Les livres de Dupin avec Miró, entre accords et accrocs
1Jacques Dupin n'a, pour ainsi dire, jamais écrit sans avoir à ses côtés les peintres. André Masson, Alberto Giacometti et Joan Miró ont accompagné ses premiers recueils par des frontispices, actes généreux qui l'ont aidé à être publié. En retour, il n'a eu de cesse de se mettre au service des œuvres : critique, expert, commissaire d'exposition et éditeur, il orchestre notamment à la galerie Maeght les rencontres entre écrivains et plasticiens au sein du livre. Par cette activité d'une part, par les trente-trois recueils signés avec les artistes d'autre part, il est – selon les termes d'Yves Peyré – « l'un des acteurs prépondérants de la vie du livre illustré de la deuxième moitié du [vingtième] siècle1 ».
2Cet objet commun au peintre et au poète, Jacques Dupin le désigne tantôt par « livre », tantôt par « livre illustré », ne manquant pas d'interroger ou de mettre à distance cet adjectif car, pour lui, l'illustration est une notion caduque et vivement dépréciée si elle sous-entend une hiérarchie : « Le graveur n'illustre plus, mais rejoint, accompagne, interprète, éclaire et scande le texte auquel il est confronté, et noue avec lui des liens plus intenses que tout ce que recouvrait trop souvent de médiocre, de descriptif, de redondant ou de décoratif le terme d'illustration.2 » Habitée par une tension, la rencontre entre le plasticien et le poète réactive le sens étymologique du verbe « illustrer » : « mettre en lumière ». Le livre d'artistes (au sens large du terme) met en contact deux systèmes de signes sans nier leurs singularités ; il se dote ainsi d'une intensité, d'une force d'interpellation propre à cette « aventure créatrice à partager, à poursuivre de concert3 ».
3Jacques Dupin recourt régulièrement à la métaphore musicale, connotant une harmonie, pour caractériser ces œuvres communes. Ses propres rencontres avec Joan Miró au sein du livre, certes peu nombreuses, paraissent nécessaires. Il est l'ami, l'expert de l’œuvre du Catalan dont la voix se confond parfois avec celle de l'artiste4. Lecteur de poésie, Joan Miró souhaite que sa peinture soit « comme un poème mis en musique par un peintre5 ». L'emploi de la même image verbale par les deux hommes interroge leurs rapports aux livres et plus généralement aux signes : le livre illustré ne serait-il pas l'espace où les frontières entre signes plastique et linguistique sont sapées pour qu'ils s'inscrivent dans une autre partition ? Si les modalités d'accords entre peinture et poésie sont présentes au sein du livre, Jacques Dupin et Joan Miró s'allient pour y mener « une sape perspicace et magnétique6 », pour qu'advienne « [u]n accroc dans la trame, une lacune dans la partition7 » du livre. Ce dernier enjoint alors au silence, condition même de l'avènement d'une musique où se rejoignent leurs signes.
1. Accords
4La collaboration de Joan Miró et Jacques Dupin au sein du livre résulte d'un accord entre deux hommes liés par une profonde amitié et un élan vers l’œuvre de l'autre. En 1958, alors que le critique travaille à sa monographie, l'artiste réalise le frontispice pour Les Brisants, paru chez Guy Lévis Mano.
5Joan Miró, frontispice, eau forte pour Les Brisants, de Jacques Dupin, Paris, Guy Lévis Mano, 1958, ©Adagp, 2017
6Là, les singularités s'accordent, sans s'effacer. Chacun a son espace, celui du peintre est réduit à une page dont la vocation introductive est capitale. Parmi les lecteurs premiers du poète, le peintre invite le lecteur à venir à reconduire son propre mouvement, celui de « la lecture renouvelée et [de] l'imprégnation du texte8 ». L'unicité de l'image rappelle l'une des différences fondamentales entre peinture et poésie : tandis que la poésie se déploie au fil des pages et dans le temps, l'art du plasticien se situe dans l'immédiat, dans l'espace. Pour Yves Peyré, un frontispice « doit résumer la totalité du texte en lui, il donne ainsi un unique équivalent plastique à une émotion qui nécessairement s'inscrit dans la durée des pages », il est « un art de la traduction par la synthèse » du recueil9.
7Pour Les Brisants, Joan Miró offre un portrait peu individualisé, une figure aux contours blancs, tantôt biffée par un trait noir, tantôt traversée par des lignes blanches, écho à d'autres lignes qui l'encadrent... Cette figure est esquissée sur un fond rouge à la fois présente et en retrait comme le mouvement du poète qui affirme « je suis l'exacte et pure abstraction10 »; un poète qui, renonçant aux simulacres, s'efface – « L'apparence de la vie, mon masque ayant glissé, me manque11 ». En effet, si le « corps » s'inscrit dans le texte, c'est moins unifié qu'éclaté : il apparaît à deux reprises dans son intégralité « arqué12 » puis « engourdi13 »; le reste du temps, il est en morceaux. Le visage auquel le peintre donne corps a la bouche biffée – possible réminiscence des « lèvres durcies au feu14 », des « lèvres » closes, en « attente15 ». Il est affublé d'une couronne burlesque, puisque Miró semble avoir fiché dans sa tête « le très petit trident qui féconde la parole16 ». Serait-ce le visage d'un poète dont la puissance de révolte serait traduite par le fond ? L'interprétation est recevable pour qui voudrait lire en ce frontispice une « traduction par la synthèse » du recueil dans une perspective illustrative et poser une équivalence entre deux systèmes de signes – démarche rassurante qui amoindrit néanmoins le pouvoir d'interpellation de l'image et place le lecteur dans une aporie lorsqu'il découvre qu'il est davantage question d'un bestiaire que d'une figure humaine dans le recueil.
8Le point d'accord entre le frontispice et le texte se trouve ailleurs, dans un mouvement d'attaque contre le livre. Ce mouvement n'a sans doute pas manqué d'émouvoir (au sens étymologique du terme) Joan Miró qui n'a eu de cesse de s'attaquer aux supports conventionnels de la peinture. Le seul motif récurrent et paradoxalement unifiant du recueil est le bris, le fragment. Jacques Dupin y dénonce « l'artifice majeur » – titre d'un poème – : le recours au masque, au « mensonge mort17 ». Il joue avec les mythes et les types – « ombres mal tuées dont les yeux tournent dans l'écume18 ». Ainsi, Joan Miró reconduit la violence initiée par le poète. Cette puissance d’agression peut être certes connotée par les couleurs franches, la quasi omniprésence du rouge et les lignes quelque peu heurtées, mais elle se situe surtout dans le choix de la technique : l’eau-forte. Cette métaphore désigne l’acide qui attaque le métal aux endroits où il n'y a pas de verni, verni qui rend la surface plane et lisse comme un miroir. Cette technique ne se prive pas de la force de la main, l'aquafortiste doit en effet dénuder le cuivre à la pointe. L'attaque contre la surface est donc double dans le geste créateur du plasticien, quand le poète attaque les simulacres littéraires et la langue – entreprise de ruine explicitée dans « L'Aconit » : « Un seul mot portera la réplique et le coup de grâce. Sa vision qui s'élabore dans la profondeur de ma main doit vaincre les sarcasmes du printemps, la félicité des oiseaux de passage, l'air léger...19 » Ce mot peut être le titre détaché typographiquement du poème : « l'aconit », avec son signifié (l'herbe vivace à la fois ornementale et vénéneuse) et son signifiant – entre le « coït » chargé d'agressivité chez Dupin comme chez Miró et « laconique » proche du silence, du vide qui travaillent leurs œuvres. Cette première collaboration est programmatique de ce que seront celles à venir, à l'écart de correspondances anecdotiques, d'effets de miroir.
9Comment mieux affirmer que cet accord se situe ailleurs qu'en réunissant au sein du livre deux œuvres autonomes ? Les eaux-fortes de Joan Miró, leurs figures zoomorphes, préexistent à Saccades paru chez Maeght en 196220. Le rapprochement est alors de l'ordre d'une collision, renforçant un mouvement qui anime déjà le texte. Il est ainsi impossible d'envisager les relations entre arts visuels et poésie au sein du livre comme des rapports illustratifs, la figuration est d'ailleurs tout à fait abandonnée par le peintre dans L'Issue dérobée21. Alors, au sein du livre, comme le dit Jacques Dupin, « [p]eintre et poète, en s'éloignant de la représentation, se rencontrent de manière plus étroite et plus essentielle. Image graphique et image poétique jaillissent du même creuset et leurs affinités les projettent dans le même espace imaginaire.22 » Un espace où la création a pour revers la destruction.
2. Accrocs
10Jacques Dupin et Joan Miró s'allient pour ruiner la fixité du livre, pour le mettre en mouvement.Àpropos du Marteau sans maître, qui réunit l'artiste et René Char, Jacques Dupin écrit qu'il est « [c]omme une fugue à quatre voix, gravures et poèmes célèbrent la montée d'un seul épi de dynamite, au bord de l'explosion, dans l'espace ouvert.23 » La violence, déjà soulignée, est donc une caractéristique du livre de Joan Miró avec les poètes, elle se trouve à son origine. Pour l'artiste dont la postérité retient qu'il a voulu « assassiner la peinture24 », partir à l'assaut du livre, c'est s'émanciper de la « vermine de peinture-peinture25 ». C'est un travail d'expérimentation pour lequel il ne s’enferme pas dans une technique ou dans une manière. Pour le poète, partager cet espace avec le plasticien, c'est aussi chercher une déstabilisation. Le livre d'artistes se construit contre le livre-piège, angoissant qui s'incarne dans Moraines pour proclamer avec certitude : « Tu ne m’échapperas pas26 ».
11Les deux hommes se dressent ensemble contre le livre, leurs collaborations peuvent en bousculer les contours conventionnels, à commencer par la forme et les formats traditionnels. L’Issue dérobée par exemple est très grand, rectangulaire (33x55 cm). Sur la page de titre, les deux hommes apparaissent comme co-auteurs, il n'y a ni hiérarchie, ni rattachement à une discipline contrairement à Saccades où, après une page de titre d’une grande sobriété, une double page présente à gauche une petite eau-forte et à droite le nom de l’écrivain précédant le titre, la mention « eaux fortes de JOAN MIRÓ » et le nom de l’éditeur. Si les livres de Jacques Dupin avec Joan Miró ont des formes variées, ils sont tous le lieu d'une lutte contre la fixité du texte publié. Le texte de Saccades par exemple, accompagné en 1962 des eaux-fortes de Miró, est repris l'année suivante dans Gravir avec un ordre inédit. Cela surprend le lecteur familier de la première version d'autant plus que les artistes ont numéroté les poèmes, numéros ensuite supprimés. Pour ces différentes versions, les modifications de mises en page et du texte sont rares, mais significatives lorsque conjonction de coordination et pronom relatif disparaissent. Accrocs dans le tissage du texte, ces suppressions répondent sans doute à l'« [a]rachnéenne sollicitation27 » finale ajoutée dans cette seconde version.
12L'Issue dérobée est davantage bousculé d'un lieu de publication à l'autre. Le nombre de strophes et de vers varie, cinq vers inédits sont introduits dans le recueil, l'occupation de l'espace et donc la lecture sont modifiés. L'exemple de « Mettant à profit ce laps... » est éloquent :
Mettant à profit ce laps
comme en pleine face une pierre
franchirons-nous l'intervalle égarantla césure d'un meurtre
nous incombe de réitérer sans retard
nous sommes de retour, la nuit tombe,
la mer...bêtes descendues du soleil
comment tenir fermée la cage
où leurs ombres s'entre-dévorent(L'Embrasure, 1969)
Mettant à profit ce laps
comme en pleine face une pierre
franchirons-nous l'intervalle égarantla césure d'un meurtre
qu'il nous incombe de réitérer sans retardnous sommes de retour, la nuit tombe,
la mer...-----------[ changement de page ]---------------
bêtes descendues du soleil
comment tenir fermée la cage
où leurs ombres s'entredévorent
jusqu'au signe incohérent que fixe
la cassure du papier(L'Issue dérobée, 1974)
13Ce poème n'a de cesse de désigner l'espace (temporel, spatial) ainsi que la coupure et la violence – d'un coup porté « en pleine face », de « la césure d'un meurtre », de la rupture syntaxique qui conduit au non-sens « égarant » à la deuxième strophe, des « ombres » menaçantes des « bêtes » enfin. Ces dernières, dans la version de 1974, apparaissent dans une seconde page en face d'une pointe-sèche de Miró – geste violent ponctué par les aplats de couleurs pures et primaires. Ce changement de page va de pair avec la disparition de l'humain, sa seule trace dans la suite du poème est la tournure interrogative quand le signe de ponctuation a disparu. L'ajout de deux vers invite à une relecture. La deuxième strophe est rendue intelligible (quoique mystérieuse) par un repentir, une continuité syntaxique est rétablie : « la césure d'un meurtre / qu'il nous incombe de réitérer sans retard ». C'est cette action qui semble être précisée par le distique final : « jusqu'au signe incohérent que fixe / la cassure du papier ». Le meurtre est donc bien d'ordre poétique : « césure » en est l'indice. Il s'agit de rendre le texte illisible, à moins que le mot ne soit plus que le résidu d'une ombre morte fixée « par la cassure du papier »...
14Quoi qu'il en soit, c'est contre la fixité du signe que la lutte de Jacques Dupin est engagée. Le livre d'artistes est le lieu de l'avènement du « signe incohérent ». Les signes de Miró dans L'Issue dérobée rompent tout à fait avec la mimesis tandis que les sutures du texte de Jacques Dupin se déchirent ; l'alternance du texte et de l'image étire le temps de lecture, l'interrompt, suspend le sens. Les signes de Miró s'intercalent au sein de périodes et achèvent le travail de déconstruction du sens amorcé par le poète, l'exhibent. Une disjonction s'opère dans le signe linguistique. Le signifiant se passe d'un signifié, le mot se libère d'une dimension utilitaire, il vaut pour lui-même : élément sonore et visuel. Pourtant Jacques Dupin ne renonce jamais à la typographie. Tenir son corps à l'écart de la formation des mots au sein du livre peut être une façon de les préserver d'une lecture qui en ferait une image. Son écriture se construit en effet contre l'écriture-image, contre la conception saussurienne de l'écriture seconde, « dérivée », dont « l'unique raison d'être [...] est de représenter28 » le langage. Contre la tradition occidentale qui considère « l'écriture, la lettre, l'inscription sensible [...] comme le corps et la matière extérieurs à l'esprit, au souffle, au verbe et au logos29 » explique Jacques Derrida. La proximité des signes de Miró et le fait qu'il s'empare des signes du poète révèlent ce qu'est – en tout lieu – la poésie de Jacques Dupin : une lutte contre le logocentrisme, contre le langage image d'une idée... Joan Miró inscrit le titre du recueil sur la page de couverture : « dérobée » devient « dérob »/« ée », les lettres sont signes plastiques, métamorphose soulignée par la présence d’une spirale entre les deux segments du mot, par le « e » final qui devient flèche. Celle-ci suggère un mouvement alors qu’un point (final) s’élève et suspend la clôture. La coupure du mot sans considération des syllabes en suspend temporairement le déchiffrement. Joan Miró signe ici un pacte de lecture : elle ne se déroulera pas sans « [u]n accroc dans la trame, une lacune dans la partition ». Le meurtre du poème « Mettant à profit ce laps » est donc collectif en 1974 : sans référent déterminé, le pronom « nous » peut désigner l'association de Jacques Dupin avec Joan Miró, le premier comparant la gravure à la pointe sèche du second à une « attaque à l'arme blanche30 ». Le livre-piège finit cassé comme le papier.
15Ainsi, la démarche du peintre décrite par Jacques Dupin est sienne : « Pour lui, remarquablement, le poète est l'autre, et le livre le meilleur chemin, le plus vrai, pour le rallier, s'engager corps et biens, souffrir à tout prix la confrontation » et « retrouver le fond commun et l'indivision des racines, excéder les limites de son art31 ».
3. Musique silencieuse
16Au sein du livre, la mise en contact des mots et des signes plastiques crée une « musique muette », un « mouvement immobile »32 pour reprendre les oxymores de Joan Miró qui enviait peut-être au poète le mouvement de la page tournant – contre la frontalité de la toile. Dans Saccades, le texte est tantôt sur la page de droite, tantôt sur celle gauche. La régularité de l'alternance est renforcée par la reprise du même motif par le plasticien : seules les couleurs changent, créent une variation qui rend sensible leur surgissement sans cesse renouvelé. Dans L’Issue dérobée au contraire, il n’y a pas un espace dévolu à l’écriture et un autre à la peinture, l'alternance entre texte et image est irrégulière et parfois l’écriture est ponctuée par un signe de Joan Miró. En outre, le plasticien emploie des techniques différentes : pointe sèche, aquatintes et estampages d'une part, eaux-fortes d'autre part. Il semble jouer avec des références à l'écrit par les traits bleus et noirs – des traits rugueux comme si une plume avait accroché la surface de la page (matérialisation de l'accroc) – et les taches de couleurs comme des taches d'encre. Les traits noirs contrastent avec des aplats de couleurs primaires. La page conquiert une troisième dimension : Joan Miró travaille en creux et en relief le recto et le verso d'une même page. Ici, la répétition habitue à un rythme et l'artiste crée la surprise en le cassant. Le caractère sériel de ses œuvres ne sert donc pas la continuité mais la discontinuité. La rupture est accentuée à la huitième page par la suppression des éléments colorés, le numéro du poème en noir (non plus en bleu) et l'ajout par le poète cette fois des deux vers inédits déjà cités. Les gestes du peintre et du poète concourent ainsi à une mise en mouvement du livre. Enfin, les signatures au crayon à papier – traces effaçables de leur passage – peuvent être lues comme un refus de la fixité.
17La coexistence des signes linguistiques et plastiques dans le livre souligne son existence en tant qu'espace. Joan Miró insiste sur ce point lorsqu'il évoque ses lithographies : « La typographie, la mise en page, les blancs... Voilà ce qui doit guider l'artiste33 ». Comme le plasticien, Jacques Dupin crée en même temps qu'il casse un rythme visuel. Les vers ne sont pas tous alignés, ils se répartissent sur l'ensemble de la page tantôt centrés, tantôt à droite, tantôt à gauche, sans reconduction d'un modèle. La lecture d'un texte dont l'accès au sens est déjà rendu difficile par les attaques contre la linéarité d'un discours est une nouvelle fois bousculée, le silence matérialisé. Ce silence est également imposé par le plasticien : ses signes créent un soupir plus ou moins long selon le temps que le lecteur-spectateur leur accorde. Le blanc de la page est alors vivant, en mouvement ; il troue le texte et matérialise le souffle qui parcourt le poème. Les distinctions entre support et texte volent en éclats. Le poète n'a-t-il pas été jusqu'à renverser le rapport d'inscription en affirmant : « plus doucement j'ai noté / le silence entre les lignes34 » ? Le blanc est aussi indispensable que les respirations, les silences dans une partition, car la musique de Jacques Dupin tend vers le silence : « Écrire : une écoute – une surdité, une absurdité – écrire pour atteindre le silence, jouir de la musique de la langue, extraire le silence du rythme et des syncopes de la langue35 ».
18La proximité des mots « écoute » / « surdité » / « absurdité » désigne l'attention portée au silence, à l'absence de sens. Le poète est à l'écoute de ce qui s'inscrit dans le creux de la langue donc, dans son rythme (condition de son rythme), dans ses « syncopes » qui, à l'échelle du mot, créent un vide. À l'opposé de l'harmonie, Jacques Dupin fait de la syncope le point de contact de la poésie, de la musique et de la peinture : « Dessinant une écriture disparue. [...] Énoncé musical par sa brisure.36 » La syncope apparaît ainsi comme l'intervalle, le « temps de la langue naissante37 » ; là, il serait possible d'« [é]crire sans les mots, comme si [on] naissai[t]38 » – horizon que le poète cherche à atteindre, comme le peintre voudrait atteindre la « musique muette » selon l'expression de Jean de La Croix. Chez Jacques Dupin, la syncope est visuelle et sonore, elle est aussi « la vibratoire / syncope du non-sens39 » si bien que les mots deviennent comme les signes de Joan Miró : « Dans leur refus de toute liaison et de toute articulation, ces signes ouverts, ces « avant-signes » constituent une sorte d'écriture lacunaire qu'il n'est pas trop risqué de rapprocher de la musique dodécaphonique40 ».
19Dans les livres, les signes plastiques et linguistiques se dotent donc d'une illisibilité, d'une puissance de choc. Le corps du texte est une succession d'accrocs qui sont aussi des crocs. La force d'interpellation de l’œuvre est exhibée, son ouverture au lecteur affirmée.
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21La métaphore de la musique semble adéquate pour qui envisage les livres de Jacques Dupin avec Joan Miró. Elle renvoie tout d'abord à un accord des mots et des signes plastiques au-delà d'un miroir. L'artiste met en lumière la force disruptive de la poésie. Le poète rejoint le peintre et ses « [s]ignes non plus transcrits d'un vocabulaire éprouvé, mais à partir des débris et des souches d'une langue éclatée, signes renaissants, vécus comme au premier jour41 ». Les deux hommes mettent ainsi le livre en mouvement, dans l'acception spatiale et musicale de ce terme. Ils atteignent « l'éloquence du silence42 » selon l'expression de Joan Miró, une « poétique aphasie43 » selon celle de Jacques Dupin ; ils désignent ou dessinent un vide vivant, un vide qui interpelle et accueille le lecteur-spectateur. Alors, le personnage de Joan Miró qui introduit Les Brisants, personnage à la bouche biffée, contraint au silence et à l'écoute, pourrait être un portrait du poète, du peintre et notre portrait.