Avant-propos. De quoi est capable la danse ?
1C’est la question qui a été posée par Edward Nye et Nathalie Kremer au cours d’une journée d’études qui a rassemblé des chercheurs de tous horizons à l’Université Sorbonne Nouvelle le 22 mai 2017. Il s’agissait d’éviter tant le cloisonnement disciplinaire, en ne réunissant pas uniquement des spécialistes de la danse, que la spécialisation séculaire, en nouant le débat entre spécialistes de la période dite classique (17e – 18e siècles) et moderne (19e – 20e siècles). Les échanges qui ont eu lieu au cours de la journée ont permis de repositionner certains acquis essentiels de la théorie de la danse, classique ou moderne, dans une perspective à la fois historique et transversale.
2En s’interrogeant sur la ‘capacité’ de la danse, c’est en effet tant la spécificité de cet art à s’ériger en tant que forme artistique à part entière, que sa possibilité d’interagir avec d’autres formes d’art qu’on a voulu mettre en lumière. Aussi, la diversité et la richesse des perspectives d’étude adoptées dans les articles rassemblés ici se rejoignent dans la question centrale du pouvoir de la danse – spécifique ou interartistique – dans une large tranche périodique allant du 18e au 20e siècle.
3Deux lignes générales se dégagent du dossier. D’une part, en étudiant la danse dans la perspective historique, on remarque une constante préoccupation dans les textes étudiés pour la capacité expressive de cet art. Ainsi, le débat sur le caractère imitatif de la danse est central, depuis la tentative de légitimation de la danse comme une forme de mimèsis au 18e siècle (Keiko Kawano, Alexis Stanley, Arianna Fabbricatore) jusqu’à la défense d’une forme « pure » au 20e siècle (Delphine Vernozy). Entre imitation et représentation, c’est bien l’(in)expression de la danse, comme pure plasticité du corps sur la scène, qui est interrogée.
4D’autre part, il ressort des études rassemblées ici une constante attention théorique pour la capacité créative de la danse. Celle-ci est centrale à la fois dans les articles qui interrogent sa spécificité en tant que forme artistique (Julia Bürhle, Alexis Stanley) que dans ceux qui l’étudient dans ses recoupements et différences avec la littérature, la peinture (Nathalie Kremer) ou encore la statuaire (Bénédicte Jarasse). Enfin, la capacité créative de la danse se mesure peut-être le mieux lorsqu’elle est prise comme un détour inspirant pour les autres arts, pour l’écriture de la poésie par exemple (Pauline Galli‑Andreani), ou de la critique d’art (Cyril Barde).
Présentation du dossier
1. Nathalie Kremer (Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3) : Voir l’ineffable. Le ‘pas’ théorique de la danse entre littérature et peinture
5Nous voudrions ici tenter de décrire le rapport théorique que la danse entretient avec les deux paradigmes classiques des arts, la littérature et la peinture, aux antipodes desquelles elle semble se situer. En prenant au sérieux le caractère évanescent de la danse, qui confronte à un ineffable, nous proposerons de donner une légitimité à ce que cet ineffable pas de danse offre à penser en tant qu’interstice théorique dans la conception des arts. Dans la mesure où il se dérobe à l’œil comme au mot, le pas de danse formerait la figuration visible et sensible d’un lacunaire que la littérature ou la peinture contiennent en creux, comme un blanc que la page ou le tableau tentent de voiler, et qui fait de toute œuvre littéraire ou picturale une œuvre inachevée. En effet, la « positivité » de la littérature ou de la peinture, qui s’élaborent par ce que disent les mots ou montrent les couleurs, tend à faire oublier leur inachèvement intrinsèque, tandis que la danse à l’inverse se constitue par et grâce à la dérobade, qui est exhibition de l’inachèvement. Ainsi elle donne à voir, entendre et sentir ces « lacunes » des œuvres qui pour Baudelaire, Proust ou Valéry sont l’essence même de la suggestivité de l’art.
2. Alexis Ann Stanley (Élève de l’École Normale Supérieure de Paris) : Envisager le ‘tableau’ en danse : esthétique et politique du ballet d’action
6Cet article propose de décrire « l’entrée en scène » du ballet d’action français au XVIIIe siècle par le biais de la notion polyvalente de « tableau ». Notre étude, qui concerne la formalisation du « tableau dansé » à la fois sur le plan de la théorie et de la pratique de la danse, démontre que le recours à cette notion facilitait un changement de régime en danse, dans une visée (esthétiquement) émancipatrice et (politiquement) universaliste.
3. Keiko Kawano (Université d’Osaka) : Cahusac : un théoricien de la danse moderne
7Nous tâcherons d’abord d’éclairer la raison pour laquelle J.‑L. de Cahusac (1706‑1759), qui fût un des fondateurs du « ballet d'action » au XVIIIe siècle, fasse de l' « imitation » le fil conducteur de sa réflexion, il n’en attache pas moins d'importance à la créativité. Nous remarquerons, ensuite, les deux choses suivantes : la transformation du concept de l’ « action » du créateur en celui de la réception du spectateur, ainsi que l’émergence du concept du « spectateur ». Dans ce cadre de recherche, nous viserons à conclure quant au rôle considérable joué par ces transformations dans la naissance de la théorie de l’art moderne.
4. Arianna Fabbricatore (Sorbonne Université) : L’expression de la danse et le livret de ballet. Questions d’esthétique au XVIIIe siècle
8Cet article interroge le sens et le statut du livret de ballet au XVIIIe siècle, au moment où émerge le ballet-pantomime en tant que nouveau genre chorégraphique, prétendant exprimer des passions et des actions à l’instar de la poésie. Ce genre hybride conjugue la danse mécanique et la gestualité de la pantomime. Dès lors, un débat théorique se développe pour répondre à la question de savoir si la danse (devenue « pantomime ») peut effectivement raconter une action sans le secours de la parole. L’enjeu est de taille car il s’agit d’établir la place de la danse au sein des arts d’imitation et d’arriver à saper la supériorité de la parole. Dans ce débat, le pouvoir expressif du corps est crucial, tout comme l’est son analogie avec la parole. Plusieurs expérimentations émergent au même moment partout en Europe prenant des formes différentes : elles ont en commun la volonté de démontrer la puissance expressive du geste dansé.
5. Delphine Vernozy (Sorbonne Université) : Le débat sur la ‘danse pure’ dans la première moitié du XXe siècle
9La notion de « danse pure » est très présente dans la réception critique des spectacles chorégraphiques du début du xxe siècle, notamment quand il est question des rapports que la danse entretient, sur la scène, avec les autres arts. La « pureté » est ainsi convoquée en lien avec des interrogations sur la nature et l’essence de l’art chorégraphique, son émancipation et son autonomie. Nous proposons donc de réfléchir aux enjeux de ce débat critique, en mettant au jour ce que recouvrent la « pureté » et l’« impureté » associées à la danse de cette époque.
6. Julia Bührle (Oxford, New College) : Danse et littérature du ballet d’action au ballet romantique : les ballets shakespeariens
10Lorsque le ‘ballet d’action’ émerge pendant la deuxième moitié du XVIIIe siècle, des maîtres de ballet comme Jean-Georges Noverre et Gasparo Angiolini commencent à transposer des œuvres littéraires célèbres en ballet. Il s’agit de prouver que la danse, loin d’être un simple divertissement, est un art imitatif capable de représenter des histoires complexes par des gestes aussi expressifs que sont les mots. Dans ses Lettres sur la danse et les ballets, Noverre proclame que les ballets, qui sont alors représentés après les actes d’opéras, doivent devenir des œuvres indépendantes et ressemblent à des pièces de théâtre, avec une exposition, un nœud et un dénouement. Shakespeare est parmi les premières sources d’inspiration de ce nouveau genre de ballets. Dans les pages qui suivront, il s’agira d’explorer où, comment et pourquoi ses œuvres ont été adaptées au XVIIIe et XIXe siècle.
7. Bénédicte Jarrasse (Université de Strasbourg) : De la commercialisation à la mise en légende de l’art chorégraphique : les statuettes-portraits de danseuses de Jean-Auguste Barre
11La production du sculpteur Jean-Auguste Barre comprend quatre « statuettes-portraits » de vedettes de la scène chorégraphique de l'ère romantique. Ces figurines, caractéristiques d'un genre alors très en vogue, sont le point de départ d'un processus de circulation de l'image de la danseuse. Elles ne sont pas seulement à appréhender pour elles-mêmes, mais dans le dialogue qu'elles engagent avec d'autres formes, visuelles ou textuelles. Cette circulation reflète la médiatisation et la commercialisation nouvelles de l'art chorégraphique, mais aussi sa quête de pérennité et de légitimité, laquelle passe par l'élection de figures et de modèles emblématiques.
8. Pauline Galli-Andreani (Université Paris‑8) : Pas de deux : écrire sur la danse pour penser le poème
12Il s’agit dans cet article d’évoquer le discours sur la danse de trois écrivains au tournant du XIXe et du XXe siècle : Mallarmé, Valéry et Claudel. En envisageant non pas les textes spécifiquement écrits sur la danse, mais le recours à l’image de la danse dans leurs textes théoriques évoquant l’écriture littéraire, nous interrogerons la nécessité de ce détour. En quoi une réflexion sur la danse ou la figure de la danseuse, permet-elle de mieux approcher le processus de création littéraire, voire l’écriture poétique, et d’en saisir la spécificité ?
9. Cyril Barde (Université Paris-8) : ‘Du Loïe Fuller peint’. La critique d’art de Georges Rodenbach au prisme de Loïe Fuller
13Georges Rodenbach regarderait la peinture de Jules Chéret et d’Albert Besnard au prisme de la danse de Loïe Fuller : telle est l’hypothèse de cet article. Les correspondances suggérées entre danse et peinture par un subtil travail d’écriture permettent de dessiner les contours d’une esthétique moderne caractérisée par le travail sur la couleur, l’usage de l’électricité et un processus d’abstraction des formes qui rejoint la réflexion symboliste sur le rythme.