Colloques en ligne

Marion Sergent

« Peinture et Temps » : la quête du mouvement chez les musicalistes

1L’association des artistes musicalistes est née sous l’impulsion de Charles Blanc-Gatti, Gustave Bourgogne, Vito Stracquadaini et Henry Valensi. C’est en octobre 1931, lors de l’exposition personnelle du Suisse Blanc-Gatti à la galerie parisienne Bernheim-Jeune1, que se rencontrent les quatre peintres. Quelques mois plus tard, les fondateurs signent le Manifeste du groupe des peintres : les artistes musicalistes, publié pour la première fois dans le numéro du 17 avril 1932 de la revue Comœdia :

En cette déjà quadruple évolution, également subie par les autres arts, la peinture, acte partiel de l’unique besoin qu’éprouve l’homme de s’exprimer par cet ensemble de suggestions qu’on appelle l’art, fut le reflet de temps successifs. Pour que la peinture se survive dans cette tradition d’enregistrer par leur propre expression les temps du temps, il faut que les artistes, que le public, ressentent et expriment, comprennent et acceptent notre époque2.

2La peinture se voit ici définie par sa faculté à traduire une période et à matérialiser l’esprit d’une époque. L’art est ainsi une véritable machine à voyager dans le temps, puisqu’il transmet au spectateur contemporain une trace du passé. Les œuvres sont comme des vestiges ayant franchi les vicissitudes de l’histoire pour témoigner du climat intellectuel, spirituel ou culturel d’une aire géographique et d’une ère temporelle. Si ce passage rappelle le concept de Zeitgeist de la philosophie allemande, il faut davantage y voir une appropriation de La Philosophie de l’Art d’Hippolyte Taine3, qui sera d’ailleurs citée en préambule du catalogue du premier Salon musicaliste4. Le philosophe français propose dans son ouvrage une esthétique fondée sur l’idée que la température morale d’une période détermine « l’apparition de telle ou telle espèce d’art5 ». Il affirme ensuite le lien entre le développement récent de la musique et l’émergence des démocraties modernes.

3Cette prédominance actuelle de la musique, c’est bien ce que les musicalistes défendent dans leur premier manifeste. Le président Henry Valensi poursuit la réflexion dans son ouvrage de 1936, précisément intitulé Le Musicalisme6. Il élabore une lecture historique de l’art, dont l’évolution est régie par un mouvement d’allègement progressif de la matière. Ainsi, on passe du bloc de pierre de l’architecture, caractérisant l’art de l’Égypte antique, au son moins matériel de la musique, propre à l’Europe contemporaine. Cependant, si l’on doit chercher un point commun entre les recherches hétérogènes des musicalistes, il n’est pas satisfaisant de le circonscrire à cette analyse historique des formes artistiques. Ce qui appert de leurs travaux, c’est un intérêt commun pour les relations entre plastique et musique. Comme Blanc-Gatti l’écrit, la motivation à l’origine de la création du groupe était le fait qu’ils étaient « quatre peintres ayant puisé leur inspiration dans la musique7 ». En cherchant à « musicaliser » la peinture, les signataires vont à l’encontre des tentatives de classification spatio-temporelle de la théorie des arts. L’une des plus connues est celle de Lessing dans son Laocoon8, qui décrit la peinture comme la représentation de corps dans l’espace, et la poésie comme la représentation d’actions dans le temps. Cette distinction entre arts de l’espace et arts du temps soutient également l’Aesthetik de Carrière au XIXe siècle9, puis celle de Max Dessoir publiée en 192310. Or, de telles classifications se montrent incompatibles avec une conception qui devait bouleverser le XXe siècle : l’espace-temps pensé par des physiciens tels que Minkowski, Poincaré ou encore Einstein.

Espace-temps et dynamisme pictural

On peut dire que du jour où Henri Poincaré et son disciple Einstein énoncèrent leur conception du temps et de l’espace en déduisant les principes de la relativité restreinte et généralisée, l’humanité entra dans une phase nouvelle11.

4Emprunté à Gustave Bourgogne, ce paragraphe témoigne d’un attrait profond pour la physique moderne, d’ailleurs partagé par d’autres musicalistes. La notion d’espace-temps ne cesse de revenir sous la plume du peintre français. Dans la mesure où elle rend indissociables deux entités auparavant distinctes, elle devient un modèle de synthèse pour Bourgogne, qui, avec sa peinture musicale, aspire à l’union des deux arts. En effet, l’espace-temps devenu indivisible, il ne peut plus être pertinent de distinguer arts spatiaux et arts temporels, peinture et musique.

5L’idée d’espace-temps préside également à diverses créations d’Henry Valensi, dont Tolède ou l’hommage au Gréco12. André Devaux donne une interprétation tout à fait juste de l’œuvre lorsqu’il écrit qu’elle est « une réalisation dans le temps et dans l’espace sur une ville13 ». L’artiste donne à voir différents événements de l’histoire de la cité espagnole, respectant les préceptes qu’il expose dans son ouvrage de 1936 :

En premier lieu, le dynamisme dans le temps-espace, cela veut dire : ne pas arrêter la vie par sa représentation objective. Le musicaliste cherchera à indiquer qu’une action se déroule dans un espace et dans le temps, qu’une ville a une étendue et un passé, qu’un portrait ou un paysage sont soumis à des changements certains. On le peut en évoquant subjectivement et dans le temps (plus seulement dans l’espace) l’action, la ville, le portrait, le paysage. Donc, premier principe général : indiquer un dynamisme-dans-le-temps-espace14.

6De même, Victor Servranckx rattache le dynamisme à la notion d’espace-temps. Lors d’une conférence de 1948 sur l’art abstrait non figuratif, il affirme que « la peinture ne doit pas se soumettre passivement au mur, mais animer le mur, le faire entrer dans la quatrième dimension espace-temps15 ». Le peintre belge a été présent dans neuf salons musicalistes entre 1934 et 1936 : il n’est donc pas surprenant de découvrir chez lui une telle conception. Il reste cependant difficile d’évaluer l’influence réelle des discours théoriques des musicalistes, car plusieurs de ces textes prolongent des réflexions sur l’espace-temps et la quatrième dimension déjà présentes chez les cubistes16 et les futuristes17. Ainsi, lorsqu’en 1929, Louise Janin, qui adhéra aux Artistes musicalistes dès les débuts de l’association, s’intéresse à la quatrième dimension et au dynamisme pictural18, elle reprend un topos de la littérature artistique. Si, chez les musicalistes, il y a bel et bien le désir de dynamiser l’œuvre plastique, c’est par le biais de différentes modalités qu’ils se mettent en quête de sa dimension temporelle.

Image statique et mobilité visuelle : durée perceptive de l’œuvre picturale

7En s’intéressant au thème de la danse, Louise Janin se trouve confrontée à la question de la représentation du mouvement dans son œuvre de la fin des années 1920, Ballet. La réponse que l’Américaine apporte est celle d’une dissolution du corps des danseuses dans un réseau de courbes colorées. S’appuyant sur la figuration du tourbillonnement de voiles translucides, Louise Janin crée un entrelacement de lignes dominé par un mouvement spiraliforme. Le vortex noir et violet au pied des danseuses accentue l’effet dynamique, en évoquant le déplacement des corps dansants. Ce mouvement de la danse est également intensifié par les positions distinctes des protagonistes. En dépit de plusieurs détails vestimentaires divergents, on peut voir ces trois danseuses comme le redoublement d’un seul et même corps à des temps différents. Ce procédé de répétition d’une forme est réutilisé par Louise Janin dans une réalisation plus tardive : Ballet des lignes, dont le titre fait écho à l’œuvre précédente, montre la variation en trois motifs d’une forme abstraite et subtilement anthropomorphe. Les recherches plastiques sur la représentation du mouvement s’accompagnent chez l’artiste américaine d’une critique de la classification spatio-temporelle de Lessing :

On parle tant aujourd’hui des rapports entre la musique et la peinture qu’il est temps de relever la fameuse définition de Lessing. Celui-ci croyait démontrer que seules la musique et la poésie, dans le domaine des beaux-arts, peuvent donner des impressions successives. Il n’a pas pensé à ce que peut être la contemplation d’une frise décorant les murs d’une salle. L’œil ne saisit pas, d’ailleurs, les détails d’un tableau en un seul clin19.

8Car si les éléments d’un tableau existent simultanément, leur perception se fait de manière successive. En niant l’idée commune que l’espace pictural s’appréhende dans sa totalité en un regard instantané, Louise Janin rejoint les observations de Raphaël Rosenberg sur les mouvements oculaires mis en jeu dans la perception des œuvres d’art20. Bernard Lamblin formule d’ailleurs le même constat lorsqu’il écrit que « le concept de perception instantanée est un non-sens physiologique21 ». Il insiste sur la mobilité de la perception, tandis que Louise Janin souhaite maîtriser le regard mouvant du spectateur face à l’œuvre :

Certes, on ne peut nier l’avantage que possède la musique sur le plan temporel. À elle de ménager ses effets dans des mesures voulues et dans un ordre idéal […]. Pourra-t-on avec le temps, l’enseignement esthétique aidant, imposer un ordre pareil à l’œil vagabond22 ?

9Par sa temporalité plus évidente, la musique a servi de modèle à des artistes conscients qu’une peinture dispose d’un temps de lecture. Cela prend une forme bien particulière sous le pinceau des artistes capables de synesthésies. Atteint de synopsie chromatique et géométrique, Blanc-Gatti a proposé de nombreuses transpositions picturales d’œuvres musicales. L’une d’entre elles, figurant le Boléro de Ravel, a fait l’objet d’une analyse très intéressante de Laure Bazin-Carrard23. L’auteure démontre comment l’intensification de la ligne de cercles renvoie au crescendo du morceau, tout en soulignant que la suite de triangles auréolés retranscrit le rythme si caractéristique du tambour. Autre synesthète, Arne Hošek a également mené des recherches sur la question du rythme plastique en écho au rythme musical, comme l’illustre son aquarelle intitulée Forme de la tonalité à un rythme constant. Là encore, c’est par un procédé de répétition formelle que se créent des impressions successives. Les exemples d’un tel dispositif sont multiples chez les musicalistes. Dans les deux versions de L’Orchestre, Blanc-Gatti donne à voir la succession des sons émanant des instruments d’un ensemble orchestral. Une bande lumineuse jaillit des cymbales, tandis que les sonorités de la harpe et des timbales sont matérialisées par une série de cercles. Avec sa Barcarolle (1928), Vito Stracquadaini multiplie la forme circulaire en un mouvement oscillant. Les artistes cherchent à rendre le temps de la musique par le redoublement des formes, à la manière de la balle rebondissante qu’Étienne-Jules Marey photographie en 1886. Les chronophotographies du physiologiste français décomposent le mouvement en une succession d’instantanés dans un même espace. Les peintres futuristes se tournaient déjà au début des années 1910 vers la photographie scientifique pour représenter le dynamisme24, tout comme Marcel Duchamp, qui exposait au Salon de la Section d’Or de 1912 son Nu descendant les escaliers25. Présent également dans cette célèbre exposition, Henry Valensi s’est approprié la technique photographique de Marey lorsqu’il a voulu retranscrire le mouvement d’un joueur de tennis. Dans un ensemble de réalisations sur ce sujet, datées de 1930, le déplacement du corps est rendu par la représentation de différentes positions, préfigurant les chronophotographies d’un Tennis Player d’Edgerton. Valensi reprend cette formule dans des toiles moins figuratives, comme sa Symphonie en vert, peinte en 1935, où une forme circulaire se déploie dans l’espace à la manière de la propagation des ondes. Dans la partie gauche de la Symphonie en rose se retrouve cette répétition évolutive d’une forme, tandis qu’à droite le regard suit le serpentement de bandes colorées.

10Que ce soit par des éléments linéaires ou bien par des séries rythmiques de formes, les artistes semblent jouer entre deux temporalités. Le temps que l’œil met à parcourir les motifs renvoie au temps qu’ils veulent suggérer. Les graphiques de Gustave Bourgogne s’appuient sur ce parallèle, puisqu’ils sont des retranscriptions de mouvements symphoniques. Dans une suite d’articles26, le peintre révèle le contexte de création de ces transpositions, insistant sur le synchronisme entre l’émission sonore et la réalisation graphique. Ces écrits donnent un aperçu des références qui nourrissent la démarche de Bourgogne. L’une des images les plus parlantes est la comparaison entre son procédé et l’écriture « qu’inscrit l’aiguille du gramophone sur le disque27 ». L’artiste devient alors un appareil enregistreur, transformant des données sonores en représentations linéaires. Derrière cette analogie, on retrouve la figure de Marey, qui répertorie les différentes procédures génératrices d’images graphiques dans son ouvrage de 1878, La Méthode graphique dans les sciences expérimentales28. Marey, qui s’est intéressé à l’expression graphique du temps, écrit que « les durées s’expriment en lignes et se comparent les unes aux autres sous forme de longueurs29 ». Dès lors, les moyens formels de la peinture rendent possible l’expression d’une temporalité.

Images statiques en série : des impressions successives

11Si Gustave Bourgogne s’inspire des tracés graphiques pour retranscrire la durée d’une œuvre musicale, il s’oriente vers un autre procédé pour la figuration des Préludes de Chopin. Il crée une série de gouaches où sur un fond noir varient des motifs floraux. Un ou deux personnages font parfois irruption sur la scène picturale. La reconstitution de cette série est malheureusement lacunaire ; l’œuvre pianistique est composée de vingt-quatre pièces, mais seules huit réalisations du peintre français nous sont parvenues. L’enjeu, ici, diffère légèrement de celui des exemples précédents. Au lieu de concentrer la figuration du mouvement sur un espace pictural unique, l’artiste multiplie les œuvres plastiques. À la durée perceptive de l’image s’ajoute alors le temps nécessaire pour parcourir toutes les unités de la série. Le mouvement du corps se superpose à celui du regard – que ce soit un hochement de tête ou un déplacement dans le lieu d’exposition. Le spectateur se trouve dès lors face à une véritable succession d’images.

12Ernest Klausz, autre musicaliste présent dès les débuts de l’association, a lui aussi développé ce procédé. Il crée vers 1935 une série intitulée justement Une image qui se déroule dans le temps, composée de « soixante-quinze pastels réunis en un seul volume et qui constitue une véritable peinture animée30 ». Là encore, ce n’est de manière que très partielle que nous avons connaissance de cet ensemble impressionnant. Il en est autrement pour L’Histoire d’une querelle, série de sept pastels abstraits réalisée en 1938. Le premier présente l’émergence d’une forme rouge dans un environnement dominé par des bleus, des verts et des ocres. Des nuages rosés envahissent l’espace jusqu’à ce que l’atmosphère se teinte entièrement de rouge. À ce réchauffement coloré correspond la montée de la colère. Puis l’apaisement est signifié par une dominance de bleus, tandis que les formes se dissolvent pour ne laisser apparaître que des nuées arrondies dont la couleur se dégrade du rose au bleu foncé. Présentée une première fois dans la section musicaliste du Salon des Tuileries de 193931, L’Histoire d’une querelle sera ensuite exposée lors du troisième Salon des Réalités Nouvelles, avec ce sous-titre : une image qui se déroule dans le temps32. Klausz spécifie donc la manière de lire sa série. Les pastels sont corrélés les uns aux autres par l’unité spatiale, puisqu’ils montrent le développement temporel de formes colorées prenant place dans un seul et même espace. Évoquant les chronophotographies de Muybridge, où le mouvement se donne à voir par l’enchaînement des instantanés, les séries de Bourgogne et Klausz peuvent aussi rappeler la pellicule cinématographique.

13Chez le peintre hongrois, les créations sérielles se rapprochent également de ses projets d’œuvres scéniques, comme La Naissance des couleurs et La Lumière et l’Ombre. Afin de donner un aperçu de l’évolution visuelle du spectacle, il conçoit des albums de pastels. Sous chaque dessin est écrite une légende permettant de mieux situer le moment de l’intrigue. Ainsi, il retranscrit la durée de l’œuvre théâtrale par le biais d’une succession d’images. Charles Blanc-Gatti ne procède pas différemment lorsqu’il élabore ses carnets de pastels, support scénaristique de ses projections lumineuses. Cependant, il s’agit dans les deux cas de travaux préalables à des œuvres bien différentes, des toiles peintes. En transmuant le pigment coloré en lumière projetée, il est alors possible de surpasser le statisme des images.

Images mouvantes : durée intrinsèque des projections théâtrales et cinématographiques

14Après sa rencontre avec le directeur de l’Opéra de Paris, Jacques Rouché, en 193133, Ernest Klausz est engagé pour la création de décors lumineux pour diverses œuvres d’art lyrique. Il participe dans les années 1930 à la scénographie de la Damnation de Faust, d’Hamlet, de Sigurd ou encore de Don Juan. Face aux contraintes thermiques liées aux appareils de projection, Klausz développe sa propre technique. Il peint ses clichés « sur une matière totalement transparente, extrêmement mince, flexible, résistant également à toute chaleur pratiquement possible34 ». Encadrées de métal, les plaques créées se projetaient par derrière sur un écran transparent. Klausz prend la défense des projections mouvantes dans une série de textes publiés dans un numéro spécial de la revue Rythmes et couleurs35. Contre l’immobilité et la désuétude des décors peints, il veut élaborer « une image qui se déroule d’un bout à l’autre de la représentation, une véritable symphonie picturale en mouvement36 ». Jusqu’ici cantonnée à un rôle subordonné, la peinture peut désormais s’émanciper du carton pour conquérir sa dimension temporelle. Comme l’exécution musicale, les enchaînements des projections possèdent une durée prédéterminée.

15Les recherches de Klausz s’inscrivent dans la longue histoire des dispositifs générant des projections colorées. On a coutume de la faire commencer avec le clavecin oculaire du père Castel au XVIIe siècle pour la dérouler jusqu’à l’époque contemporaine, avec les installations de Laurent Fort par exemple. Pour la période de l’entre-deux-guerres, des expériences dans ce domaine ont été réalisées par Thomas Wilfred, qui présenta son clavilux lors de l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs de 1925 à Paris37. Cette même année voit la publication de deux ouvrages allemands sur la question des projections colorées : Farben Licht-Spiele38 de Ludwig Hirschfeld-Mack, qui a développé ses recherches au sein du Bauhaus39, et Farblichtmusik40 d’Alexander László, qui dévoilait alors son sonchromatoscope à Kiel lors du festival Deutsches Tonkunstlerfest41. À la différence des expériences de Wilfred, les performances de ces deux artistes s’accompagnaient de musique. À cette époque, l’Allemagne apparaît comme particulièrement investie dans la question des associations entre les couleurs et les sons. Sous la direction du psychologue Georg Anschütz sont organisés à Hambourg plusieurs congrès intitulés Farbe-Ton-Forschungen42. Le musicaliste Arne Hošek prend d’ailleurs part à la deuxième édition, en 1930, accompagné de son ami et compatriote Zdeněk Pešánek, qui proposa une démonstration du troisième modèle de son spectrophone sur l’air de l’Idylle de Siegfried de Wagner43.

16Si Klausz reprend le concept d’œuvre d’art totale ou Gesamtkunstwerk du compositeur allemand, il se refuse toutefois à traduire visuellement la partie sonore d’un opéra. À l’inverse, le synesthète Charles Blanc-Gatti oriente ses recherches vers une concordance entre l’auditif et le visuel. Dans ses écrits, il ne manque pas de se référer à d’autres tentatives, comme le phonochromographe décrit par Carol‑Bérard dès 1919 ou encore le colorophone d’Arthur L. Smith, présenté au public en 193244. Reprochant également à la toile peinte son statisme, Blanc-Gatti promeut le décor lumineux fait de formes colorées en mouvement et synchronisé avec la musique ou le récitatif45. Après le succès de son premier essai publicitaire sur La Cuisine électrique lors du troisième Salon de la lumière en 1935, il poursuit ses recherches dans le décor vivant, adaptant notamment les poèmes Le Meurtrier d’Yvanhoé Rambosson et Le Vent d’Émile Verhaeren46. Face aux difficultés financières et techniques des décors lumineux dynamiques, l’artiste suisse se tourne ensuite vers un autre médium : le cinéma d’animation. Un an après la création d’un studio suisse de films publicitaires, le Montreux-Color-Film, il réalise en 1939 Chromophonie47. Il s’agit d’un film abstrait d’environ trois minutes et qui s’appuie sur la musique de Julius Fučík, L’Entrée des gladiateurs. Il donne ainsi une forme nouvelle à ses investigations dans le domaine de l’image mobile synchronisée avec le sonore.

17Valensi voit également dans le cinéma d’animation une solution à sa recherche de dynamisme pictural. Il nomme sa technique cinématographique « cinépeinture », insistant donc bien sur l’idée d’une peinture en mouvement. Cependant, il ne rejoint pas Blanc-Gatti sur la synchronicité entre le visuel et l’auditif. Réalisée entre 1936 et 1959, la Symphonie printanière est un film muet d’une trentaine de minutes. Elle a d’ailleurs pour source l’huile sur toile éponyme, peinte quelques années auparavant. En décembre 1957, deux extraits sont présentés à l’Union des arts plastiques, comme le rapporte un article de la Revue philosophique de la France et de l’étranger48. Il n’est pas anodin que la chronique évoque aussi les créations de deux autres musicalistes. Le journaliste cite les décors projetés de Klausz, qui voit le film-peinture comme l’ « un des moyens, peut-être le plus parfait, pour réaliser cette peinture mouvante49 ». Puis le chroniqueur s’intéresse au Voyageur, l’une des réalisations filmiques de Laure Garcin. Cette dernière commence sa production cinématographique à la fin des années 1940, avec des courts-métrages d’animation inspirés par des œuvres poétiques. Auteure prolifique, Garcin développe une conception de ce médium très proche des vues de Valensi, avec qui elle a pu échanger sur le sujet. Voici ce qu’elle observe en 1964 dans la revue Les Temps Modernes :

Pendant des siècles et surtout depuis la Renaissance, on a considéré comme sacrée l’idée que la peinture était l’art d’immobiliser les apparences transitoires lorsque celles-ci donnaient à l’artiste l’impression d’avoir atteint une certaine perfection qu’il était important de fixer à jamais. Mais une nouvelle question se pose aujourd’hui. Pourquoi la peinture ne pourrait-elle pas dépasser la mission qu’on lui avait assignée dans le passé, pour devenir une des structures d’un mouvement que le cinéma d’animation pourrait lui conférer50 ?

18Une fois de plus, le cinéma d’animation n’est pas perçu comme un art nouveau ; il est une peinture animée. Laure Garcin insiste sur la dimension temporelle que peut acquérir la peinture par ce médium. L’accent est mis sur la mobilité de la couleur, dans la lignée des recherches sur les projections lumineuses :

Mais la couleur peut aussi, grâce à la technique de la caméra, devenir un élément capable de rythmer le temps. Libérée de la forme, dans laquelle elle était emprisonnée lorsqu’il s’agissait d’une composition immobile, elle peut, grâce au cinéma d’animation, se dérouler sur les structures formelles, et les enrichir par de nombreuses modulations51.

19Ces propos font écho à ce que Valensi lui écrivait dans une lettre du 23 avril 1946, expliquant que « c’est du dynamisme en puissance, c’est-à-dire “du temps”, que je mettais dans mes toiles, c’est lui que depuis 10 ans […] j’ai réalisé par la Cinépeinture52 ».

20Ce passage de la peinture au cinéma d’animation n’est pas spécifique aux musicalistes, et d’autres artistes ont également opéré un lien entre les deux médiums, que ce soit Léopold Survage, Oskar Fischinger, Walter Ruttmann ou d’autres53. Contre la rigidité des systèmes de classification, les recherches musicalistes établissent des passerelles entre différentes pratiques pour mieux renouveler les arts plastiques. Partant d’une réflexion sur le dynamisme pictural, plusieurs artistes musicalistes sont parvenus à s’affranchir de la toile pour donner à l’art des formes et des couleurs une temporalité propre.