Colloques en ligne

Gilles Polizzi

Nostradamus, Tzara, Burroughs : la « machine à imiter le temps », ou les poétiques prédictives de la Renaissance aux temps modernes

Le grand tapis plié ne monstrera
Fors qu’à demy la plupart de l’histoire.

Nostradamus, Centuries, VI, 61.

1On se propose de réfléchir au concept « d’écriture prédictive » dans les littératures de notre temps, en le rapportant au modèle ancien d’une écriture « prophétique », celle des Centuries qui, à la Renaissance, firent le succès du fameux Nostradamus (1503‑1566) ; il est en effet le seul auteur français du XVIe siècle à bénéficier de nos jours d’une diffusion et d’une exploitation commerciale hors du domaine propre aux études littéraires. Ce qui ne signifie pas qu’il faille l’en exclure : bien au contraire, car Nostradamus est – à son insu évidemment – le promoteur d’une lignée qui, du début à la fin du XXe siècle, relie Tristan Tzara et les surréalistes à l’Américain William Seward Burroughs et à ses épigones.

2Par souci de clarté et d’intelligibilité, on remontera le temps, en commençant par le passé le plus récent, celui de la réception française des écrivains de la Beat Generation au milieu des années 1970. On s’attachera ensuite aux inventions de Tristan Tzara (1916), qu’on rapportera à celles de Michel de Nostredame, en montrant qu’il en est à la fois la source et le lointain précurseur. On s’intéressera particulièrement à la théorie qui sous‑tend une pratique scripturale particulière – d’où notre concept de « machine à imiter le temps » –, la mise en œuvre du procédé baptisé cut‑up par William Burroughs. On verra que son usage « expérimental », toujours reproductible, garantit objectivement au discours prédictif une relative efficience.

3Mais d’abord, en guise de prologue, on souhaite résumer le parcours d’une réflexion sur la plasticité et la malléabilité du temps en littérature, en commençant par une question élémentaire : pourquoi n’y a-t-il pas de « machine à remonter le temps » dans les littératures anciennes ? C’est aussi l’occasion d’esquisser un arrière-plan historique à notre actualisation de l’œuvre de Nostradamus. On peut en effet se demander pourquoi le motif du « voyage dans le temps », incluant le paradoxe d’une causalité susceptible de s’annuler elle‑même, intervient si tard (à notre connaissance pas avant le XXe siècle) dans les littératures. Et pourquoi l’idée est-elle devenue si banale ? Notre temps est‑il si fragile qu’il faille inventer, comme le nouvelliste américain Poul Anderson, des mécanismes pour le préserver et l’empêcher de « bifurquer » à notre insu vers des chaînes causales imprévues ?

4On sait que, du point de vue des sciences dites « exactes », la réponse est oui. Le temps est un concept incertain, sinon une pure fiction. Il a fallu attendre les travaux de Sadi Carnot, en 1824, pour s’assurer qu’aucune machine à mouvement perpétuel n’était réalisable, ni aucun moteur dont le rendement soit susceptible d’atteindre 100 %. De ce constat, on peut déduire l’une des lois de la thermodynamique, qui veut que l’entropie de l’univers aille toujours en augmentant. Ce qui devrait nous rendre certains de la direction que prend « l’écoulement » du temps, quoique ce terme trahisse lui-même une définition métaphorique du concept ; quant à l’expression « flèche du temps », autre métaphore, elle remonterait à 1927 et servirait à décrire la dissymétrie accidentelle mais répétée des équations qui décrivent le temps1. On sait aussi que le bilan provisoire de la physique quantique ne permet pas de trancher quant à la continuité et aux rythmes temporels : la simultanéité de certains phénomènes semble défier la causalité linéaire ; on parle alors de rétro-causalité, ou de « sérendipité », concept fictionnel à l’origine, et qui fut mis en œuvre dès le début du XVIIe siècle par le romancier Béroalde de Verville dans son Voyage des Princes fortunés (1610). Bref, notre conception actuelle du temps réfère à la théorie du big bang, et commence par lui. L’effet Doppler nous apprend que les galaxies s’éloignent les unes des autres, donc que l’univers est en expansion et que l’entropie irréversiblement va croissant.

5C’est toutefois un progrès relativement aux conceptions antérieures. Car, si l’on se tourne du côté des sciences humaines, et plus précisément de la sociologie et de l’histoire, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de concept universel pour mesurer le degré d’évolution des sociétés, ni de théorie générale de l’histoire, non plus que de modèle « naturel » autre qu’analogique2. Les notions de croissance, d’épanouissement et de déclin des sociétés, qui, au début du XXe siècle, ont nourri la vision spenglerienne de l’histoire3, découlent d’une métaphore organique. Or celle-ci est ancienne et provient de Lucrèce. À la Renaissance, elle s’applique communément à l’essor et à la chute de l’Empire romain, par exemple dans le sonnet 30 des Antiquités de Du Bellay :

Comme le champ semé en verdure foisonne 
De verdure se hausse en tuyau verdissant
De tuyau se hérisse en épi florissant
D’épi jaunit en grain […]
Ainsi de peu à peu crût l’empire romain
Tant qu’il fut dépouillé par la barbare main4 […].

6Autrement dit, si l’expérience nous apprend que la causalité, qui est la condition de l’application des lois de la physique et, d’abord, de leur découverte expérimentale, a un sens unique et irréversible, l’histoire en général ne se connaît pas d’autre sens que celui du récit qui la produit. Or elle se fonde sur une poétique, une théorie du récit, ou pire, sur une rhétorique, un art de persuader. Il faut pourtant dépasser le paradoxe d’un monde dont la temporalité et la causalité seraient des données fictionnelles, ou sinon, en accepter les conséquences en envisageant rationnellement la possibilité d’une écriture prédictive.

7Mais revenons à la chronologie : l’anticipation causale existe en littérature au moins un demi‑siècle avant la théorie de Carnot, dès L’An deux mille quatre cent quarante de Louis‑Sébastien Mercier (1771), qui lui-même exploite la maxime leibnizienne selon laquelle l’histoire présente est « grosse » du futur – nouvelle métaphore. Toutefois, même s’il est encore « organique » dans sa formulation, ce modèle temporel autorise les visées « anticipatrices » ; ce qui change fondamentalement le sens du mot « utopie » – le terme d’ « uchronie » devient alors plus exact – ainsi que la fonction du genre. En effet, les premières utopies, celle de Thomas More (1516) et celle de Rabelais – la description de Thélème à la fin du Gargantua (1535) – ne sont nullement des anticipations prédictives. En dépit du futur employé par maître Alcofrybas, Thélème se conçoit et s’énonce comme un projet « alternatif » ; et les utopies en général, de More à Campanella, proposent des fictions bâties sur le modèle développé par Montaigne à propos de ses fameux « cannibales », puis de la ruine des empires de l’Amérique précolombienne. Ces « autres mondes » – au sens de « civilisations » – sont comparés à des « enfants » appelés à grandir et à vieillir et qui déjà prévoient leur fin, ce qui, justement, hâte leur ruine5. Notons au passage que le thème de la fin des civilisations, véritable hantise de la Renaissance, est aussi un leitmotiv dans l’œuvre de William Burroughs, qui évoque de manière récurrente l’épisode de la destruction des livres « hiéroglyphiques » précolombiens par l’évêque espagnol Diego de Landa, et tente de son côté de réinventer ces écrits « perdus » au moyen de diverses techniques, parmi lesquelles des calligrammes (en collaboration avec Brion Gysin), ainsi que le cut‑up, qui est notre sujet.

Burroughs : « l’invention » du cut‑up

8Voici donc pour le contexte et l’arrière-plan lointain de la « méthode nostradamique » dont l’assimilation au cut‑up est notre propos. Venons‑en à son futur, c’est-à-dire à notre présent, ou à celui de William Seward Burroughs, qui inventa le cut‑up à Paris, rue Gît‑le‑Cœur, au printemps 1958. On abordera le procédé d’un point de vue pratique, dans sa dimension « prédictive », ce qui nous dispensera d’en étudier les applications littéraires. Il suffit de dire comment on le fabrique et à quoi il sert, en se référant à la synthèse de Philippe Mikriammos parue chez Seghers en 1975 :

Prenez une page de texte et tracez une ligne médiane verticale et horizontale. Vous avez maintenant quatre blocs de texte : 1, 2, 3 et 4. Maintenant coupez au long des lignes et mettez le bloc 4 avec le bloc 1, le bloc 3 avec le bloc 2. Lisez la page réarrangée6.

9Matériellement, le cut‑up procède d’un pliage et d’un découpage de la surface d’imposition d’une page quelconque. Le pli permet de fendre le texte horizontalement (ce qui est banal) et verticalement (ce qui semble neuf). Les permutations qui s’ensuivent réarrangent la « matière verbale » selon une disposition équivalente à celle des rimes croisées dans un poème : l’ordre ABCD fait place à l’agencement ADCB. Dans celui-ci, la césure verticale des blocs initiaux a pour effet de bouleverser la continuité syntaxique des phrases. Selon Philippe Mikriammos, qui compare le procédé à celui de Tzara, le résultat est un discours haché, caractérisé par sa parataxe et perçu, dans sa discontinuité même, comme un flux continu d’information ou de conscience. Le collage de syntagmes (ou groupes de mots) extraits de leur disposition initiale reconstitue l’enchaînement acausal d’un discours inouï, tissé d’anacoluthes généralement propres à l’oral, mais qui, dans ce seul cas, réfèrent à un énoncé privé de locuteur : parole sans lèvres, pourrait-on dire – on y reviendra en conclusion. Ce discours est censé rendre compte de la simultanéité de nos perceptions, de leur affleurement désordonné à la surface de la conscience, avant que leur causalité ne s’établisse. Il s’entend ainsi comme la transcription d’un présent absolu qui aurait la couleur de « l’âge électrique » de la communication globale selon McLuhan :

Le cut‑up serre de plus près l’expérience totale continuelle de chacun. Vous lisez ces lignes mais en même temps vous percevez et enregistrez aussi la présence de votre voisin […], les bruits de la pièce voisine et le grondement d’un avion qui passe au‑dessus […] les cut‑ups rendent explicite un processus psychologique qui de toute façon se déroule constamment. Et Marshall McLuhan de surenchérir : « Burroughs […] tente de reproduire en prose ce dont nous nous accommodons chaque jour comme d’un aspect banal de la vie à l’âge électrique. Si la vie doit être rendue sur papier, il faut employer la méthode de non-histoire discontinue7 ».

10Désormais, nous y sommes ; et pour nous, c’est déjà du passé. Par ailleurs, l’auteur trouvait au résultat une qualité « non aristotélicienne » : celle de remettre en cause l’alternative soit/soit perçue comme un principe coercitif. Il avait tort, car c’est une conséquence du principe d’identité : A étant égal à A, il doit être différent de non‑A. Ce qui est perturbé par le cut‑up, c’est plutôt la notion de causalité, la poétique, aristotélicienne elle aussi, qui enchaîne irréversiblement « péripéties » au pluriel et « catastrophe » au singulier.

11Passons rapidement sur les propriétés du cut‑up. Il aurait une vertu démocratique. Tout le monde peut l’appliquer à la « déconstruction » du réel, ou de sa représentation, comme le proclame la devise any number can play, slogan pour machines à sous8, dont le retour scande les « routines » (ou séquences) de la trilogie de Burroughs, Soft Machine, Nova Express et son meilleur opus, The Ticket that Exploded, dont on peut encore envisager la lecture, à défaut de la recommander, pour son évocation morbide de royaumes prétendument « martiens », non moins « anciens et pourris » que celui du Danemark9. Le cut‑up aurait aussi une vertu éthique : sa déstructuration des énoncés illustre la fière devise d’Hassan I Sabbah, le maître des Assassins, personnage médiéval et néanmoins double de l’auteur, en proclamant que « rien n’est vrai, tout est permis ». Quant à son esthétique et à la promesse « d’une écriture nouvelle », sujet de la belle et copieuse thèse de Clémentine Hougue, soutenue en 2014 et consacrée à la « révolution du cut‑up10 », on refusera tout bonnement d’en juger, tant les critiques s’y sont passionnément trompés. Observons simplement que le procédé n’a pas changé la face du monde, ni même de la littérature. S’il fut beaucoup pratiqué dans les années 70, rares sont les écrivains qui ont su en tirer quelque chose, à l’exception peut‑être des poètes. Notons aussi que les logiciels de traitement de texte sont toujours dépourvus de la fonction cut‑up. C’est dommage, car le procédé, une fois appliqué aux classiques, possède une indéniable valeur herméneutique ; il pourrait être d’un grand secours dans l’interprétation des textes.

12Venons-en enfin à la fonction prédictive qui motive notre rapprochement. Toujours selon Philippe Mikriammos – car Clémentine Hougue, prudemment, n’en dit mot –, le procédé aurait accessoirement la vertu « de libérer l’écriture des contraintes spatio-temporelles pour faire surgir des éléments futurs11 ». L’exemple donné à l’appui par Burroughs laisse effectivement perplexe :

J’ai fait beaucoup de cut‑ups et j’ai reconnu plus tard qu’ils se rapportaient à une chose lue dans un journal, dans un livre, ou à un événement. Pour donner un exemple précis, j’ai fait un cut‑up d’un texte écrit par M. Getty d’où il est sorti […] : « c’est une mauvaise chose d’intenter un procès à votre père ». Trois ans plus tard, son fils lui a intenté un procès. Ce que cela signifie, je n’en ai aucune idée, mais j’ai eu tant d’exemples, cela s’est produit si souvent que je suis convaincu que cela doit signifier quelque chose12.

13Toutefois, l’explication du phénomène – une fois son authenticité admise – est relativement simple. Elle tient à l’origine des matériaux qui constituent le cut‑up. Les énoncés se rapportent « à une chose lue dans un journal ou dans un livre » parce qu’ils sont tirés « d’un journal ou d’un livre ». L’information, comme l’histoire, emprunte toujours les mêmes voies, ses comptes rendus, les mêmes mots ; seuls changent (et encore, puisque les surnoms sont permis) les noms des protagonistes. Il n’est donc pas surprenant que le désordre du cut‑up recompose aléatoirement un enchaînement causal certes virtuel, mais qui pourrait se produire et qui, parfois, advient bel et bien. Soumis à un traitement analogue, un banal manuel d’histoire aurait de grandes chances de se transformer en livre prophétique, et c’est justement cette propriété du langage qu’a exploité, de manière authentiquement prémonitoire, Nostradamus.

14Mais il nous faut ménager nos transitions en remontant méthodiquement le temps, pour rapprocher d’abord le post‑modernisme de Burroughs des collages dadaïstes de Tzara, et du principe de l’invention surréaliste.

Nostradamus chez Tzara : « le temps mode d’emploi »

15La promesse, toujours laissée en suspens, d’une « écriture nouvelle », c’est bien celle que Tristan Tzara s’était faite à lui-même dans un « mode d’emploi pour faire un poème dadaïste » présumé ironique et paru en juillet 1920 dans le no 15 de la revue Littérature :

Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez‑les dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre.
Copiez-les consciencieusement
Dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voilà un écrivain infiniment original13

16Entre Tzara et Burroughs, l’analogie procédurale est telle que les critiques ont cru devoir insister sur les différences14 : celle des temps et des esthétiques, qui va de soi, mais aussi celle des procédés. Certes, tirer d’un sac « des mots découpés dans un journal » n’est pas la même chose que « fendre » des énoncés pour en tirer des « blocs associatifs modulables ». Pourtant, l’exemple donné par Tzara lui‑même illustre une pratique proche de celle de Burroughs par son résultat, faisant ainsi valoir l’inexactitude de son propre « mode d’emploi » :

Spectateur tous à effort de la ce n’est plus 10 à 12
pendant la divagation virevolte descend pression
rendre de fous queu-leu-leu chairs sur un monstrueuse écrasant scène
célébrer mais leur 160 adeptes dans pas aux mis en mon nacre
fastueux de terre bananes soutint s’éclairer
joie demander réunis presque15

17En dépit des césures artificielles qui masquent les césures réelles pratiquées dans l’hypotexte découpé en syntagmes (par exemple « tous à » / « effort de la »), on perçoit les linéaments d’une syntaxe qui, en dépit d’altérations et de permutations ponctuelles (une faute d’orthographe, « queu‑leu‑leu », ou un mot pour un autre dans la transcription), exclut un découpage préalable à l’échelle du mot, ainsi du reste qu’une copie « consciencieuse » des énoncés. La véritable échelle du découpage nous semble la ligne imprimée, ou plus exactement la demi-ligne, telle qu’on la trouve dans la presse écrite, du fait du colonnage des maquettes. Sinon, à quoi bon utiliser comme matière première un journal plutôt qu’un dictionnaire ? D’autres exemples également issus de découpages dans la presse le confirment :

L’art s’endort pour la naissance du monde nouveau « ART » – mot perroquet – remplacé par DADA, PLESIAUSAURE, ou mouchoir […]. Hypertrophiques peintres hyperestésiés et hypnotisés par les hyacinthes des muezzins d’apparence hypocrite16

18Le remontage des fragments laisse paraître des blocs associatifs qui conservent la trace de leurs hypotextes ; sans doute aussi d’un jeu avec la lettre, en l’occurrence le H rimbaldien de l’énigme d’Hortense17 : les « peintres hyperestésiés » (notez qu’il manque un H à l’intérieur du mot) et « hypnotisés par les hyacinthes » ne manquent pas dans les revues d’art. Les Nymphéas de Monet en sont peut‑être la cause, et leur évocation, la source de Tzara.

19Vient alors une question dont dépend la cohérence de notre exposé : la poétique de Tzara a‑t‑elle une fonction prédictive ? L’auteur ne s’en vante pas, et on ignore s’il a fait rétrospectivement le même constat – celui de la valeur potentiellement prédictive de ses énoncés – que Burroughs quarante ans plus tard, et qu’André Breton, qui s’en explique en 1935, dans un chapitre de L’Amour fou, mais ne lira attentivement Nostradamus que cinq ans plus tard, en août 1940, à l’occasion d’un séjour forcé à Salon‑de‑Provence18. Toutefois, si ce n’est pas le cas, on aimerait savoir pourquoi Tzara a d’emblée emprunté une part non négligeable de ses matériaux à une édition de Nostradamus que lui aurait procurée Marcel Janco en 1917.

20Parmi les « vingt‑cinq poèmes » de Tzara publiés à Zurich en 1918, et devenus « vingt‑cinq et un poèmes » en 1946 par l’adjonction de leur matrice, on en compte une douzaine19 qui conservent, à des degrés divers d’évidence et d’importance, la trace d’un hypotexte nostradamique. Henri Béhar, l’éditeur des œuvres complètes20 de Tzara, n’en signale que trois, mais il connaît mal Nostradamus ; on ne lui en fera pas grief. Sa chronologie est légèrement inexacte. Il parle d’une édition nostradamique de 1556 qui n’existe pas : la princeps paraît en 1555, la deuxième en 1557, la dernière du vivant de l’auteur, datée de 1566, étant vraisemblablement une contrefaçon plus tardive (1568 ?)21. Par ailleurs, la chronologie donnée par Tzara est fautive : si la « grande complainte de mon obscurité un » est bien de 1916, sa lecture de Nostradamus – via Marcel Janco – remonte forcément à la même date, à la « grande époque » du Cabaret Voltaire à Zurich et des « poèmes sonores » d’Hugo Ball, et non pas à 1917. Mais il s’agit là de détails sans conséquence sur notre propos.

21Voyons donc l’usage que fait Tzara de sa source dans son vingt‑sixième poème, qui, Henri Béhar l’a bien vu, est la matrice de la « grande complainte un ». Ce poème, intitulé « Le sel et le vin », est une réécriture transparente des premières strophes de la Centurie I de Nostradamus22 :

Nostradamus
Estant assis de nuict secret estude
Seul reposé sur la selle d’aerain
Flambe exigue sortant de solitude
Fait prosperer qui n’est à croire vain.
La verge en main mise au milieu de Branches
De l’onde il moulle et le limbe et le pied
Un peur et voix fremissent par la manche
Splendeur divine le divin pres s’assied
Quand la lictière du tourbillon versée
Et feront face de leurs manteaux couverts
La republique par gens nouveaux vexée
Lors Blancs et Rouges jugeront à l’envers


Tzara
[…] étant debout de la nuit secrète étude
flambe
airain
solitude
le sexe au milieu planté au milieu des branches
dans leurs manteaux on a versé le tourbillon
spirales blanches et rouges soutenant la voix
et les barques avançant comme la divinité dans la chair
longuement […]

22Les deux premières strophes de la Centurie I, qui ne sont pas « prédictives », mais décrivent simplement la situation du voyant d’après les sources oraculaires antiques – il s’agit de Delphes et de sa Pythie, de l’oracle milésien de Branchos, etc. –, sont littéralement transcrites à quelques variantes près (un mot pour un autre) : « verge » – il s’agit du bâton oraculaire ou lituus – est (mal) « traduit » par « sexe ». Mais ces strophes sont collées aux suivantes, proprement oraculaires, de manière à générer des images, « manteaux », « tourbillon » (qui donne « spirales »), « blancs et rouges », qui à leur tour suscitent un nouveau comparant, tiré de la strophe suivante : « lors se perdra la piscature barque » (Centurie I, 4, 3) engendre chez Tzara les « barques avançant comme la divinité dans la chair ». Semblablement, le « vent contraire » de la septième strophe souffle sur la fin du poème où reviennent les premiers syntagmes :

Les ailes des flambeaux divisent les tuyaux de
Solitude les tympans d’airain et les clochers
le vent contraire
les veines solaires bandées de parchemin23

23Dans la deuxième version du poème, la fameuse « grande complainte un », l’écart avec l’hypotexte est plus important. Les syntagmes originels (« tourbillon », « spirales rouges ») se dissocient et se dispersent pour nourrir des séquences distinctes. Leur identification fait paraître les relances et le mouvement du poème qui revient à sa source, en l’occurrence, le vingt et unième quatrain de la première Centurie24 :

Nostradamus
Profonde argile blanche nourrit rochier
Qui d’un abisme istra lacticineuse
En vain troubles l’oseront toucher
ignorant estre au fond terre argilleuse


Tzara
les aigles de neige viendront nourrir le rocher
l’argile profonde changera en lait
et le lait troublera la nuit les chaînes sonneront […]
le sceptre au milieu parmi les branches
les vieux journaux les tapisseries […]

24Tzara transcrit directement Nostradamus, avant de reprendre le premier vers du deuxième quatrain ; et cette fois-ci, la « verge » d’abord transposée en « sexe » redevient le « sceptre » (ou lituus) qu’elle n’aurait pas dû cesser d’être. Enfin, on donnerait volontiers aux « vieux journaux » qui suivent une valeur métatextuelle de « marqueur référentiel », servant à désigner le « procédé » et à l’apparenter explicitement au cut‑up qui, il est vrai, n’avait pas encore été officiellement inventé. Car il s’agit bien de cela. Les mots de Tzara ne sont pas « découpés », mais « prélevés par blocs ». Des blocs associatifs qui « font image » dans la conscience du poète, alimentant un flux discursif à la fois discontinu et obscurément cohérent par ses associations visuelles. On peut en reconstituer le cours. L’ironie du « mode d’emploi » cité plus haut est finalement moindre qu’il n’y paraissait : il est vrai que le poème, malgré ou à cause de l’impersonnalité du locuteur, ressemble à Tzara, et que le voici devenu « un écrivain infiniment original ». À ceci près qu’il emprunte, sans tricherie ni déguisement, non seulement sa matière, mais aussi son procédé à un écrivain qui avait fait la même chose que lui, et à des fins ouvertement « prophétiques », quatre siècles auparavant : il semble impossible qu’il ait pu l’ignorer.

Nostradamus : l’histoire comme « miroir brisé »

25Pour s’en tenir à l’essentiel, la réussite prédictive des Centuries de Nostradamus repose sur deux quatrains, parmi les 942 qu’on croit authentiques25. Le premier (Centurie I, 35) est supposé annoncer la mort du roi de France, Henri II, blessé accidentellement lors d’un tournoi, le 30 juin 1559, par Montgomery, le capitaine de sa garde, dont la lance brisée traverse la visière de son casque, lui crevant l’œil. Le quatrain se « déchiffre » donc ainsi :

Le lyon jeune [Montgomery] le vieux [Henri II] surmontera
En champ bellique par singulier duelle [tournoi]
Dans cage d’or [la visière du casque] les yeux lui crevera
Deux classes [du latin classis, armée] une puis mourir mort cruele.

26La coïncidence est en effet singulière, même si la qualité prédictive de l’énoncé soulève quelques objections. Comme l’a montré le regretté Pierre Brind’amour dans son édition des premières Centuries26, ce n’est pas ce quatrain mais un autre qui, du temps du succès de l’auteur, a été référé à l’événement : il y était question du « grain de l’orge » qui, par l’effet d’une coquille d’imprimerie, s’était changé en « grand de l’orge », Lorges étant par ailleurs le fief dudit Montgomery. D’autre part, on peut croire que le référent historique du quatrain – à supposer qu’il y en ait un – remonte à un autre événement, la capture et la mort du sultan ottoman Bajazet, défait par Tamerlan à la bataille d’Angora (1402), même si le scénario en est légèrement différent27. Quoi qu’il en soit, ces objections pèsent peu face à l’éclatante mais hasardeuse réussite du vingtième quatrain de la Centurie IX :

De nuict viendra par la forest de Reines
Deux pars vaultorte Herne la pierre blanche
Le moyne noir en gris dedans Varennes
Esleu Cap. cause tempeste feu, sang tranche.

27La qualité, ou pour mieux dire le génie de la prédiction repose ici sur le choix d’un toponyme, Varennes, un lieu obscur où rien n’est jamais advenu qu’on puisse qualifier d’historique, jusqu’à la fuite et la capture du roi, le 21 juin 1791. Encore faut‑il prendre en compte, dans le succès du quatrain, l’effet du procédé scriptural, le découpage paratactique qui ajoute à l’obscurité et à l’ambiguïté du texte, particulièrement dans le dernier vers : « Cap. » pouvant se lire indifféremment comme l’abréviation du latin caput ou comme celle du patronyme du roi devant la Convention ; car c’est bien sous le nom de Capet que fut guillotiné Louis XVI.

28Ces coïncidences remarquables ont attiré l’attention de Georges Dumézil, dont l’ouvrage intitulé Le Moyne noir en gris dedans Varennes et sous‑titré Sotie nostradamique28 a levé les obstacles académiques qui s’opposaient à l’étude de l’auteur. Il a fait bien plus en identifiant avec une certitude absolue un hypotexte qui, dans toute la latinité, constitue un hapax, et qui se répartit dans les quatrains 6, 75 et 77 de la cinquième Centurie : il s’agit de la description par Tite Live du rituel oraculaire de l’inauguratio qui présida à la fondation de Rome. Partant de ce constat, plusieurs chercheurs ont travaillé, chacun de leur côté, à la reconstitution du puzzle intertextuel que composent les Centuries. Pierre Brind’amour a identifié nombre de rappels historiques et commenté les quatrains en conséquence. Chantal Liaroutzos a reconnu dans La Guide des chemins de France de Charles Estienne (1552) un autre hypotexte qui explique la mention de Varennes29. Nous avons pour notre part contribué à l’entreprise en identifiant chez Tite Live, Suétone et d’autres les hypotextes des quatrains, en nous intéressant avant tout à leur composition. Grâce à la lecture de William Burroughs, nous avions constaté que les emprunts nostradamiques prenaient la forme de « blocs associatifs » qui tantôt se concentraient (ce qui permet de les reconnaître) et tantôt se dispersaient dans les Centuries. L’exemple du récit de l’expédition d’Hannibal, d’Espagne en Italie en passant par la Provence, nous servit de fil directeur. Ses toponymes s’égrènent dans plusieurs Centuries pour se concentrer en un point précis, un épisode bien reconnaissable de la bataille du lac Trasimène, l’histoire de la « troupe otage » (Centurie VI, 39, 3‑4) : effectivement « trace y mène ». Nous avons ainsi pu décrire le mode de composition des Centuries dans un petit ouvrage paru en 199730. Puis nous avons approfondi l’analyse du procédé dans un autre travail paru en 2000 et qui doit son titre, « Au sanguinaire, le nombre raconté31 », à un vers de Nostradamus. Chez celui‑ci, non moins que chez Tzara et Burroughs, la pratique du cut‑up donne lieu à d’étranges et belles fulgurances. Nous avons également montré que la lettre-préface de juin 1558 au roi Henri II, connue par l’édition de 1566 (ou 1568), était le produit « brut » d’un cut‑up au deuxième degré : les mêmes énoncés aléatoirement découpés et permutés reviennent trois fois dans un texte d’autant plus obscur qu’il prétend résumer le mouvement de l’histoire du monde jusqu’à la fin des temps et la venue de l’Antéchrist.

29Revenons donc au procédé considéré non seulement comme une géniale invention de l’auteur, mais aussi comme l’origine d’une conception de l’histoire qui, dans sa relation implicite avec une théorie de l’information encore informulable, semble de facto très en avance sur son temps. Le texte de Nostradamus fonctionne bel et bien, dans son actualisation référentielle, comme une « machine à imiter le temps ». C’est qu’il est disposé pour cela et que ses hypotextes, fragments historiques, listes de toponymes, etc., sont soigneusement choisis de manière à « piéger » les récurrences historiques à venir. Les récits du passé, aléatoirement découpés et redisposés dans les quatrains, s’y recyclent pour « produire » du futur, comme les fragments d’un miroir décomposent et démultiplient l’objet qu’ils reflètent par la diversité de leurs angles de réfraction. Dumézil n’a vu dans le procédé qu’une imposture : « chez Nostradamus », écrit-il, « le philologue soulageait parfois le voyant à peu de frais32 ». On pourrait dire à l’inverse que notre auteur est poète dans l’exacte mesure où il n’est pas « voyant », alors même que son texte l’est bel et bien. Ce qui nous ramène à la dimension littéraire du procédé.

30Elle suppose en effet que des fragments « allogènes » et « hétérogènes », empruntés à des historiens, des géographes, des astrologues, etc., soient initialement dispersés et mêlés. Ce serait, si l’on nous passe la métaphore, l’équivalent du big bang par lequel commence le temps. Il faut ensuite qu’ils « dérivent » et se disposent aléatoirement mais régulièrement dans la grille métrique des quatrains, par exemple, pour revenir au passage qui a retenu l’attention de Tzara :

Le vent contraire, letres au chemin prinses
Par le rousseau senez les entreprinses (Centurie I, 7, 2 et 4)
Du grand prophète les letres seront prinses
Frauder son roy seront les entreprinses (Centurie II, 36, 1 et 3)

31Pour figurer la continuité de l’histoire et trouver de nouveaux référents, il faut que ces hypotextes, fragmentés en blocs associatifs (et de ce fait libérés de leur référent initial), reviennent dans les quatrains, mais aussi qu’ils se dispersent à l’échelle de plusieurs Centuries :

Tricast tiendra l’annibalique ire (Centurie III, 93, 3)
Auprès du lac Trasimen l’asur prinse,
La trope hostage […] (Centurie VI, 39, 3‑4)
Lac Trasmenien portera tesmoignage (Centurie VIII, 47, 1)

32Enfin, ce retour est commandé par celui des rimes qui, chez Nostradamus, atteignent à une variété inouïe : quatre‑vingt‑douze rimes différentes dans la première Centurie. C’est beaucoup plus que chez ses contemporains, les poètes de la Pléiade, notamment Ronsard, qui, dès 1560, saluera la performance pour son efficience prédictive, et Dorat, son professeur, qui l’imitera en latin avec nettement moins de bonheur. Toutefois, cette richesse passe presque inaperçue, car c’est le retour des syntagmes, fragmentés à l’intérieur du vers par la scansion du décasyllabe (4/6), qui fait signe et parfois obscurément sens, parce qu’on ne le comprend pas d’emblée. On pourrait en dire autant de Tzara, et parfois de Breton.


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33C’est sur cette virtualité poétique du procédé et sur l’esthétique du « sens suspendu » qu’on souhaite conclure. Notre intention n’est pas de laisser de côté la qualité « prédictive » des énoncés nostradamiques – elle motive l’écriture, elle appartient au texte, elle explique que parfois, on le lise encore –, mais bien de contribuer à la prise en compte de sa poétique. En effet, notre démonstration a été validée et retenue par les spécialistes de Nostradamus et par les historiens, en particulier Denis Crouzet, dont on salue la perspicacité et la probité. Peut‑être ont‑ils été soulagés d’admettre que, si le « voyant » ne savait pas ce qu’il écrivait, il faisait, quoique sur un autre plan, le même métier qu’eux. Mais les poéticiens ignorent toujours l’auteur, ou se refusent à prendre en compte son génie. Car il faudrait admettre son atemporalité et lui faire place dans les anthologies de la Renaissance en tant que précurseur et modèle de Tzara et de Burroughs. L’anachronisme, on peut le comprendre, est trop flagrant, si bien qu’il nous reste aussi à expliquer l’invention précoce d’un procédé qui semble plutôt appartenir à notre temps.

34Rappelons d’abord que l’écriture prédictive ou prophétique a une histoire, aussi longue que celle de l’humanité, et qu’à la Renaissance, elle est pratiquée par les médecins et les astrologues – Nostradamus se dit prudemment « astrophile ». Ses modèles ne manquent pas, avec ou sans rapport avec la littérature : les recueils versifiés et obscurs des prophéties de la « Sibylle », celles qu’on prête faussement à « Merlin », ou authentiquement à sainte Brigitte, sont des succès d’édition ; et plus encore les almanachs dont la vente se renouvelle chaque année. Rabelais, qui y contribua, donne dans son Tiers Livre des exemples de l’usage prédictif d’Homère et de Virgile – les fameux « sorts virgiliens » du chapitre X –, ainsi qu’un excellent pastiche de vers prophétiques, les « fanfreluches antidotées », au chapitre II du Gargantua. Quant au procédé qui fait l’originalité de Nostradamus et qu’on nous permettra de trouver meilleur que les autres, on peut lui supposer, dans les usages de l’imprimerie, des causes purement matérielles. Premièrement le pliage de la feuille imprimée nécessite une disposition préalablement calculée des surfaces d’imposition de la page, dont le schéma varie en fonction du format de la feuille et du nombre des pliures. Bien entendu, des erreurs se produisent fréquemment. Elles induisent des discontinuités dans le texte, qui « saute » brusquement d’une page à l’autre, comme un film dont on aurait remonté les plans dans le désordre. Plusieurs auteurs ont exploité le phénomène : Rabelais peut-être, au chapitre II du Gargantua, et surtout Béroalde de Verville, dans son Moyen de parvenir33. On peut raisonnablement penser que Nostradamus fait de même lorsqu’il assimile l’histoire à un « grand tapis plié » dont une partie seulement sera révélée34.

35Une deuxième cause, quoique liée elle aussi à l’histoire de l’imprimerie, est plutôt d’ordre conceptuel. Au milieu du XVIe siècle, le succès des recueils d’emblèmes – qui bien plus tard inspireront les collages surréalistes – modifie les rapports entre l’image et le texte sur le modèle d’un célèbre recueil d’hiéroglyphes « pseudo-égyptiens » intitulé les Hieroglyphica d’Horapollon. Nostradamus en a été le traducteur avant la rédaction des Centuries, où la lecture de cet ouvrage laisse d’ailleurs une trace35. Or dans ce recueil le caractère aléatoire et incongru (pour ne pas dire surréaliste) de la relation texte/image s’impose largement. L’écart se creuse entre le signifiant (l’image) et le signifié (exposé par le texte). Et cet écart est propice à une esthétique de l’énigme, elle‑même fondée sur le postulat d’une écriture « absolue » qui conjoindrait dans un « objet‑signe » (l’hiéroglyphe) toute la chaîne du référent, du signifiant et du signifié. Or c’est précisément en dissociant ces termes que Nostradamus produit ses images. Chez lui, la dérive des syntagmes, qui sont autant de signifiants privés de référents, constitue les quatrains en réservoir de sens – un sens suspendu dans l’attente de l’événement qui le révélera, recomposant ainsi l’intégrité du glyphe. Et cette poétique semble finalement « advenue », du moins en tant que forme littéraire, au XXe siècle.

36Toutefois, lorsqu’on s’avise que Burroughs et plus encore Tzara ont expérimenté leurs propres « techniques » longtemps avant la diffusion de l’internet, qui nous semble aujourd’hui le médium idéal du coupé/collé, la raison « matérielle » qu’on vient d’alléguer semble un peu moins convaincante. Et si, au temps de Nostradamus, l’imprimerie peut en effet rendre compte du procédé et de ses effets – le « pliage » du texte, la récurrence des syntagmes, le suspens du sens –, elle ne les explique pas. On a donc cherché des exemples antérieurs à l’âge de l’imprimé de poétiques du « sens suspendu » associées à une fonction herméneutique et prédictive. Ils sont évidemment légion, quoique fort peu réfèrent à un quelconque automatisme, autrement dit à un procédé. En voici pourtant un qui remonte au Déluge.

37Il s’agit de la fable intitulée la Pénitence Adam36, diffusée en langue française au XVe siècle, mais qui remonte au XIIIe siècle, voire au VIe, c’est‑à‑dire à la période alexandrine du christianisme, pour ses variantes latines : Adam sentant sa fin venir demande à son troisième fils, Seth, de graver le récit de sa vie sur deux tablettes, l’une de terre (qui sera effacée par le Déluge), l’autre de pierre. Et le cours de l’histoire gravée doit se poursuivre jusqu’à l’arbre de la Croix, au pied duquel Adam sait par avance qu’il sera enterré. Son fils s’exécute sous la dictée de l’ange Mikael. Mais en gravant ses tablettes, il ne sait pas ce qu’il écrit, car l’ange s’adresse à lui sans lèvres. Jean‑Pierre Petorelli, l’éditeur du texte dans sa version latine37, explique que le « prophète » écrit sans comprendre « quelque chose qui n’est pas la transcription d’une parole » : seule sa main, guidée par l’ange, forme des lettres, que bien plus tard, Salomon, lui aussi guidé par l’ange, déchiffrera afin de bâtir son temple sur cette pierre. Cette pratique a un nom grec qui dénonce la fabrication de la légende. On parle d’écrits achiliaques, achiliacos, du grec akeilotos, et en latin illabicas, ou sine labiorum : paroles sans lèvres. L’idée de cette poétique « prophétique », suspendue à la dictée de l’ange, était bien plus ancienne que l’imprimerie. Celle‑ci ne lui aura fourni que l’opportunité et le moyen de prendre forme.