« Nous luisons… loin des humains » : marques personnelles et expression animale. (Wajdi Mouawad, Anima)
1L’hypothèse d’une première personne animale, qui semble paradoxale dans ses termes mêmes, est investie par la fiction de multiples manières – que l’on songe au célèbre Je suis un chat, de Sōseki Natsume1, mais aussi aux nouvelles d’A. Moravia et J. Cortázar2. Le roman Anima de W. Mouawad, publié en 2012, présente à cet égard une structure particulière : la parole y est donnée non pas à l’animal ni à un animal mais à des animaux. L’histoire est celle de Wahhch, un habitant de Montréal, d’origine libanaise, qui en rentrant chez lui découvre que sa compagne a été violentée et tuée. Le coroner qui s’occupe de l’affaire lui explique que le meurtrier s’est réfugié dans une réserve indienne, Kahnawake, où il est impossible de l’arrêter. Wahhch part donc sur les traces d’un homme dont il ne connaît que le nom, Welson Wolf Rooney. Son itinéraire l’amène à reparcourir sa propre histoire, liée aux massacres de Sabra et Chatila. Mais même si le protagoniste est humain, il ne se trouve jamais en position d’énonciateur, sauf dans les cas de discours rapporté. C’est donc la structure polyphonique qui peut, tout d’abord, retenir notre attention : dans les trois premières parties (respectivement « Bestiæ veræ », « Bestiæ fabulosæ » et « Canis lupus lupus »), la narration est prise en charge par des voix animales, tantôt chorales, collectives (ainsi des lucioles), tantôt singulières.
2Les appellations latines qui constituent les titres de chapitres indiquent l’espèce à laquelle appartient l’instance narratrice. Ces dénominations peuvent fonctionner localement comme de petites énigmes : si la dénomination « Boa constrictor » ne semble pas poser de problème de compréhension particulier, dans le cas de « Strix varia », en revanche, le lecteur non spécialiste doit attendre la fin du chapitre pour parvenir à une élucidation référentielle :
Le sommeil ne m’a pas gagnée. Le soleil filtrait à travers les branchages. Il allait bientôt brûler mes yeux, trop fragiles pour le regarder en face. Je me suis envolée en battant rapidement des ailes, tant le vent était faible dans l’air doux du printemps. J’ai hululé.3
3Mais ce n’est pas seulement la multiplicité des voix qui fait la spécificité du texte de W. Mouawad : est en jeu un problème d’une autre nature, qui tient à la possibilité même de donner corps à ces voix animales, et dont une approche énonciative permet de rendre compte, dans ses multiples déclinaisons philosophiques, linguistiques et poétiques. Je propose de suivre ces différentes pistes, dans leurs incessants croisements, à partir d’une hypothèse liminaire, qui pourrait être formulée ainsi : le roman Anima, son impulsion première, se tient dans un équilibre fragile entre deux peut-être. Le premier peut-être est celui exposé par J. Derrida dans L’Animal que donc je suis :
Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis – et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne. […] Honte de quoi et nu devant qui ? Pourquoi se laisser envahir de honte ? Et pourquoi cette honte qui rougit d’avoir honte ? Devant le chat qui me regarde nu, aurais-je honte comme une bête qui n’a plus le sens de sa nudité ? Ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la nudité ? Qui suis-je alors ? Qui est-ce que je suis ? À qui le demander sinon à l’autre ? Et peut-être au chat lui-même ?4
4Le second peut-être est celui dont rend compte E. de Fontenay dans son essai Le Silence des bêtes :
Un malaise, de toute façon, persiste : de quel droit s’autorisera-t-on pour rendre justice à ceux qui se taisent ? A quel titre, se mettant à leur place, les fera-t-on parler ? Le projet d’écrire, et de donc couvrir de phrases le mutisme écrasant des bêtes, ne laisse pas d’être inquiétant. Parler au nom et à la place de ceux dont on est certain que, s’ils ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils savent ou préfèrent se taire, mais plutôt parce qu’ils sont détenus par le silence, que le hasard et la nécessité ne les ont pas destinés à s’exprimer comme le fait l’homme – lui qui ne peut pas ne pas parler, même si, comme pour le mime Marceau, « parler ne lui dit rien » –, procède peut-être d’une ambition démesurée.5
5Il semble que W. Mouawad ait une conscience aiguë de cette difficulté, de ce risque – il cite d’ailleurs l’essai d’E. de Fontenay comme un texte de référence, qui l’a accompagné tout au long de l’écriture du roman. Pour autant, il n’est pas loin de prendre au pied de la lettre la proposition derridienne, puisqu’Anima s’ouvre avec une narration féline : c’est donc bien au chat lui-même qu’est posée la question de l’identité humaine.
6Faisons à présent un pas de côté, pour aborder ce choix énonciatif en termes linguistiques. Il existe une tension manifeste dans la notion de voix animale, puisque l’appellation de pronom personnel semble exclure la possibilité d’une prise de parole animale. Le problème est celui de l'extension plus ou moins explicite de la notion de personne à des êtres autres que des individus de l'espèce humaine6. Même si elles ne se superposent pas exactement, les deux questions (l’une éthique, philosophique, mise en exergue par J. Derrida et E. de Fontenay ; l’autre plus proprement linguistique) se recoupent. C’est à ces intrications que se trouve confronté le lecteur d’Anima, ce sont elles qui tiendront lieu de fil conducteur pour notre exploration du roman, nourrie des apports de l’anthropologie, de la linguistique textuelle et de l’analyse du discours.
1. Glissements : géographie et pensée
7Ph. Descola, dans son ouvrage Par-delà nature et culture7, conçoit le projet de rendre compte des relations que les humains entretiennent avec eux-mêmes et avec les non-humains. Il propose ainsi une analyse combinatoire des modes de relation entre les existants, articulée autour d’un jeu sur les rapports entre matérialité et physicalité d’une part, et intériorité d’autre part. Ces rapports se déclinent en un nombre restreint de formules ontologiques, de modes d’identification, qui constituent autant de façons de percevoir des continuités et des discontinuités entre les existants, autrement dit autant de façons de distribuer des qualités. Le « naturalisme », qui domine en Occident depuis l’âge classique, considère que les humains sont les seuls à posséder une intériorité, mais qu’ils se rattachent aux non humains par leurs propriétés matérielles. À l’inverse, pour l’« animisme », les objets peuvent avoir une intériorité semblable aux humains mais se distinguent par la forme du corps. Le « totémisme » établit que certains êtres humains et non humains partagent les mêmes propriétés physiques et morales issues d’un prototype : ils forment un groupe, une classe, et par là se distinguent en bloc des autres groupes, classes. Enfin, la pensée « analogique » pose que, quoique tout diffère de tout, il est possible de trouver des rapports de correspondance stable, des connexions, entre les choses.
8Anima propose un glissement d’une formule ontologique à l’autre, plus précisément du naturalisme au totémisme (au sens de Descola), qui coïncide avec un déplacement géographique (une large partie du roman se déroule dans une réserve amérindienne)8. Ce glissement est une invitation à déplacer notre perspective : l’énonciation animale, appréhendée comme un geste, un processus, ne doit plus être envisagée dans le système de pensée qui est le nôtre. Ce qui serait une hypothèse intenable dans l’ontologie naturaliste devient un des possibles du texte. Evidemment, un tel processus doit être saisi dans sa temporalité, qui est celle de la lecture : il n’y a pas un avant-propos qui poserait un cadre, installerait a priori un nouveau paradigme ; le déplacement s’opère au fil du roman, de façon inattendue et déstabilisante. Par ailleurs, dans la mesure où il n’existe aucun discours prescriptif ou explicatif, qui serait tenu de l’extérieur et qui tiendrait lieu de garant, tout se tient de plain-pied dans la fiction. En voici un exemple frappant : dans la réserve indienne, Wahhch rencontre un vieil homme, prêtre défroqué, qui lui raconte son face à face avec un orignal fou de rage. Alors que l’orignal vient de tuer un chasseur, alors que sa colère semble impossible à apaiser, l’animal brusquement s’arrête, à la plus grande stupeur du prêtre qui pensait mourir :
Je n’arrivais pas à croire à la main de Dieu sauvant un de ses curés. La main de Dieu n’avait rien à faire là-dedans. C’était une histoire entre l’homme et l’animal, une histoire entre des créatures terrestres. […] J’ai raconté plus tard cette histoire à un Mohawk de la réserve de Kanesatake. Il a rigolé. Il m’a dit que j’avais probablement rencontré la part invisible de mon être magique. Les Indiens croient à cela. Chacun en a une. Elle a toujours la forme d’un animal. Elle se présente parfois à nous. Il faut être en mesure de la reconnaître. Toi aussi ça t’arrivera. Le jour où un animal agira envers toi d’une manière contraire à celle que lui impose son instinct, sans qu’il puisse y avoir de doute possible, et idéalement lorsque l’instinct de l’animal sera en train de menacer ta vie, tu te souviendras de moi et tu sauras alors que tu te tiens face à la forme animale de ta propre puissance magique. Ta poésie.9
9De fait, une telle expérience est bien donnée à vivre au protagoniste un peu plus tard dans le récit, lorsque s’établit un lien tout à fait particulier entre Wahhch et un énorme chien qui ressemble à un loup, dont l’espèce est enregistrée sous le nom de Canis lupus lupus (c’est lui qui prend en charge l’énonciation dans toute la troisième partie du roman). Par ailleurs, d’autres personnages ont un totem, dont ils ont connaissance ou pas : ainsi, Rooney s’assimile lui-même à un termite10, et il est dit que l’animal totem des Indiens Ojibwés est la grue. La question qui se pose dès lors est celle de l’articulation entre le générique et le spécifique : si pour les Ojibwés le totem est la grue, envisagée comme classe ou espèce, pour Wahhch en revanche, le totem est ce chien en particulier, d’ailleurs désigné par un nom propre (Madison-Dixon Line). Une telle distinction est l’indice d’une tension plus vaste, qui traverse le roman et concerne le mouvement énonciatif même : qui prend la parole sous les noms des diverses espèces qui apparaissent comme titres des chapitres ? S’agit-il de l’espèce dans son ensemble, d’un échantillon de cette espèce, ou bien encore d’êtres singuliers ?
2. Déclinaisons du vivant
10Dans L’Animal que donc je suis, J. Derrida propose de substituer au mot animal le néologisme animot : « [j]e voudrais donner à entendre le pluriel d’animaux dans le singulier : il n’y a pas l’Animal au singulier général, séparé de l’homme par une seule limite indivisible…11 ». Il s’agit aussi, pour le philosophe, de « nous rappeler au mot » : non pas de « rendre la parole » aux animaux (entreprise hasardeuse, sans doute stérile, qui impose et plaque plutôt qu’elle n’accueille et interroge) mais peut-être « d’accéder à une pensée, si chimérique ou fabuleuse soit-elle, qui pense autrement l’absence du nom ou du mot, et autrement que comme une privation12 ». Cet accès que cherche à se frayer l’écriture est une façon d’approcher l’hétérogénéité animale : le livre de W. Mouawad, jusque dans son titre, semble faire écho à ces réflexions de J. Derrida, et le projet romanesque, par sa structure kaléidoscopique, témoigne d’une tentative de s’accorder à la diversité des rythmes et des perceptions sensibles (acoustiques, optiques, haptiques).
11Un tel projet peut être saisi au plus près du texte, dans la mesure où s’engage, au fil des chapitres, une déclinaison stylistique du vivant, chaque espèce étant caractérisée par certains traits syntaxiques ou lexicaux, par le recours à tel ou tel registre – il n’est pas jusqu’à l’unité même du paragraphe qui ne se trouve touchée par ces variations. À ce titre, la mise en regard des discours respectivement attribués au canari (Serinus canaria) et aux lucioles (Lampyris noctiluca) est frappante. Le canari assiste à l’arrivée de Wahhch chez sa sœur :
Ils s’assoient. Elle verse un liquide sombre dans des tasses posées devant eux. Je chante. Je passe d’un trapèze à un trapèze puis du trapèze à la pierre et de la pierre au trapèze. Je chante. Ils me regardent. Je chante. Je quitte le trapèze, agrippe mes pattes au grillage, use mon bec contre le métal, me retourne, la tête à l’envers, je chante. Elle se lève, ouvre la fenêtre de ma maison, tend son doigt. Je chante. Je grimpe sur sa main. Elle retourne s’asseoir. Elle me pose sur son épaule. Il me regarde. Je chante.13
12Le rythme engagé par les réitérations lancinantes contraste singulièrement avec la prise de parole des lucioles :
Nous sommes une multitude aux abords du chemin herbeux, blottis au creux des cailloux ou dans les feuillages des buissons pour choyer notre lumière. Nous luisons loin de l’éclat du jour, loin des villes et loin des humains. Nous sommes les poussières anciennes d’innocences oubliées. Nous existons encore. Il y aura éternellement des ténèbres où il nous sera possible de tracer nos lignes évanescentes et cela durera tant que dureront les nuits obscures.
Leur disparition signifiera notre disparition.
Ce sera la fin des temps primitifs.
Il n’y aura plus personne pour transporter, dans l’intimité des lacs et des rivières, des éclats phosphorescents qui sauront répondre aux étoiles.
Mais tant que la lumière aveuglante n’aura pas décimé le monde des ombres, nous pourrons égrainer nos lueurs.
Nous n’abandonnerons pas. Nous luirons.14
13Le discours du canari se caractérise par une saisie immédiate, par une prise directe sur le présent de l’énonciation, soudain privée de toute capacité de prospection de même que de rétrospection. Ainsi, l’itération est exprimée par une répétition textuelle plutôt que par périphrase verbale : la phrase « Je chante », qui ponctue le paragraphe, est l’indice d’une coïncidence temporelle apparemment parfaite, que l’on peut relier sans doute à un type d’appréhension et de préhension sensorielle (la répétition n’est pas perçue comme telle, dès lors que chaque instant efface les précédents). L’idée même d’une progression est mise à mal par le refus de la reprise anaphorique de type pronominal (on lit, par exemple, la pierre / la pierre plutôt que la pierre / cette dernière) : tout se passe comme si chaque phrase, chaque proposition, valait comme tentative de saisie référentielle, sans manifester de relation évidente aux propositions qui précèdent ni à celles qui la suivent (le fait est d’autant plus frappant que la subordination est quasiment inexistante).
14L’énonciation chorale des lucioles, qui met en jeu la première personne du pluriel, constitue une sorte de contrepoint au je du canari. Les phrases amples, syntaxiquement complexes, s’articulent souvent autour de structures attributives. Le recours au présent de vérité générale et au futur prophétique, l’emploi de noms abstraits, le glissement vers le domaine figural (par les fils croisés des métaphores), le goût pour la variation synonymique, la forte présence d’adjectifs et d’adverbes tranchent singulièrement avec le relevé factuel attribué au canari (lequel privilégie l’acte de nomination face à celui de qualification, comme en témoigne l’absence quasiment totale de modifieurs).
15Ces choix sont étroitement liés à la construction d’un effet point-de-vue15, dont le jeu prismatique restitue la diversité des expériences cognitives. Mais la question de la prise en charge de l’hétérogénéité animale se double d’une autre question : quel rapport peut-on établir entre individus et espèces ? Autrement dit, au niveau textuel, quel lien existe-t-il entre le pronom de la première personne et la dénomination latine qui tient lieu de titre ? Plusieurs possibilités peuvent être avancées, selon que l’on considère l’animal-locuteur comme une occurrence quelconque d’un type identifié dans le paratexte (il vaut alors comme pur échantillon) ou bien comme un individu singulier. N. Laurent, pour sa part, plaide pour une conception holonymique de l’espèce : s’appuyant sur les travaux en philosophie de la biologie, il défend la thèse selon laquelle c’est toute l’espèce, perçue comme une entité collective singulière, qui prend la parole à chaque fois. Dans les termes de N. Laurent, « cette conception holonymique de l'espèce convient tout à fait au style du roman de Mouawad, adossé à la représentation d'un "tout"16 ».
16Il n’en demeure pas moins que dans Anima est à l’œuvre un processus d’individuation, qui concerne non seulement les espèces, mais aussi les êtres17. Ce processus apparaît de façon évidente lors de l’attribution d’un nom propre à un singulier : le boa Jésus, le chien Motherfucker, le chat Pitô18, mais on peut aussi en saisir l’émergence, quoique de façon plus ténue, au niveau textuel. Ainsi, lorsque Wahhch voyage dans un camion enfermé avec des chevaux, trois chapitres sont pris en charge par trois individus différents, appartenant à la même espèce : les titres en sont respectivement Equus caballus I, II et III. Or ce seul passage permet de mettre en cause l’idée qu’il puisse exister une énonciation cheval, qui viendrait s’opposer, univoque, homogène, à l’énonciation rat, à l’énonciation corbeau, etc. Si des traits syntaxiques communs peuvent être dégagés, les discours des trois chevaux ne se confondent pas – l’un d’eux, le premier, se distingue notamment par un registre lyrique très marqué.
17Une telle approche énonciative, cependant, mérite d’être nuancée ou réévaluée à l’aune du renversement qui s’opère au seuil de la quatrième partie.
3. Voix animales et scène d’énonciation
18Anima s’ouvre certes avec un meurtre mais très vite il s’avère que le suspense n’est pas là où on l’attendait : la question générique (le roman emprunte les codes de l’intrigue policière) s’infléchit, au profit du mouvement énonciatif. Dans les trois premières parties, les animaux sont à la fois producteurs et interprètes de signes, même si ces signes en partie leur échappent. Mais un bouleversement a lieu dans la quatrième et dernière partie, « Homo sapiens sapiens », qui invite à relire les trois précédentes et déplace la parole du côté humain. C’est le coroner qui parle à la première personne et fait apparaître un « leurre narratorial19 » : il révèle qu’Anima est un livre de fiction écrit par Wahhch en personne, et assume dès lors, en diffusant le manuscrit, « le rôle traditionnel de l’éditeur fictionnel20 ». Un tel basculement peut sembler mettre en péril l’ensemble de l’édifice patiemment construit, en dénonçant comme factice toute l’expérience énonciative précédemment donnée à vivre. Pour autant, une approche en termes de scénographie permet peut-être de nuancer ce constat. Telle que la présente D. Maingueneau, la scénographie relève d’un mouvement circulaire :
Dès son émergence, l’énonciation du texte suppose une certaine scène, laquelle, en fait, se valide progressivement à travers cette énonciation même. La scénographie apparaît ainsi à la fois comme ce dont vient le discours et ce qu'engendre ce discours ; elle légitime un énoncé qui, en retour, doit la légitimer21.
19On pourrait ainsi parler, en ayant recours aux termes de D. Maingueneau, d’une reconfiguration de la scène d’énonciation. Mais il ne faut pas pour autant gommer le feuilletage temporel qui est celui de la réception, car dans le moment de la lecture, les voix qui prennent en charge le récit sont bien perçues comme voix animales22. En cela, on peut considérer que le geste final ouvre sur une réflexivité féconde plutôt qu’il ne fait entrave à la structure polyphonique. De fait, il ne change rien à la perception du pendant de la lecture, mais révèle la conscience d’une construction ; par là, il désamorce la prétention évoquée par E. de Fontenay dans son propos liminaire, et semble pleinement souscrire à la réflexion suivante : « [c]’est à l’horizon de nos pensées et de nos langues que se tient l’animal, saturé de signes ; c’est à la limite de nos représentations qu’il vit et se meut, qu’il s’enfuit et nous regarde.23 »
20Exhiber a posteriori le caractère artificiel, construit de ces énonciations animales est une manière d’éviter l’écueil cartographié dans Le Silence des bêtes tout en invitant à faire retour sur les possibles de la fiction. En somme, c’est l’équilibre qu’invente W. Mouawad pour se tenir entre les deux peut-être inauguraux, celui de J. Derrida (« Qui est-ce que je suis ? À qui le demander sinon à l’autre ? Et peut-être au chat lui-même ? ») et celui d’E. de Fontenay (« Parler au nom et à la place de ceux […] [qui] sont détenus par le silence procède peut-être d’une ambition démesurée. »). Que peut le geste d’écriture ? Cette interrogation d’ordre philosophique et poétique (au sens où elle engage une pensée de la création romanesque) prend ici corps énonciativement. La fiction permet d’investir un impossible. Quoique les démarches soient très différentes, la réflexion menée par S. Audeguy à l’orée de son Histoire du lion Personne témoigne d’une même lucidité fertile quant à la nature du projet romanesque : « Il est absolument impossible de raconter l’histoire d’un lion, parce qu’il y a une indignité à parler à la place de quiconque, surtout s’il s’agit d’un animal. Il est absolument impossible de raconter l’histoire du lion Personne, qui vécut entre 1786 et 1796 d’abord au Sénégal, puis en France. Cependant, rien ne nous empêche d’essayer.24 »
21Rien ne nous empêche d’essayer : cette négociation avec un impossible est peut-être justement à l’origine du déploiement de la « vaste […] prosopopée25 » sur laquelle repose le roman. L’hypothèse d’une première personne animale, relancée chapitre après chapitre, s’actualise à la faveur d’une reconception des rapports entre espèces – ce glissement fait apparaître combien nos catégories linguistiques sont liées à une appréhension du vivant et du partage du vivant. « La reconfiguration dynamique d'un espace, qui s'infléchit nécessairement en espace de pensée, à partir d'une interrogation sur les frontières de toutes sortes, tel est, me semble-t-il, le mouvement profond d'Anima, qui détermine à la fois sa poétique et sa stylistique » écrit N. Laurent26. Sans doute peut-on faire écho à cette affirmation, dans un prolongement qui est aussi un renversement : l’économie du roman, le jeu de diffraction et de relance qui conduit d’une voix animale à une autre, ouvre un espace de pensée qui déplace les lignes de séparation tenues pour acquises. À cet égard, l’énonciation, et au premier chef la question de la personne, constitue un poste d’observation privilégié : elle est le lieu d’un nouage de l’unique et du multiple, elle est le lieu d’une tension qui est aussi un élan, une vibration – précisément celle qui anime le nous des lucioles.