Vocalisations animales : ré-articulation verbale et jeu d’énonciation
1Les différentes cultures donnent des formes et des significations différentes aux cris des animaux. Cette constatation n’est pas une preuve supplémentaire du relativisme culturel mais nous dit quelque chose de plus sur le relationnisme, c’est-à-dire sur le réseau de relations qu’êtres humains, animaux, plantes et objets construisent entre eux en créant un collectif1 qui peut changer dans l’espace et dans le temps. L’interprétation humaine des cris des animaux est l’un des lieux où il est possible d’étudier les différentes articulations des catégories nature/culture et les mouvements de la ligne subtile qui sépare les humains des autres êtres vivants. Cette limite – toujours fragile et renégociée par le discours – qui détache l’humain de l’animal possède aussi un enjeu au niveau sonore : l’interprétation des cris des animaux pourrait nous éclairer sur l’ontologie propre à une population humaine donnée2 et sur les rapports que celle-ci entretient avec les autres êtres vivants.
1. Le cas des onomatopées européennes
2Partons d’un petit décalage culturel entre l’Italie et la France en prenant le cas des onomatopées. Les onomatopées, appelées aussi phonosymboles, sont des mots ou groupes des mots invariants qui reproduisent ou évoquent un son particulier, comme le cri d’un animal ou le bruit produit par un objet ou par une action. Les onomatopées relatives aux animaux sont parmi les plus communes. Toutefois, les onomatopées ne sont pas une pure et simple mimesis des cris des animaux, mais montrent des aspects conventionnels. Chaque langue utilise des mots onomatopéiques différents pour le même référent. Le chant du coq est exemplaire : le chant du coq est nommé en italien chicchirichì, en français cocorico, en anglais cock-a-doodle-doo, et cette différence confirme le caractère culturel, donc conventionnel et non-naturel, entre son et sens, dans ce domaine aussi.
3Ces onomatopées ont des signifiants différents pour un même signifié. Dans les termes de Hjelmslev, les éléments changent sur le plan de l’expression mais ils restent identiques sur le plan du contenu, toujours en renvoyant vers le cri du même animal. Ce cri, pour nous Européens, à l’intérieur de notre ontologie naturaliste3, n’est rien que le cri de l’animal, ni plus ni moins. Quand un coq chante nous ne comprenons pas ce qu’il est en train de « dire » : nous pouvons seulement nous demander si son chant est dû au besoin ou au péril, supposant donc qu’il a une valeur fonctionnelle ou si, au contraire, il est la simple expression d’une fin en soi. Dans tous les cas, il a toujours été important pour l’être humain de chercher à comprendre comment les animaux communiquent. La zoosémiotique est la discipline que nous avons développée à l‘intérieur de notre culture occidentale pour chercher à comprendre comment les animaux communiquent entre eux.
2. Le cas du chant des oiseaux chez les Kaluli
4Si nous nous déplaçons dans l’espace, en allant écouter comment ces cris sont interprétés dans une autre culture, c’est-à-dire en changeant de sémiosphère4, nous trouvons que les significations données aux cris des animaux changent. Prenons par exemple le cas de la population kaluli de la Papouasie Nouvelle-Guinée, bien documenté par l’anthropologue américain Steven Feld5 qui, grâce à cette recherche sur le terrain, a fondé une nouvelle discipline, l’anthropologie du son. Dans son livre Sound and Sentiment, Feld nous explique que pour les Kaluli les oiseaux de la forêt pluviale – qu’on ne peut pas voir mais seulement écouter à cause de la densité de la végétation – ne sont pas simplement des oiseaux mais les vraies voix de la forêt, notamment celles des personnes décédées.
5La métaphore du « devenir oiseau », que l’on trouve soit dans le mythe fondateur de la culture kaluli soit dans ses chants rituels, est au cœur de ce système culturel, et elle met en relation dimension sonore, cosmogonie et écologie. La réalité sonore de la forêt pluviale est la clef pour comprendre la culture kaluli où les chants des eaux, des oiseaux et des humains créent un même collectif qui va au-delà de notre distinction entre nature et culture6. C’est pour cela que quand une personne kaluli entend un chant d’oiseau dans la forêt, ce chant est pour elle plein de signification et interprété comme une énonciation dont cette personne est le destinataire. Par exemple, le troglodyte (passeriforme) dit « sei yabe », c’est-à-dire « une sorcier se rapproche ! », alors que l’oriolus oriolus brun dit « wefio kum », c’est-à-dire « tais-toi idiot ! ».
3. Voix animales chez les Romains
6L’interprétation des énonciations animales en tant que signification ne change pas seulement si on voyage dans l’espace mais aussi lorsqu’on voyage dans le temps, par exemple dans les cultures anciennes grecque et romaine. Dans le livre Voci. Antropologia sonora del mondo antico, Maurizio Bettini7 questionne la phonosphère antique en cherchant des indices dans les écrits que Grecs et Romains nous ont laissés. Des ces écrits il ressort que le son le plus important pour ces cultures anciennes était le cri des animaux, qui était considéré comme une vox, c’est-à-dire une voix dotée de signification. Il est nécessaire d’ajouter que, dans la vie quotidienne des humains du passé, les cris des animaux étaient plus nombreux qu’aujourd’hui car les animaux faisaient encore partie du tissu économique et social.
7Selon Bettini, nous pouvons considérer les cris des animaux comme des « émissions sonores naturelles que la culture ancienne a enregistrées, réarticulées ou simplement interprétées selon les propres modèles culturels que nous avons pour but de mettre en lumière »8. Comme la forme physique, les couleurs, le comportement, « les sonorités singulières des animaux offrent à l’imagination culturelle » le point de départ pour le processus de « construction symbolique »9. Voici l’essentiel d’un glossaire d’ailleurs abondamment repris au Moyen Âge d’après les Prata (Les Prairies)10de Suétone, qui, cité par Bettini11, propose une sorte d’encyclopédie sonore des cris des animaux pour les Romains :
Lion, fremere ou rugire ; tigre, rancare ; léopard, felire ; panthère, caurire ; ours, uncare ou saevire ; sanglier, frendere ; lynx, urcare ; loup, ululare ; serpent, sibilare ; onagre, mugilare ; cerf, rugire ; bœuf, mugire ; cheval, hinnire ; âne, rudere ou oncare ; porc, grunnire ; verrat (porc masculin non castré), quiritare ; bélier, blatterare ; mouton, balare ; bouc, miccire ; chevreau, bebare ; chien, latrare ou baubari ; renard, gannire ; chiot, glattire ; lièvre, vagire ; fouine, drindare ; souris, mintrire ou pipitare ; rat, desticare ; éléphant, barrire ; grenouille, coaxare ; corbeau, crocitare ; aigle, clangere ; épervier, plipiare ; autour, pulpare ; milan, lupire ou iugere ; cygne, drensare ; grue, gruere ; cigognes, crotolare ; oies, gliccire ou sclingere ; canard, tetrissare ; paon, paupulare ; coq, cucurrire ou cantare ; corneille, fringulire ; hibou, cuccubire ; coucou, cuccubare ; merle, frendere ou zinziare ; tourd (ou grive), trucilare ou soccitare ; étourneau sansonnet, passitare ; hirondelle, fritinnire ou minurrire ; poule, crispire ; moineau, titiare ; abeille, bombire ou bombilare ; cigale, fritinnire.
8Cette liste montre une certaine logique culturelle, car il y a un ordre : premièrement les animaux féroces ou dangereux, puis les grands quadrupèdes, puis les porcins, puis les ovins, les canins, les petits animaux des bois et, après un intermède bizarre d’éléphants et grenouilles, se trouvent les oiseaux et enfin deux insectes. Le nombre des oiseaux souligne leur importance dans le monde romain. Cette liste répond à une réorganisation du monde animal, du moins de celui qui nous est le plus connu. Le modèle suivi n’est pas constitué par les caractéristiques zoologiques de chaque espèce, mais par des catégories humaines : le péril, la similarité dans la forme, le milieu domestique, du bois et du ciel. Dans le groupe des oiseaux aussi nous remarquons des regroupements : avant les rapaces, puis les domestiques et enfin les petits oiseaux des bois. De plus, les deux insectes ont une grande valeur symbolique. Enfin, la liste va du grand et puissant (le lion) au plus petit et faible (la cigale) : elle nous dit quelque chose sur les animaux mais beaucoup plus sur les hommes qui nous ont laissé cette liste.
9Dans ce même ouvrage, Bettini nous offre une typologie de ce processus de construction symbolique qui concerne les cris des animaux. Les textes anciens présentent au moins trois sortes de cas.
101) Le cas des onomatopées ou icônes sonores : le nom de la voix animale contient des propriétés phoniques qui sont propres à la voix même (p.e. baubari résulte de « bau bau »). La vocalité de l’animal, au moment où elle est transformée en icône sonore, se trouve « culturalisée » par la communauté linguistique singulière, qui la construit à sa propre façon.
112) Les cas indirects, parmi lesquels nous trouvons : a) la désignation des voix animales à travers des verbes, d’origine onomatopéique, mais construite sur des émissions sonores plus générales par rapport à la spécificité de la voix animale : par exemple, le serpent qui siffle, sibilat ; b) l’assimilation des voix animales à une émission sonore qui n’est pas d’origine onomatopéique : la colombe qui se plaint, gemit ;c) l’assimilation des voix animales aux actions qui impliquent une émission sonore, mais dont le noyau sémantique apparaît déplacé par rapport à l’axe de la sonorité : l’ours qui devient cruel, saevit. Dans ces derniers cas, le nom donné à la voix spécifique ne semble pas répondre à la nécessité de reproduire la sonorité spécifique émise par l’animal mais celle de communiquer un stéréotype culturel, une croyance partagée, une histoire condensée. Par exemple, dans les récits des Romains l’ours était souvent représenté comme un animal fou et cruel, se caractérisant par la colère, la rage, la menace. Même les hommes qui deviennent ours par la métamorphose, ou lorsqu’ils se déguisent en ours agissent d’une façon cruelle. Pour cela la vox « saevire », c’est-à-dire devenir cruel, correspond tout à fait à l’image culturelle que les Romains se donnaient de l’ours. Bref, la vox animalis se présente sous la forme d’un noyau de récit. En termes sémiotiques on pourrait dire qu’un lexème du type de saevire fonctionne comme la condensation d’un énoncé plus grand, qui représente à son tour l’expansion, c’est-à-dire l’élasticité du discours12, avec le but de jouer narrativement entre ces deux dimensions.
123) Les cas de ré-articulation sonore, surtout en rapport avec le chant des oiseaux qui, pour les qualités vocales de ces animaux, n’étaient pas définies comme voces mais cantus. Au milieu de la comédie de Plaute intitulée Casina, un vieil homme amoureux, Lysidamus, demande à son ami Alcesimus de se servir de sa maison pour rencontrer tout seul la jeune fille Casina. L’ami répond que tout est prêt et qu’il a déjà commandé aux serviteurs de se déplacer chez le vieil homme. Mais il y a un problème : le risque que les serviteurs d’Alcesimus arrivent chez Lysidamus avant d’avoir mangé – et ce dernier n’a pas envie de les nourrir avec son argent. C’est pourquoi il adresse à Alcesimus cette recommandation : « assure-toi de mettre en place ce que le merle chante dans ses cris (per vorsus quod cantat) "avec la nourriture et tout le reste (cum cibo cum quiqui)" »13.
13Nous pouvons nous demander si pour les Romains le merle disait vraiment « cum cibo cum quiqui » (« avec la nourriture et avec le reste ! ») ou si Plaute s’est amusé à jouer avec la réinterprétation du chant du merle. De toute façon cette petite phrase mystérieuse « cum cibo cum quiqui » a une structure phonique vraiment originale, bien digne de représenter la transcription du chant d’un oiseau : les voyelles sont toutes longues et leur séquence (/u/ /i/ /o/ /u/ /i/ /i/) suit une progression régulière autant que répétitive ; l’insistance sur la /u/ et sur la /i/ correspond particulièrement à une caractéristique typique des voces avium ; la texture des consonnes crée un effet similaire de régularité et d’itération, avec la prédominance absolue des vélaires et labio-vélaires, qui sont aussi typiques des voces animalium ; si on transcrit cette séquence de la façon dont les Romains l’ont prononcée effectivement, ku ki-bo ou kvi-kvi, la similarité avec le chant d’un oiseau – comme le bégaiement qu’on assignait au merle pendant l’hiver – ressort d’une manière encore plus évidente. Nous nous retrouvons face à un processus de ré-articulation de la voix émise par l’oiseau qui est à la fois sonore et sémantique : une émission sonore non linguistique et non humaine, perçue et reproduite à travers la forme d’une chaîne composée par phonèmes articulés et donc dotés de sens. Dans ce cas l’aspect sonore que la voix de l’animal offre au projet symbolique de la culture va au-delà de la simple métaphore pour assumer la forme d’un véritable énoncé.
4. Trois catégories de ré-articulation des voix animales
14Ce que Bettini appelle dans une façon très générale « ré-articulation sonore », est en réalité, du point de vue spécifiquement sémiotique, une ré-articulation sémantico-sonore, du fait que ce cas d’interprétation de la voix animale comprend aussi bien le plan de l’expression et celui du contenu. Nous pouvons réorganiser la typologie des processus d’interprétation des cris des animaux proposée par Bettini à partir des catégories hjelmsleviennes des plans du langage et distinguer trois catégories de ré-articulation des voix animales.
151) Ré-articulation sonore (ou phonétique) : le cri de l’animal est traduit dans le langage humain en découpant à l’intérieur de ce dernier un mot spécifique qui renvoie du point de vue sémantique au cri de l’animal visé ; ce mot garde une trace figurative du cri de l’animal à travers un jeu spécifique de consonnes et voyelles qui cherche à reconstruire la structure paralinguistique et musicale (intonation, cadence, longueur, timbre, etc.) du cri en question. Par exemple, dans l’italien « chicchirichì » et dans le français « cocorico », la série de /k/ renvoie à la structure sonore itérative du chant du coq. Le travail de traduction est opéré du côté du signifiant, c’est-à-dire sur le plan de l’expression. C’est le cas des onomatopées (ou icônes sonores chez Bettini), aussi bien aujourd’hui qu’à l’époque romaine, mais également du premier cas indirect (2a : le baubari du chien) proposé par Bettini.
162) Ré-articulation sémantique : le processus de traduction ne s’intéresse pas au plan de l’expression, mais travaille surtout le plan du contenu ; comme dans les deuxième et troisième cas indirects (2b et 2c) proposés par Bettini, le cri de l’animal est traduit dans le langage humain avec un mot qui n’est pas d’origine onomatopéique (la colombe qui gemit) ou qui se réfère à un contenu sémantique différent à celui du cri (l’ours qui saevit).
173) Ré-articulation sémantico-sonore ou verbale : le cri de l’animal est traduit dans le langage humain à travers des énoncés dotés de signification qui gardent en même temps l’aspect paralinguistique du cri ou chant en question ; la ré-articulation sonore est aussi une ré-articulation sémantique qui renvoie non plus au cri mais à des contenus sémantiques différents ; le travail de traduction est ainsi opéré du côté du signifiant et du côté du signifié, c’est-à-dire sur le plan de l’expression et au même temps sur celui du contenu. C’est le cas du chant des oiseaux chez les Kaluli, chez les Romains (le troisième cas proposé par Bettini, par exemple le merle qui chante « cum cibo cum quiqui »), présent aussi dans le folklore et dans la poésie, où il peut prendre des formes très intéressantes du point de vue esthétique, comment nous allons le voir.
4. Ré-articulation verbale dans le folklore
18Le phénomène de la ré-articulation des cris des animaux en phrases qui ont un sens narratif se trouve aussi dans différentes cultures populaires, par exemple dans la tradition folklorique sicilienne, dont témoigne notamment l’écrivain Giuseppe Pitré.
19Les volées de grues par exemple disent : « Ad iddu, ad iddu », c’est-à-dire « à lui, à lui ». On raconte que quand la volée des grues s’endormait l’une d’entre elles montait la garde. Pour rester éveillée, la sentinelle serrait un caillou dans le pied : si elle s’endormait le caillou tombait et il réveillait toutes les autres grues. Et ceci était une croyance déjà répandue dans le monde ancien, mais en Sicile on racontait que quand les autres oiseaux se réveillaient ils commençaient à crier « Ad iddu ! Ad iddu ! », c’est-à-dire « Donne-lui ! Donne-lui ! », cris de reproche et de menace pour le faible zèle de la sentinelle. Toujours dans la tradition sicilienne le merle dit « Picciridduzzo miu, miu, miu, miu ! », c’est-à-dire « Mon Petit, mon, mon, mon ! » et la coquette huppe-col, animal prédateur, dit au contraire « Tuttu miu ! » c’est-à-dire « Tout est à moi ! », ou dans une version chrétienne, « Jesuzzu ! ».
20On trouve des exemples dans le folklore français aussi. Par exemple la huppe, qui a la réputation d’être un animal sale, crie, en France : « pupu ! pupu ! je suis un bel oiseau mais je pue ! pue ! ». Dans l’Aveyron on procédait à des ré-articulations très raffinées et proches de la virelangue à propos de la pie, animal notoirement bavard. Quand celle-ci voit un chien, elle crie : « Picart ! Goulart ! Mal fargat ! Mal margat ! Mal fourcat ! Lou can bal pas lou cat ! », soit « Picard ! Tocard ! Mal bâti ! Mal nanti ! Mal loti ! Le chien ne vaut pas le chat ! ».
5. Ré-articulation verbale dans la poésie
21Dans la culture italienne, les exemples les plus connus de virtuosité phonique et sémantique concernant les voix des oiseaux sont sans doute donnés par le poète Giovanni Pascoli. Dans ses poésies l’amour pour les harmonies naturelles, l’intérêt pour les traditions populaires et la recherche du phonosymbolisme concourent à ouvrir les mailles de la poésie vers quelques extraordinaires ré-articulations du chant des oiseaux. Par exemple, celle du coucou dans la poésie « La vite » (La vigne), du recueil de 1903, Canti di Castelvecchio :
Or che il cucco forse è vicino, mentre i peschi mettono il fiore,
cammino, e mi pende all'uncino
la spada dell'agricoltore.
Il pennato porto, ché odo
già la prima voce del cucco...
cu... cu... io rispondo a suo modo :
mi dice ch'io cucchi, e sì, cucco.
22Pascoli joue ici avec le nom que les Toscans de la ville de Lucca donnent au coucou – « cucco » – et avec le verbe qui est utilisé dans la même région pour tailler – « cuccare ». C’est pour cela que le « cucco » faisant « cu… cu… » dit au poète de « cuccare », c’est-à-dire l’exhorte à tailler la vigne.
23Dans la poésie du même recueil « Primo Canto », nous trouvons au contraire le cri d’un groupe de coquelets :
…dall'aie, dalle prode, dal fimo
che vaporando sente la state,
voi con la gioia del canto primo,
primi galletti, tutti cantate :
Vita da re... !
24Cette ré-articulation du chant du coquelet (« Vita da re ! », « Vie de roi ! ») est répétée quatre fois, en conclusion de chaque strophe de la poésie, alors que dans la troisième et quatrième strophe le poète travaille sur la répétition du pronom « chi » et de la conjonction « che », qui servent de connecteurs grammaticaux et de fragments de son en même temps :
A tutte l'ore gettate all'aria, chi di tra i solchi, chi di sui rami,
la vostra voce stridula e varia,
chi, che ripeta, chi, che richiami.
Chi fioco i versi muta e rimuta,
chi strilla quasi lo correggesse :
…
25De cette façon le tissu phonique de la poésie se construit sur deux reproductions différentes du chant du coquelet : d’un part sa ré-articulation verbale (« Vita da re !») qui lui donne un sens précis ; de l’autre le chant le plus connu en langue italienne, « chi-c-chi-ric-chì », qui figure sous une forme démembrée et redéployée en une séquence de connecteurs syntaxiques (« chi, chi, chi, che, chi, che, chi, chi »).
26Dans « Valentino », nous trouvons le chant de la poule :
…e le galline cantavano, Un cocco !
ecco ecco un cocco un cocco per te !
27Nous sommes ici face à un petit chef d’œuvre de ré-articulation verbale. D’une part, la phonétique de cette brève phrase reproduit fidèlement les sons de la poule quand elle est en train de couver (coccodè, en italien) ; de l’autre, la phrase ainsi obtenue prend un sens absolument pertinent dans la situation. Le mot « cocco » indique l’objet au cœur de la communication de la poule, c’est-à-dire l’œuf ; tandis que la répétition de « ecco » souligne l’urgence de cette communication, son caractère joyeux et immédiat, et le final « per te » (« pour toi ») identifie le destinataire de la communication.
28Toutes ces ré-articulations verbales sont caractérisées par un goût de l’itération poussé jusqu’à la virtuosité, avec la répétition des mêmes éléments vocaliques et consonantiques. Prenons « Un cocco ! ecco ecco un cocco un cocco per te » : les voyelles se limitent à l’alternance entre /o/ /u/ et /e/, qui sont répétées dans le même ordre, tandis que les consonnes (à l’exception des trois dernières) sont toutes des vélaires sourdes. Ce mécanisme ne s’applique pas seulement aux ré-articulations poétiques de Pascoli, mais il est valable également pour de plus anciennes comme « cum cibo cum quiqui » et pour celles dont témoigne le folklore comme « picciriduzzu miu, miu, miu ! ».
29La ré-articulation verbale des cris des animaux et surtout des chants des oiseaux suit donc deux critères complémentaires : d’une part, un nombre limité de sons, soit voyelles ou consonnes, est sélectionné ; d’autre part, ils sont répétés plusieurs fois, comme pour produire l’effet d’un écho ou d’un bégaiement.
6. Des voix efficaces
30Le processus de ré-articulation verbale est réglé par les principes d’économie, de répétition et de parallélisme. Cette façon de réarticuler les chants des oiseaux et les cris des animaux en général implique la construction de séquences sonores qui présentent un intermédiaire entre la pure désarticulation du cri animal et l’articulation du langage humain. La structure de ces énonciations est celle du bégaiement des enfants, du jeu enfantin, de la comptine, du mot magique ou incantatoire.
31Pour le fait d’être des modules phoniques primordiaux – séquences entre son et sens – les cris des animaux réarticulés semblent avoir une forte autorité. Souvent ils montrent le caractère d’un ordre ou d’un appel : quand un oiseau parle, il veut produire un effet déterminé sur l’environnement humain qui l’entoure. Le chant des oiseaux est ainsi réarticulé sous la forme d’énoncés perlocutoires, c’est-à-dire d’énoncés qui ont un effet sur le comportement de l’écouteur14. L’oiseau appelle à tailler la vigne (« cuccare »), à amener avec soi tout le nécessaire pour manger (« cum cibo cum quiqui ») ou à recueillir l’œuf (« ecco ecco un cocco per te ! »).
32A propos des animaux capables de produire des effets à travers leurs propres actes vocaux, l’exemple typique est celui du coq. Dans Les Oiseaux, pièce d’Aristophane citée par Bettini, deux amis, Pisthétairos et Euelpides, parlent des vertus du coq. Selon Pisthétairos le coq était autrefois un grand roi car il lui suffit de chanter le matin pour que tout le monde se lève pour aller au travail. Euelpides lui répond de ne parler pas de ça, parce que pour avoir écouté le coq il a perdu une très belle cape de laine. Une fois en effet, il a obéi à un coq qui avait chanté trop tôt, il a pris la route pendant la nuit et il a été attaqué par un brigand. Au chant du coq on ne peut pas désobéir, il faut faire ce qu’il commande, s’il chante en dehors des heures aussi. A ce propos, un dicton sicilien qui désigne le menteur dit « Chiù munzignaru di lu gaddu », c’est-à-dire « plus menteur que le coq », parce qu’en réalité le coq ne chante pas nécessairement au soleil levant, mais quand il le souhaite.
33L’autorité et l’efficacité données aux chants des oiseaux dépendent du fait que les sociétés antiques grecques et romaines – tout comme les traditions folkloriques et populaires – étaient très attentives à la valeur sémiotique des manifestations de ces créatures, jugées indicatrices du temps atmosphérique et autres signaux liés aux différents travaux saisonniers et, par là, aux divinations, récits et mythes.
34C’est pour cette raison que dans tous les exemples analysés – sauf celui des onomatopées – la position de l’homme est toujours celle de l’énonciataire ou de l’observateur d’une communication interspécifique entre humains et animaux. Au contraire, dans la société contemporaine, naturaliste15, les cris des animaux sont devenus des onomatopées et la position de l’humain est surtout celle d’interprète d’une communication animale intraspécifique à étudier.
7. Les cas de ré-articulation verbale actuels
35Après ce voyage dans le temps, nous pouvons revenir à notre situation initiale : ce phénomène de ré-articulation verbale existe-t-il encore dans notre société ? Désormais, il y a moins d’animaux dans notre vie quotidienne : il faut prendre le cas des animaux domestiques et des animaux de compagnie comme les chats et les chiens. Parmi les animaux de compagnie, la représentation des petits animaux est très intéressante, surtout quand elle se montre à travers la catégorie sémantique du « mignon », notamment dans les salutations et appels affectueux que les adultes humains adressent aux petits animaux. Pour analyser des expressions vocales comme « mignooooon », « joliiiiiiii », « moooon peeetiiiittt », etc., nous avons sélectionné sur le site internet YouTube un corpus des vidéos de famille qui montrent ces interactions affectueuses et situations de jeu entre maîtres et animaux. Dans quelques-unes de ces vidéos nous trouvons des phénomènes de ré-articulation verbale où le cri de l’animal de compagnie est réarticulé et sémantiquement réinterprété.
36Prenons par exemple la vidéo avec le titre Chat qui dit maman16. Nous pouvons y entendre les cris du chat osciller autour d’une même structure sonore, d’abord plus dilatée et puis plus ponctuelle, jusqu’à arriver à être similaires à une figure sonore très connue des êtres humains : le « mwra-mwra » du chat est pris pour le mot « ma-man », à cause d’une série de traits signifiants, surtout la répétition du cri en deux syllabes, avec un rythme sec et ponctuel et la présence des fréquences de la voyelle « a » dans la première syllabe. Une série de traits sur le plan de l’expression sont « forcés » d’adopter une figure sonore reconnaissable qui vient ainsi à se corréler au signifié /maman/ sur le plan du contenu. Ce cas de ré-articulation verbale où les formants plastiques sonores sont pour ainsi dire conduits de façon coercitive à prendre la forme de consonnes et de voyelles n’est pas nouveau dans l’histoire – comme nous l’avons appris grâce à Bettini – mais c’est l’une des modalités que les humains ont utilisées depuis toujours pour interpréter les cris des animaux, en traduisant les cris inarticulés en langage articulé dans lequel on puisse reconnaître mots et phrases. Si dans le cas de la vidéo 1 la sanction du petit d’animal comme « être qui parle » de la part de l’adulte humain est jusqu’à un certain degré motivée ou, au moins, supportée par quelques traits signifiants qui se rendent disponibles pour créer un plan de l’expression, il y a d’autres cas où cette sanction n’est pas motivée et elle s’approche d’une surinterprétation.
37Enfin, il y a des cas intéressants où le maître et l’animal arrangent et ajustent réciproquement17 leurs propres vocalisations comme si l’imitation de la vocalisation de l’autre était nécessaire pour entrer en communication et se faire mieux comprendre. Ainsi, si chats et chiens « parlent », les maîtres « crient » : nous trouvons ici un premier degré de relation où se confondent les catégories sémantiques entre humanité et animalité, qui relie les modalités communicatives du linguistique et du paralinguistique, du verbal et du musical. Dans cette relation ludique, à l’intérieur d’une isotopie familiale plus générale où le petit animal est jugé comme un fils ou une fille, l’animal « devient humain » et le maître « devient animal »18. Ce jeu d’énonciation en interaction directe, comme par exemple le jeu du « dire maman », révèle une oscillation entre l’animal humain et l’autre animal dont l’enjeu, finalement, est l’articulation sémantique entre humains et animaux, entre culture et nature.