Voir l’ineffable. Le "pas" théorique de la danse, entre littérature et peinture
La vibrante évanescence
1Devant la figure dansante qui échappe à l’œil tout en le captivant, le spectateur reste pantois. À la différence du lecteur qui peut interrompre sa lecture, méditer une phrase, relire un morceau, et du spectateur d’un tableau ou d’une photographie qui peut admirer pour un temps en principe infini l’image immuable, le spectateur de danse ne peut arrêter les figures en mouvement pour jouir d’un instant, d’une pose « en l’air », d’un tournoiement interrompu. Spectateur émerveillé ou fin critique, il est toujours pris dans un état d’engouement et de déroute à la fois devant le perpétuel enchaînement des mouvements des danseurs, qui forment un flux de figures qui s’échappent et lui échappent – sans quoi d’ailleurs elles ne seraient plus dansantes.
2Cette évanescence est bien le caractère propre de la danse : car elle se dérobe non seulement à l’œil mais aussi à la prise langagière. En effet, on sait que de nombreux systèmes de notations ont été inventés pour écrire ou composer les mouvements, mais que peu satisfont réellement les chorégraphes pour rendre compte de l’ensemble1, comme si l’analyse précise et minutieuse des gestes du corps butait sur un excès indescriptible, insaisissable et pourtant vibrant de sensations, qui tient à la réalité vivante du corps en mouvement. Or ces vibrations non seulement se perçoivent, mais se ressentent aussi corporellement par les spectateurs. Car la danse partage avec la musique, dont elle est inséparable, le pouvoir de générer des vibrations sensibles auprès du récepteur, qui la sent dans son corps en même temps qu’il la voit et l’entend, comme s’il était lui-même pris dans le tourbillon de la performance.
3Les observations des philosophes de la musique et de la danse se rejoignent en effet sur ce point : ainsi, Charles Beauquier notait dans la Philosophie de la musique que « le son en lui‑même, en tant que mouvement vibratoire de l’air, au simple point de vue dynamique n’agit pas seulement sur l’oreille, il agit aussi sur le corps tout entier »2 ; ce qui correspond aux remarques de Paul Valéry sur la danse, selon lesquelles « une partie de notre plaisir de spectateurs est de se sentir gagnés par les rythmes et virtuellement dansants nous-mêmes ! »3. C’est donc exactement comme si ce surplus évanescent et indescriptible de la danse consistait en des sensations tactiles que ressent le récepteur, et que pourtant ni l’œil ni l’esprit ne parviennent à saisir complètement, parce qu’il n’existe qu’en actio, qu’en performance donc, dans une vibration vivante et non dans l’écriture ou la représentation imagée. Dans ce qui suit, nous voudrions tenter de donner une assise théorique à cet ineffable vibrant de la danse, qui résiste à l’œil autant qu’aux mots, et semble ainsi la rendre radicalement étrangère aux deux paradigmes classiques des arts, la littérature et la peinture, vis-à-vis desquels elle s’est définie au moment de s’ériger en art classique.
Dire la danse, voir la danse
4Devant la difficulté qu’il y a à concilier le mot et le geste, la première question qui se pose au spectateur ou au critique est celle de la possibilité de parler de la danse. Ce problème est épinglé par Guy Ducrey dans son étude sur le phénomène au XIXe siècle : « manque‑à‑dire ou logorrhée : le mouvement souverain du ballet ne semble pouvoir donner naissance qu’à une bien malheureuse alternative »4. La difficulté tient bien sûr essentiellement au fait que le mot, écrit ou prononcé, est un mode d’expression intelligible de la réalité, alors que la danse en est une forme sensible. C’est à partir de cette différence qu’on peut comprendre la fameuse affirmation du chorégraphe Serge Lifar, selon lequel ses sauts et tours en l’air, entrechats et combinaisons de pas les plus neuves « n’ont jamais traduit et ne traduiront jamais une action littéraire ni une idée quelconque exprimée au moyen de la parole »5. Partant de cette différence essentielle, littérature et danse sont prisonnières d’une série d’oppositions inconciliables entre fixité et mouvement, inertie et vie, voire même mémoire et oubli. Si le geste et le mot sont antinomiques, comment décrire alors cette vie et ce mouvement qui se soustraient à la circonscription du langage ? Dans une lettre à Cazalis en octobre 1864, Mallarmé écrivait que « toutes les paroles [doivent] s’effacer devant la sensation » de l’art6. Écrire non pas avec des mots, mais avec des paroles qui s’effacent, avec un langage qui refuse le langage, c’est-à-dire pour Mallarmé : avec la poésie, serait ainsi la seule façon possible pour le langage de saisir la dérobade du corps évanescent.
5Si la jouissance de la danse est toujours et nécessairement une jouissance non‑réflexive, par le fait qu’elle nous entraîne dans son rythme et sa continuité qu’on ne peut que subir, il semble alors que la distance critique ne soit possible qu’au prix d’une rupture, d’un détachement de l’œil et de l’esprit par rapport à l’inlassable figure en mouvement ; ou alors elle ne peut émerger vraiment qu’à la fin du spectacle, lorsque le danseur s’est arrêté, que la musique se tait, et qu’enfin le spectateur peut reprendre haleine pour reconsidérer le morceau – mais nécessairement dans une vue synthétique de l’ensemble, et dans le souvenir des images et des impressions reçues qui se superposent dans la mémoire. D’où une deuxième question : peut‑on voir la danse ? Voir n’est pas regarder : il s’agit ici de se demander si on peut poser un regard critique, réflexif, sur elle au moment même de l’exécution. Peut‑on, autrement dit, voir la danse sans la subir, pour la prendre dans une durée méditative, a priori contradictoire avec le dynamisme du corps mouvant ? La peinture aurait‑elle ici un avantage sur la danse à offrir à son spectateur, en lui montrant dans toute sa complexité un moment pour ainsi dire éternellement durable, dans son immuabilité ? La question n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, car la peinture aussi se dérobe au regard, en le piégeant, le détournant, ou en s’effaçant devant lui7. Toutefois, elle n’en reste pas moins offerte à lui dans une splendide permanence. Aussi, quand Albert Camus définit la peinture comme un « instant qui n’en finit pas » de durer8, il semble que c’est bien dans cette durée infinie que danse et peinture se rejoignent, mais par des bouts opposés : car la danse n’est‑elle pas à l’inverse une « durée qui n’en finit pas d’être un instant » ? Une durée dérobante, pour ainsi dire, à l’inverse de la permanence de l’instant qui compose l’image fixe.
Le corps dans le temps et dans l’espace
6Peut-on dire la danse ; peut-on la voir ? Cette double question posée par l’évanescence du danseur concerne directement celle de son rapport avec la peinture et la littérature. Ou plutôt celle de la radicale différence avec ces deux formes d’art paradigmatiques, qui semble inscrite à l’aurore de la période moderne, au XVIIIe siècle, au moment où les bases d’un rapport théorique entre les arts sont posées qui perdure encore aujourd’hui. C’est en effet au XVIIIe siècle que l’on s’accorde à situer l’émergence d’une esthétique moderne, au sens où s’établit un rapport à l’art qui se base entièrement sur les impressions du spectateur, au lieu d’aborder l’œuvre à partir de catégories poétiques forgées a priori. On sait que le développement de l’esthétique s’accompagne de la conscience de l’autonomisation des arts, dans la mesure où l’on voit au XVIIIe siècle de plus en plus de plaidoyers pour penser les formes artistiques moins à partir du principe unitaire commun de l’imitation qu’à partir de leurs spécificités – et possibilités – respectives. L’ouvrage théorique qui aura le plus clairement (mais sans originalité pour son temps) établi les frontières entre les arts est bien sûr le Laocoon de G. E. Lessing, paru en 17669. Dans une visée polémique contre Winckelmann, Lessing nous livre un véritable plaidoyer pour la séparation des arts : non seulement en reconnaissant que chaque forme artistique a des moyens spécifiques pour imiter – ce qui était un topos depuis l’Antiquité –, mais en défendant surtout l’idée que chaque forme artistique a par là aussi ses sujets propres. Il s’ensuit que la beauté et la laideur se mesurent en d’autres termes et selon d’autres critères d’un art à l’autre. C’est aussi l’avis de Diderot, qui écrit au même moment dans son Salon de 1767 : « Les gens de lettres ont dans la tête Ut pictura poesis erit ; et ils ne se doutent pas qu’il est encore plus vrai qu’ut pictura poesis non erit. Ce qui fait bien en peinture fait toujours bien en poésie, mais cela n’est pas réciproque. »10
7Ut pictura poesis, erit ou non erit ? L’embarras de Diderot concernant l’(in)équivalence entre les arts en recouvre un autre qui nous concerne ici plus directement, dès lors que l’on veut donner une place à la danse dans le paradigme esthétique des arts. Celui que Lessing nous a légué consiste à opposer la littérature et la musique comme arts du temps aux arts plastiques comme arts de l’espace. Cette opposition théorique est aujourd’hui fortement nuancée par les spécialistes de peinture et de littérature tout en gardant un fonctionnement théorique actuel11, ne fût-ce que sous forme de repoussoir, par le fait qu’on ne cesse encore de souligner la durée perceptive de la peinture, qui conditionne sa signification12. Mais la danse, sans doute plus que tout autre art, met à mal ce partage théorique, si on l’envisage à partir de cette opposition entre temps et espace. Son caractère dynamique, cette évanescence qui ne cesse de prolonger le temps sans pouvoir fixer la durée, la place logiquement du côté des arts du temps, que sont la musique et la littérature – quoique ces deux formes d’art diffèrent sur le plan de la permanence ou de la performance : car l’œil du lecteur peut s’arrêter sur un mot ou une phrase, et il est bien des livres que l’on ne finit pas. En effet, le dynamisme ou l’avancée tient moins au livre qu’au lecteur qui, à tout moment, a le choix d’interrompre sa lecture, contrairement à la musique, ou la danse, qui ne laissent à leur récepteur aucun choix : lui faisant subir les notes ou les couleurs volantes auxquelles il ne peut se soustraire qu’en se bouchant les oreilles ou en fermant les yeux, mais coupant alors tout rapport avec l’œuvre. Nous reviendrons sur ce point.
8Si la danse relève de la durée, elle est néanmoins aussi bien un art de l’espace, puisqu’elle se déroule sur une scène, et par l’entremise d’un corps dansant sur le sol – ce sol « duquel il se détache ou se délivre, auquel il revient, mais seulement pour y reprendre de quoi le fuir encore »13, selon les mots de Valéry. La danse n’existe donc que dans la réalité spatiale que ce corps occupe et dessine, voire crée à la fois, en quoi elle s’oppose à la musique qui est mouvement invisible, pour s’apparenter plutôt à la sculpture et à la peinture. Cette dernière est bien sûr bidimensionnelle, mais à la rigueur les mouvements du corps du danseur pourraient être comparés à l’ensemble de tous les petits traits du pinceau qu’appose le peintre sur la toile durant tout le temps de la création, et le résultat fini est dans les deux cas la somme de l’ensemble de ces traits ou de ces pas, à cette différence près que la contemplation est celle de ‘l’œil présent’ devant l’image peinte, et celle de la mémoire (‘l’œil absent’) pour la danse, qui est toujours passée par rapport à notre réflexion présente. C’est donc, une fois de plus, la permanence ou l’évanescence qui opposent arts plastiques et danse.
9Ainsi, pour ce qui est des catégories spatio‑temporelles, nous avons vu que la danse relève à la fois du temps, en quoi elle se rapproche de l’art littéraire ou musical qui déploient leurs signes dans une successivité temporelle, et à la fois de l’espace, en ce qu’elle expose une action visible comme la peinture, mais mobilisant un corps sur une scène comme la sculpture. On peut le reformuler de manière négative : la danse n’est pas immobile comme la peinture ; et n’est pas un art mental, invisible comme la littérature ou la musique : par‑là elle échappe aux catégories lessingiennes de la même façon qu’elle échappe en pratique à l’œil du spectateur. C’est donc un art sémiotiquement inclassable au regard du partage classique des arts entre littérature et peinture, et c’est peut-être dans cette double négation, dans ce qu’elle n’est pas, que réside le caractère propre de la danse, qui tient à ce « pas » de danse s’offrant comme un réel interstice théorique à penser.
Le « pas » théorique de la danse
10Si le « pas » de danse figure de façon métaphorique la place négative qu’elle occupe dans le partage lessingien des arts, il figure en même temps littéralement le caractère évanescent qui lui est spécifique : il est le trait marquant de la danse qui la distingue de la peinture et de la littérature. Évanescence, éphémère, dérobade du corps : ce sont là des lieux communs pour décrire l’impuissance de l’œil ou de l’esprit face à ce corps vivant du danseur qui ne cesse d’enchaîner les pas et les sauts. Et c’est peut‑être où se situe la tache aveugle de la théorie. Car la danse est vie, mouvement, liberté : elle s’oppose ici en tous points à la peinture et la littérature qui, en tant qu’arts de la mémoire, sont fixation, immuabilité et clôture. En effet, l’écriture n’a-t-elle pas été inventée pour conserver ce qui menaçait de sombrer dans l’oubli, pour faire durer ce que notre mémoire pourrait perdre ? « L’écrit a eu pour mission de conjurer la hantise de la perte », posait Roger Chartier dans Inscrire et effacer14, en plaçant ainsi l’instrument de la littérature du côté d’un refus de l’éphémère.
11Et si l’on écrit pour consigner, ne peint‑on pas pour pouvoir contempler infiniment l’image ou le souvenir qui menace de disparaître ? L’histoire de la fille du potier Dibutade, que Pline l’Ancien évoque dans son Histoire naturelle pour dire l’origine de la peinture, relate que celle-ci naît de lignes tracées à la hâte par la jeune fille sur un mur, où se projetait l’ombre du visage de son amant au moment où il était sur le point de s’en aller : « amoureuse d’un jeune homme qui partait pour un lointain voyage, [elle] renferma dans des lignes l’ombre de son visage projeté sur une muraille par la lumière d’une lampe »15. Le rapport de ressemblance que la tradition a retenu pour définir la peinture comportait à l’origine donc un caractère indiciaire : l’image n’était pas seulement le reflet ressemblant de l’objet, mais la trace elle-même, le reste de sa présence : ce qu’elle pouvait, désirait en retenir. C’est au moment où le jeune homme s’en va que la jeune fille en garde le contour, comme trace visible du souvenir qu’elle garde de lui. Or n’est-ce pas là précisément le propre de toute représentation, peinte ou écrite, que de vouloir garder présent ce qui est disparu ou absent, par un présent qui tient lieu de cet absent ? « La re‑présentation peut être pensée comme l’acte de recueillir ce qui se perd et comme la résistance opposée à ce qui se disperse », nous apprend Frédéric Laupies dans sa Leçon philosophique sur la représentation16. Écrire et peindre seraient donc des arts qui découlent d’une volonté de recueillir, de retenir ce qui menace de disparaître, tout en se nourrissant de cette perte ou disparition, bref de ce qui échappe, et dont l’absence s’inscrit en creux de l’œuvre, de manière négative.
12Même sous leurs formes les plus abstraites ou dites non‑représentatives, la littérature et la peinture se présentent ainsi toujours comme des arts qui consignent un sens (ou même seulement une lueur de sens), et tirent leur statut artistique de cette permanence même de ce qui s’offre à entendre ou à voir. En effet, même si l’œuvre littéraire transcende son existence matérielle par le fait qu’elle existe à travers l’ensemble de ses manifestations textuelles – là où la peinture ne consisterait qu’en l’unique œuvre matérielle qui la « constitue », pour reprendre l’opposition établie par N. Goodman que G. Genette a su redéfinir de manière efficace17 – il n’en reste pas moins que l’œuvre d’art est le texte (immuable à travers chacun des livres imprimés) ou le tableau (unique), mais non pas le livret ou la partition, qui ne sont que les supports d’annotations techniques de l’œuvre d’art qu’est le spectacle seul. L’unicité de la danse est donc d’un caractère bien différent de celle d’un tableau, qui consiste toujours uniquement dans un seul objet matériel, mais permanent, créé une fois pour toutes, tandis que la danse consiste toujours dans chacune de ses réalisations, mais éphémères18. Le caractère proprement artistique de la danse, comme de la musique sur laquelle on danse, réside donc dans la performance ou l’exécution19, c’est‑à‑dire dans l’évanescence même de l’apparition.
13On objectera que la danse peut être conçue comme une modalité possible du théâtre20, capable de représenter une histoire à l’instar de la littérature, et donc un art de la représentation au même titre que la littérature et la peinture. Mais les critiques s’accordent depuis le XVIIe siècle au moins à admettre que, même dans le ballet le plus narratif, le corps par ses courbures, tournoiements et sauts, à tout moment dément la visée représentative du spectacle pour donner à voir une suite de gestes furtifs et de pas esquissés, sans achèvement intrinsèque et sans autre visée que la pure expression dans l’instant seul de sa réalisation21 (et indépendamment du fait que cette expression peut – ou non – contribuer à construire une signification, ou une histoire22). Pour le reformuler autrement, la danse n’est autre que présentation de la présence, et non représentation de l’absence. L’ineffable évanescence de la danse, qui n’existe que dans une présence corporelle en action, dans des gestes infiniment relancés, nous offrirait ainsi précisément l’image incarnée (visible, audible et sensible à la fois) de l’absence structurant en creux la représentation littéraire ou picturale. C’est pourquoi, si la littérature consiste à « dire » et la peinture à « montrer », les mots et les couleurs ne peuvent pourtant jamais épuiser le sens des œuvres dont précisément l’invisible et l’implicite fascinent autant, voire plus, que le visible et l’énoncé.
La vibrante station en l’air
14Que vaut l’ombre de l’amant s’enfuyant de la jeune fille corinthienne ? De quelle nostalgie, de quelle impuissance les contours de sa figure sont-ils empreints ? Le cœur du visible ou le corps des mots n’enfermeraient donc qu’une absence irréductible, qui est constitutive de l’art. Dans sa Lettre sur Wagner23, Baudelaire faisait part de sa fascination pour ce qu’il appelait les « lacunes » des arts. Sans employer ce terme, Valéry développe une approche similaire de l’art en posant que toute œuvre se caractérise par un inachèvement intrinsèque24, dans la mesure où son sens déborde toujours de ce qu’elle dit ou représente littéralement. Les théoriciens de l’école de Constance appelaient ces lacunes ou blancs des textes les « Leerstellen » ou « effets d’indétermination » dans les œuvres : ces endroits où le lecteur est appelé à compléter, investir ou réinventer le sens de l’œuvre, qui est toujours donné comme incomplet25. Or, il semble que la danse consiste proprement à exhiber cet inachèvement fondamental, à se nourrir positivement donc de cette lacune constitutive de l’art, que littérature et peinture ne portent qu’en creux, comme un « halo » invisible26, de ce qu’ils n’exhibent pas.
15En effet, il importe de noter que dans la théorie du langage littéraire de l’école de Constance, comme déjà dans la conception de l’art suggestif de Baudelaire ou de l’œuvre inachevée de Valéry, les lacunes de l’art ne sont pas des lieux inertes, ‘morts’, mais pleins d’une énergie puissante qui incite le récepteur à s’intéresser à l’œuvre et à la méditer, la rêver, la continuer imaginairement. Les « lacunes » de l’art sont les lieux mêmes d’une vibration invisible de l’œuvre. Or nous pouvons trouver à l’époque de Lessing, dans la théorie de l’énergie du geste que développent plusieurs philosophes des Lumières, une formulation précise de cette mystérieuse vibration de l’art. Ainsi, dans la Lettre sur les sourds et muets que Diderot rédige dans les années 1760, il propose le terme d’hiéroglyphe pour désigner cette « énergie » vibrante qui traverse l’œuvre d’art (littéraire ou pictural), et fait « que dans le même temps que l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit, et l’oreille les entend »27. L’hiéroglyphe est pour Diderot à la fois ce qui échappe au dicible ou au visible de la langue ou d’une image, et qui est pourtant pleinement ressenti et compris par le récepteur à travers la lecture ou la perception de l’œuvre. Il s’agit d’un « sens totalisant »28 qui se donne à sentir par le récepteur. Or, comme le notent M. Hobson et S. Harvey dans leur édition de l’essai de Diderot, l’hiéroglyphe est comme « une espèce d’hiatus dans le mouvement d’un poème, qui n’est pas pleinement intégrable aux valeurs sémantiques et qui, comme le ‘tableau’ dans l’action dramatique […] représente un moment inassimilable à la signification discursive »29.
16Diderot reprend dans son texte des idées avancées par l’abbé de Condillac dans l’Essai sur l’origine des connaissances humaines (1746), où il appelle « langage d’action » ces gestes et expressions antélinguistiques pour ce qu’ils agissent « sur l’imagination avec plus de vivacité » et font par‑là « une impression plus durable » sur l’esprit, défendant ainsi la force énergétique du geste30. Dans la même lignée, Rousseau affirme au début de l’Essai sur l’origine des langues que « le langage le plus énergique est celui où le signe a tout dit avant qu’on parle »31. C’est bien à cette conception de la primauté du geste sur la parole, parce qu’il touche plus vivement le récepteur par l’énergie qu’il contient, que souscrit Diderot dans sa Lettre sur les sourds et muets. Analysant une scène de l’Héraclius de Corneille où la théâtralité des gestes des personnages prend le relais du discours, le philosophe écrit : « Voilà ce que le papier ne peut jamais rendre, voilà où le geste triomphe du discours ! »32 Le geste triomphe du discours dans les moments où l’intelligible dépasse le discursif par la force énergétique de l’expression corporelle et faciale, c’est‑à‑dire par les moments où l’énergie de la présence traverse la représentation. Et cette énergie ne se présente, à en croire la théorie de l’hiéroglyphe de Diderot, qu’en creux dans la langue ou dans la peinture : comme un « hiatus » du discours, qui répondrait à la « lacune » de l’art qui fascinait Baudelaire. Or, si l’on rappelle avec Condillac que « [l]es Anciens appelaient ce langage [énergétique] la danse »33, on validerait ainsi clairement l’idée selon laquelle celle‑ci est l’expression visible et sensible de ce creux négatif que véhiculent le langage ou l’image.
17On retrouvera des conceptions similaires ailleurs que dans la philosophie française du XVIIIe siècle. Ainsi, selon le critique littéraire Hugo von Hofmannsthal, la danse est un art « plus concis et plus signifiant que le langage ne pourrait être »34. Plus concis et plus signifiant : comme une alternative au langage pour exprimer de manière comprimée, synthétique une sensation ineffable, qui se dérobe à la représentation et donc à la prise littéraire ou picturale. Pour énoncer cette expressivité ineffable du danseur, dont Hofmannsthal érige Nijinksy en paradigme, le critique affirme que dans sa danse, « tout [est] réduit à l’essentiel ; comprimé avec une force incroyable »35. L’image du danseur s’élevant en l’air ne signifie donc pas immobilité ou inertie, mais au contraire vibration, explosion, énergie puissante et débordante : ce qui est la figura même de la danse.
18La danse ne semble donc incompatible, voire opposée au mot et à l’image que dans la mesure où l’on essaie de la poser en termes d’espace-temps, de représentation ou d’intelligibilité. En ce cas, elle en est la forme artistique négative. Mais dès lors qu’on la conçoit dans sa vibrante évanescence comme ce qui ébranle le spectateur et suscite en lui de vives émotions, elle se profile non comme le contraire négatif mais comme l’envers positif de la littérature et de la peinture. En effet, en incarnant l’énergie vivante de l’art, la danse offre à voir et à sentir littéralement cet hiéroglyphe diderotien que Paul Valéry désignait à sa façon comme une « manière de vie intérieure », « toute construite de sensations de durée et de sensations d’énergie qui se répondent »36. Et Valéry donnait cette magnifique comparaison de « la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes. »37
Voir la musique
19Avant d’approfondir la valeur esthétique de ce pas de danse (ou saut, bond, enjambée, « vibration en l’air »), il convient de revenir sur le rapport entre danse et musique. Nous avons souligné la parenté entre ces deux arts qui, en tant qu’arts d’exécution, partagent l’éphémère au contraire de l’immuabilité du texte littéraire ou du tableau. Nous avons également noté qu’ils se conçoivent de façon similaire comme des vibrations communicatives auprès des récepteurs, en quoi l’opposition visible – audible qui structure leur rapport est résorbé. Dans ses observations sur l’effet contagieux de la danse, qui transforme virtuellement ses spectateurs en danseurs eux-mêmes, Valéry avait souligné le caractère proprement musical de la danse, en tant qu’elle propage « une enceinte de résonances » qui opère de façon communicative38. L’énergie invisible de l’œuvre, ces lacunes littéraires ou picturales, seraient donc de nature musicale parce qu’elles opèrent par un effet de vibration plus ou moins imperceptible. C’est en ce sens que Baudelaire érige la musique en l’art le plus « suggestif », parce qu’elle ne décrit ni ne montre rien, et laisse tout à rêver – en quoi elle est en même temps la « moins positive » des formes d’arts. On trouve déjà dans la théorie du langage de Diderot cette intuition fondamentale de la suggestivité de l’art chère à Baudelaire. Car pour Diderot l’énergie vibrante, l’hiéroglyphe de l’art, est de nature musicale : les sons de la musique, comme ces lacunes de l’art, ne se perçoivent pas visuellement ni ne se conçoivent linguistiquement, mais se sentent puissamment dans le corps, comme il l’affirme dans l’extrait suivant de l’Addition à la Lettre sur les sourds et muets :
Son hiéroglyphe [de la musique] est si léger et si furtif, il est si facile de le perdre ou de le mésinterpréter, que le plus beau morceau de symphonie ne ferait pas un grand effet, si le plaisir infaillible et subit de la sensation pure et simple n’était infiniment au-dessus de celui d’une expression souvent équivoque. La peinture montre l’objet même, la poésie le décrit, la musique en excite à peine une idée.39
20La musique « sait rendre ce qui demeure inaccessible au langage discursif et communicatif », résume A.‑É. Sejten, en soulignant qu’elle incarne ainsi « l’irréductibilité du sentiment esthétique, en posant son autonomie par rapport à la détermination ‘objective’, voire cognitive, des choses »40. Aussi, quand la danse se définit par ses infinies relancées, donc par l’inachèvement intrinsèque de ses gestes continus, de sorte à n’être plus qu’immobilité vibrante, intériorité extérieure, n’est-elle pas alors, plus que tout, l’expression sensible de la musique, son prétexte et aboutissement ? Si la danse et la musique n’ont toutes deux que l’éphémère pour existence, mais un éphémère infiniment relancé sous forme de vibrations, c’est qu’elles sont l’envers l’une de l’autre, entre vibrations audibles et vibrations visibles. Car c’est bien à des spectateurs que s’adresse la danse : à ceux qui regardent un corps vibrer dans l’espace. La danse confère un corps visible à cette vibration sensible de l’art, à ces « lacunes » ou suggestivité essentielle des œuvres – littéraires, picturales, tout aussi bien que musicales, en tant que la musique est un art dont l’expression est essentiellement indéterminée41.
21C’est ce qu’affirmait Baudelaire dans la nouvelle La Fanfarlo : « La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d’être humaine et palpable. La danse, c’est la poésie avec des bras et des jambes, c’est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement. »42 Aussi est‑ce peut-être, au‑delà de l’instinct original qui fit naître la danse comme un langage de gestes primitif, accompagnés de cris (à en croire Condillac), une nécessité artistique que la danse soit toujours, ou le mieux, accompagnée par la musique. Les pas et les sauts en l’air sont littéralement des sauts sur l’air, sur cet ineffable que la danse donne à voir et à penser avec « les bras et les jambes » du danseur.
22L’évanescence de la danse qui forme son caractère ineffable résiderait ainsi dans le fait qu’elle donne à voir ce que les autres arts contiennent – ou sont – en négation. Le non‑achevé des autres arts, c’est-à-dire le non‑déterminé du sens, trouverait son répondant dans ce pas de danse, qui serait la visible et vibrante image de ce qu’on éprouve comme une lacune dans les autres arts. Le plaisir de voir la danse ne consiste‑t‑il pas essentiellement dans celui de voir cette insaturation perpétuelle d’un corps en dérobade, dont le caractère insaisissable décuple les émotions en les transformant en sensations tactiles ? On pourrait avancer que la figuration principale de cette lacune visible de l’art, que symbolise le pas de danse, consiste dans le saut du danseur comme faîte visible du pas, dans lequel envol et chute, légèreté et retombée se réunissent pour fonder un mouvement aérien visible et néanmoins irreprésentable.
Les lacunes de l’art : saut, blanc ou air
23« Irreprésentable » est en effet bien le mot que propose Gabriella Brandstetter pour caractériser le fameux bond de Nijinsky43, qui époustouflait les spectateurs du début du XXe siècle. En particulier un grand jeté par lequel le danseur russe représentait le « Spectre de la Rose » en 1911 l’avait rendu célèbre, car il quittait la scène par un saut immense à travers une fenêtre sur la scène qui le faisait retomber dans les coulisses. En faisant en sorte que la moitié du saut – précisément celui de sa retombée – échappe au regard des spectateurs, le danseur parvenait à produire l’impression de rester en l’air et ainsi de suspendre le mouvement dans l’inachèvement de celui‑ci : son « corps volant restait […] suspendu dans un saut infini ; un mouvement arrêté sur et dans l’image », selon la description de G. Brandstetter44 qui résume une série de témoignages de l’époque. C’est aussi, de manière significative, dans le moment de son plein élan que Rodin aura voulu représenter le danseur dans une statuette qu’il fit de lui en 1912. La sculpture en effet le représente « prêt à bondir », tenant sur une seule jambe, l’autre étant recroquevillée contre le buste de sorte qu’une impression de vide, de manque se dessine à l’endroit de la jambe manquante, qui confère à la figure une énergie de mouvement, comme prise dans un saut qui n’en finit pas. Aussi est‑ce bien la suggestion d’un infini intrinsèque que le danseur donnait à voir au public, et que les critiques de son temps jugeaient « indescriptibles ».
24Au contraire de la saisie représentative que constituent littérature et peinture, la danse n’est ni retenue, ni fixation, ni fermeture, mais élancement, avancée, ouverture. C’est ce qui faisait écrire à Georges Rodenbach dans un article du Figaro le 5 mai 1896 que « [l]a danse est toute suggestion »45 : parce qu’elle est constituée de toutes pièces de ce lacunaire que la littérature et la peinture ne peuvent que contenir en creux, même dans leurs efforts pour la dire ou la montrer, parce qu’ils sont précisément des arts de la représentation et non de l’éphémère. Or, comme le soulignait Baudelaire, les lacunes des arts sont le lieu même de leur force expressive ou suggestivité46. La différence n’est qu’une question de pas, en avant ou en arrière : vers le dévoilement ou vers le voilement de ce lacunaire. C’est alors la suggestivité exprimée, exhibée qui est constitutive de la danse, et qui fait d’elle, écrit encore Rodenbach, « le plus suprême des poèmes. Poème de plastique, de couleurs, de rythmes, où le corps n’est pas plus qu’une page blanche, la page où le poème va s’écrire. »
25Le danseur comme page blanche : c’est bien ainsi que Nijinsky aura été représenté dans un dessin célèbre que fit de lui l’artiste autrichien Oskar Kokoschka, où le portrait du danseur consiste uniquement en un visage sans corps, esquissé sur un fond blanc, où « l’espace vide de la page non dessinée signale cet instantané qui se réalise dans le bond »47. Le blanc de la page reflétant un espace vide à la place du corps semble ainsi être la meilleure façon de représenter l’évanescence du corps du danseur. De la même façon, pour représenter la danseuse Loïe Fuller dont on admirait la disparition du corps sous les voiles qu’elle faisait onduler et ‘serpenter’ autour d’elle, Henri de Toulouse‑Lautrec, ne rend dans un dessin d’elle qu’un ensemble de lignes évanouies, quand pour sa part Will Bradley ne la représente que par une double ligne serpentine dans le célèbre dessin The serpentine dance qu’il fit d’elle en 189448. Ces exemples montrent que le dessin – blanc ou réduit à la ligne pure – ne tente autre chose que de représenter l’évanescence du corps dansant comme la vibration invisible de l’œuvre d’art, qui emplit les lacunes comme un trop-plein d’énergie de l’œuvre. Toutefois, dans les dessins de Loïe Fuller évoqués ici, on perçoit nettement les pieds de la danseuse qui surgissent « sous » les lignes fugitives qui ont effacé le corps. Ce détail signifiant des dessins révèle clairement que l’évanescence tient au « pas » de la danseuse : car le corps en présence, dans ses sauts et rebondissements, permet seul de montrer l’ineffable vibration de l’art, tout en la générant en même temps. La danse nous montre, autrement dit, ce que les autres arts – littérature, peinture, musique – ne font que suggérer.
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26Danse et littérature ou peinture s’opposent donc en termes d’évanescence et de permanence, présence et représentation, inachèvement49 (apparent) et achèvement (apparent). Cet inachèvement apparent, que le saut de Nijinsky voulait figurer littéralement en sautant hors de la scène, ferait donc de la danse l’expression visible et sensible – au sens corporel – de l’énergie vibrante de l’art. Celle-ci habite la représentation littéraire ou picturale sans s’y laisser percevoir nettement, dans la mesure où ces arts sont, pour reprendre le mot de Baudelaire, des arts « positifs », qui se constituent par augmentation de moyens (plus exactement, par la juxtaposition de mots dans le cas de la littérature, par l’apposition de couleurs dans le cas de la peinture), tandis que la danse est un art évanescent par le mouvement incessant du danseur, qui est négation constante du poids du corps. C’est pourquoi l’on peut dire que la danse est l’envers positif de la littérature et de la peinture : en exhibant ce que ces arts contiennent en creux, de manière négative, sous forme de lacunes ou de hiatus en littérature et peinture, ou inexprimée en musique. La danse est bien le seul art qui donne ainsi une présentation corporelle, avec « des bras et des jambes » bien visibles, à l’énergie vibrante de l’art.