Les écrans blancs : silences, glissements et contretemps dans le cinéma de Michelangelo Antonioni et quelques œuvres d’art vidéo
Introduction
1Dans des œuvres filmiques qui présentent traditionnellement des images saturées d’informations visuelles (personnages et décors) puisque obtenues à partir d’une caméra qui enregistre de manière systématique le « plein du réel1 », comme le rappelle José Moure dans son ouvrage consacré au vide au cinéma, les écrans intégralement blancs constituent une anomalie, une particularité qui fait pourtant retour à de nombreuses reprises dans les films de Michelangelo Antonioni. Ils sont bien souvent issus de la disparition des figures humaines à partir d’autres plans récurrents de l’œuvre dans lesquels des personnages se détachent sur un fond blanc. Ce fond achrome est déjà le résultat d’une première occultation, celle des éléments du décor, selon un mouvement d’effacement qui se poursuit avec la disparition des êtres jusqu’à l’obtention de plans intégralement blancs. En disparaissant, le personnage antonionien semble ouvrir la voie à une disparition plus profonde, celle des images du film, puisque, en apparence, plus rien n’impressionne l’écran blanc. Dans la répétition de plans de durée très courte ou dans le développement d’instants relativement longs, l’écran entièrement blanc revient dans l’œuvre sous des formes variées (brouillard dense, gros plan d’un mur, lumière intense, fondu au blanc, etc.). Les quelques secondes pendant lesquelles les images projetées sont blanches valent tout d’abord pour elles-mêmes, indépendamment de l’œuvre filmique. Dans un second temps, elles ont le pouvoir de déstabiliser l’ensemble du film, du local au global. Privés de toute présence humaine et de toute information narrative (lieu, action, etc.), ces écrans vierges rompent avec la continuité diégétique. Quelles sont les conséquences sur la fable d’une telle suspension du déroulement du récit ? Quelles sont les nouvelles valeurs esthétiques qui fondent ces plans remarquables ? Et comment certains video-arts utilisent-ils à leur tour ce vocabulaire de l’écran blanc ?
Instant suspendu et anachronique de l’expérience cinématographique
2L’écran blanc appartient à l’expérience du spectateur dans la salle de cinéma. En premier lieu, il est la toile vierge, prête à recevoir le film, ce mur blanc qui contraste avec l’ambiance sombre des autres parois de la salle et vers lequel tous les regards s’orientent déjà. Lorsque l’espace est plongé dans la pénombre, condition du spectacle cinématographique lui-même, la lumière du projecteur diffusée par l’écran devient l’unique source lumineuse qui fait varier l’ambiance de la salle en fonction de l’intensité des couleurs projetées. L’obscurité globale se trouve alors fortement contrariée par l’irruption de plans au blanc intempestif, à telle enseigne que l’éclairage de la salle semble parfois sur le point d’être intégralement « rallumé » par cette lumière indirecte, comme générée par la toile. L’écran blanc initial, celui de la toile encore vierge de toute image en mouvement, fait retour dans le film lorsqu’une image propose soudain aux spectateurs cette même blancheur. Il apparaît alors comme anachronique dans le déroulement, supposé linéaire, d’une expérience cinématographique. La temporalité attendue est ainsi malmenée une première fois par le surgissement singulier de l’écran blanc. La réalité du lieu est à nouveau visible ; la pleine immersion souhaitée est interrompue ; le spectateur risque de se détacher du film, de se retirer de l’espace-temps que celui-ci lui propose.
3Dans son histoire du blanc dans l’art, Pierre Sterckx remarque :
aucune surface colorée ne peut dire comme le blanc à quel point l’être humain est fait pour la stupeur du voir, la fascination pour les surfaces, la contemplation des pans lumineux du monde2.
4Le blanc est un surplus de luminosité, une surexposition (moins tolérée que la sous-exposition) qui éblouit le spectateur. De l’éblouissement physique à celui, métaphorique, lié à la fascination dont parle Pierre Sterckx, il n’y a qu’un pas. « La stupeur du voir » est déjà cette suspension du déroulement du temps, ce saisissement qui fige l’instant en dehors de la continuité chronologique de la projection.
Condensation temporelle
5Les œuvres de l’artiste Hiroshi Sugimoto appartenant à sa série Theaters sont le résultat de la captation par l’appareil photographique de l’intérieur de salles de cinéma pendant toute la durée d’un film. L’écran, au centre du tirage, est blanc et lumineux. De l’ouverture prolongée du diaphragme de l’appareil dans l’espace fortement contrasté d’une salle de cinéma pendant la projection résultent ces épreuves en noir (la salle) et blanc (l’écran). Ces photographies rappellent que la somme lumineuse de toutes les images du film est bien un écran blanc. En retournant cette équation, nous pouvons nous demander si l’écran blanc ne contiendrait pas toutes les images projetées du film.
6Souvenons-nous alors que L’Éclipse (Michelangelo Antonioni – 1962) présente aux spectateurs tous les lieux de l’intrigue, vidés des deux protagonistes, dans sa célèbre dernière séquence de rendez-vous manqué. La succession de ces espaces connus dans lesquels ne circulent plus que les ombres et les souvenirs des rencontres amoureuses de Vittoria et Piero prend la forme d’un rembobinage de la pellicule sur laquelle les corps se seraient effacés pour ne laisser que leurs traces (la boîte d’allumettes, par exemple). L’œuvre semble se replier sur elle-même dans ce remontage du temps, comme sur une ligne parallèle à celle du déroulement du film, similaire mais non identique, puisque dépeuplée de ses personnages. Ce retour en arrière s’achève sur la lumière blanche d’un lampadaire qui, rompant brutalement l’harmonie grise du jour tombant, évoque le soleil intense de l’été où s’est formé le couple. Alors qu’un fondu au blanc prolonge l’intensité lumineuse du lampadaire en étendant sa blancheur sur tout l’écran, le film entier semble disparaître – ou se ramasser – ainsi dans l’explosion lumineuse d’une source diégétique, construction symétrique au projecteur cinématographique face à l’écran. Ce troisième et dernier temps de la trilogie antonionienne qu’est L’Éclipse serait alors aussi celui d’une fuite de toutes les images précédentes vers la blancheur englobante de cet écran lumineux, une condensation de toute l’œuvre dans ses dernières images, à la manière d’une épreuve d’Hiroshi Sugimoto. Ce point de fuite temporel peut également être perçu selon une perspective inverse : l’écran blanc ne serait plus la somme d’images passées, mais la possibilité d’images à venir. Les images potentielles d’un autre film seraient présentes dans la lumière excessive de cet écran blanc. L’écran blanc final de L’Éclipse, transition entre les films en noir et blanc et les films en couleurs du cinéaste, contiendrait à la fois toutes les images passées et la potentialité de toutes les images futures : le blanc serait donc l’intensité lumineuse d’une projection, mais aussi le résultat de la somme de toutes les couleurs du spectre – et il serait surtout une machine à voyager dans le temps de la création antonionienne.
Impureté locale et rupture
7Dans l’histoire de l’art, l’écran blanc évoque inévitablement la très célèbre toile de Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc3. Cette œuvre propose une nouvelle façon de concevoir la peinture et le processus de la création picturale. Malevitch déconstruit les éléments traditionnellement constitutifs de l’art pictural pour retrouver l’origine matérielle de la toile dans un cheminement inverse à celui du peintre classique. Tout se passe comme si l’artiste remontait le temps de l’histoire picturale, comme s’il ne partait pas de la toile blanche pour ajouter des formes et des couleurs, mais retirait ces représentations existantes, ancrées dans la toile par des siècles d’histoire de la peinture, pour retrouver le support originel, vierge. Le mouvement de soustraction est le même dans le travail de Michelangelo Antonioni, qui retire décors et personnages pour obtenir un écran blanc identique à celui sur lequel est projeté le film.
8Le rapprochement esthétique, thématique et sensible entre la toile du peintre russe et ces images antonioniennes est d’autant plus pertinent que le cinéaste lui-même le propose dans un texte publié dans le recueil Rien que des mensonges. Michelangelo Antonioni mentionne explicitement le célèbre monochrome :
Sur un mètre autour de la porte et de la vitrine le mur a été peint d’un blanc laiteux et la porte, la vitrine, le morceau de mur forment sur la surface un carré blanc sur blanc à la Malevitch4.
9Les relations établies entre les œuvres cinématographiques d’Antonioni et cette œuvre de l’art pictural se tissent sur le mode de l’échange autour d’une limite commune – limite pensée comme une bande territoriale où s’effectuent des rencontres. Avec le monochrome de l’art suprématiste comme avec le plan blanc considéré ici, on est en présence d’œuvres qui amènent les arts pictural et cinématographique à explorer (voire à exploiter) leurs limites5. Dans ces instants de raréfaction maximale, le film atteint un extrême qui tend à faire disparaître, non seulement formes et couleurs, personnages et décors complexes, mais aussi toute forme de chronologie narrative. Rien ne semble impressionner l’écran blanc, et l’image ne permet plus de mesurer visuellement l’écoulement du temps. L’enchaînement ne répond plus à une logique qui serait incluse dans chaque plan. De telles images proposent une autre temporalité, proche de celle d’une toile peinte : une temporalité de l’ordre de l’instant suspendu, qui n’invite plus à une succession linéaire mais à des prolongements multidirectionnels et infinis.
10L’apparition dans un film de ces plans semblables aux toiles de Kasimir Malevitch provoque une effraction médiatique : la peinture fait irruption dans le cinéma. Dans le prolongement d’une réflexion initiée par Alain Badiou, Denis Lévy introduit l’idée d’ « impureté » pour qualifier cette rencontre des arts. L’impureté est ici locale, puisqu’elle « consiste à emprunter des éléments matériels aux autres arts pour les intégrer aux procédures filmiques6 ». Ainsi, la conjonction ponctuelle entre la peinture et le cinéma qui intervient soudain dans un écran blanc antonionien suffit à bousculer la continuité filmique et ouvre l’œuvre cinématographique vers un ailleurs et une autre temporalité. Une ligne de fuite temporelle naît de cette confrontation qui métamorphose un instant le film, marqué par l’irruption de cette altérité dans son déroulement.
Contretemps
11Dans un texte sur l’installation vidéo d’Esther Shalev-Gerz intitulée Entre l’écoute et la parole, derniers témoins – Auschwitz-Birkenau 1945-20057, Georges Didi-Huberman s’attarde sur les instants de silence survenant dans les entretiens de l’artiste avec les survivants des camps. Il nomme ces interruptions dans la parole des « blancs soucis », en référence à Stéphane Mallarmé8. L’auteur décèle deux axes d’interprétation possibles, contenus en creux dans ces moments d’absence. Selon lui,
les « blancs soucis » apparaissent tour à tour comme des muettes pointes de la douleur et comme des écrans pour s’en protéger, l’espace d’un silence, d’un « pan blanc », d’un intervalle (d’un mur devant nos pas ou d’un trou sous nos pas9).
12Les silences dans les propos des victimes de la déportation interrompent un récit, celui, profondément personnel et douloureux, de leurs souvenirs de l’horreur des camps. Tout se joue donc autour de cette souffrance, parfois contenue, parfois, au contraire, exprimée par ces mêmes silences. Ce sont les silences des mots, trop violents, qu’on ne peut pas prononcer, les reprises de souffle, les moments en suspens nécessaires pour ne pas s’effondrer. Ces blancs ralentissent le débit du discours, hachent les phrases. Au milieu de l’énoncé, ces murs dressés dans la parole modifient la suite du propos, le font bifurquer pour éviter l’obstacle. À un rythme à nouveau différent, le récit doit reprendre. Naissant d’un silence, il peut se réinventer, laisser de côté la fin d’une phrase inexprimable et prendre une direction différente. Les « blancs » dans la succession des mots sont alors une ouverture, une brèche dans le récit. Ils sont les intervalles de l’arrêt, du heurt, ou bien ceux de l’ouvert, qui viennent perturber la logique difficilement linéaire d’un tel discours.
13Nous faisons l’hypothèse que les écrans blancs dans les œuvres cinématographiques sont l’équivalent visuel d’un silence. De telles images font obstacle à la fable ; cette dernière se heurte à leur blancheur muette, à leur silence apparemment obtus. L’écran blanc est une mise en suspens, il ne permet plus la liaison entre les plans, mais, selon Gilles Deleuze, « se met à valoir pour [lui]-même10 ». D’après le philosophe, dans l’image optique ou sonore pure,
il n’y a plus enchaînement d’images associées, mais seulement des ré-enchaînements d’images indépendantes. Au lieu d’une image après l’autre, il y a une image plus une autre, et chaque plan est décadré par rapport au cadrage du plan suivant [...]. La coupure peut alors s’étendre et se manifester en soi, comme l’écran noir, l’écran blanc et leurs dérivés11 [...].
14L’importance de la coupure entre les plans, coupure qui résulte d’une perte de la logique causale dans les raccords (ce qui est l’une des caractéristiques premières de l’image-temps deleuzienne), est révélée explicitement par le surgissement visible de ces écrans monochromes. Étendant cette faille jusqu’à impressionner la rétine du spectateur et jusqu’à devenir un véritable plan indépendant, l’écran blanc est l’expression visible et prégnante de cet interstice qui se glisse entre les images et défait les liens traditionnels qui permettent leur enchaînement. Ces plans en rupture, en décalage, délient la fable cinématographique en décomposant le montage des images comme pour en ralentir la succession. La pellicule elle-même pourrait s’être arrêtée pendant ces quelques secondes où l’écran parfaitement blanc tend progressivement vers la limite où la matière devient pure lumière et ne présente plus aucune variation mouvementée ou lumineuse. Le mécanisme de la projection semble se gripper, la bande hésiter à poursuivre son déroulement. La brutalité d’un retour en arrière devient envisageable12. L’écran blanc met le temps narratif en suspens dans une immobilisation vive et non dans la torpeur d’un ralentissement poussé à l’extrême. Bien plus, la fable est comme saisie ; le film retient son souffle, pris au dépourvu par cet interstice élevé au rang de plan, qui défait les liens logiques sur lesquels l’œuvre s’appuie.
15Ces plans blancs se présentent comme de véritables contretemps du film. Si de tels écrans sont, avant tout, des imprévus qui perturbent le « bon déroulement » du récit comme un contretemps complique la mise en œuvre d’un projet, parfois jusqu’à son annulation, les acceptions musicale et chorégraphique du « contretemps » révèlent d’autres aspects du terme qui induisent des interprétations nouvelles pour ces images monochromes. Musicalement, un contretemps s’articule « sur un temps faible ou sur la partie faible d’un temps13 ». Transposée au cinéma, la faiblesse, si faiblesse il y a, est uniquement narrative : elle n’est valable que lorsque l’on considère le récit comme prépondérant dans la complexité d’une œuvre cinématographique. Cette faiblesse dit avant tout la différence, le décalage. Or, si l’écran blanc, au cœur de ce processus de désenchaînement des plans, diffère des images qu’il sépare, c’est pour offrir au spectateur une expérience propre, singulière, qui diverge de l’expérience plus globale (celle du restant du film) tout en modifiant la perception sensible de l’ensemble de l’œuvre.
16Quant au contretemps dansé, il est un « temps de préparation à un pas plus important ou temps d’élan à un saut ou à un tour14 ». « Faible » à nouveau, en comparaison avec le « saut » ou le « tour » qu’il précède, ce contretemps souligne néanmoins la puissance contenue dans cette faiblesse apparente. C’est dans le repos momentané du corps entre deux mouvements prégnants que le danseur réunit les forces nécessaires au geste suivant, bande ses muscles, prépare son corps à l’effort. Le contretemps cinématographique blanc peut aussi offrir à la fable cette reprise de souffle, cet élan, nécessaires à un jaillissement inédit, à la maturation de forces nouvelles. Il contient une puissance cachée capable de relancer le récit avec une force, dans une direction et à un rythme inédits. Grâce à son vide apparent, l’écran blanc oriente l’attention du spectateur vers l’extérieur – spatial et temporel – de lui-même. José Moure souligne cette conscience forte des spectateurs d’une présence en dehors, complémentaire et nécessaire à une telle absence en dedans :
Le « plan vide » ne semble pouvoir se vivre autrement que dans la hantise de ce qui ne s’y trouve pas, tourné hystériquement vers un dehors qu’il dramatise, vers une présence-absence confinée dans une zone d’ombre du champ ou dans une case vide de l’énonciation, dont il tire toute sa force et à laquelle il donne consistance15.
17Ce phénomène imprime sur de telles images des forces contraires, chargées d’une dimension fantastique. Alors que l’attention du spectateur se dirige vers l’extérieur du cadre, puissances, êtres et objets manquants semblent prêts à affluer à l’intérieur de celui-ci le long des lignes de tension ainsi tracées.
Bifurcations et glissements temporels
18Les entraves à la fable que constituent ces écrans monochromes offrent la possibilité d’entamer un autre récit en suivant une direction divergente et selon une temporalité nouvelle. La suspension du déroulement du récit cinématographique par l’intrusion d’un écran blanc est utilisée par Antonioni dans Profession : reporter (1975) pendant la scène d’échange d’identités. Dans toute cette séquence, de la découverte du corps inanimé de David Robertson par David Locke à la falsification des passeports, les murs blancs de l’hôtel vont constituer l’arrière-plan principal nécessaire aux activités du reporter. Le vide creusé par ce mur blanc en fond de champ est prépondérant. À l’origine de la ressemblance des deux chambres de l’hôtel, il sert également de fond au célèbre plan qui présente le visage de Locke penché sur celui, inanimé, de Robertson, et révèle leur similitude, comme en miroir. Cette surface blanche admet que le glissement ait lieu, que les visages des deux David se confondent et se superposent comme dans un fondu. La neutralité de l’espace dans lequel les deux personnages se trouvent alors permet l’échange, l’interversion des deux visages, des deux identités, véritable confusion ou condensation, authentique création d’une nouvelle identité qui dépasse ce qui, au niveau du récit, apparaît comme une simple substitution.
19La scène qui m’intéresse ici est plus spécifiquement l’échange des photographies sur les passeports par Locke. Celui-ci, de retour dans sa chambre, écoute l’enregistrement sonore de sa première rencontre avec Robertson. Les voix sur son magnétophone semblent éveiller en Locke le souvenir de leur discussion. Le cinéaste donne à voir ce souvenir avec pour seule transition un panoramique horizontal, sans coupure, qui emmène véritablement le spectateur du présent vers le passé proche. Si le passage dans le souvenir n’est pas marqué par un raccord, c’est le décor (plus spécifiquement les murs de la chambre) qui permet cette ellipse temporelle à rebours. Kimball Lockhart remarque lui aussi l’importance des surfaces uniformes que la caméra croise sur son chemin vers le passé :
Autrement dit, au lieu d’employer des moyens conventionnels pour indiquer un changement dans le temps fictionnel, Antonioni fait peindre un mur en jaune et passer dessus la caméra, permettant à un pan de couleur de marquer une rupture du temps16.
20En regardant attentivement la scène, on s’aperçoit que c’est tout d’abord un mur blanc qui donne lieu à ce passage – tant mental que temporel. Le pan de mur jaune se charge du retour dans le présent, il apparaît dans ce mouvement en sens inverse, mouvement temporel de retour du passé vers le présent, mais aussi mouvement physique de la caméra de droite à gauche et non plus de gauche à droite, mouvement qui revient vers Locke, penché à son bureau. Nous l’avons vu plus haut, le mur blanc derrière les deux hommes lors de la découverte du corps est la condition initiale de l’usurpation d’identité. Il s’agissait de la première manifestation d’un pouvoir de transformation qui ne touchait encore que les personnages. Dans un second temps, la force de métamorphose des murs blancs modifie les images cinématographiques elles-mêmes et bouleverse le déroulement de la fable. Le mur blanc suspend le déroulement au présent du film pour l’ouvrir sur une autre forme de temps. Il n’est plus la coupure entre deux éléments similaires mais la pause permettant un glissement des images au présent vers l’image-souvenir au passé.
Disparition dans le blanc et temps confondus
21C’est le phénomène de la disparition dans le blanc qui est à l’œuvre dans le video-art d’Oscar Muñoz intitulé Fondu au blanc17. La perte inévitable des parents est au centre de cette vidéo qui s’organise autour du double sens de la disparition (la simple absence momentanée ou la mort, selon l’usage courant et euphémique du terme). Alors qu’en arrière-plan, une photographie de la mère de l’artiste rappelle cette disparition précédente, ce premier deuil, le père, vêtu de blanc sur un canapé blanc, commence à se fondre lui aussi dans ce mur blanc derrière lui, support de la photographie. Situé entre la scène et la caméra, un rideau léger, blanc lui aussi, flotte au gré du vent, balayant régulièrement l’écran jusqu’à recouvrir définitivement les autres éléments du plan.
22Cette disparition par recouvrement blanchâtre est à l’œuvre dans une scène du Désert rouge (Michelangelo Antonioni – 1964) dans laquelle une fuite inattendue de vapeur dans l’usine interrompt une discussion entre Ugo et Corrado et prend véritablement le dessus sur toutes les autres composantes visuelles, sonores et diégétiques. L’explosion de fumée entraîne celle du récit filmique, morcelant le temps et l’espace, créant des cadres autonomes exclus de toute forme de temporalité externe. L’écoulement du temps, pour chaque plan, n’est possible qu’à l’intérieur du champ, et il est porté par l’expansion du nuage blanc dans son cadre. Chacune des images tend, en effet, vers le recouvrement total de la surface par la vapeur, qui atteint véritablement ce stade extrême à plusieurs reprises. L’explosion semble ainsi se renouveler, reprendre à chaque image son mouvement implacable et infini d’envahissement de l’écran.
23Dans l’œuvre de Muñoz, le battement blanc du rideau entraîne la disparition puis la réapparition de la photographie, de l’homme et du mobilier à l’arrière-plan, selon un rythme aléatoire qui suspend la temporalité de la vidéo à ce mouvement de propagation de l’achromie. Le voilage fantomal estompe progressivement les figures pour permettre que se rejoignent dans le blanc les images du père et de la mère de l’artiste. Le couple divisé s’unit à nouveau dans la monochromie de la surface ; la séparation à l’œuvre se décale alors, retirant à Muñoz son parent survivant, effacé par le passage du tissu blanc. L’artiste, bien qu’en dehors du champ, semble pouvoir être pris dans ce mouvement d’effacement par le blanc qui se propage volontiers au-delà des bords du cadre18. En opérant le glissement de la disparition visuelle et physique de la mère puis du père à celle, prochaine, de leur enfant, la propagation du blanc condense, ou annule, les temporalités pour proposer un lieu, véritable espace-temps de rencontre des trois individus de cette famille dissoute par le deuil.
Conclusion
24Dans les films de Michelangelo Antonioni comme dans les deux video-arts mentionnés, le blanc (visuel ou sonore) est attente, disponibilité du et au temps. L’unité monochrome des écrans leur donne le pouvoir de s’étendre au-delà des limites qui leur sont assignées, au-delà du cadre physique et temporel des plans. Formations et déformations de la chronologie filmique sont ainsi à l’œuvre quand le plan blanc se détache de la fable pour toucher le spectateur. Le film, vivement saisi par l’irruption virginale, se décale un instant. Ce contretemps met en suspens le récit dans l’attente intranquille d’un événement pouvant surgir de toutes parts. Dans l’incertitude spatiale et temporelle induite par l’apparent vide de la blancheur, espace et temps se rejoignent alors pour cristalliser de nouvelles dimensions de la fable en-dedans et au-delà d’elle-même.