L’invention d’un style ou d’une signature ‑ Le langage (visible) des animaux
Introduction
1Notre étude part d’une constatation tout à fait banale au premier abord : les animaux sont visibles, les animaux ont une forme que les autres animaux, autant que l’homme, voient ou peuvent voir. Cette affirmation possède, en réalité, des conséquences qui touchent la philosophie – autour du thème, désormais célèbre, de l’animalité et des relations entre vivants animaux et vivants humains – et qui touchent aussi la sémiotique : est-ce que cette visibilité animale, ce paraître animal, est un langage ? Et, dans l’affirmative, à qui s’adresse cette apparence significative ?
2Voilà les principales questions de notre réflexion, qui se réfère principalement à la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, en particulier à ses dernières analyses ontologiques et à sa lecture de la biologie anti-réductionniste du biologiste suisse Adolf Portmann. La phénoménologie de Merleau-Ponty est, à notre avis, un instrument important pour repenser l’expression animale autant que l’expression humaine, et pour trouver un point de contact entre les deux. En d’autres termes, pour concilier phusis et logos, à travers la réélaboration d’une part du monde naturel et d’autre part du langage. À cet égard, Merleau-Ponty parle proprement d’un Logos du monde sensible, déclarant que « l’animalité même est le logos du monde sensible ».1
3Nous verrons que la corporéité devient centrale pour notre recherche, en étant le fond commun de l’expressivité animale et humaine. Les animaux et les hommes partagent le fait d’avoir, ou pour mieux le dire, d’être un corps : un corps qui bouge, qui perçoit, un corps qui voit et qui est vu. Le corps, par sa présence même, exprime quelque chose et ouvre de cette manière à une inter-corporéité comme inter-visibilité qui sera proprement une façon inédite de repenser l’intersubjectivité en tant que lieu de la rencontre, singulier et toujours à renouveler, entre le vivant animal et le vivant humain.
1. L’expression du corps
4Avant tout, il nous faut donc dire un mot sur la notion de corporéité, qui est au cœur de la philosophie merleau-pontienne, en particulier pour ce qui concerne sa Phénoménologie de la perception.2 Le corps, loin d’être réduit à un sac physiologique, possède une signification : par ses gestes, par son attitude, par sa présence même, le corps veut dire quelque chose. Dans cette perspective le corps est proprement la structure corrélationnelle qui permet l’ouverture vers l’extérieur et vers l’altérité. Comme pour Husserl, le corps est le point zéro à partir duquel le sujet irradie et s’installe. Ce n’est pas ici le lieu pour approfondir le rôle de la notion de corporéité chez Merleau-Ponty, mais nous nous concentrerons sur une caractéristique particulière du corps, à savoir le corps comme siège de l’expression, comme siège d’une visibilité qui ouvre à l’intersubjectivité, à l’altérité et à la communication.
5Nous allons débuter par la réflexion d’Adolf Portmann et par la lecture que Merleau-Ponty en fait dans ses cours sur la Nature. Le point du début de la biologie de Portmann est le dépassement d’un préjugé enraciné dans la méthodologie scientifique, à savoir la prééminence, dans l’analyse de l’organisme, de l’étude de l’intérieur. Il s’agit d’un préjugé qui concerne aussi la philosophie : la vérité est dans le fond le plus caché de l’être et, pour la découvrir, il faut creuser et dépasser les fausses couches de l’apparence. Portmann, et Merleau-Ponty avec lui, sont d’un avis contraire : l’apparence et la forme animale ne sont pas du tout sans intérêt, elles expriment une signification, elles donnent forme à un véritable langage. En reprenant une affirmation de Portmann, Merleau-Ponty écrit :
Il y a deux façons de considérer l’animal, comme il y a deux façons de considérer une inscription sur une vieille pierre : on peut se demander comment cette inscription a pu être tracée, mais on peut aussi chercher à savoir ce qu’elle veut dire. De même, on peut soit analyser les processus de l’animal au microscope, soit voir dans l’animal une totalité. […] L’étude de l’apparence des animaux reprend de l’intérêt quand on comprend cette apparence comme un langage.3
6Les formes des animaux sont un moyen d’expression, les véhicules signifiants d’une valeur expressive, d’une valeur de forme. Ainsi, « la forme de l’animal n’est pas la manifestation d’une finalité, mais plutôt d’une valeur existentielle de manifestation, de présentation »4. Contre une science qui se limite à étudier l’organisme au niveau exclusivement physiologique, la morphologie animale nous conduit à enquêter sur le sens du paraître des vivants : le sens que la forme a pour nous qui le regardons, mais également le sens qu’elle possède pour la vie de l’organisme même. Le corps animal voit, le corps animal est vu : il y a un langage, tout corporel, qu’il faut relever et comprendre. L’apparence animale comporte alors une référence à un œil possible, elle dessine un ensemble sémantique ou cryptique qui permet d’être reconnu. Merleau-Ponty écrit : « De même que les poumons sont réalisés avant que l’embryon ait de l’oxygène à respirer, de même l’ensemble des taches comporte-t-il une référence à un œil possible, à un “ensemble sémantique”, à un “ensemble cryptique” qui permet à l’animal d’être reconnu par son congénère. »5
2. Le style des animaux
7Enfin, qu’est-ce que veut dire l’apparence animale ? Merleau-Ponty, comme Portmann, remet en question l’idéologie néo-darwinienne pour laquelle le paraître serait entièrement soumis à l’économie et à l’utilité. L’apparence animale est évidemment utile, mais elle ne se réduit pas à cela. Dans un passage significatif, Merleau-Ponty écrit :
Sans doute, en un certain sens, la cérémonie sexuelle est-elle utile, mais elle n’est utile que parce que l’animal est ce qu’il est. Une fois qu’elles sont, ces manifestations ont un sens, mais le fait qu’elles soient telles ou telles n’a aucun sens. De même qu’on peut dire de toute culture qu’elle est à la fois absurde et qu’elle est berceau du sens, de même toute structure repose sur une valeur gratuite, sur une complication inutile.6
8La véritable question est alors de comprendre pourquoi l’animal est ce qu’il est, pourquoi il possède sa forme, ses couleurs, ses comportements. Si d’une part la forme animale repose sur une complication inutile, d’autre part elle n’est pas du tout aléatoire ou fortuite : elle a tout à fait un sens, il y a place pour une sémiose. Il en ressort, en fait, un horizon véritablement sémiotique : la forme animale trace les contours d’un langage. Merleau-Ponty en parle comme le langage tacite du corps. Adolf Portmann le définit comme une « langue étrangère » à apprendre.
9Il s’agit d’un langage corporel, qui s’exprime au travers d’une présence et de gestes. Dans la philosophie de Merleau-Ponty, la notion de geste assume un rôle de plus en plus important. Le geste est proprement la modalité primordiale et fondamentale de l’être-au-monde, la définition de la subjectivité comme « Je peux », avant ou plutôt à la place d’un « Je pense ». À l’égard du langage aussi, Merleau-Ponty écrit : « Les signes organisés ont leur sens immanent, qui ne relève pas du “je pense”, mais du “je peux” »7. Il s’agit, avant tout, d’une intentionnalité corporelle. Le geste, animal autant qu’humain, n’est pas seulement matériel mais n’est pas encore intellectuel, il n’est ni un en-soi matériel, ni (encore) un pour-soi subjectif : le geste est un mélange de perception et de mouvement, un comportement déjà significatif sans appartenir au domaine de la pensée. Les gestes et les attitudes de l’organisme ont une structure propre, une signification immanente. L’animal est ainsi « un centre d’actions qui rayonnent sur un “milieu” une certaine silhouette au sens physique et au sens moral, un certain type de conduite ». 8
10La présence d’un organisme vivant s’impose et révolutionne le monde physique par sa silhouette propre et spécifique, par sa propre normativité. La subjectivité ainsi conçue nous montre que l’existence est déjà une ouverture à une transcendance. Il y a une perception au cœur du mouvement et un mouvement au cœur de la perception, c’est-à-dire qu’il y a toujours une orientation dans le mouvement d’existence de tout vivant, une intimité avec le monde et son apparaître. C’est pour une telle intimité que chaque mouvement du corps est un geste, c’est pour cette unité intérieure de signification qu’on distingue un geste d’une somme de mouvements.
11Cette réflexion nous conduit à réélaborer aussi la notion d’espace, qui n’est jamais un espace objectif et neutre, mais toujours vécu et habité. Dès qu’il y a la présence d’un animal, il y a un milieu, un environnement significatif que l’animal même a constitué. Il s’agit, ici, de la célèbre notion d’Umwelt de Jakob von Uexkull, utilisée également par Merleau-Ponty. Celui-ci écrit : « À ces deux termes définis isolément [organisme et entourage], il faut donc substituer deux corrélatifs, le “milieu” et l’“aptitude ” qui sont comme les deux pôles du comportement et participent à une même structure. »9
12Le geste corporel est alors l’introduction d’un style, unique et singulier, dans le monde. La notion même d’Umwelt nous conduit à reconnaître la présence d’une stylistique entièrement naturelle. Dans la reconnaissance d’un Umwelt, comme l’affirme Marielle Macé, nous rencontrons véritablement :
Un style, c’est-à-dire la manière caractéristique d’une forme, répétable et répétée, qui attire l’attention sur sa propre intensité. Chaque forme de vie crée une configuration de reliefs, de seuils et d’accents qui définissent une disposition durable, une « tonalité prospective », une piste d’être ; comme un style, cette disposition laisse tout le reste dans l’obscur, et découpe avec sûreté la surface du sensible – Uexküll a de belles phrases sur la « finesse » et la « certitude » qui animent les comportements animaux, étendant sur les choses sensibles une subtile mosaïque de reliefs, de valeurs et de sens.10
13C’est proprement la notion de style qui sera capitale pour comprendre s’il y a une sémiose animale. L’animal, chaque animal, est une contraction de l’espace et du temps, il est un champ propre et singulier. Merleau-Ponty écrit : « un champ d’espace-temps a été ouvert : il y a là une bête. »11 Il faut reconnaître la présence animale, de chaque animal, comme une signature, une phrase qui va composer – comme l’affirme Jean-Christophe Bailly – » une grammaire, autrement dit une possibilité non finie de phrasés »12. La notion de style est souvent utilisée par Merleau-Ponty pour définir une significativité qui ne peut pas être réduite à une simple réponse à un stimulus, mais qui n’est pas encore du domaine de la pensée. Alors, le style est « une certaine manière de gérer le domaine d’espace et de temps sur lequel [l’animal] a compétence, […] de rayonner autour d’un centre tout virtuel ». Il le définit aussi comme une manière d’être corps, un certain rapport à l’être ou encore une manière d’habiter le monde. Il faut insister sur la singularité du style, sur son être tel qu’il est et non pas un autre. Comme l’écrit encore Bailly : « Non seulement chaque espèce mais aussi chaque animal, trouant l’indifférencié à sa manière, et y agissant, est l’invention d’un style ou d’une signature. »13
3. Le symbolisme primordial des animaux
14Singularité, tout comme ouverture à l’autre, à l’intersubjectivité. C’est par son propre style qu’on peut reconnaître l’altérité, par la reconnaissance de sa propre expression individuelle. L’autre m’est donné comme « une certaine manière d’être chair donnée toute entière dans la démarche, […] une variation très remarquable de la norme du marcher, du regarder, du toucher, du parler que je possède par-devers moi parce que je suis corps ».14
15Alors, la forme animale, son apparence, nous amène à reconnaître un sens primordial, au-delà de la moindre matière mais en-deçà de la pensée. Dans la perspective de Merleau-Ponty, le sens est toujours incarné et la significativité de la forme animale nous aide à le reconnaître et à le valoriser. Selon les mots de Bailly, on va chercher « la possibilité qu’il y ait, pour le sens, d’autres incorporations et d’autres voies que celles que le seul Umwelt humain capture, c’est, en d’autres termes, qu’il n’y ait pas d’exclusivité humaine du sens ».15
16En d’autres termes, il s’agit :
D’imaginer un plan d’effectuation ouvert tendu et tissé par toutes les hypothèses qui se font dans le vivant, c’est de regarder comment, pour former ce plan, se replient l’un sur l’autre le sensible et l’intelligible : soit justement ce qui produit ce « sens incorporé » dont parle Merleau-Ponty, qui n’est peut-être rien d’autre que ce qu’il faut à la forme d’un vivant pour qu’elle se tienne et s’emporte, vive, au-delà de l’agrégat, au-delà de la simple somme de ses parties.16
17Merleau-Ponty reconnaît, ainsi, qu’il y a un symbolisme primordial et originaire, qu’il y a plusieurs couches de signification, chacune avec ses propres vérités.17 Il faut s’arrêter sur la notion de symbolisme et sur la reconnaissance de ce que Merleau-Ponty appelle « Logos du monde sensible ». Nous avons vu qu’il écrit que l’animalité même est le « Logos du monde sensible : un sens incorporé ».18Pour comprendre ce croisement entre phusis et logos, il faut se référer à l’ontologie de la chair que Merleau-Ponty esquisse : l’invisible – l’esprit ou le symbolisme du langage humain – n’est pas opposé au visible, au sensible, c’est-à-dire au symbolisme naturel. Il écrit :
L’invisible, l’esprit, n’est pas une autre positivité : il est l’envers, ou l’autre côté du visible. Il faut retrouver cet esprit brut et sauvage sous tout le matériel culturel qu’il s’est donné – Ici prend tout son sens le titre : Nature et Logos.Il y a un Logos du monde naturel, esthétique, sur lequel s’appuie le Logos du langage.19
18Nous sommes alors très proches de la sémiotique subjectale proposée par Jean-Claude Coquet. Dans La Quête du sens. Le Langage en question, celui-ci écrit :
Signifier n’est […] pas un acte purement intellectuel. Il ne relève pas de la simple cognition. Il engage aussi le « je peux » de l’être tout entier, le corps et la « chair » ; il traduit notre expérience du monde, notre contact avec la « chose même ».20
19Merleau-Ponty définit sa notion de symbolisme d’une façon précise, c’est-à-dire comme « un langage tacite : la perception d’autrui nous le montre bien, où nous avons la saisie d’une physionomie morale (signature, démarche, visage) sans connaissance des catégories qui semblent sous-tendre cette compréhension »21. Il y a alors une différence relative entre le silence perceptif et le langage. Mais, toute relative qu’elle soit, elle existe. Quelle est cette différence ? S’agit-il d’une différence substantielle, d’une différence entre deux symbolismes séparés ? Évidemment, non. Le symbolisme du langage n’est pas réductible au symbolisme du monde naturel, mais il s’introduit dans lui, il en émerge comme une nouvelle dimensionnalité, comme une nouvelle architectonique. Merleau-Ponty écrit :
Ici encore il y a introduction d’une dimensionnalité nouvelle : i.e. non face contre face, mais au milieu de l’Être naturel, creusement d’un point singulier où paraît et se développe de soi le langage si rien ne s’y oppose, avec sa productivité propre. […] C’est en ce sens et sous ces réserves qu’on peut parler d’un logos du monde naturel. La communication dans le visible est continuée par une communication dans l’invisible envers de nos gestes et de nos paroles. Le langage comme reprise de ce logos du monde sensible dans une architectonique autre.22
20Nous admettons alors une communication dans le visible, dans le monde naturel, un langage tacite mais exprimé par les corps, par les gestes, par l’apparence animale. Une communication sur laquelle s’appuie le langage prononcé, par laquelle il est animé :
De là le sens de notre sujet : nature et logos : il y a toutes les oppositions qu’on voudra entre nature et langage – il y a un logos du monde sensible et un esprit sauvage qui animent le langage (et indirectement l’algorithme, la logique) – la communication dans l’invisible continue ce qui est institué par la communication dans le visible.23
21L’expression du monde naturel, dans laquelle nous avons rencontré l’apparence animale, participe, avec le langage prononcé, de l’articulation du sens. Et cette expression ne se limite pas à des énonciations humaines, mais elle comprend les sons, les cris, les chants des animaux, autant que la vue de leur apparence, de leurs gestes. Le sens n’est pas du domaine du langage parlé, mais au contraire c’est le paraître du corps vivant qui devient parole. Et, comme l’écrit Francesco Marsciani,
Cela est possible si la parole est sens incarné, si la mise au point de son rôle pour une philosophie du langage signifie l’introduction dans le système linguistique de tous les éléments qui le rendent une réalité vivante et dynamique, c’est-à-dire l’univers d’une dialectique de l’expression.24
22Merleau-Ponty a toujours mis en contact la linguistique objectale avec la phénoménologie de la parole, en cherchant « une dialectique par laquelle les deux disciplines entrent en communication ».25 C’est dans ce creusement entre expression du monde sensible et langage prononcé qu’on va reformuler une nouvelle conception du sens : un sens toujours incarné, un sens qui ne peut jamais ignorer sa source corporelle et un sens qui demeure déjà dans le paraître animal ; qu’on va reformuler une nouvelle conception du langage : un langage qui soit capable de contenir tous les significations qui échappent à l’énonciation humaine, qui soit capable de contenir la voix du monde naturel ; qu’on va reformuler, enfin, une nouvelle conception de l’intersubjectivité : une intersubjectivité qui n’est plus exclusivité humaine mais qui retrouve ses racines dans l’inter-corporéité, dans l’inter-visibilité, c’est-à-dire dans le partage et la transmission d’un sens incarné. Et, on pourrait dire pour conclure, une intersubjectivité qui se fait toujours dans la rencontre, singulière et inédite, des deux styles, dans l’événement d’un dialogue qui se déroule entre deux corps qui se montrent et se bougent, avant de parler. C’est dans cette expressivité primordiale qu’il faut installer nos énonciations. C’est par la parole des animaux qu’on va découvrir les nôtres. Et c’est, enfin, dans cette perspective que Merleau-Ponty peut donc écrire :
Personne ne pense plus, tout le monde parle, tous vivent et gesticulent dans l’Être, comme je bouge dans mon paysage, guidé par des gradients de différences à observer ou à réduire si je veux rester ici ou aller là. Que ce soit dans la discussion ou dans le monologue, l’essence à l’état vivant et actif est toujours un certain point de fuite indiqué par l’arrangement des paroles, leur « autre côté », inaccessible, sauf pour qui accepte de vivre d’abord et toujours en elles. Comme la nervure porte la feuille du dedans, du fond de sa chair, les idées sont la texture de l’expérience ; son style, muet d’abord, proféré ensuite. Comme tout style, elles s’élaborent dans l’épaisseur de l’être et, non seulement en fait, mais en droit, n’en sauraient être détachées pour être étalées sous le regard.26
23.