupeau multinational de consommateurs de culture – laids, incultes et bavards ; ils sont décrits avec une ironie mordante. Pour sensibiliser ce « conglomérat informe », comme l’appelle Leroux, le guide propose aux touristes un programme spécial, choquant et associant l’horreur à l’érotisme : une orgie à Montmartre, une pause-bière avec des bocks sur un cercueil et – cerise sur le gâteau – le spectacle d’un pauvre poète mourant de faim32.
25Dans cette perspective, la question de savoir si Gaston Leroux a lu ou non La Machine à explorer le temps de Wells perd son importance. Certes, Henry Davray a traduit le roman pour le Mercure de France en 1895 (cette traduction est longtemps restée la seule disponible en français). Et l’on sait que Leroux lisait attentivement la littérature et la presse contemporaines ; il a sans aucun doute lu L’Île du docteur Moreau33, qu’il cite dans Balaoo. Et pourtant, il n’a nullement besoin d’un engin mécanique pour remonter le temps – l’élan spirituel et imaginaire provoqué par le contact avec le patrimoine parisien lui suffit. Une nouvelle preuve en est fournie par son roman Le Coup d’État de Chéri-Bibi (1925), où la capitale post-haussmannienne, dans laquelle se sont installés l’électricité, le téléphone et l’automobile, se transforme – en un clin d’œil – en champ d’action de la grande Révolution française new look.
26Pour finir, il nous semble intéressant de relever une curieuse correction du texte de La Double Vie de Théophraste Longuet par rapport à la version feuilleton (à notre connaissance, les remaniements effectués par Leroux n’ont pas encore fait l’objet de recherches approfondies). Voici la dernière réplique de Théophraste mourant dans Le Chercheur de trésors : « je vois flotter la galère aux dix rameurs, elle ne sombrera pas34 ! ». Dans l’édition en volume, on lit les mots suivants : « Je retourne vers le rayon carré que le soleil a oublié dans les caves de la Conciergerie depuis le commencement de l’Histoire de France35 ». En fait, Leroux ne fait que reprendre un passage qu’il avait déjà utilisé dans le chapitre II du roman ; cependant, intégrée dans un nouveau contexte, la phrase en question permet de réaffirmer, d’accentuer l’importance de la dimension historique du livre. D’après Charles Baudelaire (dont Leroux se dit le débiteur dans La Poupée sanglante), le soleil « ennoblit le sort des choses les plus viles36 » : dans La Double Vie de Théophraste Longuet, le soleil contribue, plus humblement, au bon fonctionnement de la machine mentale, patrimoniale et culturelle à voyager dans le temps.