Du chien confident à l’animal sujet de conscience ‑ Alice Ferney, Dans la guerre
1Dans son roman intitulé Dans la guerre et paru chez Actes Sud en 2003, Alice Ferney accorde à un chien un rôle de protagoniste. Prince est le colley du personnage principal, Jules Chabredoux, paysan du Sud-ouest et jeune marié, envoyé au front en 14. On se propose dans cette étude d’examiner par quels choix narratifs et énonciatifs l’auteur tente de rendre compte du vécu du chien autrement que par le recours à l’artifice anthropomorphisant qui aurait consisté à faire de lui un locuteur, c’est-à-dire à lui donner purement et simplement la parole.
2On abordera d’abord les traces d’un point de vue animal suggéré par le truchement d’un effacement énonciatif et d’ambiguïtés sur la source de l’énonciation. On examinera ensuite comment le rôle d’allocutaire assigné au chien dessine en creux ses « réponses » dans les discours que les hommes lui adressent, quand bien même celles-ci relèveraient d’une communication non verbale. Enfin, on analysera selon quelles modalités le personnage du chien se trouve élevé au rang de centre focal de la narration, faisant de Prince non pas un locuteur, mais un énonciateur1, source de comptes rendus de perception et de pensées représentées intégrés à la narration. On s’attachera ainsi à montrer comment en résulte un effet-point de vue qui fait de l’animal un sujet d’énonciation, et par là-même, un sujet de conscience.
1. Effacement et flou énonciatifs au service d’un point de vue animal embryonnaire
3Le point de vue du chien se manifeste d’abord textuellement par des traces d’une possible hétérogénéité énonciative dans le plan de la narration, comme on l’observe dans la citation suivante :
1. Prince ! couché, dit Jules. […] Une manière de révérence coucha par terre le grand colley, la tête posée entre les pattes. Obéir ne tarissait pas son inquiétude, il restait posté dans son attention, surveillant chacun des gestes de l’homme qui ordonnait. Ses yeux roulaient aussi vers Félicité. Celle qui appartenait au maître lui semblait plus agitée et fiévreuse qu’à l’habitude2. (p. 14)
4Le point de vue adopté est-il celui du narrateur, qui commente le comportement du chien, celui du personnage de Jules, qui lui prête sentiments et pensées, ou bien s’agit-il d’une incursion ponctuelle dans l’intériorité du personnage de Prince, fût-il un animal ? Même incertitude dans des énoncés du type : « Prince écoutait cette voix aimée » (p. 16). Là encore, quelle est la source énonciative de l’adjectif aimée ? Jugement extérieur, émanant du narrateur qui commente, ou fusion empathique des points de vue ? Quoi qu’il en soit, le chien se voit prêter des sentiments, et l’attachement à son maître est requalifié en amour : « Prince quant à lui aimait ce maître avec passion et aveuglement » (p. 26).
5Il est possible de voir dans ces jugements les linéaments de ce qui serait un point de vue animal embryonnaire. C’est surtout le phénomène de la sérialité qui va, au fil de la lecture, souligner la convergence de ces multiples notations peu significatives prises isolément, pour imposer peu à peu l’idée d’un animal sujet de conscience.
6Certes, cette technique peut s’assimiler au traditionnel récit d’analyse, où un narrateur omniscient livre un discours sur la vie intérieure des personnages. C’est en tout cas prêter à l’animal une vie intérieure… Mais l’analyse proposée par D. Cohn en termes de psycho-récit mérite examen3 : « […] l’un des principaux avantages du psycho-récit sur les autres techniques propres à rendre la vie intérieure est qu’il ne dépend pas, pour sa formulation discursive, de la capacité de verbalisation du personnage. »4 Si Cohn n’a jamais envisagé la possibilité d’une quelconque vie intérieure animale qui serait explorée par la fiction littéraire5, il est intéressant de noter qu’elle place l’étude du psycho-récit dans la section de son essai intitulée « Le récit des mouvements psychiques non verbalisés ». Elle en illustre la technique par l’analyse de Ce que savait Maisie de Henry James, roman qui met en scène une petite fille. La narratologue américaine écrit : « Le narrateur en vient à fournir une sorte de traduction simultanée, ou plutôt une transcription, à partir des données d’une intelligence dont les capacités d’expression restent encore virtuelles, ce qu’il peut se permettre de faire dans la mesure où ce sont les possibilités de verbalisation de Maisie qui sont réduites, et non pas sa vie intérieure qui serait enfouie au-dessous du niveau de la conscience. »6 L’expérience animale, tout autant que celle des jeunes enfants (ou encore des fous, des aphasiques, etc.), connaît un besoin tout particulier d’une telle médiation narrative pour trouver une expression verbale dans la mesure où il y a « impossibilité de toute expression directe de la part du personnage »7.
2. « Causer avec les bêtes » : l’animal allocutaire
Où il est le Landais qui cause avec les bêtes ? (p. 176)
2.1. Apostrophes nominales et termes d’adresse
7Le positionnement de l’animal en allocutaire (et non en délocuté, en non-personne8) se traduit grammaticalement dans l’énoncé par son accession au statut de personne, au moins au sens grammatical du terme. Le chien est construit par le texte comme un tu auquel on s’adresse :
2. Je te dis des choses qu’on ne veut pas penser, dit Jules, mais je te dis la vérité. Il soupira. A toi, je peux ne pas te mentir. Jamais je ne répéterai à Félicité ce que je viens de t’expliquer. (p. 31)
8L’interpellation de l’animal comme un tu constitue une marque linguistique que l’animal auquel on s’adresse est considéré par le locuteur comme un sujet, capable si ce n’est de répondre (sous quelque forme que ce soit), du moins d’écouter :
3. Il n’a pas de collier ni rien, dit Arteguy. C’est ici que tu habites ? demanda-t-il à Prince. Est-ce ta maison ? Tu crois qu’il va te répondre ! rigolait Brêle. (p. 175)
4. Qu’est-ce que ça peut foutre qu’il cause à un clébard ! Il a bien des oreilles ce chien, disait Camille Moulin, c’est pour quoi les oreilles ? Pour écouter parbleu ! Regardez comme il écoute, ce Prince ! (p. 345)
9L’apostrophe nominale manifeste linguistiquement le désir d’établir ou de maintenir le lien communicationnel. Outre cette visée phatique, l’apostrophe ratifie en quelque sorte le statut d’allocutaire de l’animal :
5. Salut le chien, répéta Rousseau en caressant Prince. (p. 175)
6. Il se penchait vers Prince : Y a pas plus mauvais que les hommes ! Tu ne te méfies pas assez d’eux, le chien ! lui disait-il. (p. 425)
10Il ne s’agit pas seulement de saturer la place du destinataire, ni de le nommer. Selon le terme d’adresse choisi, le locuteur construit une relation avec l’allocutaire et en modèle une représentation :
7. Quand Brêle avait fini, il attrapait le museau de Prince dans une main, le lui grattait de l’autre, et disait : Merci mon vieux. J’aime venir causer avec toi. (p. 336)
8. Ne te marie jamais, vieux ! disait Brêle au chien Prince. C’est une belle connerie le mariage ! (p. 344)
9. Merci mon beau de m’écouter quand je débloque ! (p. 345)
11Les termes affectueux mon vieux, mon beau construisent un rapport d’intimité et de complicité. L’apostrophe nominale fonctionne ainsi comme un renforcement du lien établi. Selon C. Détrie, «interpeller c’est en effet construire une sphère interpersonnelle au sein de laquelle l’instance d’énonciation prédique non seulement la présence d’autrui mais aussi son positionnement en tant que coénonciateur, et asserter de sorte qu’il a toute sa place dans l’espace intersubjectif ainsi élaboré. »9 Elle ajoute : « En cela, c’est un signe explicite d’une parole qui fait une place à autrui en le reconnaissant comme un sujet. »10 Bien que ses recherches n’envisagent à aucun moment le cas des interactions avec des animaux, sa conclusion nous semble valable pour les discours qui leur sont adressés : « la parole non seulement se construit dans la reconnaissance et la circulation de cette intersubjectivité, mais encore, en découle. »11
2.2. Réponses inférées dans les discours adressés au chien
12Les soldats interpellent le chien, l’interrogent, et réagissent à ses signes comportementaux qu’ils interprètent comme autant de réponses :
10. Son silence était moins inscrutable que bien des bavardages. Ses yeux, ses oreilles, la posture de son corps, ses jappements et couinements donnaient à Jules toutes les réponses. (p. 28)
11. Savez-vous que Jules possède un colley comme celui-là ? Je crois qu’il l’a prénommé Prince. A ces mots, le chien s’embrasa. Il aboyait comme un sourd protégé du bruit qu’il faisait. Ses quatre pattes ensemble se soulevaient du sol tant il s’égosillait. L’attente et la patience, le tourment et la fatigue, et surtout le fol espoir, tout cela en même temps criait sans mots dans ses yeux. (p. 180)
13Ces discours inférés sont pris en charge par un locuteur humain et « traduits » par la narration. En cela, le chien se fait déjà énonciateur, source d’un discours non pas cité mais interprété12 :
12. Es-tu mon Prince ? demanda Jules à son chien, et il étendit devant lui sa main ouverte. Le chien vint aussitôt glisser sa tête sous la paume en signe d’allégeance totale. Alors je te confie ma famille, dit Jules. Il avait cent fois demandé ce service à son chien. Mais pour cette fois, l’animal secouait la tête. Tout comme les très jeunes enfants le réussissent en premier, il savait exprimer son déplaisir. Aussi incroyable que cela pût paraître, il refusait. Il ne voulait pas laisser le maître. (p. 31)
14Symétriquement, le discours qui lui est adressé se modèle sur ces réponses non verbales, construisant de véritables échanges, comme en témoigne ci-dessus le connecteur « Alors » (cit. 12), qui prend acte de l’accord manifesté par le chien. Le discours du chien s’inscrit donc « en creux » dans les discours humains dont il est le destinataire. Toutefois, sa forme primitive non verbale conduit le plus souvent à une difficulté d’interprétation :
13. Pourquoi tu t’agites comme ça ? demanda-t-il au grand chien. (p. 176-177)
14. Il entama une danse endiablée : tournant en rond, décrivant des circuits dans la cour, puis revenant glapir la langue pendante, essoufflé, devant le lieutenant. […] Que veux-tu nous dire ? s’exclamait le caporal Toulia. (p. 180)
15Il n’est pas donné à tous, comme au « Landais », de « causer avec les bêtes », autrement dit de comprendre leur langage.
2.3. Actes de langage et interactions intersémiotiques
16Les discours adressés au chien ne s’adressent pas à lui comme à un pur réceptacle de paroles, ne bornent pas son rôle à une écoute passive. Ils recouvrent divers actes de langage et prennent aussi la forme de questions.
17Dans la mesure où l’ordre attend non une réponse verbale mais un comportement, il constitue l’acte de langage le plus couramment adressé à un chien. Dans le roman, on notera toutefois la présence d’un type d’ordre inattendu, invitant le chien à prendre la parole (dis-moi) et à émettre une opinion sur une question morale :
15. Dis-moi donc toi pourquoi ce serait si mal de fuir. (p. 335)
18Le chien peut toutefois être considéré ici comme un alter ego de substitution, le soldat Brêle se livrant à une délibération toute intérieure par le truchement de son compagnon canin. On trouve pourtant une autre injonction qui relève d’une interaction vindicative de la part du soldat Prudent Delhomme, « le plus grossier de la compagnie ». Le silence de Prince est ressenti comme une forme de mépris, et Prince est sommé de s’exprimer :
16. Tu ne dis jamais rien et t’as toujours l’air de penser. Vas-y ! Cause un peu qu’on sache ce que t’as dans la tête. (p. 351)
19Enfin, un autre ordre est également atypique car il requiert non pas une exécution immédiate mais un engagement moral sur le long terme :
17. Je te les confie, ma femme et mon enfant, et tu sais bien qu’ils sont notre famille. Mais ne bouge pas d’ici. Ne bouge pas… […] Ne bouge pas, même si tu ne me trouves plus. Ne me cherche pas. Protège Félicité et veille sur Antoine. (p. 54-55)
20Le chien Prince se voit symétriquement destinataire d’une promesse, marque d’un très fort engagement affectif et émotionnel :
18. Je reviendrai, avait dit Jules, j’en ai fait la promesse à Félicité, je te la fais aussi. […] Là où je vais, tu ne peux pas venir, disait Jules. Mais je reviendrai. (p. 53-54)
21Dans C’est la guerre, les soldats consultent Prince, lui demandent son avis comme s’il était capable de comprendre les questionnements qui les agitent, fussent-ils de nature existentielle ou religieuse :
19. Est-ce que je serai à la hauteur ? Qu’en penses-tu ? Je suis fou, pas vrai, de te demander ça ! Tu n’as pas d’avis sur d’aussi sottes questions ! (p. 334)
20. La maison, ma femme, mon garçon, et la mère, la terre et le travail, les longues marches, te rappelles-tu quelque chose de ce pays, Prince ? Tout ce passé heureux est-il encore en toi ? Et ton âme brave, qui a le goût de la paix, comment fait-elle pour accepter la guerre ? (p. 369)
21. Prier et caresser, dans le profond silence de soi-même, qu’est-ce qu’on peut faire de mieux ? demanda-t-il à son chien comme s’il l’interrogeait vraiment. (p. 332)
22On le constate : nul besoin de faire de l’animal un locuteur pour le représenter comme une personne. La forme que prennent les discours qui s’adressent à lui y suffit.
2.4. Le chien confident
23Dans ce roman de guerre, plus encore que par les « missions » qui lui sont confiées, c’est par son rôle de confident que le chien Prince se trouve le plus continûment engagé dans une interaction communicationnelle avec les hommes. Comment interpréter ce choix d’un confident animal ? Convient-il plutôt de voir dans cette pratique discursive une forme de parole solitaire ? Certes, le travail de verbalisation, parce qu’il donne forme et sens, revêt une fonction libératrice et cathartique. Il n’en demeure pas moins que l’acte de confidence requiert deux participants. Est-ce à dire que le chien est un confident de fortune ? Les confidences des soldats soulignent au contraire les qualités exceptionnelles du chien dans ce rôle. Privé de parole, il excelle évidemment dans le pacte de confidentialité qui lie les partenaires de l’échange :
22. Ces paroles trouvaient le silence de Prince, ce patient territoire d’écoute, ce don que nous font les bêtes : l’ultime degré d’une discrétion impossible aux hommes. (p. 368-369)
24Si la confidence répond au désir d’ouvrir son cœur, elle exige toutefois de trouver un partenaire susceptible de répondre à ce besoin, par sa disponibilité (qualité que possède indéniablement le chien Prince) mais aussi par l’intérêt qu’il manifeste pour le sort de celui qui se confie, bref, par sa capacité d’empathie. Le confident peut rester muet, mais toute impassibilité ferait de lui un piètre confident. Outre son écoute attentive, le chien semble manifester par son comportement une forme de soutien :
23. Brêle aussi parlait à Prince plus souvent qu’à ses compagnons. Lui au moins ne me contredit pas et m’écoute ! disait-il du chien. Et il se confiait à ce mutisme bienveillant. (p. 333)
25Pour la romancière Alice Ferney, « l’extension du domaine de l’énonciation » ne consiste donc pas nécessairement à donner « la parole aux animaux ». Son roman montre que faire d’un animal un allocutaire suffit à le construire linguistiquement comme un actant à part entière de l’énonciation verbale. Ses réactions, sa qualité d’écoute, ses témoignages d’affection participent de la configuration des messages qui lui sont adressés. J.-M. Barbéris propose dès lors cette redéfinition : « L’énonciation est en fait coénonciation. Les locuteurs sont travaillés par la pulsion communicative, qui les relie à leur partenaire présent ou imaginaire, à l’autre de leur discours. Les messages, en s’adressant à cet autre, figurent dans ses formulations les mots et les pensées qu’il lui attribue. »13
3. L’animal énonciateur
26Il apparaît que la dichotomie ducrotienne entre énonciateur source d’un point de vue, et locuteur producteur d’un discours verbal14 constitue un outil précieux pour rendre compte de points de vue imputés aux animaux en régime fictionnel15. La narration rend alors compte du point de vue d’un animal sans avoir à passer par du discours rapporté stricto sensu16, grâce à de subtils glissements de discours indirect libre non assignable à une source énonciative identifiée, par de brefs passages interprétables comme des focalisations internes, tous procédés qui permettent de donner à entendre un autre point de vue sans prétendre attribuer un discours verbalisé à un animal.
3.1. L’animal centre focal de la narration : les comptes rendus de perception
27Le chien est ponctuellement envisagé par la narration comme foyer d’expérience, décentrement focal que depuis Genette on a coutume de désigner comme focalisation interne et qu’A. Rabatel propose de nommer compte rendu de perception afin d’ouvrir la notion aux autres sensations (que l’analogie visuelle induite par le terme de focalisation restreint trop à la seule sensation de la vue), glissement terminologique qui importe lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un point de vue animal dont l’Umwelt se trouve configuré par la prédominance d’autres sens :
24. Prince entra dans la forêt. D’un coup d’œil il pouvait reconnaître la position. […] Seul sous l’ombrage des grands arbres, il voyait dansoter des paillettes de lumière. Sa vitalité le propulsait par bonds. […] Ce n’était plus en lui que plaisir de courir, se plier, se tendre, laisser la vie s’emparer de chaque muscle, sentir l’air le long de ses flancs, et obéir au maître. Les coussinets de ses pattes frôlaient sans bruit le mince tapis de feuilles tombées. (p. 293-294)
28La volonté d’adopter le point de vue du chien ne se borne toutefois pas à un compte rendu de ses sensations. Le texte suggère également que le personnage du chien connaît une tout autre expérience de la guerre que celle vécue par les hommes, avant tout heureux qu’il est de « rendre service », d’obéir à son maître et d’éprouver le bonheur de cette semi liberté que lui confèrent ses missions. Les focalisations internes demeurent du reste très ponctuelles dans le roman. C’est par d’autres techniques qu’Alice Ferney s’efforce d’explorer le point de vue cognitif et émotionnel du chien.
3.2. Des discours imputés : paroles et pensées imaginées
29La narration émet régulièrement un certain nombre d’hypothèses sur les paroles qu’aurait pu dire le chien s’il avait la capacité de s’exprimer en langage verbal :
25. S’il avait su que des mots vont avec les choses, le chien Prince aurait dit de quelle manière il était heureux. Et d’ailleurs il remuait son fouet pour exprimer son contentement. Il aurait dit que le soleil était bon quand il chauffait. Il aurait dit que la terre humide du matin l’assaillait d’odeurs délicieuses. Que le bruit des canons l’effrayait moins qu’au début de son voyage. Que les cris des hommes ne cessaient de l’étonner. Oui, il aurait dit qu’il y avait autour de lui beaucoup de choses nouvelles et surprenantes. Et qu’il était excitant de les découvrir avec le maître. Beaucoup de panique. Beaucoup d’hommes couchés qui ont fini de bouger leurs lèvres et leurs corps. Peut-être aurait-il demandé ce qu’ils faisaient là à rester immobiles. (p. 349)
30Plus nombreuses que les paroles imputées au chien, ce sont bien des pensées qui lui sont prêtées, et que le texte s’efforce d’approcher sous forme de spéculations et hypothèses, linguistiquement marquées par la présence de modalisateurs :
26. Le chien Prince regardait son maître dans les yeux. On aurait dit qu’il comprenait. Peut-être pensait-il, à la manière d’un ami : Tu es triste, tu me parles, je t’écoute. Je suis heureux d’entendre ta voix. (p. 331)
31Le discours direct traduit ici non pas du discours rapporté, mais un discours imputé, imaginé, dont le caractère contrefactuel est affiché.
32L’expression de l’hypothèse revêt le plus souvent la forme l’irréel du passé, qui rejette dans le contrefactuel l’hypothèse émise et démentie par les faits et se combine parfois avec une salve d’interrogatives :
27. Qu’aurait dit le chien Prince s’il avait eu la parole ? Quels mots aurait-il choisis pour décrire son expérience de la guerre ? Que savait-il vraiment ? Quelle connaissance la forme de son être pouvait-elle lui donner du monde ? Son univers était-il proche du nôtre ? En quoi différait-il ? Ces énigmes ne cessaient pas de s’imposer à ceux qui aimaient l’animal soldat. (p. 346)
33Le choix linguistiquede la forme interrogative d’une part – formulant des questions qui demeurent sans réponse, et de la forme négative d’autre part, reconnaît les frontières infranchissables entre les conditions humaine et canine en l’absence de langage commun :
28. Privé de mots ! Quel sort était-ce ? Une grâce ou une malédiction ? (p. 186)
29. Nul n’aurait su dire ce qui guidait le chien Prince. Que pouvait-il voir qu’un autre ne voyait pas ? Que comprenait-il de ce qu’il découvrait ? Jusqu’à quel point croyait-il bientôt retrouver Jules ? (p. 135)
30. Mais peut-être en cela avait-il tort, car c’était lui qui voulait les entendre. Prince aurait-il aimé parler ? Rien n’était plus incertain. (p. 186)
34Les interrogations sont pléthores, et les questions morales y sont centrales, sur la peur de la mort, la conscience de la mort, la guerre :
31. Parfois j’ai le cœur serré de le voir risquer sa vie sans vraiment le savoir. A-t-il conscience qu’il peut être tiré comme un lapin ? (p. 243)
32. Que pouvait se dire le chien qui voyait tous ces crimes ? (p. 347-348)
33. Pas un de nous qui ne tremble de mourir sur-le-champ. Mais cela, un chien pouvait-il le comprendre ? Mourir ! Savait-il même ce que c’était ? (p. 274)
34. Chaque course offrait à Prince le spectacle de la chair morte qui travaille à sa putréfaction, entourée de ceux qui l’aident. Que voyait-il ? Que comprenait-il à cette barbarie ? (p. 427-428)
35Le divorce est consommé quand se fait jour une forte incompréhension face à l’attitude du chien :
35. Adossé à un arbre, un corps sans jambes semblait prendre racine dans la mare de son sang. Des camarades avaient dû le traîner là pour mourir, pensa Jules. Il n’était donc pas mort sur le coup. Est-ce que c’était possible ? Il avait eu le temps de se regarder sans jambes, dégouttant son sang, devenu peu à peu comme une grande gourde vide… Ici ! appela Jules. Car Prince était parti lécher ce marais sanglant. Quand même, commentait Joseph, je ne comprends pas comment il peut faire ça. C’est un animal, répliqua Jules. Et il y avait dans sa voix un regret et un étonnement. Son chien faisait-il vraiment la guerre sans chagrin, sans états d’âme ? L’absence des mots expliquait-elle cette indifférence à l’horreur ? Pouvait-il exister un homme capable de gambader au milieu des débris humains sans vomir ou désespérer ? Jules rappela son chien, l’entraîna et lui tint la bride courte. (p. 366-367)
36Le roman soulève ainsi un très grand nombre de questions, mais sans s’aventurer sur le terrain des réponses. Il invite le lecteur à s’interroger lui aussi, sans lui imposer une vision des choses.
3.3. Suggestivité du style indirect libre : représentation d’une pensée animale ?
37La scénographie énonciative mise en œuvre par l’emploi du discours indirect libre (désormais DIL)17 ménage des « fondus enchaînés énonciatifs »18 permettant un subtil glissando entre compte rendu de perception et pensée représentée, comme l’illustre la citation suivante :
36. Je reviendrai, avait dit Jules, j’en ai fait la promesse à Félicité, je te la fais aussi. Le chien n’avait pas besoin de comprendre chacun des mots pour percevoir qu’une chose grave affectait son maître. Il sentait dans la caresse une palpitation singulière, de faiblesse et de bonté, de lassitude, comme si une tension nouvelle s’était installée dans tout le corps de l’homme et faisait trembler sa main. La main avait la fièvre mais elle était bonne. Puis d’un coup, elle se détacha et l’animal en ressentit une douleur transperçante : il pensait que c’était maintenant le moment du départ. Trois ou quatre gémissements aigus exprimèrent cette souffrance et Jules dit : Chut ! chut ! Tu vas réveiller le petit. Aussitôt le chien s’arrêta. (p. 53-54)
38A la faveur de la polysémie du verbe sentir, l’énoncé glisse du domaine de la sensation de la caresse à son interprétation en termes de sentiment puis à des hypothèses sur les motifs de cette inquiétude palpable (comme si…). De même, la douleur évoquée ici est toute morale. Le verbe introducteur (il pensait que) semble présupposer que le chien est capable d’une pensée réflexive. La phrase conclusive autorise toutefois à ne voir dans tout ce passage qu’une « traduction », par son maître, des « trois ou quatre gémissements aigus » du chien. Une relecture rétrospective de l’extrait autorise donc sa réanalyse en termes d’une focalisation interne non plus au chien, mais à l’esprit de Jules, son interprétation enchâssant la pensée qu’il prête à son chien. Ainsi, le texte pose et propose, en les superposant, plusieurs lectures.
39Par ailleurs, le seuil entre récit d’analyse et DIL est souvent difficile à établir, hésitation au bénéfice de laquelle il est possible de lire certains fragments comme laissant entendre le point de vue du chien :
37. Là où je vais, tu ne peux pas venir, disait Jules. Mais je reviendrai. Je te les confie, ma femme et mon enfant, et tu sais bien qu’ils sont notre famille. Mais ne bouge pas d’ici. Ne bouge pas… C’était l’ordre le plus difficile que Jules pouvait donner, puisqu’il s’en allait et que, pour cette fois, c’était presque un abandon. (p. 53-54)
40Le DIL laisse dans le flou la source énonciative du commentaire ici en italiques qui peut émaner aussi bien du narrateur que du personnage de Jules – conscient de ce qu’il exige de son fidèle chien. Mais rien n’interdit non plus, en régime fictionnel, une plongée dans l’intériorité du chien lui-même, se livrant à une évaluation de la difficulté d’exécution de cet ordre si particulier qui implique bien autre chose qu’une simple obéissance.
41Les énoncés marqués de type interrogatif ou exclamatif insérés dans la narration conduisent au même type de lecture en DIL :
38. Pourtant l’animal s’arrêta net, aux aguets. Un infime soupir, le dernier appel d’une vie avait suffi. Un murmure humain inaudible aux hommes atteignait ces oreilles animales. D’où venait ce frisson ? Le regard du chien pouvait voir les dépouilles dispersées autour d’un entonnoir frais. Aah ! Encore le même murmure. Où était celui qui appelait ? Levant le museau, le chien Prince cherchait une odeur plus mouvante que stagnante, une odeur vivante. (p. 304)
39. Si le chien Prince était heureux, c’était aussi qu’il aimait apprendre et se rendre utile. Il était enivré de parcourir de grands espaces. Quel bonheur d’être libre ! (p. 349)
42Là où un discours rapporté pur et simple s’auto-discréditerait en tant que report d’une énonciation improbable, comme le démontre a contrario l’effet que produiraient des incises du type dit/pensa le chien, le DIL constitue une forme de degré moindre d’actualisation discursive, sans effet de contraste et permet un « affaiblissement du marquage allant jusqu’à sa disparition »19. Consistant en une modalisation d’un « discours » qui serait « rapporté » en une « traduction libre20 », il véhicule une pensée autre mais dont l’énonciation demeure virtuelle, incertaine. Et c’est bien là toute la subtilité du procédé, s’agissant de donner à entendre le point de vue non formulé d’un être privé de langage, d’un « discours » affecté d’un « déficit d’actualisabilité21 ». L’hétérogénéité énonciative y est purement interprétative. Le DIL s’avère ainsi un outil particulièrement efficace, en ce que le « discours » ainsi représenté (et non rapporté au sens strict, puisque seule la voix du narrateur assume la verbalisation tout en laissant percevoir le point de vue d’un second énonciateur – en l’occurrence l’animal foyer de conscience) est en quelque sorte virtualisé. Plus, « sa crédibilité n’est sauvée qu’au prix de sa virtualisation22 ».
43Le DIL résorbe en quelque sorte à la fois l’écart entre deux espaces mentaux et deux espaces énonciatifs. Il présente en outre l’avantage de ne pas postuler une intériorité transparente de cet autre pour nous qu’est l’animal. Son intériorité n’est que suggérée, tout en conservant le mystère du « silence des bêtes23 ».
44Dans le roman d’Alice Ferney, le statut romanesque du chien Prince passe donc aussi (et peut-être surtout) par son traitement énonciatif. Nul n’est besoin de faire de l’animal un locuteur pour donner à entendre son point de vue : les pensées et perceptions représentées grâce aux techniques du point de vue et du DIL font de lui un énonciateur, une source de point de vue, sans passer par l’artifice désormais perçu comme peu recevable en littérature d’un animal locuteur. Cette scénographie énonciative offre ainsi une solution poétique efficace à une question à la fois esthétique et éthique – celle d’une « pensée » animale.
45Le cas du discours indirect libre nous a semblé particulièrement intéressant en ce qu’il permet de manifester une « parole animale » sur un mode exclusivement interprétatif. L’absence d’ancrage net ou attestable fait du DIL une structure énonciative idéale pour accueillir la représentation de « discours » animaux. Au-delà de la ruse énonciative, dont on pourrait considérer qu’elle reste une astuce rhétorique, l’emploi du DIL dans ce type de corpus révèle des propriétés inattendues de cette technique énonciative pourtant largement étudiée, telle l’estompe de l’énonciation elle-même. Si la plurivalence énonciative du DIL rend la source de l’énonciation non attribuable ou en tout cas incertaine, il procède surtout à une virtualisation du discours représenté qui permet de donner à entendre une parole non actualisable. C’est donc paradoxalement le chien – et le détour par la question d’une énonciation animale –, qui nous auront permis de découvrir une propriété nouvelle de ce phénomène énonciatif bien connu.