Le récit de grotte ornée : une « hétérochronie » contemporaine
1Sans nul besoin d’une machine de science-fiction, l’âge moderne a remonté le temps comme jamais aucune époque auparavant. Au tout début du XXe siècle, les peintures préhistoriques de la grotte d’Altamira en Espagne sont officiellement reconnues. Lascaux « réapparaît » de façon intempestive en 1940, et la grotte Chauvet en 1994. Avec le développement de la discipline préhistorique depuis un peu plus d’un siècle, la nuit des temps a très concrètement refait surface dans le monde contemporain, et chaque nouvelle découverte reporte un peu plus loin notre « retour amont », selon l’expression de René Char. Notre rapport au temps s’en est trouvé vertigineusement bouleversé, non seulement parce qu’un art pictural vieux de quelque 15 000 ans a ressurgi anachroniquement en plein art moderne, mais aussi parce que nous prenons à peine conscience, avec la découverte de la grotte Chauvet, dont les peintures datent d’il y a plus de 30 000 ans, qu’il y a autant de millénaires entre nous et Lascaux qu’entre les hommes de la grotte Chauvet et ceux de la grotte de Lascaux (15 000 ans dans les deux cas).
2Les images pariétales qu’abritent ces cavernes du paléolithique nous transportent ainsi très loin dans le temps. On y trouve souvent des représentations naturalistes d’animaux à l’arrêt. La peinture est réputée être un art de l’espace, et c’est particulièrement vrai pour l’ « art1 » pariétal, qui joue avec le relief naturel de la grotte, les fissures, les creux et les protubérances de la paroi, pour faire saillir la bosse d’un bison, l’omoplate ou la chute de rein d’un félin. Pourtant, le mouvement y est également essentiel, et a marqué tous les commentateurs de cet art animalier. Il faut dire qu’il existe quelques images paléolithiques, curieuses et rares, qui pourraient suggérer l’idée de temps par l’expression picturale du mouvement. L’impression cinétique est parfois telle, que le préhistorien Marc Azéma y voit la naissance de la « narration graphique » et de l’ « animation séquentielle2 ». Il distingue d’ailleurs dans l’art paléolithique trois expressions du mouvement susceptibles de figurer le déroulement d’une action dans le temps. Il y a d’abord la « décomposition du mouvement par superposition d’images successives3 », comme dans les images célèbres du rhinocéros à sept cornes4 ou du bison à huit pattes de la grotte Chauvet. L’image fixe semble s’animer par ce procédé qui « implique la superposition des positions prises successivement dans le temps par l’animal5 ». Nous autres contemporains y voyons de la vitesse, comme si l’animal dessiné se déplaçait à vive allure avec ses membres redoublés, selon une figuration à laquelle nous a habitués la bande dessinée. D’autre part, Marc Azéma perçoit dans certaines images une « décomposition du mouvement par juxtaposition d’images successives6 » ; ainsi du panneau des chevaux7 de la grotte Chauvet : se pose la question de savoir s’il s’agit d’un même cheval dessiné à différents moments du temps ou de plusieurs animaux situés à différents endroits de l’espace. Notre œil actuel songe à la chronophotographie d’Eadweard Muybridge ou aux travaux d’Étienne-Jules Marey, mais ce n’est sans doute qu’une illusion rétrospective de plus. Enfin, Marc Azéma croit retrouver dans de curieux objets archéologiques ‒ des rondelles paléolithiques gravées sur les deux faces ‒ l’ancêtre des thaumatropes, ces jouets optiques du XIXe siècle consistant en
un disque portant un dessin sur les deux faces et maintenu par une ficelle. En le faisant pivoter sur lui-même […] les deux dessins se superposent sur la rétine de l’observateur. L’illusion créée peut exprimer le mouvement d’un animal […] ou une action : […] un oiseau en vol se retrouve emprisonné dans une cage, un chien poursuit des oiseaux8.
3Nous n’irons pas jusqu’à parler avec Marc Azéma d’une « préhistoire du cinéma », mais l’hypothèse d’une représentation du temps par l’illusion du mouvement dès la préhistoire laisse rêveur… Nous voudrions surtout suivre ici le voyage à travers le temps long de la préhistoire humaine qu’ont effectué trois écrivains qui sont rentrés sous terre pour contempler l’art le plus ancien : le Français Georges Bataille, qui est l’un des premiers écrivains à avoir manifesté de l’intérêt pour l’art pariétal, avec son essai Lascaux ou La Naissance de l’art (1955) ; l’écrivain et critique d’art britannique John Berger, qui a eu l’occasion de visiter la grotte Chauvet – de cette expérience, il a tiré une nouvelle, « Le Pont d’Arc9 » ; enfin, le poète américain Clayton Eshleman, qui écrit depuis trente ans sur le sujet, et qui a fait paraître en 2003 Juniper Fuse. Upper Paleolithic Imagination and the Construction of the Underworld (littéralement Mèche de genévrier [du nom du combustible utilisé dans les lampes en grès retrouvées à Lascaux]. L’Imagination du paléolithique supérieur et la construction du monde souterrain – ou « inframonde10 » selon son traducteur Auxeméry), anthologie consacrée à ses écrits sur l’art pariétal.
4Si Bataille et Berger font le choix de la prose poétique, Eshleman est poète avant tout, mais la visée documentaire de ses écrits le fait recourir à une écriture mêlée, tantôt poétique, tantôt essayistique, et qui revient fréquemment à la narration. Il faut dire que le sujet préhistorique se prête aux interactions entre littérature et science d’une part, entre art d’écrire et art de peindre d’autre part, ce qui incite souvent les écrivains à la porosité générique, ainsi qu’à l’insertion d’images dans le corps du livre. En outre, ces auteurs de trois nationalités différentes usent tous, mutatis mutandis, du récit autobiographique pour relater une expérience que chacun a vécue personnellement : la descente dans une grotte ornée. En racontant leur expérience intime, ils prolongent la tradition d’une littérature de l’ailleurs déployée dans les récits de voyage des aventuriers des XIXe et XXe siècles. Les blancs de la carte ayant disparu, ces écrivains ne vont plus sillonner la surface de la Terre, mais sonder son espace souterrain. Aujourd’hui que les grottes ornées les plus célèbres ont été fermées au public pour cause de conservation, plus encore qu’à l’époque de Bataille, les écrivains du sous-sol qui ont la chance de pénétrer ce que d’aucuns nomment des « sanctuaires » préhistoriques ont conscience de jouir d’un statut d’exception, et se sentent dépositaires d’un savoir interdit au plus grand nombre. En tant que vigies privilégiées, ils adoptent par conséquent une écriture de témoignage pour représenter l’espace-temps à part que renferme la grotte ornée de peintures paléolithiques, et ce dans le but de faire voyager le commun des mortels qui n’aura jamais accès à ces lieux de mémoire universels dérobés au regard du profane. Nous verrons à travers leurs textes respectifs comment les peintures pariétales, mais aussi la grotte qui les abrite, constituent à la fois une machine à arrêter le temps et une machine à remonter le temps.
La grotte ornée, écrin d’un temps paradoxal
Un itinéraire de voyage
5Le curieux objet littéraire qu’on pourrait appeler « récit de grotte ornée » emprunte la forme d’un itinéraire de voyage. Bataille écrit ainsi :
Ces marches qui mènent à Lascaux sous la terre […] aboutissent – au-delà de portes de bronze, récemment ménagées pour mettre les peintures à l’abri de l’air – dans une vaste salle, plus longue que large […]. La nef se termine en couloir étroit, où il est difficile à un homme corpulent de se glisser. Ce couloir mène à un boyau très bas où il faut ramper pour ressortir un peu plus loin devant une pente raide et glissante aboutissant quelques mètres plus haut au « cabinet des félins ». Ce nom désigne un petit emplacement à l’issue de ce boyau, en précédant de peu l’ouverture, qui donne sur un élargissement nouveau de la caverne. Ce dernier se termine en véritable gouffre11.
6Bataille restitue son itinéraire spatial tourmenté de « couloir[s] étroit[s] » en « boyau[x] », de « boyau[x] » en « gouffre[s] ». Le texte devient un substitut de visite où le lecteur est invité à suivre l’auteur dans son déplacement physique compliqué en raison du terrain accidenté. Mais Lascaux ou La Naissance de l’art n’est pas seulement le récit d’une visite spéléologique, Bataille construit aussi son livre selon une trajectoire qui rend compte d’un cheminement artistique. Le lecteur est guidé de salle en salle, comme dans un parcours muséographique. Le livre illustré de photographies s’apparente en ce sens à un parcours artistique jalonné de moments emblématiques. L’écrivain choisit cinq arrêts significatifs : « la salle des taureaux », « le diverticule axial », « la nef », « le cabinet des félins » et « l’abside et le puits ». Chaque arrêt est scandé par une succession d’illustrations exhaustives : d’abord un plan schématique, puis une vue générale, ensuite une vue de gauche puis une vue de droite, enfin une suite de détails et gros plans. De salle en salle, nous visitons un curieux musée dont le chef-d’œuvre est le point final :
L’ « abside » mène à l’ouverture du puits. Le puits est l’une des parties les plus surprenantes de la caverne. Il ne contient qu’un petit groupe d’images, que leur exécution ne situe peut-être pas, dans la caverne, parmi les plus habiles, mais il n’en est pas de plus étranges […]. À l’extrémité de l’ « abside » s’ouvre un trou profond où il est possible de se glisser à l’aide d’une échelle de fer scellée dans la roche, mais dans les temps préhistoriques, la descente, qui se faisait peut-être par une corde, pouvait relever de l’acrobatie12.
7Notons que dès la première moitié du XXe siècle, la grotte de Lascaux a été divisée en pièces sur un modèle architectural, et ses salles ont reçu des noms par analogie avec les cathédrales chrétiennes (nef, abside etc.). On progresse donc dans un univers de plus en plus contaminé par le vocabulaire religieux. Et, selon une théorie des préhistoriens, plus les peintures sont difficiles d’accès, plus elles auraient d’importance dans la signification globale du dispositif pariétal. Les écrivains sont souvent séduits par cette interprétation, qui suppose que « [p]lus c’est secret, plus c’est sacré13 », selon la formule de Régis Debray. De pareille manière, le récit de grotte ornée est très souvent orienté vers un point d’acmé. Et Bataille organise son ouvrage en fonction de ce qui est pour lui le « sommet » de la visite à Lascaux : la « scène du puits » ‒ sans doute l’une des peintures préhistoriques les plus commentées. Retenons pour l’heure que l’accès aux peintures nécessite un périple souterrain qui se développe dans le temps. Mais le moment de contemplation des œuvres, lui, débouche paradoxalement sur un phénomène de suspension du temps.
Le temps aboli
8Chez Bataille, Eshleman ou Berger, dans la grotte ornée de peintures pariétales, le temps semble s’être figé. La caverne fait figure de Belle au bois dormant que viendrait réveiller l’écrivain-visiteur. Tous décrivent le même sentiment d’exception, comme si le temps gisait là, à l’état pur, ou s’était arrêté en cet endroit souterrain, miraculeusement épargné par le rythme quotidien des travaux et des jours. Ainsi John Berger écrit-il :
Ce qui rend Chauvet unique est le fait que la grotte ait été hermétiquement close. Le toit de la chambre qui servait à l’origine d’entrée – vaste et baignée de lumière – s’est effondré il y a environ vingt mille ans. Depuis lors, et jusqu’en 1994, l’obscurité avec laquelle les artistes avaient dû négocier à distance s’est engouffrée par-derrière pour ensevelir et protéger tout ce qu’ils avaient fait. Les stalagmites et les stalactites ont continué de grandir. Par endroits, une pellicule de calcite a recouvert certains détails comme une cataracte. L’essentiel, cependant, conserve son extraordinaire fraîcheur. Et cette immédiateté sabote toute perception linéaire du temps14.
9La contemplation esthétique de l’art pariétal apparaît de la sorte comme une épreuve de la syncope temporelle. L’immersion dans « l’œuvre d’art » pariétale fait oublier le temps. Cette impression de stase temporelle se double chez tous les visiteurs d’un sentiment d’immédiateté, d’incroyable « fraîcheur », comme le dit Berger. Il en va de même pour Bataille :
Si nous entrons dans la caverne de Lascaux, un sentiment fort nous étreint que nous n’avons pas devant les vitrines où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C’est ce même sentiment de présence – de claire et brûlante présence – que nous donnent les chefs-d’œuvre de tous les temps. C’est, quoi qu’il en semble, à l’amitié, c’est à la douceur de l’amitié, que s’adresse la beauté des œuvres humaines […].
Lascaux se situe d’abord à nos antipodes. Avouons-le : la réponse que Lascaux nous donne, en premier lieu, demeure obscure en nous, obscure, à demi intelligible seulement. C’est la réponse la plus ancienne, la première, et la nuit des temps dont elle vient n’est traversée que d’incertaines lueurs de petit jour. Que savons-nous de ces hommes qui ne laissèrent d’eux que ces ombres insaisissables, isolées de tout arrière-plan ? Presque rien. Sinon que ces ombres sont belles, aussi belles à nos yeux que les plus belles peintures de nos musées. Mais des peintures de nos musées, nous savons la date, le nom de l’auteur, le sujet, la destination. Nous connaissons les coutumes, les manières de vivre qui leur sont liées, nous lisons l’histoire des temps qui les ont vues naître […]. Même la date de ces peintures ne peut être évaluée qu’à la condition de laisser dans l’esprit un flottement dépassant dix millénaires15 !
10Ce temps retrouvé est une constante structurelle de ce type de récits. Le fantasme de présence ‒ comme si les artistes paléolithiques allaient reparaître ‒ se retrouve chez tous les auteurs ayant expérimenté une immersion dans les cavernes peintes par nos ancêtres. Bataille témoigne ici de l’incroyable décontextualisation temporelle qui caractérise notre approche de ces peintures : « Lascaux se situe à nos antipodes », sa réponse est « obscure, à demi intelligible », car des auteurs des images, nous ne savons effectivement « presque rien ». L’histoire non écrite de ces peintures anonymes s’est perdue, elles sont à peine datables à l’époque de Bataille (la datation au carbone 14 ne sera découverte que cinq ans plus tard, en 1960, par Frank Libby). Aujourd’hui encore, nous savons très peu de choses de ce temps préhistorique, faute de textes. L’écrivain, homme de lettres, est nécessairement désorienté par cet art pictural venu d’un temps qui ignorait la ressource des mots écrits. L’incroyable est que pourtant ces œuvres nous touchent par-delà les millénaires : « Nous voici devant la découverte renversante : vieilles de quelque vingt mille ans, ces peintures ont la fraîcheur de la jeunesse16. » La relation paradoxale au temps engagée dans cette expérience esthétique correspond singulièrement à la définition de l’aura que propose Walter Benjamin : « Qu’est-ce au fond que l’aura ? Un singulier entrelacs d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il17. » Et vice versa, pourrait-on dire, car les peintures de Lascaux laissent deviner l’apparition d’un proche en la personne du peintre, aussi lointain soit-il, ces œuvres intensément humaines invitant pour Bataille à la reconnaissance fraternelle, « à l’amitié ».
11Non seulement le temps semble donc s’être figé, mais l’enclave souterraine que constitue la grotte pourrait permettre l’impossible confluence de temps hétérogènes. Une micro-analyse des ekphraseis déployées par Bataille, Berger et Eshleman montrerait que la description littéraire de la peinture s’écrit toujours au présent de vérité générale, nous rendant contemporains de l’art pariétal, devenu comme immuable et omnitemporel. Chez John Berger par ailleurs, il existe un désir de jonction des temps. Ce désir s’exprime dans l’imitation des peintures, que l’auteur copie, expérimentant de cette façon une proximité quasi palpable avec le peintre ancestral :
Tandis que je dessine, je me demande si ma main, qui épouse le rythme visible de la danse des rennes, ne serait pas en train de danser avec la main qui les a initialement dessinés.
Il n’est pas rare, ici, de fouler une miette de charbon tombée naguère tandis qu’une main traçait une ligne18.
12Dans le documentaire intitulé Dans le silence de la grotte Chauvet19, Pierre-Oscar Lévy filme le retour à la surface de John Berger après sa visite. On y voit l’écrivain écouter ce qu’il a enregistré sous terre à l’aide d’un dictaphone. Preuve de son émotion, il parle un mélange d’anglais et de français. À un moment, il déclare : « Ils sont là. Ils sont ici. Ici. » Le changement d’adverbe de lieu (de « là » à « ici ») signale l’impression de rapprochement qu’éprouve le locuteur. Les hommes du paléolithique ne semblent plus seulement là, dans une sphère assez proche, ils paraissent être ici, où se tient John Berger. Il s’est d’ailleurs sans doute rappelé cet épisode singulier au moment de choisir le titre du livre dont est issue la nouvelle « Le Pont d’Arc ». En anglais, l’ouvrage s’appelle Here Is Where We Meet, littéralement C’est ici qu’on se rencontre20. Mais ce « here » est plus complexe qu’il n’y paraît. « Here » est un déictique qui renvoie à « ici » (adverbe de lieu), mais qui peut aussi prendre une valeur d’adverbe de temps. Dans ce cas précis, le mot « here » fonctionne en syllepse, puisqu’on peut le comprendre ou bien comme un déictique spatial ou bien comme un déictique temporel. On pourrait aussi traduire le titre ainsi : C’est maintenant qu’on se retrouve. Cette orientation temporelle est manifeste dans le choix de la traduction en français par « d’ici-là ». L’expression, construite avec deux adverbes de lieu accolés (« ici » et « là »), désigne non plus un espacement spatial, mais un laps de temps entre maintenant et plus tard. Sont-ce les peintres paléolithiques qui reviennent hanter l’auteur, ou est-ce, à l’inverse, lui qui se transporte mentalement dans le temps immémorial de la réalisation des peintures ? Le passé rejoint-il le présent ou le présent se transporte-t-il dans le passé ? La plongée dans les abysses que constitue la descente sous terre s’accompagne en tout cas d’une impression de voyage dans le temps.
La grotte, machine à remonter le temps
13La grotte ornée s’avère constituer un dispositif de transport imaginaire à travers les époques. D’abord, le site lui-même, avec son architecture géologique plongée dans le noir, est propice à la désorientation. Ensuite, l’itinéraire souterrain fait coïncider le voyage au centre de la Terre avec une remontée dans le temps. Autrement dit, descendre profondément revient à revenir jadis, ce qu’Eshleman exprime en reprenant un précepte alchimique qui relativise de manière ésotérique les polarités : « Abaisser c’est élever, ce qui est en haut est en bas21. » La descente physique sous terre équivaut à une descente psychique en soi-même. Mais la remontée dans le temps préhistorique est tellement inconcevable que c’est souvent la Grèce antique qui se donne dans les textes comme un premier palier imaginaire du retour dans le passé. En d’autres termes, on rappelle la mémoire de la Grèce pour approcher la mémoire enfouie du paléolithique. En effet, les récits du retour aux grottes convoquent souvent l’arrière-plan mythique de la descente aux enfers, ou catabase. On se souvient que ce motif de l’épopée est l’une des épreuves initiatiques des héros antiques, depuis Hercule – c’est le dernier de ses douze travaux –, qui doit ramener Cerbère, le chien à trois têtes gardien des Enfers, jusqu’à Orphée descendant aux Enfers pour chercher Eurydice (Virgile, Géorgiques, IV, et Ovide, Métamorphoses, X et XI), en passant par Ulysse, qui, au chant XI de l’Odyssée, descend vers l’Hadès pour consulter le devin Tirésias et s’entretenir avec les morts (épisode de la nekuia). L’initiation qu’accompagne la plongée dans le monde chtonien travaille nos auteurs, qui racontent leur expérience souterraine à grand renfort d’antithèses entre ombre et lumière, et de références à l’univers épique. Outre la mention chez Bataille des portes de bronze barrant l’entrée de Lascaux, on relèvera, chez Eshleman, l’évocation de la traversée d’un fleuve très semblable au Styx. Et surtout, il nomme explicitement « Hadès » le monde souterrain, dans un poème important, « Hades in Manganese » ‒ qui donne son titre à l’unique anthologie du poète parue en français, Hadès en manganèse ‒, en référence au pigment noir de manganèse qui entre dans la composition de certaines peintures pariétales, aussi bien qu’à Hadès, dieu grec des Enfers qui par métonymie en vient à désigner le lieu des Enfers, qu’Eshleman nomme encore « Underworld ». Chez lui, le processus physique de la descente spéléologique dans la grotte du Tuc d’Audoubert ouvre sur une régression psychique. La page poétique mêle croquis de stalactites rondes (que le poète désigne comme un « entassement de tétons de pierre blancs22 »), plan de la caverne, et esquisse du « boyau » resserré qui a toutes les allures d’un sexe de femme. Le cadre psychanalytique est ainsi posé :
bouche du Volp – la langue de la
rivière qui se soulève là –
être mastiqué par les pierres du Tuc d’Audoubert
pierres cruelles –
les mâchoires de la cavernePour monter la cheminée oblique, une échelle et des fers d’attache placés dans la roche en face de la chatière, à plat ventre
ramper, effort pour s’appuyer
ici, fixation làLa terre sur, à, ça, et
fait sentir sentir un instant
sa propre traction – la peur de
SE DESSÉCHER SUR
PLACE23
14La typographie, en jouant sur les décrochages, les blancs, les italiques, mais aussi les majuscules, rejoue le relief accidenté de cette descente spéléologique qui est un parcours semé d’embûches. Le poète écrit ailleurs qu’il a l’impression d’être « digéré » dans ce « ventre de pierre », mais c’est encore un processus parent de l’embryogénèse qui est décrit :
si on filmait toutes les postures qu’on est obligé de prendre pendant la progression, cela ressemblerait à une danse de St-Vit, où l’on verrait les différentes étapes de la vie d’un homme, depuis l’expulsion par le canal de la naissance jusqu’au vieil âge, mais sans ordre chronologique, un mélange de positions excessives et tendres, qui augmente proportionnellement la pression de l’image sur l’esprit24.
15Cet accouchement suggéré par une variation sur les âges de la vie (la naissance, l’âge adulte, la vieillesse) conduit l’auteur à un troisième stade de régression, non plus seulement vers sa préhistoire individuelle, mais aussi vers celle de l’espèce :
Par moments je voulais laisser mes pieds derrière, ou continuer sans tête dans l’obscurité, mon ventre désirait des pattes comme celle des crevettes avec des griffes, mes organes avaient tendance à être, quelque chose en moi voulait être
un ver avec une armure
un tentacule pour étendre la tête […]
empêtré dans une chatière je sentais ma langue commencer à se plaquer vers l’arrière, et l’image-force était la suivante : je voulais m’expulser moi-même de moi-même25.
16L’effort physique engagé par le parcours difficultueux convoque un désir d’être à la fois la parturiente et l’accouché (« m’expulser moi-même de moi-même », souligne l’auteur). Mais la poussée souterraine motive également un flot d’images animales griffues et tentaculaires où percent quelques invertébrés comme cet « armored worm » que la proximité phonique rend à la fois mou et cuirassé, et autres semblants de crustacés, « prawnlike », soit des êtres lointains, plus proches que nous de l’apparition de la vie sur Terre dans l’ordre chronologique de l’évolution des espèces. Enfin, l’architecture à la fois naturelle et fantasmagorique des grottes en appelle à la mémoire de l’eau qui a érodé la roche, creusant des cavités karstiques en un temps géologique où n’existait nul homme. On pourrait encore creuser la métaphore stratigraphique chez Eshleman, qui explicite sa démarche poétique d’exploration de couches psychiques stratifiées en déclarant se sentir « formé de couches d’histoires superposées26 ». La descente spatiale donne donc une impression de recul dans le passé, selon un enfouissement toujours plus lointain. Quatre paliers scandent ce feuilleté temporel : un retour au temps historique de l’Antiquité (que nous connaissons par le témoignage des textes) et à la tradition mythologique de la catabase ; une régression psychanalytique dans la préhistoire individuelle de l’écrivain ; une rentrée phylogénétique dans la mémoire biologique de l’espèce ; une remontée du temps géologique.
Cavernes hétérotopiques, cavernes hétérochroniques
17« Il y a […] dans toute société des utopies qui ont un lieu précis et réel, un lieu qu’on peut situer sur une carte ; des utopies qui ont un temps déterminé, un temps qu’on peut fixer et mesurer selon le calendrier de tous les jours27 », estime Michel Foucault. Ces utopies et ces uchronies réalisées, il les baptise « hétérotopies28 », autres lieux, car ce sont des
espaces absolument autres, […] absolument différents, […] qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les compenser, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces29.
18L’hétérotopie est un lieu réel mais travaillé par l’imagination, à l’instar du fond du jardin, du grenier, de la maison close ou de ce « lieu sans lieu, […] morceau d’espace flottant30 » qu’est le bateau. Et l’espace si singulier de la grotte ornée de peintures paléolithiques nous semble répondre aux six principes caractéristiques des hétérotopies dégagés par Foucault :
19Toutes les sociétés humaines fabriquent des hétérotopies (1er principe). C’est, nous dit le philosophe, « une constante, sans doute, de tout groupe humain31 ». Alors pourquoi la dénier aux sociétés non étatiques préhistoriques ?
20Les hétérotopies « évoluent au fil du temps » (2e principe). Certaines apparaissent, d’autres disparaissent, et le sens qui y est investi par une société est susceptible de changer. De même, la grotte ornée était vraisemblablement un espace radicalement autre pour les hommes du paléolithique. Elle le demeure pour nous, même si nous ne la voyons plus de la même façon qu’eux. Reste que nous pouvons supposer qu’elle était porteuse d’un sens symbolique, aujourd’hui inaccessible, mais que nous continuons néanmoins de ressentir à travers l’altérité constitutive du lieu.
21L’hétérotopie est une combinaison d’espaces contradictoires (3e principe). « En général, l’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être incompatibles32 » : Foucault donne pour exemples le théâtre, où des lieux variés se succèdent sur la scène, ou le cinéma33. De même, la grotte ornée conjoint aux yeux des écrivains un lieu du sublime naturel, rocheux, et un lieu d’exposition d’art, parent d’une certaine manière de ces lieux artificiels de la culture que sont nos musées. Berger témoigne encore différemment de la juxtaposition contradictoire qui s’y opère :
Silence. J’éteins la lampe frontale de mon casque. Il fait noir. Dans l’obscurité, le silence se fait encyclopédique. Il condense tout ce qui s’est produit entre alors et maintenant.
Sur un rocher devant moi, j’aperçois un amas de petites taches rouges, de forme carrée. La fraîcheur du rouge est saisissante, aussi présente et immédiate qu’une odeur, ou que la couleur de certaines fleurs par un coucher de soleil en juin […].
Dans le silence, les dimensions de la grotte prennent de l’ampleur. Elle mesure cinq cents mètres de long et, par endroits, cinquante mètres de large. Mais les évaluations métriques n’ont pas cours ici, car on a l’impression d’évoluer à l’intérieur d’un corps.
Les rochers qui s’élèvent en surplomb, les murs et leurs concrétions, les galeries et passages, les espaces creux […] évoquent clairement les organes et les recoins internes d’un corps humain ou animal. Corps et cavernes ont ceci en commun qu’on les croirait modelés par l’eau courante.
Les couleurs de la grotte aussi sont organiques. La roche calcaire a une teinte d’os ou de tripes ; les stalagmites sont écarlates ou d’un blanc vif, les draperies de calcite et les concrétions sont orange et pareilles à de la morve. Les surfaces brillent, comme lubrifiées par un mucus34.
22Cet espace de la perte de repères inverse les coordonnées habituelles de la perception humaine. Les sons s’amuissent, les couleurs s’estompent, la lumière s’éclipse. Mais le plus antinomique assurément, c’est que ce lieu minéral, froid et pétrifié, prend curieusement l’allure d’un corps charnel, visqueux, organique.
23À toute hétérotopie ou presque répond une hétérochronie (4e principe). Le quatrième principe énoncé par Foucault est sans doute le plus important pour notre sujet :
Les hétérotopies sont liées le plus souvent à des découpages singuliers du temps. Elles sont parentes […] des hétérochronies35.
24John Berger constatait déjà en écoutant son enregistrement que la vitesse semblait différente en bas. Alors qu’il pensait avoir parlé normalement, il découvrait à sa grande surprise un ralenti de sa propre voix, selon une étrange relativisation de notre rapport au temps. Foucault distingue en fait trois types d’hétérochronies :
251) Les hétérotopies éternitaires, dont le cimetière constitue un exemple, sont des « lieu[x] d’un temps qui ne s’écoule plus ». Les musées et les bibliothèques incarnent un peu différemment des hétérotopies du temps qui « s’accumule à l’infini36 ». La grotte s’apparente à ces deux hétérochronies, celle du temps figé et celle du temps archivé de la conservation patrimoniale.
262) Les hétérotopies chroniques37, qui n’éternisent pas le temps mais scandent épisodiquement le rythme social : ainsi de la fête, de la foire, ou du village du Club-Med.
273) Enfin, les hétérotopies du passage ou hétérotopies de crise, lieux d’un rite de passage, d’une transformation, d’une régénération : « Au XIXe siècle, les collèges et les casernes […] devaient faire d’enfants des adultes, de villageois des citoyens, et de naïfs des déniaisés. Il y a surtout, de nos jours, les prisons38 », explique Foucault. Ces trois lieux-temps nous intéressent, qu’ils accumulent, nient ou scandent le temps.
28Les hétérotopies sont isolées par des seuils marqués (5e principe) :
Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant. En général, on n’entre pas dans une hétérotopie comme dans un moulin. Ou bien on y entre parce qu’on y est contraint (les prisons, évidemment), ou bien lorsque l’on s’est soumis à des rites, à une purification39.
29Les grottes aujourd’hui scellées (Lascaux a été fermée par Malraux en 1975, et la grotte Chauvet n’a jamais été ouverte au public) illustrent bien ce cinquième principe. Seuls y entrent une poignée de spécialistes initiés en combinaison et masque stériles, passant des portes, des sas, selon un protocole sanitaire très strict. On a déjà entr’aperçu combien la lourde porte qui rend l’entrée inaccessible au commun des mortels marquait l’imagination des écrivains. Quand la porte s’ouvre pour eux, tous éprouvent un sentiment de privilège. L’étape symétrique, la sortie, où le seuil entre deux mondes est franchi en sens inverse, est aussi importante. Eshleman témoigne du plaisir que constitue le retour à la surface, du soulagement éprouvé lorsqu’on sort du milieu souterrain étranger à l’homme :
L’ « ironie » de l’Éden, c’est peut-être que, lorsqu’on en sort, il donne sur le monde organique, celui des odeurs de bois, de fleurs et de pourriture, qu’on respire avec un immense plaisir dans les derniers mètres avant de quitter une caverne40.
30Le retour à la vie normale s’accompagne d’un afflux vital chez Eshleman. À l’inverse, Berger témoigne d’un sentiment panique :
Je sors de la grotte et me fais happer par la tornade du temps qui passe. Je suis à nouveau parmi les noms. À l’intérieur de la grotte, tout est présent et innommé. À l’intérieur de la grotte, la peur existe, mais elle est parfaitement équilibrée par un sentiment de protection41.
31Sortir de la grotte, pour le vieil homme, c’est comme se précipiter vers la mort, après la halte souterraine qui laissait l’espoir d’un temps suspendu. La descente sous terre nourrit alors le fantasme d’un lieu infra-conceptuel, comme si la grotte aux images, dépourvue de mots écrits, était antérieure à la conscience séparatrice, au logos rationnel. La quitter reviendrait donc à reprendre conscience de l’inexorable écoulement temporel qu’accompagne le flux langagier.
32Enfin, les hétérotopies ont une fonction sociale (6e principe), elles « sont la contestation de tous les autres espaces42 ». Foucault dégage deux fonctions principales :
331) celle de l’hétérotopie d’illusion, dont l’illusion « dénonce tout le reste de la réalité comme illusion43 » (la maison close en fournit le paradigme).
342) celle de l’hétérotopie de compensation, qui crée « réellement un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon44 ». Selon Foucault, les colonies (surtout celles des jésuites, désireux de fonder au Paraguay des sociétés absolument parfaites45 ‒ parfaitement réglementées en tout cas) se sont rêvées telles.
Conclusion
35La grotte hétérochronique est un lieu où le temps obéit à des lois étranges, où il se contracte et se dilate tout à la fois. Ce monde souterrain, obscur, profond – qui déstabilise l’homme qui a coutume de vivre à la surface de la Terre, sous la lumière du soleil –, était assurément un « contre-espace » pour les homo sapiens d’il y a 30 000 ans, hommes anatomiquement modernes, en tous points semblables à nous. La grotte est encore un monde à l’envers pour nous autres contemporains qui avons redécouvert son existence avec stupéfaction. Certainement, ces grottes énigmatiques ont changé de sens au fil du temps (deuxième principe). On peut supposer que leur statut en tant qu’hétérochronies (quatrième principe) a tout particulièrement changé. Peut-être étaient-elles des hétérotopies du « passage », des lieux « de crise » réservés aux individus en mutation biologique46 ? Peut-être étaient-elles des lieux de fête, des « hétérotopies chroniques47 » ? De nos jours en tout cas, les grottes ornées classées au patrimoine mondial de l’Unesco ont une valeur d’ « hétérotopie éternitaire ». Ainsi qu’en témoignent les écrivains, elles sont le lieu de conservation d’une mémoire humaine, mémoire en partie ensevelie, mais accumulée là depuis le fond des âges. Et la caverne actuelle est aussi un curieux espace artistique in situ. Contrairement au white cube de nos musées contemporains, l’espace spéléologique constitue un labyrinthe noir où les écrivains descendent pour remonter aussi bien le temps collectif de l’espèce que celui, individuel, de leur propre préhistoire. Quelle est alors pour notre temps la fonction (sixième principe) des grottes ornées ? Leur sanctification laïque par les écrivains laisse penser qu’elles agissent aujourd’hui comme des « hétérotopie[s] de compensation48 » :
36- Compensation de notre monde anthropocentré par les images de Lascaux, de Chauvet et de bien d’autres grottes, images que l’on doit à l’homme, mais qui font la part belle à la figuration animale. Les écrivains ne s’y sont pas trompés et retrouvent dans le bestiaire paléolithique une autre sensibilité au monde, où la représentation animale prédomine sans conteste sur celle de l’homme.
37- Compensation de la vitesse frénétique de nos sociétés qui courent après le temps alors que l’unité temporelle de la grotte est celle d’un temps qui ne passe pas, ou à peine.
38- Compensation enfin de notre technologie dématérialisée par des matières premières simples et tangibles : la pierre, l’ocre, le charbon.
39Bataille, Berger et Eshleman, cheminant dans les grottes, témoignent tous trois du pouvoir qu’a l’art pariétal de nous faire voyager dans le temps. D’après leurs témoignages oculaires, la grotte ornée, avec ses peintures plongées dans le noir, demeure sans doute après des dizaines de milliers d’années ce qu’incarne toute œuvre d’art aux yeux d’Hannah Arendt : elle est « la patrie non mortelle d’êtres mortels49 ».