Le temps, la femme, la jalousie, selon Albertine
1Je n’aborderai pas le débat « génétique » que soulève Albertine disparue : des spécialistes l’ont déjà largement commenté ici, vous en connaissez les arcanes. J’essaierai de reprendre quelques aspects, qui me paraissent fondamentaux, de ce que j’appelle l’expérience de Proust, qui prend la forme d’une écriture romanesque. J’interrogerai ces aspects fondamentaux à travers le personnage d’Albertine qui se cristallise tout au long du roman, avant de s’affiner dans la dernière version d’Albertine disparue. Je m’arrêterai donc brièvement à trois thèmes que j’ai développés dans Le Temps sensible (Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1994), mais que je prendrai aujourd’hui dans une autre perspective.
2Tout d’abord, quel est le « féminin que Proust dévoile à travers Albertine : je suggérerai que l’homosexualité féminine ou, plus spécifiquement, l’identification du narrateur à celle-ci, devient le centre de la sublimation proustienne ; ceci me conduit à soutenir plus largement que cette position féminine est « le point de fuite » de l’imaginaire masculin, littéraire et artistique. Chez Proust, cette sexualisation est une étape décisive vers une désexualisation paradoxale, qu’il considère comme l’essence de l’acte imaginaire. Il va donc sexualiser, en se mettant dans la position féminine de l’acte sexuel, afin de pouvoir désexualiser. Ceci le conduira à penser que l’essence de l’acte imaginaire est ce qu’il appelle la « transsubstantiation », dans une lettre à Lucien Daudet de 1913.
3 Le deuxième thème concerne la jalousie, qui est centrale dans la traversée proustienne de l’expérience amoureuse. J’essaierai de démontrer que la jalousie est un échec de l’imaginaire, comme le montre le personnage de Swann. Tandis que la mise en récit de la jalousie est le recours ultime contre le mal d’amour.
4Enfin, je soutiendrai que la sublimation ainsi comprise et agie, comme une diversion du désir, modifie le rapport du sujet au temps : en inscrivant les sensations dans les signes du langage, la sublimation n’évite pas la foi religieuse ; elle n’est pas non plus une défense contre elle, mais constitue sa résorption même dans l’expérience romanesque (au sens d’Erlebnis ; voir Le Temps sensible, op. cit., p. 289) qui, dès lors, requiert la certitude de rivaliser en vérité avec une cathédrale.
5Les amateurs de « clés » ont vite découvert, derrière « la fameuse Albertine » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1987, p. 503), l’ami et chauffeur de Proust, Alfred Agostinelli, qui devint pilote et s’écrasa en monoplan pendant un vol d’entraînement le 13 mais 19141. Dans la mesure où l’auteur s’avoue « comme Barbe-bleue » « un homme qui aimait les jeunes filles »2, on peut également vite replacer, sous les traits de la mystérieuse prisonnière, les souvenirs qu’ont du laisser Marie de Bebardaky, Marie Nordlinger, plus certainement encore Marie Finaly3 ; sans oublier Laure Hayman et Louisa de Mornand auxquelles Proust adressa des lettres chaleureuses. Cette dernière prétendit même avoir eu avec le narrateur une « amitié amoureuse » et promit de révéler des lettres plus « intimes » encore que celles qu’elle publia en 1928 : les amateurs les attendent encore4. D’autres évoquent la « mystérieuse jeune fille » dont « le nom ne nous est même pas connu, bien qu’elle puisse être encore en vue aujourd’hui »5.
6Le détective le plus scrupuleux serait ainsi forcé de reconnaître la dominante mâle dans les « clés » d’Albertine, sans négliger l’intimité proustienne avec la sensibilité des femmes. La théorie que le narrateur développe dans La Prisonnière sur une homosexualité non pas de « coutume » mais diffuse, « involontaire » (comme la mémoire ?), « nerveuse », « celle qu’on cache aux autres et qu’on travestit à soi-même » (La Prisonnière, op. cit, vol. III, 1988, p. 710), laisse penser que le narrateur est un adepte du transsexualisme : appartenance de chaque individu à (au moins) deux sexes, et passage implicite, sous-jacent, « involontaire » de chacun de nous à travers la cloison, officiellement infranchissable, de la différence sexuelle. Il n’en reste pas moins que c’est en connaisseur de femmes que se présente le narrateur de la Recherche et que, si transsexualisme il y a, il n’opère pas de la même manière chez Albertine et chez Charlus.
7Qu’est-ce qu’une femme pour le narrateur quand cette femme est Albertine ? Sous quel rôle se cache-t-il lorsqu’il choisit de se présenter comme l’amant à Albertine ? Quelle différence, enfin, entre Gomorrhe et Sodome ?
8Tout d’abord, la femme ici n’a pas d’identité ; par principe, une femme ne serait pas individuée. Pétale dans un bouquet de fleurs, mouette dans une bande de volatiles, ou simple reflet, détail, trait indistinct et interchangeable. Unes femmes est toujours au pluriel indifférencié : elle va par groupe ou essaim, dans la promiscuité. « Un tableau charmant, ces mélanges ne sont pas très stables » (Le Côté de Guermantes, , Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1988, p. 647). « Mélanges » plutôt impressionnistes dont Elstir, que le narrateur visite en croyant se mettre un instant à l’abri de l’envoûtement des jeunes filles, saisit parfaitement la magie.
9L’instabilité d’Albertine se trahit plaisamment, avec une drôlerie peut-être inconsciente de la part du narrateur, par l’incessante migration de son grain de beauté : de la lèvre au menton au-dessous de l’œil (A l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., pp. 200-202, 228, 230). Dans un tel brouillard de détails et de confusion, on comprend que le narrateur ne puisse « connaître » son Albertine que « par soustraction » (ibid., p. 228). Plus auto-érotique qu’érotique, cette séduction polymorphe de l’adolescence trouve son image réussie dans le jeu d’Albertine avec le diabolo : elle le manœuvre comme « une religieuse son chapelet », en faisant penser au golf « qui donne l’habitude des plaisirs solitaires ». Masturbation réussie, « grâce à ce jeu elle pouvait rester des heures seule sans s’ennuyer » (ibid., p. 282).
10Cependant, le narrateur a tôt fait de flairer, sous l’absence d’identité, la menace d’un conflit : sous les « bonnes façons » d’Albertine perce déjà « son ton rude et ses manière “petite bande ” » (ibid., p. 231). Mais ce sont des détails fétiches, sa voix, ses mains, qui animent les contours indécis et procurent au narrateur ce qu’il prend pour de l’amour.
11Lorsque cette identité-figure-visage ne fuit pas, comme c’est le cas à l’hôtel de Balbec où le jeune homme essaie en vain d’embrasser des « raisins de jade », « décoration incomestible » (Le côté des Guermantes, op. cit., p. 656), mais s’offre — réelle ou facile —, le baiser devient tourbillon. A cette différence près, comparé aux débuts innocents, que désormais le flux est destructeur. Le faste pictural à la manière d’Elstir se révèle brusquement être un assemblage de « détestables signes » (ibid., pp. 660-661), prémonition de la « bombe » qui éclatera plus tard (La Prisonnière, op. cit., p. 686).
12Arrêtons-nous quelques instants sur ce baiser impossible. Le narrateur soutient que l’homme n’as pas d’organe pour toucher cet « abime inaccessible », cette absence d’« identité » aussi vertigineuse qu’aucun « calcul de probabilité » ne puisse nous assurer de la « revoir » (Le Côté des Guermantes, op. cit., p. 202) – « […] l’homme […] manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. A cet organe absent il supplée par les lèvres, et par là arrive-t-il peut-être à un résultat un peu plus satisfaisant que s’il était réduit à caresser la bien-aimée avec une défense de corne » (ibid., p. 659 ; nous soulignons). On peut méditer ou rire longuement sur cette métonymie entre la « corne », dure mais inutile, et la « lèvre », sensible mais impotente ; elle traduit, quelle que soit l’inventivité de l’amoureux, l’ « absence d’organe » de l’homme pour dominer le tourbillon de la non-identité féminine. Cette colère prend souvent l’aspect d’une aversion, pur dégout qui succède au désir : « Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage […] ». (La Prisonnière, op. cit., p. 578). Ou, encore plus brutalement : « fondue, maigre, enlaidie par un chapeau qui ne laissait dépassait qu’un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs » (Albertine disparue, éd. cit., p. 24).
13Pourquoi l’opulence initiale des fleurs et des mouettes confondues se transforme-t-elle en cette catastrophe d’identité ? La facilité, le désir permis qui s’annule de son accomplissement même ne suffisent pas à tout expliquer. Aimer Albertine, c’est l’aimer « dans toute sa hideur » (ibid., p. 191). Que cette « hideur » qui « nous force d’aimer ce qui nous fera souffrir » (ibid.) soit un mélange de jouissance impossible, parce que donnée de femme à femme, ne cache pas le fait que cette homosexualité féminine renvoie le narrateur à la culpabilité incontournable du désir, quel qu’il soit, et plus particulièrement à la culpabilité incontournable du désir homosexuel. Car ce désir est contre la loi, et fondamentalement contre la première des lois, la loi de la procréation.
14A partir de là, le narrateur va s’identifier à cette culpabilité du désir féminin homosexuel. Je voudrais attirer votre attention sur le chemin de cette identification, qui n’apparaît pas immédiatement puisque Albertine est l’objet du désir du narrateur. Ce que je vais soutenir maintenant, c’est qu’Albertine est le narrateur. Cette identification va passer par la distinction opérée par Proust entre l’homosexualité de Gomorrhe et celle de Sodome. Sodome et fou, et Gomorrhe peut l’être aussi, mais seulement quand il l’imite (Léa, Mlle Vinteuil et son amie, Albertine lorsqu’elle se trouve avec ces jeunes saphistes ou avec Morel). Pourtant Gomorrhe est différent, car Gomorrhe a la particularité de déprimer. Mlle Vinteuil, déjà, dissimulait — sous ses apparences d’« artiste du mal » et de « sadique » — un « air las, gauche, affairé, honnête et triste » (Du côté de chez Swann, op. cit., p. 161).
15Le désir gomorrhéen serait, dans cette vision qui semble être celle de Proust, une trahison de la mère. Il est clair que la mère du narrateur trouve des propos exclusivement négatifs pour qualifier la maîtresse de son fils : « [...] je ne sais la louer que par des négatives » (Sodome et Gomorrhe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. III, 1988, p. 318). Qu’il soit hétérosexuel, sodomite ou gomorrhéen, le désir serait-il toujours une Orestie, une mise à mort de Clytemnestre ? Les raccourcis du narrateur le laissent entendre en cet endroit de la Recherche, alors que le sentiment de culpabilité et de faute s’installe de manière indélébile dans les représentations proustienne de l’érotisme.
16 En ayant la particularité de se déprimer, Gomorrhe approche la capacité de tristesse du narrateur. Proust va projeter sur Albertine le fantasme d’une homosexualité passive, plus dépressive que criminelle, qui va s’avérer un passage obligé dans le processus de sublimation. En d’autres termes, la culpabilité s’inverse en mélancolie : je ne suis pas un fou criminel, mon désir est follement coupable. Le passage à l’acte peut être relayé, sinon remplacé, par le passage à l’acte de l’écriture : par la sublimation
17Ainsi, il ne suffit pas de dire qu’Albertine masque Albert qui serait Agostinelli. Elle fait beaucoup plus. Elle trahit la part gomorrhéenne de l’homosexualité du narrateur lui-même : complice d’Albertine, connaisseur exquis de ses jouissances et de ses trahisons, le narrateur s’offre par l’intermédiaire d’Albertine le plaisir subtil de se dépeindre en femme, d’explorer la part passive de son homosexualité.
18J’espère vous surprendre en vous disant qu’un écho de cette identification à Albertine, par le biais de la dépressivité, se trouve dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell. Maxime, le narrateur de ce roman, a des plaisirs homosexuels « passifs ». Question : les lecteurs modernes qui n’hésitent pas à s’identifier avec ce tortionnaire, quand ils ne vont pas jusqu’à « comprendre » que le « mal est en vous » (croient-ils), voire à le « banaliser » — encore une fausse lecture de Hannah Arendt ! — l’auraient-ils fait si Maxime était « actif », « sadique », agressif plutôt que passif, « féminin », réceptif ? Le récit proustien diffère de celui de Littell, non seulement par la pudeur d’un autre siècle avec laquelle Proust aborde la perversion, mais surtout par l’onde porteuse du remords. Le narrateur de la Recherche met en scène une homosexualité blasphématoire et coupable, « la seule vraie », « houleuse », « nerveuse » (Albertine disparue, p. 146), qui démasque dans le désir un désir à mort. L’homosexualité féminine serait-elle plus blasphématoire encore, dans son désir à mort, parce qu’elle concerne la mère et, non contente de la blesser en désobéissant, abolit la maternité elle-même ? Œdipe se découvre en vérité comme un Oreste, le désir à mort est un désir matricide. L’intrigue romanesque trouvera en ce point un nouveau départ : comment interrompre ce désir gomorrhéen (et/ou homosexuel passif) aussi jubilatoire que coupable ?
19D’abord en l’enfermant, afin de supprimer les occasions de jalousie. En provoquant le départ, ensuite, et notamment le voyage à Venise. La solution du narrateur est toute prête, lorsqu’Albertine elle-même prend l’initiative : « Mademoiselle Albertine est partie » (ibid., p. 3). De quoi raviver, cependant, le désir du possesseur : « Et ce n’est pas seulement elle qui était devenue un être d’imagination c’est-à-dire désirable, mais la vie avec elle qui était devenue une vie imaginaire, c’est-à-dire affranchie de toutes difficultés de sorte que je me disais : « Comme nous allons être heureux !» (ibid., p. 36 ; nous soulignons). Enfin, en supprimant l’objet de désir par le deuil, en le faisant mourir. Un télégramme annonce la mort de la moderne Béatrice. Un simple télégramme de quelques lignes suffit car, en dépit de ses dénégations, Albertine avait depuis longtemps entrepris de disparaître. Désormais, Albertine est abandonnée, elle a abandonné, elle s’est absentée du désir du narrateur, ce qui revient à mourir.
20Le travail du deuil a effectivement commencé depuis sa séquestration. La mise en scène du mariage était-elle déjà une mise en caveau de l’amour ? Mais le deuil est fertile, car il déclenche « la [...] renaissance des moments anciens » (ibid., p. 61) et démultiplie la personnalité du narrateur : « Ce n’était pas Albertine seule qui n’était qu’une succession de moments. C’était aussi moi-même […] Je n’étais pas un seul homme » (ibid., p. 71 ; nous soulignons).
21Nous pouvons transposer sur le narrateur cette multiplicité que nous connaissons déjà à propos d’Albertine. Désormais — mais le processus se met en place tout au long de l’œuvre — l’amoureux est devenu écrivain. La mémoire involontaire tant évoquée est ici prise sur le vif, et ces événements funèbres permettent enfin de dépasser le destin d’un Swann : plus de « célibataire de l’art », il s’agira « d’atteindre l’indifférence initiale » (ibid., p. 139), mais en traversant « en sens inverse touts les sentiments » (ibid., p. 140), ce temps perdu de la bisexualité psychique. Hallucination, passé et présent télescopés, vont se nourrir de cette mort de l’objet pour se muer doucement, nécessairement, en souvenir, trace, impression, écriture de ma propre bisexualité, de mon infantile. De cette manière, je retrouverai le temps — absolument pas perdu — de l’infantile. Ce sera la patience de l’écriture.
22La disparition d’Albertine, au sens banal et au sens fatal du terme, provoque la providentielle résurrection de ce temps incorporé qu’est l’écriture. La mort de ce qu’on a cru ou voulu « posséder » est une condition pour que « tant de nos souvenirs, de nos humeurs, de nos idées partent faire des voyages loin de nous-mêmes » (ibid., p. 70). Il ne s’agira pas seulement de retrouver l’enfance, mais aussi de basculer dans l’Etre. L’incommensurable ambition de la Recherche tend à dé-subjectiver l’expérience, à passer du subjectif à l’ontologique. Le narrateur enterre avec Albertine l’illusion d’aimer, et il affirme la solitude du créateur. Orphée a dévoré sa Bacchante en se parant lui-même de sa « robe ». N’est-ce pas ainsi qu’il appelle son œuvre, quand il ne la baptise pas, en toute simplicité, une « cathédrale» (Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1989, pp. 610-611) ?
23Mais restons quelques instants encore dans ce voyage intersubjectif entre les deux sexes. Ne subsiste d’Albertine qu’un objet d’art — sculpture, paysage ou musique, on ne sait —, insaisissable quoi qu’il en soi et à rechercher sans relâche entre avenir et passé. « C’est le malheur des êtres de n’être pour nous que des planches de collection fort usables dans notre pensée » (ibid., p. 138). La page sera l’écran sur lequel je vais projeter mon appropriation de sa dépression et de notre bisexualité. Albertine suicidée révèle ainsi la tyrannie du remords chez la lesbienne, mais aussi la fragilité de cette « folie criminelle » dont elle croit être atteinte et dont la volupté ne résiste qu’à l’appel mortifère du sein (« [...] elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et voyez, le leurs se touchent complètement » (Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 191). La gomorrhéenne serait donc plus létale que cruelle. Proust apprivoise la violence du désir, dont il n’ignore pourtant pas les latences criminelles (telle la folie flagellée de Charlus). Il préfère pourtant se replier sur la position féminine de l’homosexualité mâle. C’est dire que quelque connaisseur qu’il soit de la sexualité féminine, Proust compose à proprement parler l’homosexualité féminine dans la Recherche en y mêlant sa connaissance de l’homosexualité mâle. On comprend mieux ainsi la gêne de Colette qui, quelque grande admiratrice de Sodome et Gomorrhe qu’elle fut (et de Proust en général, à la fin de sa vie, malgré des allusions antisémites du temps de sa jeunesse où elle n’était que Mme Willy) écrit Le pur et l’impur pour opposer à la gomorrhéenne proustienne une homosexualité féminine primaire, endogène et innocente dans les noces de la fille avec la mère…
24Tout au contraire, en prenant Albertine comme alter ego, Proust choisit l’aspect létal du désir contre sa criminalité. Il prend ses distances avec une part essentielle de sa personnalité, il tend à se séparer de sa propre mélancolie, et ouvre ainsi la voie vers les « succédanés » des chagrins » et des repentances : vers l’art. Ni mélancolique, ni flagellant/flagellé, mais jouant tous les rôles à la fois, le narrateur compose avec Albertine son autoportrait cubiste.
25A chaque fois que je l’ai rencontrée personnellement ou chez mes patients, la jalousie m’est apparue comme un détournement de la haine. L’amoureux (se) idéalise son aimé (e), mais c’est son propre moi basé sur les frontières problématiques du narcissisme qu’il (elle) porte au zénith dans l’épreuve de la passion6.
26La vie amoureuse de Swann met en scène ce qu’on pourrait résumer sous la forme du soliloque du jaloux. — Elle n’est pas ce que je veux posséder, elle n’est pas moi, donc je devrais la rejeter — ce que veut dire la haïr. Or, il n’y a que moi. Donc je ne peux pas me haïr moi-même, cela me conduirait à la dépression ou la maladie. Elles viendront, bien sûr, elles sont déjà là, faiblesses, symptômes, mais laissons faire le temps. Entre-temps, dans l’intervalle perdu, la jalousie aide à différer la mort : je me hais un peu moins en suspectant les haïssables coups de l’autre.
27Incursion de la haine dans le désir, la jalousie véhicule l’agression sous une forme inversée : un amour tendu vers un autre imaginaire que la détourne de soi. Plutôt que de se haïr, l’amoureux jalouse un « autre aimé ». Son pseudo-objet n’apparaît jamais dans ce qu’il a de spécifique, de différent – forcément inférieur et nécessairement traître. Serait-ce le cas, la lucidité intermittente du passionné ne pourrait que le conduire à la ruine de l’autoconstruction qui est son amour. Mais le jaloux n’est ni déprimé ni malade : il n’a pas le temps de se replier sur soi, sur un temps à soi. Dans le feu de son obsession jalouse, il déchiffre péniblement le temps de son bourreau et jouit douloureusement des signes de ses nullités ou de ses traîtrises. Aussi son agressivité envers la symbiose amant/aimé dont il ne peut se détacher se métamorphose-t-elle en un excès d’interprétation : le jaloux se consacre à disséquer le sens de la haine et/ou de la blessure, plutôt que d’admettre l’indépendance de l’aimée ou l’incommunicabilité des amants.
28Le narrateur, quant à lui, va travailler à partir de cet alliage entre la douleur et la pensée. Ainsi posée a priori comme œuvre de la pensée, sa jalousie pourra s’achever en œuvre de fiction. Le roman sera cette poursuite de la jalousie par d’autres moyens. Comment s’opère donc l’alchimie qui transhume la jalousie en écriture ?
29Pour le narrateur, sa jalousie relève de la pathologie : « une phobie qui me hantait », « un mal incertain » (La Prisonnière, op. cit., p. 531). Mais d’entrée de jeu, et comme instruit par l’expérience de Swann, il sait que cette maladie il la porte en lui-même, que l’objet aimé y est pour peu, que seule l’imagination attise le mal. « Ma jalousie naissait par des images pour une souffrance, non d’après une probabilité [...] On a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations des idées, les souvenirs continuent à jouer. » (ibid., p. 534 ; nous soulignons). Centrée sur la susceptibilité douloureuse du jaloux, la jalousie est une fantaisie bornée : « lutte inutile, épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l’imagination » (ibid., p. 612 ; nous soulignons). Le narrateur devra dépasser « les limites de l’imagination » pour transformer son état « lamentable » en édifice imaginaire.
30Entendons : l’écrivain, contrairement à Swann, peut imaginer une histoire, des histoires, dont il sait être le centre émetteur. Il combat ainsi le tourment de l’inconnu et remplace les douleurs du cœur par les intermittences d’une intrigue qui n’est due qu’à sa propre imagination. « Maintenant, la connaissance que j’avais d’eux [les gens, les lieux] était interne, immédiate, spasmodique, douloureuse [...] Mais ce qui me torturait à imaginer chez Albertine, c’était mon propre désir perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d’ébaucher de nouveaux romans [...] Comme il n’est de connaissance, on peut presque dire qu’il n’est de jalousie que de soi-même. L’observation compte peu. Ce n’est que du plaisir ressenti par soi-même qu’on peut tirer savoir et douleur. » (ibid., p. 887 ; nous soulignons).
31Ce triomphe romanesque se paye d’un renoncement. Le narrateur fait mourir sa maîtresse physiquement, par un bref et banal télégramme annonçant une mort déjà sentimentalement et philosophiquement consommée.
32On comprend, dans ce contexte, la colère de Proust contre Emmanuel Berl lui annonçant son mariage7 : pour celui qui s’est engagé dans la fiction comme dans un absolu, l’amour avec son cortège de jalousies ou de mariages ne peut être que naïvetés, badinage insipide. L’amour ignore la fiction.
33Je ne reprendrais pas aujourd’hui une lecture du temps proustien à la lumière du débat implicite que le narrateur mène avec Bergson (Le Temps sensible, op. cit., p. 377), ni au regard du « temps du souci » ou de l’ « espacement » chez Heidegger (ibid., p. 372). J’insisterai seulement sur le fait que la traversée du désir, telle que nous venons de la décrire avec Albertine disparue, conduit Proust à une extra-temporalité : l’espace de Venise se prête alors à merveille, pour scander voire interrompre les péripéties et la chronologie du désir, et le téléscopage du réel dans la dernière version d’Albertine disparue confirme, si besoin en est, cette « sortie » du psychologique dans ce qu’il faut bien appeler la contraction ontologique.
34On connaît le cloisonnement du temps (comme d’Albertine ?) chez Proust : « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de projets et de climats… » (Le Temps retrouvé, op. cit., pp. 467-468) ; « le geste, l’acte le plus simple, reste enfermé comme dans mille vases clos dont chacun serait rempli de choses d’une couleur, d’une odeur, d’une température, absolument différentes » (ibid., pp. 448-449). S’y ajoute aussi une extra-temporalité qui évoque Bergson, mais aussi le zeitlos (le non-temps) de l’inconscient selon Freud : « [...] l’autre vie, celle où on dort, n’est pas [...] soumise à la catégorie du temps (Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 372) ; « [...] jouir de l’essence des choses, c’est-à-dire [vivre] en dehors du temps » (Le Temps retrouvé, op. cit., p. 450).
35Pourtant, ce « pur temps » lui-même est toujours tributaire, chez Proust, du temps linéaire numérique. La pluralité proustienne extériorise le temps commun (« plusieurs plans à la fois [...] des poupées extériorisant le Temps » (ibid., p. 503) et, loin de s’y dérober, en révèle l’universalité (« je n’étais pas situé en dehors du Temps, mais soumis à ses lois » (Du côté de chez Swann, op. cit., p. 473). Ambiguïté essentielle à la littérature, où l’imaginaire ou le phénoménal traduisent le symbolique ou l’ontologique. Toutefois, le « pur temps » proustien — qui saisit le passé et le présent par l’intermédiaire de la coïncidence métaphorique — impose la co-présence du passé au présent. La boucle métamorphique du temps proustien (sensations immanentes au télescopage entre présent et passé) évoque la simultanéité du souvenir et de la perception : la coïncidence d’un présent contracté avec le passé, voire un présent atteint à seule condition de rejoindre le niveau le plus contracté du passé.
36Une différence irréductible cependant éclate entre la « mémoire involontaire » de Proust et la « pure durée » bergsonienne. Dans son expérience discursive, occupée à capter les dispositions spatiales des caractères, la mémoire involontaire de Proust est une contraction intensive et a priori ontologique. La distinction entre transitivité subjective et contraction ontologique n’a en définitive pas de sans dans l’expérience imaginaire proustienne. En effet, dans le temps de deux images ou, mieux, de deux impressions, la sensation proustienne est toujours déjà l’interface entre l’Etre et la psyché. Elle ne se contente pas de contracter à la surface réceptive de la subjectivité des vibrations et des tourbillons extérieurs. Elle participe des deux, elle manifeste la co-présence du narrateur à l’Etre, leur inopérante dichotomie. Les dualismes, finalement dépassés par Bergson dans son « dualisme génétique », restent toutefois sous-jacents à sa pensée d’inspiration psychique et subjectiviste. En revanche, l’expérience imaginaire de Proust s’immerge aussitôt dans l’ontologique, pour mieux le désessentialiser.
37Il n’existe pas de transitivité subjective chez Proust, pour laquelle chaque réminiscence, filée dans une image s’enchaînant à une autre, serait distincte de la contraction ontologique. Fidèle à la volonté de l’Etre chez Schopenhauer, la dynamique temporelle proustienne est celle de l’Etre lui-même, par le même mouvement sensoriel et langagier qui fait d’elle une mémoire involontaire du narrateur. La mémoire involontaire, simultanément perception et signification, serait donc l’équivalent de la musique chez Schopenhauer. Natura naturans, musique de l’Etre, la mémoire involontaire exprime l’architectonique de l’Etre coïncidant avec l’artiste. La finale théorique du Temps retrouvé ontologise le temps vécu du narrateur. Dès le début du roman, dans le triplet de la sensation-image (impression, hiéroglyphe, chiffre)- idée, la mémoire involontaire était toujours déjà ontologique. Le style est « vision transsubstantielle », et le temps — immédiatement « incorporé ». L’alchimie de cette jonction duelle était toujours déjà là, dans la dynamique de l’expérience imaginaire et dans le statut particulier de l’impression qui résorbe le signe.
38La sublimation proustienne, dont nous avons suivi la logique à travers Albertine et sa disparition, culmine ainsi dans une écriture de l’expérience imaginaire qui s’arrache à la chronologie du désir (vie — conflit amoureux — mort) pour s’installer dans la certitude de dire vrai. Le psychique s’exile alors dans la construction de l’œuvre contractée jusqu’à son sens ultime : la transsubstantiation. Dans la coïncidence du sensible avec le dire vrai, dans le choix du « détail » le plus polyphonique, le plus kaléidoscopique : raccourci maximal d’un maximum d’« intrigues ».
39Albertine disparue et sa dernière version en particulier ne sont pas le contraire de la prolifération phrastique en « paperoles », chère aux proustiens. Ici les proliférations se sont resserrées en lieux, mots, noms propres : tous surchargés du temps passé de l’œuvre elle-même, des ambivalences érotiques du héros, des héros et de l’histoire judéo-chrétienne en prime. A vous, à nous, de les déplier dans votre mémoire, qui sera une lecture, à la manière de Proust : ouverte vers l’œuvre et vers l’Etre.
40Lorsque le narrateur affirme que son « instrument préféré de travail est plutôt le télescope que le microscope »8, nous pouvons l’entendre maintenant, à la lumière de la dernière version d’Albertine disparue, avec une précision nouvelle : les analyses des intimités psychosociales en propositions subordonnées et en interminables paperolles ne sont pas que des minuties microscopiques, semble-t-il nous dire. Faites-les basculer immédiatement – par le nouage de la mémoire aux sensations et par l’épure finale de l’intrigue – dans une saisie télescopique du temps de l’Etre, laquelle - contrairement à la saisie conceptuelle – rayonnera désormais d’infinies connotations imaginaires, tel un vitrail, épure cristalline des temps retrouvés.
41Ainsi, le Séjour à Venise, consécutif donc à la mort consommée d’Albertine, s’ouvre sur l’ange d’or du campanile de Saint-Marc, « rutilant d’un soleil qui le rendait presque impossible à fixer », « les bras grands ouverts », une « promesse de joie plus certaine que celle qu’il put être jadis chargé d’annoncer aux hommes de bonne volonté » (Albertine disparue, p. 203). Le symbole christique est évident, et Venise — comme l’art du narrateur — aspire à le dépasser par une promesse « plus certaine » encore. Quelques thèmes, finement serrés dans ce chapitre relativement court (ibid., 203-273), affirment encore l’idée proustienne de l’art comme transsubstantiation :
42 — Combray et Venise, une fois de plus imbriqués, relient enfance et âge adulte, France et Italie, deux sensations différentes condensées et métaphore. La mort est présente : par l’évocation du décès de la grand-mère (ibid., p. 209), elle fait écho à la disparition plus récente d’Albertine, qu’il s’agit enfin d’incorporer et de métamorphoser dans le tréfonds de l’écriture : « [...] je sentais qu’Albertine d’autrefois, invisible à moi-même, était pourtant enfermée au fond de moi comme aux “plombs” d’une Venise intérieure, dont parfois un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu’à me donner une ouverture sur ce passé » (ibid., p. 219).
43— La ville de Venise elle-même figure à la fois un fond, l’appel d’un secret, et l’extériorité la plus civilisée, la nature saisie par l’imagination humaine, domestiquée, mais sans banalité, superbe dans le quotidien comme dans le luxe.
44— Le Christ lui-même est « un Christ équivoque et un peu terne » dans ce « tableau vivant étendu et diapré », soutenu de « belles colonnes orientales » et côtoyant « une force du passé ». « Nous nous y attardions longtemps, en quittant le baptistère » (Albertine disparue, Esquisse XV, 2, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade », vol. IV, 1989, p. 698).
45— Le mystère de cette Venise incarnée réside cependant dans la présence maternelle : « [...] maman me lisait les descriptions éblouissantes que Ruskin en donna [de Venise], la comparant tour à tour aux rochers de corail de la mer des Indes et à une opale » (ibid., p. 693). Ce passage évoque les souvenirs de longues années de traduction commune et amorce une véritable incorporation mère-ville qu’impose la version définitive du texte. Une étrange fusion s’opère en effet entre le corps de la mère et le corps de Venise.
46Par la magie de cette infiltration, la fenêtre vénitienne devient à son tour la matière qui soutient l’amour maternel — la fenêtre est l’amour pour la mère. Il en est de même du baptistère où prient les femmes ferventes qu’on dirait descendues d’un Carpaccio : « elle [la mère] y a sa place réservée et immuable comme une mosaïque » (Albertine disparue, p. 226). Discret mariage du judaïsme et du christianisme.
47La mère décide-t-elle de partir, et le héros, apprenant l’arrivée de Mme Putbus, décide-t-il de rester par un brusque sursaut d’indépendance, « la ville que j’avais devant moi avait cessait d’être Venise ». Mensongère, factice, simple amas de pierres qu’avilit davantage encore ce Sole moi, médiocre chant de désespoir : en contrepoint à l’ange d’or de la promesse du début du chapitre, « la voix de bronze du chanteur, un alliage équivoque, immutable et poignant » (ibid., p. 234). Heureusement, il est temps de rejoindre la gare, de reprendre le train, et maman.
48La pureté de cette Venise incestueuse est la seule que Proust retienne pour la version « au net » de 1916. Le blasphème s’y faufile toujours, mais bien réduit, comparé aux versions initiales. L’auteur introduit le marquis de Norpois et la croulante Mme de Villeparisis, horriblement enlaidie, qui offrent le spectacle d’une humanité débile dans ses préoccupations politiques et matrimoniales. Une dépêche annonce qu’Albertine serait vivante. Une lettre de Gilberte apprend au narrateur son mariage avec Saint-Loup, mais cette lettre introduit le thème du faux : la « dépêche » était d’elle, son écriture tarabiscotée a induit la méprise. Venise incarnée, Venise maternelle, est aussi une Venise dérisoire et fausse. Perdure, néanmoins, l’éblouissement.
49Les brouillons non retenus sont pourtant autrement plus équivoques. A la piste idyllique du soubassement de l’incarnation que serait l’amour entre le fils et la mère, les avant-textes ajoutent une variante scandaleuse. Le brouillon le plus saugrenu, et qui ouvre des abîmes érotiques sous le thème de l’incarnation vénitienne, concerne l’épisode de la femme de chambre de la baronne Picpus ou Putbus (Cahiers 36, 23, 24, 48, 50 ; Albertine disparue, Esquisse XVIII, op. cit., p. 710).
50Finalement, pressé par la maladie, mais surtout guidé par la double exigence de composition et de fidélité à son credo esthétique, plus que vaincu par la bienséance ou la confusion de l’agonie, le narrateur a préféré mettre l’accent sur l’interpénétration entre Venise et la mère. La lumière de l’ange asexué et le corps féminin : condensation éblouissante. Ce choix prévaut aussi dans la dactylographie finale, de sorte que le séjour à Venise peut être lu comme apothéose de l’épisode de la madeleine et de celui du pavé heurtant le pied de l’homme.
51Deux mouvements se disputent cette conclusion de l’œuvre : la résurgence du scabreux et l’éclosion de la spiritualité. La complexité souvent obscène des caractères — Swann et Odette, Albertine et Charlus — démontrent le détournement du Bildungsroman esthétisant vers une exploration des drames de la sexualité sous les masques sociaux. Toutefois, le mouvement inverse se manifeste aussi, notamment par la suppression des pistes scabreuses dans Albertine disparue, et par cette intégration du thème spirituel au thème sensuel qui inclut l’amour pour la mère dans la célébration de Venise. La tonalité de la fin du roman (déjà programmée dans les derniers cahiers du Contre Saint-Beuve, mais aussi réaffirmée par le dernier remaniement d’Albertine disparue) impose la tendance sublimatoire. Venise paraît bien être le joint délicat entre les deux courants.
52Faisant partie d’une refonte totale des derniers volumes du roman, la condensation dactylographiée obéissait sans doute à un souci publicitaire sinon commercial : la correspondance de Proust le montre sensible à de telles considérations9. Elles n’empêchent pas que l’écrivain ait tenu aussi à mettre en valeur une quête initiatique, un trajet vers l’Orient sensuel et symbolique. Car telle est pour lui sa Venise qui se fait maternelle pour mieux révéler l’incarnation qu’elle est. Proust, mourant, n’écrit-il pas un « billet tremblé » à Céleste : « Barrez tout (sauf ce que nous avons laissé dans Albertine disparue) jusqu’à mon arrivée avec ma mère à Venise »10.
53Si un « coup de théâtre » situe la disparition définitive d’Albertine « au bord de la Vivonne », les coupures doivent concerner logiquement Albertine ainsi que ses rappels et métamorphoses, tels les désirs du narrateur pour les petites Vénitiennes, pour deux jeunes filles venues d’Autriche, pour Mme Putbus. De même, Proust coupe les passages relatifs à la grand-mère, qui suggèrent le remords et rappellent le deuil d’Albertine. Il supprime la saga familiale des Guermantes et leurs mariages qui sont sans rapport avec Venise. Il impose quelques « essorages » du rythme narratif11. Le souci de centrer le chapitre sur Venise-moi-maman, dans le registre d’un éblouissement, peut avoir dicté tous ces raccourcis.
54La dernière dactylographie se tient ainsi dans la pureté d’un psaume surveillé. Elle met en évidence une « pierre angulaire »12 de l’esthétique proustienne. Venise est cette pierre angulaire : le caractère même du temps incorporé. A travers elle, le lien est désormais cristallisé entre le roman d’apprentissage érotique qui précède et les dernières pages contemplatives de la Recherche.
55L’imaginaire proustien a le privilège de rendre évidents, en les exagérant, les traits constituants de tout imaginaire. De ce fait, il échappe à la distinction ontologique/ontique. S’il se laisse fasciner par l’incarnation chrétienne ; c’est que cette dernière, avant de devenir le moteur sans précédent d’une expansion artistique ; tressa dans la figure de la passion l’indissociable co-appartenance du sensé et du senti, du Verbe et de la chair. L’intermédiaire entre les deux — un état de grâce- devient un lieu possible. C’est l’espace-temps de la foi comme expérience imaginaire et, inversement, l’expérience de l’imaginaire comme réalité impérative (comme foi) et cependant constructible (foi relativisée, dérisoire). Ni dans le status corruptionis du péché sans entendement, ni dans le status integrationis de l’entente conceptuelle pacifiée, le narrateur imaginaire se maintient dans l’entre-deux du status graciae.
56Grâce qui brille et se réjouit comme le charme de la beauté, du bonheur ou de la salutation inclus dans le mot grec charis. Grâce de l’élection, du pardon des péchés et de la plénitude de vie qui, don du dieu biblique, déborde sur son peuple, selon le mot hébraïque chén, cette autre façon de désigner YHVH. Grâce enfin de la personne de Jésus, qui annonce la « bonne nouvelle » dans la totalité joyeuse de l’Eglise primitive. Une « nouvelle » qui est une « personne », réconciliation de l’homme et de la parole, pleinement « suffisante » ou ai contraire exigeant « mérite », selon les différentes étapes dans l’histoire de la théologie. De ses connotations païennes à sa personnalisation évangélique et ses disputations doctrinales, la grâce se donne à l’entendement contemporain comme un récit salutaire de la passion humaine. Contagieux, libérateur, attirant : charisme et alliance, intensité de la régénération. Grâce violente, s’il en est. Violence de la passion dont l’ironie est la cicatrice. Grâce de l’homme sur la croix, et de ce pauvre duc de Guermantes, qui, tel un vieil archevêque juché sur des échasses. Grâce de cette pauvre Albertine, qui fut objet de désir parce qu’elle est alter-ego abject de l’auteur, qui doit l’abandonner, qui doit s’abandonner, pour se transmuer en personnage imaginaire d’une expérience sublimatoire. Albertine doit disparaître pour ne laisser qu’un éclat, forcément bref, de Venise : de la Venise chrétienne, bien sûr ; mais qui tend à basculer dans la lumière d’un éblouissement, à la recherche de cet éblouissement innommable, biblique. Elle aussi, un caractère. Du narrateur.
57Proust, tel que nous le livre ce récit épuré d’Albertine disparue n’est pas un moraliste qui aurait transformé la « vérité » en « justice ». Son expérience (Erlebnis) est celle de l’artiste qui réhabilite la justesse du récit dans un recueillement extrême. La civilisation n’a plus de fondation ? Ni le « dalle » des Guermantes, ni le « seuil » du baptistère ? Mais si, il nous reste la grâce de la condensation narrative de la certitude imaginaire. C’est l’éclair du dire qui suspend le temps dans l’éternité.