La voix de Pulcinella et l’artifice qui restitue la voix au corps
Dice : « ‘O cunto purtatelo a me ».
Pulicenella sapite chi è ?
… Perepè … perepè … perepè.
Eduardo De Filippo
1Un même son stridulant et perçant esquissant un rire, un gargarisme ou un cri, annonce l’arrivée sur scène de différentes marionnettes. Le Polichinelle français, le Mr. Punch anglais, le Petruška russe, le Dom Roberto portugais, ont tous une voix non humaine, plus ou moins forte et aigüe, produite avec un petit instrument appelé « sifflet pratique » ou « pratique » en français, « swazzle » en anglais, « lengüeta » en espagnol, « pivetta » en italien, « palheta » en portugais, « pichtchik » en russe, « amana » en arabe, « safir » en persan...
2Le « sifflet pratique » est aussi employé pour interpréter Pulcinella, le personnage de la commedia dell’arte qui porte une chemise blanche, un chapeau à pointe et un demi-masque noir, protagoniste du théâtre napolitain des marionnettes à gaine : les guarattelle. Ce théâtre se distingue par des marionnettes petites et légères qui, enfilées comme un gant sur les mains des marionnettistes, permettent des mouvements rapides et rythmés. Les pièces sont ainsi riches de luttes semblables à des danses. Sur la scène des guarattelle, Pulcinella danse avec sa fiancée Teresina et affronte ses multiples ennemis : le chien, le guappo (un voyou), le carabinier, le moine, le bourreau, la mort et le diable. Parmi tous ces personnages, seulement deux disposent du « sifflet pratique » pour s’exprimer : le chien, qui est le seul animal des guarattelle, et Pulcinella, apparenté aux animaux et en particulier aux oiseaux. Son nom dériverait du mot « pulcino » (poussin) et, dans les représentations théâtrales ou iconographiques, on le faisait souvent naître d’un œuf1. Les auteurs qui évoquent sa nature de gallinacé, rappellent le fait que dans le théâtre des marionnettes à gaine, Pulcinella a une voix semblable aux oiseaux. En 1880, le futur sénateur Giacomo Racioppi avait observé :
Pulcinella non parla la voce umana. Per esso il burattinaio ha un organo vocale proprio e speciale : mette tra le labbra un suo congegno, un arnese, un osso traforato ; e il suon della voce che passa attraverso la fenditura del piccolo strumento, prende qualità e modo che non è di voce umana : è una vocina schiacciata, velata, camuffata, a mezza gola – come ho a dirla ? – che non è quella del bambino, né quella di un uomo afono : è un suono articolato, si, ma che fa pensare alla casa dei polli. Per me non è dubbio che il Pulcinella del casotto dei burattini intende imitare, ricordare o rappresentare la voce della famiglia ornitologica, a cui egli appartiene.2
3Récemment, la voix de Pulcinella a attiré l’attention du philosophe Giorgio Agamben. En juillet 2016, lors de la présentation de son livre Pulcinella ovvero Divertimento per li regazzi à l’Istituto Italiano di Cultura de Londres, Agamben a présenté la voix du « sifflet pratique » comme une des raisons de son intérêt pour ce masque. Par la suite, il a ajouté une apostille sur la voix du Pulcinella des guarattelle à la deuxième édition de son livre. La langue du « sifflet pratique » serait une « langue inconnue » que le marionnettiste parle seulement après avoir effacé sa propre voix. Par là même elle mettrait en question l’idée que le langage humain se produit dans la voix3 en permettant de penser autrement la relation entre voix et langage. En suivant ces suggestions, on peut écouter la voix de Pulcinella et saisir la relation qu’elle établit non seulement avec le langage humain, mais aussi avec l’énonciation animale. De fait, Pulcinella, proche parent des poussins, ni homme ni animal, interagit avec des animaux aussi bien qu’avec des hommes.
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4Avant d’entamer une telle réflexion, il vaut mieux présenter cette « langue inconnue ». Son apprentissage, qui autrefois passait par le « vol », est un moment essentiel dans la transmission de l’art des guarattelle. Nunzio Zampella et Giuseppe Pino, les deux guarattellari les plus connus de l’après Seconde Guerre mondiale, apprirent à l’employer encore enfants, en la volant à leurs pères, Antonio Zampella et Salvatore Pino, tous deux guarattellari. Quand, en 1978, Zampella, qui venait d’abandonner le métier, rencontra son futur élève Bruno Leone, il refusa de lui apprendre à construire et à jouer du « sifflet pratique ». Seulement quand Leone réussit à s’en construire un, le vieux guarattellaro commença à lui donner des leçons. Pendant plusieurs années, l’élève resta fidèle à cette réticence dans la transmission de la voix de Pulcinella. Il ne donnait que quelques pistes pour que d’autres marionnettistes puissent lui « voler le secret ». Un autre jeune, Salvatore Gatto, réussit d’abord à avoir des indications de Zampella, après lui avoir offert trois verres d’eau-de-vie. Mais le vieux marionnettiste ne lui donna pas les dimensions correctes et seulement quand Leone laissa tomber son « sifflet pratique » en dehors du castelet, Gatto put devenir guarattellaro. Une dizaine d’années plus tard, le marionnettiste Gaspare Nasuto se rendit chez Leone avec un prototype de « sifflet pratique » qu’il avait lui-même fabriqué. Leone lui dit qu’il fallait changer le ruban afin qu’il « sonne » mieux et lui en donna un morceau. Mais il ne s’agissait pas du bon ruban. Leone voulait pousser Nasuto à poursuivre sa recherche. Par la suite, Gatto, Leone et Nasuto – les trois guarattellari contemporains les plus connus – ont formé d’autres guarattellari, parmi lesquels on peut citer Gianluca Di Matteo, Selvaggia Filippini, Luca Ronga et Irene Vecchia. À la différence de leurs maîtres, ces guarattellari ont appris l’usage du « sifflet pratique » lors d’un véritable cours sans être obligés de le voler. Désormais le « sifflet pratique » est un secret de Pulcinella connu par tous. Il s’agit d’une petite anche formée par deux lamelles en métal et un ruban qui y passe par le milieu.
5Une fois volé ou construit, il faut apprendre à l’utiliser ce qui exige un long entraînement. Pour comprendre l’effet qu’il a sur la personne qui l’emploie, j’ai appris son utilisation. Il faut tout d’abord placer le « sifflet pratique » à l’intérieur de la bouche, sur le fond du palais. Ensuite, il faut réussir à faire passer l’air à l’intérieur en poussant la pivetta contre le palais avec la langue pour que l’air ne passe pas sur les côtés. Au début, on ne produit que de longs râles. Puis, soudain, après de nombreuses tentatives, on entend un faible gazouillement. C’est comme un son venu d’ailleurs qui résonne dans la bouche indépendamment de toute volonté. Une fois sorti, ce son va revenir et, peu de temps après, on va pouvoir le produire à son gré. Il faut alors réussir à l’articuler tout en gardant la langue contre le palais. Certaines lettres sont particulièrement difficiles à prononcer : pour y réussir il faut exagérer le mouvement des lèvres. D’autres, comme la lettre « M », ne pourront jamais être dites, ainsi Pulcinella ne pourra pas prononcer le mot « mamma ». C’est pourquoi, les guarattellari disent qu’il n’a pas de mère.
6En plus de demander un long apprentissage, l’emploi du « sifflet pratique » comporte des dangers. Il exige une grande quantité d’air et avec le temps, il peut donner le tournis ou provoquer un manque de souffle, notamment si le marionnettiste a l’habitude de fumer ou est un grand buveur. La plupart des marionnettistes l’ont avalé au moins une fois dans leur vie. Très rarement, il arrive qu’il reste coincé dans l’œsophage ou dans la trachée, et alors une intervention chirurgicale peut être nécessaire. Bien que les accidents graves soient rares et non mortels, les guarattellari évoquent souvent le risque de s’étouffer. Nunzio Zampella, avait mis en garde les anthropologues venus l’interviewer ainsi : « se la sai adoperare, tu ci parli se no la ingoi, ti stracci la trachea, l’esofago, tu sbatti ‘nterra e muori ! là per là ! » (« si tu sais t’en servir, tu peux parler sinon tu l’engloutis, tu te déchires la trachée, l’œsophage, tu tombes par terre et tu meurs ! sur le coup ! »4).
7En ce qui concerne l’effet provoqué par le son du « sifflet pratique », il est souvent décrit comme magique. Leone, au début de sa carrière écrivait que la voix artificielle « augmente l’effet magique de la marionnette à gaine, qui en dehors de sembler douée d’une vie propre pour les mouvements, acquiert une propre voix, différente de celle du marionnettiste »5. Pour Gatto aussi, l’indépendance des marionnettes est la « magie » du spectacle de guarattelle et il raconte qu’elle peut être favorisée par le manque d’oxygène provoqué par l’emploi du « sifflet pratique »6. Irene Vecchia observe que la voix artificielle est « un son venant de l’au-delà, d’un autre monde »7. Gianluca Di Matteo définit le « sifflet pratique » comme une « magie pure », une « magie totale », quelque chose d’ancestral qui, en résonnant dans la bouche, provoque une joie immense8.
8La magie du « sifflet pratique » est liée à l’effet qu’il provoque sur ceux qui l’entendent. Le son de ce sifflet déroute et fait rire. C’est une voix non humaine qui parle le langage des hommes. Si le marionnettiste est en dehors du castelet, l’effet est encore plus frappant. C’est un homme qui parle avec une voix d’oiseau, à la façon de ces oiseaux capables d’imiter la voix des hommes. D’ailleurs, cet instrument augmente considérablement le volume et la puissance de la voix en attirant l’attention du public. Lors de mes recherches j’ai pu assister à une scène significative. Un marionnettiste napolitain dînait avec un petit groupe d’amis étrangers au monde des marionnettes. Dans le groupe, il y avait une petite fille de deux ans et demi qui commençait tout juste à prononcer ses premières phrases. À un moment donné, elle a remarqué un anneau en argent qui tenait serré l’écharpe du marionnettiste et sur lequel était représenté un masque de Pulcinella. « Cos’è questo ? » (« Qu’est-ce que c’est ? ») a demandé l’enfant. Dans les mains du marionnettiste, l’écharpe et l’anneau se sont vite transformés en une marionnette. « Je vais te montrer », lui a-t-il dit en cherchant quelque chose dans sa poche. Les amis assis à table n’étaient pas des habitués des spectacles des guarattelle, mais savaient ce que le marionnettiste cherchait et attendaient amusés la réaction de la petite fille qui aurait entendu pour la première fois une « langue inconnue ». La petite suivait des yeux le marionnettiste qui, sans lui montrer le « sifflet pratique », l’a pris, l’a mouillé dans un peu d’eau et l’a vite caché dans sa bouche. Quand Pulcinella a fait entendre sa voix – « Uè eh eh eh ! » – la petite fille a éclaté de rire avec lui. Elle a rigolé et tout suite elle a essayé de l’imiter. « Non posso, non posso » (« je ne peux pas, je ne peux pas »), répétait-elle en riant. Dans sa tentative de l’imiter, elle arrivait seulement à faire des pernacchi – des bruits vulgaires et moqueurs produits en soufflant l’air avec la langue serrée entre les lèvres –, auxquels Pulcinella répondait par des pernacchi bien plus forts et vigoureux. Vite l’enfant a commencé à s’enthousiasmer et à faire des pernacchi de plus en plus forts. Quelqu’un a alors essayé de lui dire que ce n’était pas bien qu’une petite fille fasse autant de pernacchi. Pourtant, la petite n’a pu s’arrêter que quand Pulcinella a disparu. Le rire enthousiaste de l’enfant rappelle la « joie immense » décrite par Gianluca Di Matteo. Pourquoi le « sifflet pratique » provoque-t-il une telle joie et même une telle excitation ? La réponse est peut-être à chercher dans la relation qu’il ré-établit entre la voix et le langage.
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9Le rapport que le « sifflet pratique » entretient avec les langages humain et animal peut être illustré par deux scènes consécutives où Pulcinella affronte, d’abord, un chien, puis, son maître. Cette séquence fait partie du répertoire commun aux marionnettistes à gaine napolitains, qu’ils appellent « il tradizionale » (« le traditionnel »). Il s’agit de cinq pièces formées par une dizaine de scènes qui peuvent être enchaînées selon différentes combinaisons et qui sont exécutées à peu près de la même façon par tous les guarattellari. Parmi ses séquences, celle du chien est l’une des plus jouées.
10Pulcinella est en train de danser et de chanter une sérénade pour sa fiancée Teresina, quand un chien arrive et, sans être vu, se joint à la danse. Puis, Pulcinella le voit, sursaute de peur et le chien commence à aboyer et à l’agresser. Après un premier affrontement, Pulcinella essaye d’apprivoiser l’animal : il le caresse et lui apprend des tours. Par exemple, il lui ordonne de se rapprocher ou de s’éloigner, ou encore d’ouvrir et de fermer la bouche. Pourtant, alors qu’il semble avoir réussi à le dompter, le chien l’agresse à nouveau et finit par lui attraper le bras. Pendant toute la scène, Pulcinella parle au chien avec sa voix artificielle articulée dans le langage humain, alors que le chien ne parle pas. Avec la même voix que Pulcinella, il aboie, gronde, il mord.
11La communication entre le chien et Pulcinella est riche de répétitions et de parallélismes. La valeur parodique de ces répétitions est évidente dans un gag joué par Salvatore Gatto9. Pulcinella, après s’être enfui à toutes jambes devant le chien, revient sur scène armé d’un bâton. Il donne cinq coups sur la scène en signe de menace et le chien répète le même rythme en claquant des dents. Pulcinella donne alors trois coups sur la scène et, de nouveau, le chien claque des dents trois fois. Le chien répond donc à Pulcinella avec des parallélismes rythmiques par lesquels il reprend le même rythme en changeant les gestes. Pulcinella, voyant que le chien l’imite, s’exclame : « Chest me sfott’ pure’ o vi ! » (« Celui-ci se moque même de moi, regardez ! »)10. Il interprète ainsi les parallélismes rythmiques du chien comme une moquerie. Le chien semble capable de comprendre que Pulcinella est en train de le menacer. De plus, il lui montrerait son insouciance en le parodiant.
12Par ailleurs, la communication entre les deux personnages est caractérisée par un renversement du rapport de force. Ce qui apparaît notamment dans le morceau final quand Pulcinella essaye d’apprivoiser le chien. Il l’approche doucement, et il commence à lui caresser le museau en remontant jusqu’au cou, tandis que le chien ouvre sa gueule. L’animal répond donc par un geste d’agression au geste d’affection, avec lequel Pulcinella voudrait le dominer. Pulcinella lui ordonne alors de fermer sa gueule et, puisque le chien obéit, il lui apprend à ouvrir et fermer la bouche en suivant ses ordres. Content, il se félicite d’avoir dressé le chien : « Uè eh eh eh ! Aggio fatto ‘o cane ammaestrato ! » (« Uè eh eh eh ! J’ai fait le chien savant ! »)11. Il lui propose alors du poisson frit pour qu’il soit sage. En guise de réponse, le chien aboie et le mord. Encore une fois, il répond à Pulcinella en l’agressant.
13Dans cette scène, d’une part, Pulcinella parle au chien pour l’apprivoiser ou le chasser : il le menace, il le flatte ou lui donne des ordres. D’autre part, le chien lui répond de trois façons : soit en le parodiant avec des parallélismes rythmiques, soit en exécutant ses ordres, soit en l’agressant par des aboiements et des grondements. La plupart du temps, il l’agresse en obligeant celui qui voudrait le dominer à prendre la fuite. D’ailleurs, c’est l’animal qui a le dernier mot dans cette scène. Et son dernier mot est une morsure. De fait, à la fin de la scène, le chien aboie une dernière fois, gronde et attrape le bras de Pulcinella. Les cris de l’animal rendent ainsi vain le discours par lequel Pulcinella voudrait le domestiquer.
14Dans la scène suivante, la voix du « sifflet pratique » est confrontée à une voix humaine. Quand le chien lui mord le bras, Pulcinella commence à crier « à l’aide » et à appeler le maître du chien. Un voyou, le guappo, arrive et consent à le libérer à condition d’être payé. Pulcinella accepte mais, après avoir été libéré, « paye » le maître du chien avec des coups de bâton et il finit par le tuer. Dans cette scène, c’est donc le guappo qui voudrait dominer Pulcinella en lui extorquant de l’argent et c’est Pulcinella qui finit par le dominer en le tuant.
15Tout comme l’affrontement avec l’animal, cette scène est riche de répétitions et de parallélismes qui ont une valeur parodique. Pour convaincre son chien de laisser le bras de Pulcinella, le guappo le caresse et l’encense. Pulcinella répète les flatteries prononcées par le guappo en les transformant en insultes contre le chien et contre le maître. Par exemple, quand le maître dit « o’ patrone t’accarezza ! » (« ton maître il te caresse ! »), Pulcinella s’exclame «o’ patrone è ‘na schifezza ! », « ton maître il est dégueulasse ! »)12. C’est-à-dire qu’il répète la même phrase en changeant un seul mot et par un parallélisme syntaxique il transforme la louange en une insulte.
16Comme le chien, Pulcinella se sert également de parallélismes rythmiques, notamment lorsqu’il reprend une chanson entonnée par le guappo. Pulcinella, libéré du chien, s’est évanoui. Le maître, qui ne voit pas Pulcinella étalé par terre, se félicite d’avoir gagné un peu d’argent grâce à son chien. Il chante tout en tapant le rythme avec la main : « e me vojo cunsulà ! e me vojo ‘mbriacà ! e me vojo consulà e me vojo ‘mbriacà ! » (« et je veux me régaler ! et je veux me soûler ! et je veux me régaler ! et je veux me soûler ! »)13. Quand le maître termine, Pulcinella se lève et chante à son tour : « e’ te vojo ‘ntussecà ! e te vojo ruvinà ! » (« et je veux t’intoxiquer ! et je veux te ruiner ! »14). La réponse de Pulcinella consiste en un parallélisme à la fois rythmique et syntaxique. Il reprend la même phrase avec des mots différents et il répète le même rythme de la chanson avec d’autres gestes. Alors que le maître avait tapé le rythme sur la scène, Pulcinella le tape sur la tête du maître. Son parallélisme se termine donc par une agression.
17Ces répliques qui altèrent le discours de l’interlocuteur sont aussi caractéristiques du Pulcinella en chair et en os.
Il linguaggio di Pulcinella burattino riprende alcuni caratteri della pulcinellata teatrale, con una netta preferenza per l’equivoco verbale, la deformazione onomastica, la contraffazione ironica delle parole dell’interlocutore, l’onomatopea e la filastrocca. Questi ultimi tre aspetti vengono esasperati oltre ogni limite, e rinviano, oltre che al gergo della pulcinellata tradizionale, al linguaggio infantile15.
18Comme Scafoglio le montre, ces techniques verbales sont à la fois des techniques de résistance et d’agression devant le discours des puissants, qu’ils soient des rois, des capitaines ou, comme dans ce cas, des maîtres de chiens16.
19Enfin, dans le théâtre des guarattelle, l’alternance entre la voix artificielle et la voix naturelle semble amplifier l’effet dérisoire de ces répliques. Le pouvoir parodique de la voix du « sifflet pratique » atteint son paroxysme dans le pernacchio, l’insulte majeure que Pulcinella adresse contre la superbe de ses ennemis. On peut par exemple se référer à l’un des pernacchi que Pulcinella adresse au maître du chien. Lorsqu’il croit avoir tué Pulcinella, le guappo s’adresse au public : « finalmente sono riuscito ad uccidere a questa carogna di Pulcinella e quando passerò per le strade di Napoli le persone che mi conoscono sapendo che ho ammazzato a questo farabutto si leveranno coppola o cappello e mi diranno Don Pasquaaale… » (« finalement j’ai réussi à tuer cette charogne de Pulcinella et quand je passerai par les rues de Naples les personnes qui me connaissent, sachant que j’ai tué cette crapule, ôteront leur casquette ou leur chapeau et me diront Don Pasquaaale… »)17. Ce discours de vantardise du maître de chien est réduit au silence par un seul, long et puissant pernacchio de Pulcinella. Dans ce cas, un seul son irrévérencieux, accru en puissance par le « sifflet pratique », suffit à anéantir le discours de domination du guappo. Si le cri du chien rend vain toute tentative de domestication, les non-sens de Pulcinella, qui rejoignent leur paroxysme dans le pernacchio, gagnent sur les abus du guappo.
20Les deux affrontements de Pulcinella contre le chien et contre le maître contiennent donc une inversion des rapports de force. Le chien, apprivoisé au début, l’emporte sur Pulcinella. Pulcinella, soumis aux abus du maître, finit par le tuer. Cette dynamique simple et essentielle correspond au caractère du protagoniste des guarattelle. Comme l’expliquait Nunzio Zampella, Pulcinella est « uno stupido intelligente » (« un idiot intelligent »)18. Il est idiot parce qu’il se laisse embobiner par ses ennemis. Mais il est intelligent dans la mesure où il arrive à renverser la situation et à duper le dupeur. Une telle inversion du rapport de force est exprimée par une transformation du discours de l’oppresseur. Les non-sens et les pernacchi prononcés par Pulcinella ridiculisent le discours du guappo tout comme les hurlements du chien font taire Pulcinella.
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21Ce qui est intéressant dans la séquence analysée, c’est que la voix qui détruit le discours de l’oppresseur en le ridiculisant, est toujours celle qui se rapproche le plus des cris des animaux. La voix du maître du chien, humaine et articulée, est ridiculisée par la voix de Pulcinella, qui est très articulée mais non humaine. Alors que la voix de Pulcinella est ridiculisée par celle du chien, qui n’a rien d’humain, ni le son ni l’articulation. Dans les deux cas, la voix qui est la plus proche du langage humain énonce un ordre, un impératif. Alors que la voix qui ressemble le plus aux cris des animaux s’oppose à cet impératif, soit en le ridiculisant, soit en exprimant une menace et en attaquant l’interlocuteur. Il est d’ailleurs significatif que le chien soit le seul ennemi que Pulcinella n’arrive pas à chasser tout seul. Que nous dit donc le « sifflet pratique » de la relation entre l’énonciation humaine et animale ?
22Lors de son intervention à Londres en juillet 2016, Agamben avait parlé du langage de Pulcinella comme d’un « autre langage » et de sa voix comme d’« une autre voix ». Dans l’apostille à la deuxième édition de Pulcinella ovvero Divertimento per li regazzi, il emploie plutôt les expressions « non-voix » et « langue inconnue ». La préférence pour ces deux autres définitions n’est peut-être pas sans signification. Agamben avait en effet utilisé l’expression « autre Voix » dans le Langage et la mort avec un sens précis. « L’autre Voix » était ici la voix comme pure intention de signifier, fondement du langage. Pour expliquer cette notion, il citait un exemple tiré du De Trinitate de saint Augustin. Celui-ci observe que temetum peut être à la fois un son pur (te-me-tum) ou un son signifiant (le mot temetum) dont on ignore la signification. Un tel son signifiant était pour Agamben « l’autre Voix ». Elle n’est plus une « voix animale » car elle a déjà une intention de signifier. Et elle n’est pas encore une voix humaine car elle n’est pas encore associée à un signifié. « L’autre Voix » est le moment où le langage advient entre le « ne-plus » de la pure voix et le « non encore » de la signification19. Dans cette autre Voix, la « voix animale » se perd au moment où elle est incluse dans le langage humain.
23Or, la voix du « sifflet pratique » semble provoquer un mouvement inverse. Ce n’est pas la voix qui se perd dans le langage. Mais c’est le langage qui se perd au moment où il est inclus dans le son du « sifflet pratique ». D’une part, la voix du « sifflet pratique » inclut le langage, parce qu’elle s’articule et dialogue avec la voix humaine. D’autre part, elle exclut le langage au moment où, dans cette articulation et dans ce dialogue, elle prive le discours de son sens et de sa signification originale. La voix du « sifflet pratique » est donc une voix dans laquelle advient la perte du langage plutôt que son avènement. C’est peut-être pour rendre compte de cette négativité que, dans l’apostille à la deuxième édition de son Pulcinella, Agamben l’appelle « non voix ». La « non voix » du « sifflet pratique » produirait la perte du langage entre le « non plus » du sens et le « non encore » de la voix animale. Une perte que la voix de Pulcinella renouvelle continuellement.
24Comme nous avons vu, dans la scène des guarattelle, la négation du sens permet à la voix du « sifflet pratique » de s’opposer au pouvoir coercitif du langage. On peut relier cet autre aspect à l’interprétation que fait Agamben de Pulcinella comme d’une « via d’uscita », d’une issue, d’une fuite. Pour Agamben, la comédie en général et Pulcinella en particulier annoncent une autre politique au moment même où ils montrent l’impossibilité de toute action. En interrompant l’action et le langage, en exhibant l’impossibilité de dire et d’agir, le comique « montre ce qu’un corps peut quand toute action est devenue impossible »20. Dans ce cadre, la voix du « sifflet pratique », dit Agamben, montre qu’il y a encore quelque chose à dire quand on ne peut plus parler. La voix du « sifflet pratique » est comparable à ce que Benjamin appelle un « caractère destructeur » : elle se fraye de nouveaux chemins en détruisant, elle « démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse »21. Mais quel est ce nouveau chemin ? Quel nouveau langage fonde-t-elle ?
25Cette voix des animaux qui gagne à chaque coup sur le langage humain n’est-elle pas justement la voix du corps ? L’une des meilleures imitations du langage du corps n’est-il pas le pernacchio ? La joie transmise par le « sifflet pratique » s’expliquerait alors par le fait qu’il est capable de restituer la voix au corps en détruisant le langage. Et l’enfant qui répond à Pulcinella avec des pernacchi a peut-être saisi, tout comme le philosophe, le secret de cette « langue inconnue ».