Voyage souterrain au cœur du XVIIIe siècle : la « Maison Gothique » de Lequeu et ses antécédents livresques
1La littérature et la critique architecturales autour de l’œuvre de Jean‑Jacques Lequeu (Rouen, 1757 - Paris, 1826) ont connu un développement relativement récent, grâce notamment aux travaux de l’historien de l’art viennois Emil Kaufmann. Son premier article, publié en 1949 dans The Art Bulletin1, reparaît trois ans plus tard, revu et augmenté, dans son Three Revolutionary Architects. Boullée, Ledoux, and Lequeu2. À côté des célèbres Étienne‑Louis Boullée et Claude‑Nicolas Ledoux se détache le jeune Lequeu, architecte et dessinateur provincial, arrivé à Paris en 1779 seulement. Comme de nombreux collègues pendant les années de la Révolution, Lequeu sera employé au cadastre parisien et passera une grande partie de sa vie à travailler sur les cartes pour créer un nouveau plan de sa ville d’adoption.
2À côté de ce travail de bureau, Lequeu produira une œuvre extraordinaire, entièrement réalisée dans son petit atelier de la rue Saint‑Sauveur. C’est dans cette production artistique que Lequeu libère sa grande imagination, se réfugiant dans le rêve, inspiré par des romans, des traités et des poèmes qui l’ont amené à se déplacer librement entre l’Antiquité et le XVIIIe siècle, et à entreprendre un véritable voyage artistique à travers le temps et l’espace. L’Architecture civile3, rédigée à partir de 1777, est une vaste collection de planches in‑folio (51,5 x 36,5 cm) magistralement dessinées et colorées grâce à la technique du lavis et aux feuilles de coton très absorbantes dont se servait l’artiste. Encadrées avec soin par un fil double et données par Lequeu en janvier 1825 à la Bibliothèque Royale, ces planches sont aujourd’hui conservées dans le Cabinet des Estampes. On compte
nombre d’édifices de différents peuples disséminés sur la terre et au nu desquels sont les éléments des ombres, leurs effets différents produits par la lumière solaire ou de corps enflammés sur leurs plans, élévations et profils. On y a joint des notes et l’explication des termes consacrés à cet art.
3L’Architecture civile est imprégnée de lieux fantastiques et imaginaires, dont l’origine est estompée par un processus d’abstraction des sources rendu encore plus fort par la composante rhétorique qui habite tous les projets de Lequeu. Le mythe, la légende et les romans forment la toile de fond sur laquelle se détachent les compositions de l’architecte. « Ville de lettres » initiatique, en contact profond avec son temps, l’architecture de Lequeu est une échappée idéale vers les temps passés, mais elle est aussi un prétexte pour relire le monde d’alors avec l’œil attentif et désenchanté d’un artiste qui affronte sans illusions sa propre condition d’employé du cadastre.
4Les minutes des Archives Nationales de Paris conservent un document publié en partie en 1990 par Werner Szambien4 : L’Inventaire après décès de Jean‑Jacques Lequeu5. Rédigé par le notaire Delahaye le 17 avril 1826, l’inventaire présente un certain nombre de répertoires extrêmement utiles pour reconstruire, au moins en partie, ce que pouvait être la bibliothèque de Lequeu dans les années qui ont précédé sa mort. À côté de nombreuses collections de dessins de « projets architecturaux existants et non existants », on retrouve une bibliographie des traités d’architecture française et italienne. La bibliothèque se compose de 234 volumes qui, à de rares exceptions près, concernent les deux siècles précédant la vie de l’auteur. La bibliothèque de Lequeu révèle d’ailleurs des intérêts très similaires à ceux d’une autre bibliothèque, beaucoup plus consistante : celle de Jacques-Germain Soufflot, près de laquelle le jeune Lequeu travaille pendant quelques années, et dont les volumes ont été mis en lumière grâce à l’analyse minutieuse de L’Inventaire après décès de Soufflot6 (rédigé le 7 septembre 1780) et des catalogues de vente des lots de la bibliothèque, qui se multiplient les années suivantes7.
5Dans l’Architecture civile, Lequeu semble ainsi proposer un millefeuille temporel, ou du moins condenser des éléments symboliques représentatifs d’époques successives, en utilisant avec une grande liberté des références visuelles provenant des deux bibliothèques : la redécouverte de l’antique, l’ascension et la chute de Vitruve8, le goût de l’Orient9, le palladianisme10, les mythes grecs et romains, l’art des jardins et des fêtes. Tout fait écho à la valeur essentielle de l’image, de pure invention mais fortement mnémonique, et qui constitue le trait le plus caractéristique et original de sa recherche architecturale.
6Mais la partie la plus importante de l’œuvre de Lequeu est attribuable à une structure rhétorique que l’architecte construit à partir d’un autre mythe du XVIIIe siècle : celui de la rêverie décrite dans le Songe de Poliphile11, dont les xylographies oniriques, magnifiées par la métamorphose du rêve, sont bien connues de Lequeu. Le livre était présent sur les étagères de l’atelier de Soufflot, tout comme dans la bibliothèque de Lequeu lui-même, où il côtoyait, entre autres, les Fables de La Fontaine, la Description du monde de Marco Polo et le Robinson Crusoé de Daniel Defoe.
7L’égyptomanie s’empare par ailleurs du XVIIIe siècle, profitant d’une véritable « révolution de l’image » qui se poursuivra jusqu’au siècle suivant. L’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, publiée en France entre 1751 et 1772, devient le symbole incontesté de cette pédagogie de l’image12. À côté des 60 000 articles qui forment les dix‑sept volumes de texte, il y a onze volumes de planches13, pour un total de 2885 images : à travers les principes philosophiques illustrés par d’Alembert dans son « Discours préliminaire », l’Encyclopédie ouvre à toutes les formes de savoir. D’Alembert soutient fermement qu’on atteint la connaissance à travers les sens, ce qui exclut le savoir d’origine divine : « Le grand agent ordonnateur est la raison, qui associe les données sensorielles en collaborant avec les facultés sœurs, la mémoire et l’imagination14 ». Avoir de la mémoire signifie conserver la trace, de façon plus ou moins durable, d’un stimulus externe, de quelque nature qu’il soit ; cela signifie conserver, par-delà le temps, des informations et des images que l’on a vues, de façon à pouvoir se les remémorer même lorsque le stimulus cesse15.
8Parmi les nombreuses innovations de l’Encyclopédie, il y a en particulier la théorie de la matrice diderotienne, qui peut expliquer le goût pour les « renvois » typique du XVIIIe siècle. Les renvois aux choses définissent l’objet, écrit Diderot, ils indiquent ses futures relations avec les choses qui le touchent immédiatement, et ses relations lointaines avec des choses qui semblent isolées ; ces renvois rappellent les notions communes et les principes analogues, corroborent les déductions, entrelacent les branches au tronc et unissent le tout pour favoriser l’établissement de la vérité et de la persuasion16. Or c’est sur la technique des « renvois » que Lequeu construira toute sa recherche, et c’est ainsi qu’il mettra en place les conditions d’un voyage architectural dans le temps.
9Les sources de Lequeu, qui accentuent la nature éclectique et multi‑temporelle de son art, se trouvent à la fois dans le paysage culturel européen du XVIe siècle et dans la sphère littéraire du Paris révolutionnaire. Et bien sûr, c’est dans les romans d’évasion du XVIIIe siècle que se trouve l’origine des transmutations architecturales de lieux fantastiques que propose Lequeu. Ces projets sont notamment souvent liés à l’utopique série de livres intitulée « Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques » que l’éditeur parisien Charles‑Georges‑Thomas Garnier publie avec un grand succès entre 1787 et 1789.
10Nous voudrions nous arrêter plus particulièrement sur la « Section perpendiculaire d’un souterrain de la Maison Gothique17 », qui représente une scène du roman Séthos, histoire ou vie tirée des monuments et anecdotes de l’ancienne Égypte18, publié en 1731 par l’Abbé Jean Terrasson. L’Encyclopédie, véritable machine à remonter le temps mise à la disposition de l’homme commun du XVIIIe siècle, fait à l’égyptomanie une large place, puisqu’elle traite de la géographie, de l’histoire, de la langue, de l’écriture, des us et coutumes, de l’art et de l’architecture de l’Égypte. Or Lequeu, qui, dans l’atelier de Soufflot, avait accès aux belles gravures de l’œuvre dirigée par Diderot et d’Alembert, connaissait aussi très bien les pages consacrées aux monuments d’Égypte de l’Entwurff19 de Johann Bernhard Fischer von Erlach, ainsi que les gravures néo‑égyptiennes des Diverse maniere d’adornare i cammini20 de Giovanni Battista Piranesi. L’intérêt de l’architecte rouennais pour le voyage initiatique de Séthos n’est donc pas étranger aux usages de l’époque ; et même si on laisse sciemment de côté toute référence directe aux rituels de la franc-maçonnerie, déjà largement étudiés par d’éminents chercheurs au cours des décennies passées21, on ne peut cependant négliger le roman de Terrasson, très lu au XVIIIe siècle, même au-delà des frontières de la France. Le 30 septembre 1791, le Theater auf der Wieden de Vienne présente ainsi Die Zauberflöte, un Singspiel de Wolfgang Amadeus Mozart, sur un livret d’Emanuel Schikaneder, dont le texte s’inspire du roman français. Associées au culte d’Isis, les descriptions architecturales du roman sont également reprises par Jean‑Michel Moreau, surnommé « Moreau le Jeune », chargé la même année de réaliser les illustrations de l’Histoire des religions et du culte de tous les peuples du monde de Stanislas de L’Aulnaye. Plus de vingt ans après, le livre de Terrasson « d’après Moreau » est toujours une référence dans les gravures de Petit pour le livre d’Alexandre Lenoir consacré à La Franc‑maçonnerie rendue à sa véritable origine ; et, un an plus tard, en 1815, Karl Friedrich Schinkel donne ses douze grandes toiles pour la mise en scène berlinoise de La Flûte enchantée.
11Le Souterrain de Lequeu est un bâtiment – ou plutôt une suite d’espaces – très emblématique. Divisé en trois épreuves imposées à l’aspirant, le tableau révèle la proximité du Souterrain avec les temples d’initiation de la franc‑maçonnerie. Trois pièces, dédiées à trois éléments naturels (le feu, l’eau et l’air) que l’aspirant doit vaincre pour gagner le chemin de la sortie, se succèdent. Dans les pages de Terrasson, nous lisons cette inscription :
Quiconque fera cette route seul, et sans regarder derrière lui, sera purifié par le feu, par l’eau et par l’air ; et s’il peut vaincre la frayeur de la mort, il sortira du sein de la terre, il reverra la lumière, et il aura droit de préparer son âme à la révélation des mystères de la grande déesse Isis22.
12La référence au roman de Séthos est explicite dans les notes de Lequeu écrites à l’encre noire dans la partie inférieure de sa planche :
Au-dessus de la porte des intrépides, on a peint en lettres de feu cette inscription… Celui qui fera cette route seul, et sans regarder derrière lui, sera purifié par le feu, par l’eau, et par l’air ; et s’il peut vaincre la frayeur de la mort, il sortira du sein de la terre, il reverra la lumière23.
13Sur le seuil de la « porte des intrépides », Lequeu place la statue d’un chien à deux têtes, tandis que c’est devant des gardes armés que se retrouve Séthos, qui est confronté à « une petite porte de fer fermée », avec « à deux pas de là trois hommes armés portant en tête un casque d’Anubis », divinité égyptienne protectrice de la nécropole. Une fois les portes passées, la séquence souterraine de l’Architecture civile ouvre sur un espace immense, en proie aux flammes et couvert de fumée : c’est l’épreuve du feu. La source d’inspiration est encore Séthos :
Un moment après, l’aspirant appercevoit à l’extrémité de son chemin une lueur de flamme très-blanche & très-vive qui venoit de s’allumer. Le chemin, qui finissoit là, aboutissoit à une chambre voûtée qui avoit plus de cent pieds de long et de large […]. La fumée s’échappoit par de longs tuyaux placés exprès pour cet effet. Mais cette flamme qui s’élevoit aisément jusqu’à la voûte […] donnoit à l’espace qu’elle occupoit toute la ressemblance d’une fournaise ardente24.
14Le feu brûle les murs couverts d’un « amas de souches inflammables odorantes et inclinées l’une sur l’autre enveloppées par des branches de baume d’Arabie, d’aubépine d’Égypte et de tamarin entrelacées ». Or voici ce que nous lisons dans le roman de Terrasson :
À droite et à gauche en y entrant, étoient deux bûchers, ou pour mieux dire c’étoient des bois plantés debout fort près les uns des autres, autour desquels étoient entortillées, en forme de pampres de vigne, des branches de baume arabique, d’épine d’Égypte, et de tamarin […] très odoriférants et très inflammables25.
15Dans le souterrain gothique de Lequeu, une succession de portes conduit ensuite à la deuxième épreuve, celle de l’eau, l’initié devant passer à travers un bassin pour rejoindre la rive opposée. Une fois de plus, Séthos fait figure de modèle :
Séthos, sorti avec joie de cette épreuve, trouva quelques pas plus loin un canal de plus de cinquante pieds de large, qui entroit d’un côté dans cette chambre souterraine, à travers des barreaux de fer, et qui en sortoit de même de l’autre. Ce canal, tiré du Nil, faisoit du côté de son entrée un grand bruit de chûte d’eau que Séthos avoit confondu avec le bruit des flammes dont il venoit d’échapper26.
16Toutefois, les eaux de l’Architecture civile de Lequeu ne sont pas celles d’un canal dérivé du Nil, mais celles du « Cocyte ténébreux », de la rivière des Enfers, affluent de l’Achéron dans la mythologie grecque (Κωκυτός ou Kōkytós).
17La troisième épreuve est celle de l’air : des courants d’air déplacent un pont‑levis, rendant le passage impossible. Voici ce que nous lisons dans la planche : « Volant qui a le pouvoir pour déplacer violemment l’air sous le couvert ; mouvement gravé par deux cordes torsadées sur leur axe, entraînées par un poids ». Le roman de Terrasson constitue une fois de plus la source de cette description :
Il arriva sur un pallier de six pieds de long et de trois pieds de large. Le sol étoit un pont-levis qui tenoit par de fortes pentures à des gonds […]. Les murs qu’il avoit à ses côtés étoient d’airain, et servoient d’appui aux moyeux de deux grandes roues de même matière27.
18Si la dernière partie du roman est consacrée aux mystères d’Isis, pour l’architecte-dessinateur, le chemin initiatique est plutôt une façon de se rapprocher de la « Société des sages et des hommes courageux » – ce qui constitue peut‑être une référence à ces hommes « illustres et sages » qui ont affronté les bouleversements révolutionnaires et les années tragiques de la Terreur.
19La dernière pièce d’architecture fait référence à un incunable cher à Lequeu, Le Songe de Poliphile. Lequeu rend hommage à la Polia de Poliphile, à la Sagesse, représentée par cette statue colossale placée dans la dernière salle, en face d’un espace sacré dans lequel se trouve « une lampe allumée et éternelle suspendue devant un autel votif ». Avec le « Voile du Sanctuaire des Initiés ou des heureux », dessiné à l’extrémité droite de la feuille, s’arrête la planche de Lequeu. Un rai de lumière provenant d’une fenêtre ouverte à la hauteur de la voûte à tonneau rappelle les atmosphères décrites dans le Songe, notamment quand Poliphile fuit de la pyramide : « Quand donc je fus parvenu à cette lumière qui, de loin, m’avait semblé si petite, je trouvai que c’était une grande ouverture, par laquelle je sortis tout en hâte et me pris à courir, sans regarder d’où j’étais parti28. »
20Les édifices de l’Architecture civile, qui racontent des histoires liées aux mythes et aux traditions d’un passé qui n’a pas toujours été glorieux, sont présentés au lecteur en section ou en vue de face. Lequeu en encadre un détail, il les divise en plusieurs planches comme s’il voulait les neutraliser. En 1962, dans La Pensée sauvage29, Claude Lévi‑Strauss écrira que, pour connaître l’objet réel dans son ensemble, nous avons tendance à nous en approcher en en observant séparément les parties. Il poursuit :
La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant […]. À l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. […] [P]lus petite la totalité de l’objet apparaît moins redoutable ; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée […]. Cette transposition accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose, à travers lui, celle‑ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil30.
21C’est exactement ce que fait Lequeu dans l’Architecture civile : d’une part, l’architecture est disséquée, analysée dans ses différentes parties ; d’autre part, elle est réduite. Ces lieux semblent effrayants, sombres et sinistres, mais aussi inoffensifs parce qu’ils sont réduits, et que rien ne permet de les mesurer. Ainsi domestiqués, ces bâtiments semblent être des scènes théâtrales sans défense, disséquées sur la table en bois de l’architecte‑chirurgien.
22Visionnaire dans sa tentative de créer une nouvelle conception du dessin architectural, Lequeu résume néanmoins les plus amères contradictions du XVIIIe siècle : attiré par le moderne, il en a cependant horreur, et tourne son regard vers un passé idéalisé, port salvateur mais insaisissable. C’est dans cette juxtaposition d’éléments allant de la littérature chevaleresque aux traités théorico‑pratiques de la Renaissance que se manifeste la grandeur de Lequeu : aucun architecte, avant lui, n’avait osé une combinaison aussi large de compétences différentes, maintenues ensemble par le fil d’une narration qui constitue un viatique pour le périple temporel que constitue la découverte de l’œuvre de Lequeu. C’est donc un triple voyage dans le temps que propose l’architecte rouennais : d’une part, il met en place un système d’intertextualité architecturale qui confère une épaisseur temporelle indéniable à son œuvre ; d’autre part, il résume, dans son attitude à l’égard de la « modernité », les contradictions temporelles de son époque, tiraillée entre une temporalité dynamique tournée vers l’avenir et une temporalité nostalgique tournée vers un Idéal artificiellement situé dans le passé ; enfin, en narrativisant son travail architectural, il y insère une temporalité diégétique qui organise le parcours du récepteur-initié à travers le labyrinthe temporel que constitue le corpus des sources de l’Architecture civile.