Postface — Animal, humain : quelles opérations trans-langagières, à quelles fins ?
1Le problème des relations conceptuelles entre le domaine de l’éthologie animale et celui de la sémiotique, comprise comme théorie générale du langage et de la signification, est au centre de nos préoccupations. On se propose donc de dérouler ici un ensemble de questions autour de cette problématique.1 En effet, en nous interrogeant sur « les opérations trans-langagières » de l’animal à l’humain– et réciproquement –, nous devons nous demander ce que « le discours des animaux », ou plutôt « l’expression animale », fait à la sémiotique, sur ce qui la conforte et ce qui la dérange dans ses présupposés, dans ses hypothèses, dans ses modèles et dans ses manières de penser le sens. Et nous devons nous interroger aussi, en retour, sur la contribution que la sémiotique peut apporter en propre aux recherches actuelles en éthologie animale. Nous présentons ici ces réflexions à travers une suite de points, parfois développés, parfois plus courts, ne prétendant nullement à l’exhaustivité mais qui nous paraissent comme autant de titres de problèmes dignes d’intérêt.
2La première question est celle de l’extension du champ sémiotique (sous l’intitulé : Enonciation, expression, cognition) à l’univers des animaux et ce qu’elle implique d’un point de vue théorique. En considérant la signification comme préalable à toute communication, on s’intéresse, dans un deuxième point, au statut des « mondes propres » et aux conditions de reconnaissance, de circulation et de partage du sens entre les Umwelten (Sens, interaction et pertinence). Se pose du même coup le problème du métalangage de description, comme il s’est présentée, entre autres, à Frans de Waal qui a cherché à le résoudre à travers sa notion d’« anthropocentrisme critique » (Métaphorisation). Des mots aux discours, on en vient à interroger, en quatrième lieu, l’étonnant foisonnement des genres qu’a suscité la rencontre inéluctablement différée entre les hommes et les animaux (Pluralisation générique). La quête narrative de cette « proximité lointaine », empruntant parfois des formes d’identification mimétique inattendues, peut apparaître, cinquième point, comme une illustration radicale de la suspension phénoménologique (Pettraining et épochè). Enfin, rapportée à la « parole aux animaux » et au débat entre énonciation et expression au risque de l’anthropocentrisme, on confrontera l’hypothèse de la quasi-énonciation à la position de G. Marrone sur les formes de l’internaturalité (Controverse de la quasi-énonciation). Enfin, dernier point illustratif de cet ultime problème, on proposera pour conclure un bref commentaire sémiotique sur les opérations de « séduction » des oiseaux jardiniers à nuque rose (Création animale et esthétique).
1. Extension du champ sémiotique : énonciation, expression, cognition
3Dans un texte intitulé « Sémiotique et biologie »2, co-écrit avec un biologiste, nous écrivons3 que « le monde vivant […] paraît être par excellence l’univers de la semiosis, univers de la production du sens, ce terme étant compris dans sa double acception d’orientation et de signification ». Assumer cette hypothèse appelait, dans le contexte où nous travaillions alors, deux observations liminaires : en premier lieu, cela revenait à accepter une redéfinition du champ d’extension de la semiosis en y incluant aussi les phénomènes biologiques élémentaires, appréhendés même à l’échelon cellulaire. Ces phénomènes, si éloignés du langage articulé, relèveraient d’une sorte d’« épisémiotique », comme Antoine Culioli parle d’épilinguistique. Il emploie ce terme pour désigner l’activité de théorisation plus ou moins consciente de tout sujet parlant qui ne cesse, dans l’exercice de sa parole, de faire des hypothèses sur le « formulable », d’émettre des « règles » de conformité, d’évaluer l’acceptabilité4. L’activité épilinguistique, sorte de système de représentation interne à la langue, se distingue, tout en lui étant complémentaire, de la représentation métalinguistique qui est, de son côté, rationalisée, explicite et explicative : via la glose, nous allons sans cesse d’une activité à l’autre. La zone « épisémiotique » – concernant en l’occurrence la semiosis cellulaire – désignerait ainsi, très en amont des langages institués, une activité cognitive et signifiante sous-jacente à ses articulations que nous connaissons à travers nos modes de description. En second lieu, assumer cette hypothèse revenait à rompre avec un certain anthropocentrisme propre aux sciences du langage… en suivant davantage et de plus près, si cela est possible, la leçon de décentrement que nous donne l’éthologie.
4Mais immédiatement, des questions surgissent. « Peut-on parler de cognition en dehors de l’activité psychique sous-tendant les faits de langage ? Existe-t-il un rapport homothétique entre cognition – ce terme étant considéré dans son acception générique qui est celle d’une activité mentale productrice de sens – et les phénomènes d’intégration permettant par exemple à une cellule d’adapter en temps réel son métabolisme et son activité fonctionnelle aux contraintes et aux fluctuations de son environnement ? » Ces questions se resserrent évidemment sur l’objet général qui nous occupe dans l’article ici cité, mais cet objet n’est pas loin, formellement, de celui du « discours des animaux » : « Ce rapport [homothétique] se justifie-t-il pour rendre compte des capacités de la cellule d’interagir et de communiquer utilement, c’est-à-dire d’une façon coordonnée avec ses voisines, que celles-ci lui soient phénotypiquement semblables ou qu’elles appartiennent à d’autres familles cellulaires ? » Et nous en arrivons alors à la question cruciale : « Peut-on, par extension, envisager l’existence d’une forme de cognition qui ne soit pas mentale, qui ne soit ni consciente, ni même inconsciente, et qui, à la différence de l’intelligence artificielle, ne se contenterait pas de reproduire un certain nombre de schémas ou de comportements stéréotypés par le biais de calculs algorithmiques, mais qui serait dotée d’une capacité de singularisation, d’anticipation et même d’invention ? »
5C’est à travers de telles questions que nous pouvons aborder le problème de « la parole aux animaux », même si les « formes de pensée biologique » des cellules sont évidemment très archaïques par rapport à celles des animaux évolués, non-humains comme humains. Mais ces questions se resserrent sur le rapport entre cognition et activité langagière, ou énonciation. Peut-on assumer, sémiotiquement, des opérations cognitives indépendantes de l’activité expressive ou, a fortiori, énonciative ? Quand on pense à l’appareil formel de l’énonciation, depuis E. Benveniste jusqu’à J.-Cl. Coquet et aux sémioticiens contemporains, avec l’outillage conceptuel considérable qui en articule si finement les opérations (praxis énonciative, débrayage/embrayage, instances, textualisation, perspective, point de vue, focalisation, etc.), on ne peut que s’interroger sur la difficulté de leur transfert à des actions cognitives hors énonciation. Or celles-ci sont manifestes, bien au-delà du monde cellulaire, dans les jeux, les calculs, les ruses et toutes les stratégies qu’attestent les comportements animaux. Si donc un tel transfert est pourtant possible, quelles sont alors les conditions, les contenus, les effets et les finalités des opérations trans-langagières, ou trans-expressives, qui fondent le partage du sens entre humains et animaux ? Ce que l’on cherche à saisir, et éventuellement à décrire, ce sont ces passerelles entre les processus de signification et de communication qui transitent entre un monde cognitivement élémentaire en apparence comme celui de la cellule, un monde supposé moyennement élaboré parce qu’il serait contraint par ses paramètres fonctionnels comme celui des animaux évolués, et un monde cognitivement hyper-élaboré, ou supposé tel, comme celui du langage avec sa double articulation et ses processus énonciatifs.
6A vrai dire, le chemin est déjà quelque peu balisé en sémiotique. L’exploration des opérations signifiantes anté-prédicatives a depuis longtemps commencé : reprenant la question de Levinas, « Comment ouvrir au langage les frontières de la réalité donnée où nous habitons ? », Jean-Claude Coquet introduit, dans Phusis et logos,5 le concept de prédicat somatique. Il le définit comme la « prise » sur le monde, exprimant le sensible, opposable aux « prédicats cognitifs », relevant du logos, et caractérisés comme des « reprises ». Une autre approche de cet espace prédicatif du soma est illustrée par l’ouvrage de Raúl Dorra, La maison et l’escargot. Pour une sémiotique du corps, qui s’ouvre précisément sur une analyse de la bave de l’escargot, trace écrite du corps en mouvement – en fuite ou en quête6. On peut également évoquer les investigations d’Eric Landowski qui cherche à dégager et à décrire l’espace signifiant en amont du discours verbal articulé. Il invite même à en rabattre des structures et des modèles que ce discours apporterait, du fait de son métalangage, aux sémiotiques non-verbales. Car l’objet est, pour lui, « la dimension esthésique de notre rapport au monde, (…) celle à travers laquelle il nous est donné d’éprouver le sens comme présence »7. L’enjeu de ces différentes démarches, portant sur des zones anté- ou para-prédicatives, et notamment celle de « l’éprouvé » initialement analysé par Anne Hénault8, est d’élaborer un dispositif conceptuel susceptible de l’analyser.
7Les sémioticiens qu’on vient de citer partagent avec les éthologues du monde animal un jugement d’ordre éthique concernant non pas tant la parole humaine que les conclusions qu’en tirent les humains : c’est l’arrogance du logocentrisme, ce qu’Elisabeth de Fontenay appelle « le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine »9. Le renoncement à cette arrogance et à cette primauté conduit à poser le problème des conditions de l’interaction entre-expressive humain-animal. Une telle position n’est pas si nouvelle. Elle a été celle de Montaigne dans l’« Apologie de Raymond Sebond » et des philosophies de l’Antiquité pré-socratique dont il s’inspire, philosophies anté-dualistes et fondées sur le partage trans-spécifique de l’anima.
2. Sens, interaction et pertinence
8Ce renoncement porte évidemment d’abord sur les paramètres de l’énonciation, et en tout premier lieu sur la catégorisation tranchée du débrayage (le monde en « il ») et de l’embrayage (le monde en « je ») qui a fait dire à Greimas, un jour, lors d’une conférence au Brésil : « “Il” est, après le cheval, la plus noble conquête de l’homme. » Ligne de clivage indépassable et muraille dressée entre expressions humaine et animale, la valorisation exclusive de cette double opération est de nature à décourager toute poursuite d’investigation.
9Or, bien en amont de cette schizie propre à l’énonciation humaine, on rencontre le problème de l’Umwelt et de la communication entre les mondes que ce terme désigne. On pourrait dire qu’avant même la question du langage – mais à travers lui –, se pose celle de l’autorité de l’humain sur tout autre Umwelt que le sien. Nous reprenons ici le concept central de Jakob von Uexküll10 qui désigne précisément « le monde propre » à chaque espèce, avec son espace perceptif et actantiel spécifique, qu’il s’agisse de celui de la tique, de la chauve-souris ou du léopard, le monde auto-centré d’un organisme en relation exclusive avec sa tranche de réel, qui est du même coup la totalité de son réel. Comment accéder à l’Umwelt de l’autre ? Entrer dans son point de vue ? Entrer dans son vécu ?
10Frans de Waal, dans Sommes-nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?11évoque d’emblée ce problème, à travers nombre de récits d’expériences : « quel effet ça fait d’être une chauve souris ? », etc. Difficulté extrême qui repose sur les conditions de l’observation et sur les forces téléologiques de la perspective qui font corps avec elle. Ainsi, il raconte comment le test du miroir appliqué à un éléphant pour déterminer s’il était sensible à son propre reflet a été sanctionné par un échec et a conduit à la conclusion, erronée, que « l’espèce n’avait pas conscience de soi ». Or le miroir, ajusté aux dimensions humaines et trop petit pour le pachyderme, ne lui laissait voir que le bout de ses pattes. Réajusté aux proportions de l’animal, les conclusions scientifiques ont été tout autres : l’éléphant faisait le lien entre le reflet et son propre corps.12
11D’un point de vue sémiotique, on retrouve ici le principe théorique de base qui est celui de l’immanence avec les règles méthodologiques de pertinence que ce principe implique. On le sait, l’exigence première de l’analyse est d’installer le plan de pertinence pour fonder l’observable et contrôler de cette manière le fait, pour reprendre la célèbre formule d’Heisenberg (1958), que « ce que nous observons, ce n’est pas la Nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation. »13
12De là découle une typologie possible des règles de pertinence, pour l’établissement desquelles la sémiotique peut apporter une contribution spécifique. Par exemple, rapports méréologiques entre l’ensemble et ses parties, entre le global et le local sur la base de traits isotopes ; appréhension de la « pratique » à travers l’étagement de différents régimes de pertinence corrélés les uns aux autres14 ; saisie des phénomènes selon les rapports entre l’approche paradigmatique et leur intégration syntagmatique ; identification des schèmes « narratifs » à l’intérieur des procès ; attention portée aux processus de déformation ou d’ajustement selon les ordres sensoriels sollicités… Ensemble bien sûr non limitatif, et ici non construit, mais derrière chaque élément duquel nous percevons un développement théorique et une démarche possible.
13Ainsi, le cheminement du trans-langagier déduit des actions et des situations reposerait sur les conditions du contact, nécessairement imparfait comme il en est de tout langage, entre différents Umwelten. Le partage des « mondes propres », toujours objet de quête comme il en est entre humains, reposerait au départ sur l’établissement des plans de pertinence, c’est-à-dire sur les conditions d’un langage. Or, précisément, l’observation et le partage se heurtent à un autre obstacle à l’intercompréhension, celui de la langue elle-même et de son inévitable figurativité.
3. Métaphorisation et « anthropocentrisme critique »
14La métaphore, voilà la grande briseuse de plan de pertinence : car le langage humain est inévitablement anthropo- et ethnocentrique, en raison même de la forme qu’il donne aux contenus à travers la diversité de ses langues et en raison aussi du foyer figuratif de ces contenus. On n’y échappe pas. Dans son introduction à Du sens,intitulée précisément « Du sens », Greimas observe que « l’homme vit dans un monde signifiant », qui est intuitivement et spontanément assumé ; interroger ce monde implique une dimension métalinguistique. Or, regardée de près, cette dimension est confrontée à de terribles risques véridictoires : approximations, mensonges, déviations, malentendus, déformations figuratives. Ainsi, dès que le métalangage nous fait dire : « que veut dire ce mot ? Qu’est-ce qu’on entend par là ? », voilà qu’il anthropomorphise. Greimas souligne que le mot semble alors spontanément doté d’un vouloir propre et de qualités sensorielles. A travers ces frémissements du sens, on se croirait même dans un univers un peu fantastique. On découvre que la prosopopée est partout, que le monde des abstractions s’anime. Or cet anthropomorphisme culmine avec la place reconnue à la figurativisation du langage, non pas seconde et décorative, mais au contraire première et fondatrice. Greimas écrit alors, sur la base de l’analyse sémantique structurale qui a identifié l’inévitable étagement des isotopies dans tout énoncé : « Parce que la langue naturelle n’est jamais dénotative, mais multiplane, vivre sous la menace constante de la métaphore est un état normal, une condition de la ‘’condition humaine’’. »15
15Sur des bases analytiques différentes, il rejoint la position de Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extra-moral 16. Le développement du philosophe allemand concerne ici un problème crucial, à la croisée de la non-correspondance humain / animal. Du reste, issu de ses premiers travaux (son cours de philologie et de rhétorique), ce texteporte en germe la plupart des grands thèmes de sa réflexion future, et notamment la critique de l’humanisme et de l’anthropomorphisme de toute connaissance formulée ensuite sous le nom de « perspectivisme ». A cela s’ajoutent l’analyse du rôle du langage pour dénoncer la « philosophie de la grammaire » faite de la confusion entre les mots et les choses, la critique du cogito et des illusions de la conscience, l’analyse des valeurs comme expression de « besoins vitaux », la compréhension de l’éthique comme oubli d’une politique, et surtout la question de la « vérité ». Ces thèmes nietzschéens, relevés par François Warin et Philippe Cardinali dans leur présentation de ce livre, intéressent directement notre problématique. Mais surtout ils montrent le caractère central de la question verbale qui en est littéralement le foyer. Or que pointe-t-il, sinon « l’absence » de l’objet au creux de toute dénomination : d’où son statut inévitablement tropique et métaphorique. Dès lors, ce n’est pas le concept qui est premier, c’est la métaphore ; le concept résulte d’un engendrement par métaphorisation. On ne sort jamais du champ métaphorique puisque le concept même de métaphore est une métaphore, une « translation spatiale », imposant le discours comme une mise en abyme de figures, comme « métaphores de la métaphore », selon l’expression de Sarah Kofman17.
16Le postulat fondamental est bien celui de l’inaccessibilité des choses mêmes (« l’énigmatique X de la chose en soi », « un X qui reste pour nous inaccessible et indéfinissable » écrit Nietzsche), cette indépassable opacité qui commande aussi les relations homme / animal. La dénonciation nietzschéenne consiste à rejeter la « suture symbolique », illusoire, et à lui opposer une « rupture dia-bolique », à savoir une disjonction préalable entraînant une série disjonctive en chaîne, récursive. Celle-ci opère en trois temps :
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Disjonction initiale entre les choses et l’excitation sensorielle dans la perception, inaugurant la métaphore : « Une excitation nerveuse d’abord transposée en une image ! première métaphore ».
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Disjonction entre l’image et le mot formé pour la désigner, engendrant une nouvelle métaphore : « L’image à son tour remodelée en un son ! Deuxième métaphore. »
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Disjonction enfin entre le mot et le concept, par où s’opèrent les attributions de valeurs spécifiques, génériques et finalement abstraites : troisième métaphore.18
17« Qu’est-ce donc que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires. »19 La boucle de ce schéma rhétorique est ainsi bouclée : toute topique est tropique, et par là, inéluctablement anthropocentrée. « Vivre sous la menace constante de la métaphore » est bien, comme le dit Greimas, « une condition de la ‘’condition humaine” » ; « menace » que l’humanité projette, avec tout son équipement sémiotique, sur sa relation avec la condition animale. Ainsi, quand deux chimpanzés ou bien deux poissons collent leurs bouches l’une contre l’autre après une dispute, dire qu’ils « se réconcilient » et qu’ils « s’embrassent », c’est poser un « baiser », ce mot se présentant comme une métaphore anthropomorphe chargée non seulement d’affects, mais aussi de codifications culturelles. Frans de Waal observe que quand on chatouille de jeunes chimpanzés, leur rythme respiratoire se modifie bruyamment et on dit qu’ils rient. Qu’est-ce que cela signifie au juste ?
18S’il pose donc clairement la question de l’anthropocentrisme verbal, le même auteur n’évite pourtant pas de tomber dans son piège. Ainsi, il cite la formule célèbre de Wittgenstein qui, prenant acte du « mur qui se dresse entre les animaux et nous », déclare : « Un lion pourrait parler, nous ne pourrions le comprendre. » Et il commente, contre ceux qui ont critiqué l’ignorance chez le philosophe autrichien des « subtilités de la communication animale », en écrivant que « le sens profond de cet aphorisme est clair : nos expériences sont si différentes de celles du lion que nous n’arriverions pas à comprendre le roi de la jungle (nous soulignons) même s’il parlait notre langue. »20 Problème de plan de pertinence, mais assorti d’une métaphore stéréotypée qui, certes, n’entre pas dans l’Umwelt des lions.
19Mais Frans de Waal assume. Comme on ne peut faire autrement que de se soumettre à notre condition métaphorique, il y consent sous la protection de ce qu’il appelle « l’anthropocentrisme critique ». Celui-ci est non seulement fondé sur un usage mesuré et raisonné de la métaphore, mais surtout, et c’est plus productif, sur la propriété qu’a la métaphore d’ouvrir un monde et d’en dessiner les linéaments possibles. Ainsi parler de « dispute » suivie de « réconciliation », bien qu’expressions anthropomorphes, suggère selon lui une piste à suivre, « des idées à tester ». Cela conduit surtout à consolider l’hypothèse de schèmes narratifs dont l’origine, fondée sur des actes élémentaires de conjonction et de disjonction pour la reproduction, la fuite ou la prédation, devient transfuge d’une espèce à l’autre. L’anthropomorphisme critique peut alors conduire, à partir d’une entrée métaphorique, à une conceptualisation qui lui échappe en partie et devient une hypothèse théorique. D’un point de vue sémiotique, ce fondement figuratif du langage, par delà l’inévitable humanisation du sens, est aussi ce qui le met au bord du sensible, retraçant le contact – même indirect – avec l’expérience : il en désigne le lieu. C’est ce qui le rend susceptible de construire le partage du sens.
4. Pluralisation générique et rencontre différée
20Le foisonnement générique, la prolifération des registres énonciatifs, la multiplication des isotopies thématiques, des configurations et des motifs dans les différentes cultures, les liens avec le sacré comme avec le ludique, le chassé croisé du comique et du tragique, du réalisme, du magique et du fantastique, la prégnance du didactique et de l’argumentatif, de l’éthique et de l’esthétique, la puissance narrative de la prédation et de la proie – à commencer par la prédation humaine qui hante notre époque –, bref, cette extraordinaire prolixité langagière est sans doute un des traits les plus symptomatiques de la relation incertaine, à la fois inquiète, fascinée et opaque qui s’est nouée entre les humains et les animaux. Cette abondance en atteste en tout cas, de manière formelle et pour ainsi dire de l’extérieur, toute l’importance. Elle nous place au cœur de notre recherche sur « la parole aux animaux ». Là en effet se met en jeu la question des valeurs que les humains, à travers leurs discours et ceux qu’ils prêtent aux bêtes, posent et reposent sans relâche, d’une manière qu’on pourrait presque dire compulsive.
21Ce point mérite de longs développements, et plusieurs perspectives sont ouvertes dans les textes qui précèdent. On ne peut, évidemment, les prolonger ici en envisageant une réflexion d’ordre typologique, compte tenu de l’ampleur de l’entreprise. Mais il est possible de considérer qu’un rapport tensif lie la profusion des formes de verbalisation à l’impossibilité d’une réponse. Prolixité du point de vue de l’homme et silence du point de vue de l’animal seraient dans un rapport inversement proportionnel. On peut y voir une autre version de l’imperfection et de l’inaccomplissement.
22Mais c’est incontestablement la figure du renversement des identités et des rôles qui occupe une position centrale dans cet épanchement insatiable. Et cela aussi bien au service des recentrements culturels qu’à celui des décentrements. On pense évidemment au multinaturalisme proposé par Philippe Descola (2005) dont les références, nombreuses ici même, montre qu’il est parfaitement acclimaté en sémiotique. Les régimes de partition du rapport humain / non-humain entre intériorité et physicalité, sur le fond de continuité ou de discontinuité, génèrent un superbe groupe de Klein – un peu suspect par son homogénéité même. Il s’en dégage, cela fait partie maintenant de la doxa anthropo-sémiotique, les modèles distincts du naturalisme (discontinuité de l’intériorité et continuité de la physicalité), de l’animisme (continuité de l’intériorité et discontinuité de la physicalité), du totémisme (continuité de l’intériorité et continuité de la physicalité) et de l’analogisme (discontinuité de l’intériorité et discontinuité de la physicalité). Chacun de ces régimes culturels devient une structure d’accueil possible, formant un ensemble au sein duquel peuvent se répartir les configurations discursives et les genres qui narrativisent les relations socio-culturelles animal/humain, qui les axiologisent et leur confèrent éventuellement un sens téléologique. Même modestement, la fable animalière illustrerait ainsi un modèle naturaliste teinté d’animisme.
23Prenant appui sur ce schème général, G. Marrone montre comment le récit permet de faire transiter le sens d’un modèle à l’autre. Ainsi, dans le Rapport pour une Académie, le singe de Kafka devenu homme, en s’adressant aux « Eminents Académiciens », met en péril les valences énonciatives qui soutiennent, à titre de présupposés, la prise de parole institutionnellement codifiée, « typiquement humaine », et la croyance en ses valeurs. On peut dire qu’au cœur de ces discours se trouvent mis en scène des problèmes de renversements, de réversibilités, d’ajustements et de superpositions partielles. Alors s’entrecroisent et s’enchevêtrent anthropomorphisme et thériomorphisme. Desmond Morris, évoquant le caractère spectaculaire des conférences de Konrad Lorenz, observe que, lorsqu’« il parlait d’un poisson, ses mains se muaient en nageoires. Il évoquait les loups : ses yeux devenaient ceux d’un prédateur. Il racontait une histoire sur ses oies : ses bras se changeaient en ailes contre ses flancs. Il n’était pas anthropomorphe, mais le contraire : thériomorphe – il devenait l’animal qu’il décrivait. » De la métempsychose à la métamorphose, les chemins génériques du thériomorphisme sont nombreux. Sans compter, pour la métamorphose, la diversité des formes thématiques et de leurs variations culturelles et axiologiques.
24Le constat de l’entrecroisement sémantique des propriétés animales et humaines dans ces mouvements génériques, plus tensifs que catégoriels, conduit à l’un des problèmes classiques propres à la métaphoricité : à savoir l’analyse en termes de coexistence compétitive ou participative des valeurs sémantiques plutôt qu’en termes de substitution (du propre par le figuré). Et, en raison de la gradualité de leurs modes d’existence, du virtuel à l’actualisé et au réalisé, les valeurs de la scène « humanimalière » se partagent entre ce qui est régissant, dominant, et de ce qui est régi, dominé. Cet entrecroisement conduit à fondre la discontinuité dans l’ordre du continu qui en est le présupposé, graduable en intensité et analysable en degrés. De cette manière, par la voie du genre, on rejoint l’affirmation de Darwin : « Si considérable qu’elle soit, la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degré et non d’espèce. »21
5. Pettraining et epochè
25Arrêtons-nous un instant sur un autre renversement qui, relevant d’un tout autre univers générique, est identifié comme pettraining dans un contexte sexuel : érotisme du devenir chien, du devenir cheval, du devenir vache… L’expérience peut être comprise, d’un point de vue psychique, comme un parcours de régression sado-masochiste, mais il peut aussi être interprété, d’un point de vue phénoménologique, comme un exercice pratique de mise entre parenthèses, de suspension, d’épochè. Il s’agit en effet d’inhiber tous les savoirs et les croyances qui rattachent le sujet à son univers humain de départ, pour entrer, par « évidement » modal en quelque sorte, dans un autre monde, sur la base d’autres repères bio-sémiotiques : le sujet dénudé est équipé d’une muselière, on lui attache une queue, il vit la journée entière dans une niche, se roule dans l’herbe, mange de la viande crue, obéit à son maître, vient lui lécher les mains ou d’autres parties du corps, et surtout ne s’exprime qu’à travers des aboiements… Bref, il s’agit de construire un parcours de métamorphose. Au terme de l’expérience, dit-on, le sujet éprouve des difficultés pour retrouver son état antérieur, habiter à nouveau son enveloppe humaine et reconstituer les opérations langagières propres à l’énonciation de son espèce, c’est-à-dire l’articulation hiérarchisée des débrayages et des embrayages.
26De telles scénarisations, comme autant de parcours narratifs en quête de proximité, sont aussi développées, en contexte éthologique, comme des stratégies d’habituation. Vinciane Despret, dans Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions, raconte l’histoire d’une primatologue spécialiste des babouins, Barbara Smuts, qui a appliqué la règle selon laquelle l’habituation s’effectue en se rendant invisible aux babouins pour les habituer à l’absence et pouvoir les observer… Elle analyse le phénomène véridictoire de dissimulation et d’effacement, ainsi que son échec radical : « La seule créature pour laquelle la scientifique soi-disant neutre était invisible n’était qu’elle-même. Ignorer les indices sociaux, c’est tout sauf être neutre. Les babouins devaient percevoir quelqu’un en dehors de toute catégorie – quelqu’un qui fait semblant de ne pas être là – et se demander si cet être pouvait être ou non éducable selon les critères de ce qui fait l’hôte poli chez les babouins. En fait, – et c’est là que ça devient très intéressant de notre point de vue – tout vient de la conception des animaux qui guide les recherches : le chercheur est celui qui pose les questions ; il est souvent à mille lieues de s’imaginer que les animaux se posent autant de questions à son sujet et, parfois, les mêmes que lui ! »22 La primatologue, lassée de sa ruse et de son échec, joue alors franc-jeu et s’exhibe, donnant cette fois prise, agressive d’abord, puis peu à peu apaisée, et l’habitude aidant, le corps étranger s’intègre au paysage des babouins. D’un point de vue sémiotique, le parcours véridictoire avec ses incidences actantielles, ses modulations sensibles et passionnelles, ses renversements de la source et de la cible modifiant les positions et les relations, met en évidence des schèmes transversaux et montre la possibilité d’une lecture de l’interspécificité.
6. Controverse de la quasi-énonciation
27S’agissant des « conditions d’extension de l’énonciation » comme l’indique le sous-titre de la présente publication, il peut paraître prudent d’en rester à la distinction entre énonciation et expression, le premier terme étant réservé aux humains et le second à ce qu’ils ont en partage avec les animaux. Mais nous aimerions néanmoins évoquer ce que nous appellerons la controverse de la quasi-énonciation. L’anthropocentrisme, on le sait, hante toute discussion dans le domaine de la relation entre humains et animaux. Pour s’en distancier, Gianfranco Marrone oppose la thèse de « l’internaturalité » à l’hypothèse de la « quasi-énonciation ».
28Il écrit, ici même : « Du point de vue qui est le nôtre, (…) l’énonciation animale n’est pas à entendre comme une quasi-énonciation humaine. Si tel était le cas, on serait encore à l’intérieur d’une position anthropocentrique, et d’une ontologie naturaliste du sens. Au contraire, il faudrait analyser les situations concrètes où il y a des interactions entre humains et non humains, et les modes spécifiques par lesquels la prise de parole animale détruit les valences du naturalisme, et de l’anthropocentrisme, donc de l’ethnocentrisme. » C’est sur cette base que, plutôt que d’assumer un multinaturalisme, il propose de parler d’internaturalité.
29Pour notre part, nous nous efforçons d’envisager la possibilité d’une réponse à la question : « Comment faire cheminer l’une vers l’autre énonciation et expression ? » Et cette réponse, dans le métalangage de notre discipline, reposerait sur une convergence possible des deux mondes langagiers à travers la modulation des opérations énonciatives : quasi-débrayage, hyper-débrayage, proto-embrayage, etc., produisant en effet des phénomènes de quasi-énonciation.
30Un des points de départ de cette hypothèse se trouve dans les analyses « tensives » de Montaigne dont les positions dans l’« Apologie de Raymond Sebond », déjà évoquées, sont assez connues. Gilbert Simondon les résume dans ses Deux leçons sur l’animal et l’homme23et Bénédicte Boudou les détaille dans Montaigne et les animaux24. Nous parlons des analyses « tensives » de Montaigne parce qu’elles se condensent, de fait, en une formule : plus de moins et moins de plus. En d’autres termes, plus explicites, la séparation radicale et catégorique entre humanité et animalité – au profit de la première – semble à Montaigne exagérée. Les propriétés de la parole humaine sont hypertrophiées et glorifiées, alors même qu’elle est si approximative et qu’elle sert essentiellement à mentir. A l’inverse, les propriétés de l’expression animale, accessibles à partir de mille comportements, sont minorées et sous-estimées, alors qu’elle montre des capacités étonnantes en termes émotionnels aussi bien que pragmatiques (ruse, stratégie, expression des passions, etc.). Dès lors, en demandant ici moins d’arrogance dominatrice, et là davantage de reconnaissance des finesses d’ajustement au monde et aux autres, en somme moins de plus et plus de moins, Montaigne en vient à rapprocher ces deux continents : il fait descendre l’un et monter l’autre pour favoriser leur rencontre et assumer leur commune appartenance.
31A partir de cette analyse et en sollicitant d’autres exemples nous en étions arrivé à formuler l’hypothèse d’une gradualité des opérations énonciatives, avec l’idée d’une échelle de degrés aussi bien du côté du débrayage que de l’embrayage. D’où les dénominations : du proto-débrayage à l’hyper-débrayage, du proto-embrayage à l’hyper-embrayage.
32Cela nous amenait à conclure qu’une telle approche, très succinctement résumée ici et à prendre avec prudence, pour ne pas dire méfiance, présentait deux caractéristiques intéressantes : (i) Elle maintenait, autour de l’expression du sens, un dispositif d’analyse continu, où l’altération des catégories, leur déplacement, leur migration, générait des formes médianes, affaiblies ou au contraire intensifiées, tout aussi prévisibles que les formes « pleines ». (ii) Cette approche limitait, sans la faire disparaître, la solution de continuité entre les univers d’expression langagiers de l’humain et du non-humain, au profit de l’expression animale, à l’aide des catégories du quasi-, du proto-, de l’hyper-, propres à favoriser le rapprochement entre les deux modes d’expression, en valorisant l’expression animale en ce qu’elle est, en ce qu’elle se maintient et qu’elle réside aussi, à un certain niveau peut-être et sous certaines formes, dans l’expression humaine.
33Afin de lever les ambiguïtés et de rechercher une plate-forme d’entente, nous voudrions conclure sur une brève étude de cas qui illustre, selon nous de manière exemplaire, ce double cheminement inverse.
7. Etude de cas : l’animal et (est ?) l’artiste
34Le cas des oiseaux jardiniers à nuque rose et de leurs stupéfiantes créations est bien connu. Pourquoi peut-on à la fois dire et ne pas dire que c’est de l’art ? Ici même Nicole Pignier, qui évoque cette forme d’expression animale, penche pour la première solution. Et Vinciane Despret, dans son livre déjà cité, Que diraient les animaux si … on leur posait les bonnes questions ? leur consacre un chapitre : « Les oiseaux font-ils de l’art ? » Ces bâtisseurs de la séduction construisent de profondes et splendides arches végétales pour attirer les femelles ; installés au fond, derrière un petit tapis de galets monochromes, ils en attendent la venue. Or, c’est la disposition de ces cailloux qui semble exceptionnelle. En effet, les oiseaux arrangent les galets de manière graduelle afin de créer une « perspective forcée » : utilisant un procédé employé par les humains dans les arts visuels pour intensifier la profondeur de champ ou donner l’illusion qu’un objet est plus gros qu’un autre, l’oiseau crée un semblable effet de trompe l’œil en plaçant les plus gros cailloux de son socle derrière et les plus petits devant. Lui-même, installé au fond de la modeste cour sur son tapis de galets, paraît ainsi plus grand et plus fort aux yeux de la femelle. Pour vérifier leur hypothèse interprétative, les biologistes ont inversé l’ordre de grandeur des galets, plaçant les gros devant et les petits derrière, mais l’oiseau, comme mû par un impératif d’ordre esthétique, remet invariablement tout en place en peu de temps.
35On a tôt fait évidemment de qualifier ce petit travail de chef-d’œuvre et de l’apprécier d’un point de vue artistique. Or, comme l’observe Vinciane Despret, ça n’a pas de sens de dire qu’ils font de l’art, sur le modèle de ce qu’on croit lorsqu’on dit qu’une personne crée une œuvre d’art. Il est clair que ce point de vue anthropocentrique, fondé sur l’intentionnalité, ne mène nulle part. Le changement de point de vue consiste à abandonner la focalisation sur les actants pour se centrer sur le programme lui-même, sur le faire, c’est-à-dire sur le dispositif, sur la pratique d’agencement, qui mécaniquement réalisé « monte » en quelque sorte de l’objet vers le sujet. Cela aboutit à un renversement modal. La modalité est plus investie dans l’objet que dans le sujet (à l’instar des phénomènes passionnels) et ce dernier est, du même coup, moins l’agent que le fruit de son action. L’objet se trouve, en quelque sorte, dans la position d’un sujet factitif : il fait faire, et le sujet de son côté occupe la position du patient. Comme le dit Vinciane Despret, le dispositif « affecte et transforme », il induit des comportements, il provoque et il fait agir : tout comme un objet peut fasciner, paralyser de peur, susciter le désir, il installe une structure de manipulation dont il est à la fois la source et l’agent. Il est la source tournée vers la cible, la femelle qu’il attire bien entendu, mais il est aussi la source auprès de la source, le mâle constructeur du dispositif qui le réalise en quelque sorte sous la dictée de son objet, se soumet à ses lois, se trouve engagé par la logique interne du dispositif. Comme l’écrit Vinciane Despret, « c’est l’agentivité contenue dans la matière même de l’œuvre à faire qui contrôle l’artiste, qui dès lors prend la position de patient. »
36Cette inversion des positions agentives rejoint celle du peintre, tel qu’en parle à plusieurs reprises Maurice Merleau Ponty. Le phénomène est bien connu : je commence à peindre cet arbre lorsque je sens que ce n’est plus moi qui regarde l’arbre mais que c’est l’arbre qui me regarde. Constaté et même revendiqué par de nombreux peintres lorsqu’ils peignent, Cézanne et bien d’autres, cette inversion de l’agentivité présente une face commune à l’oiseau et à l’artiste – sans qu’à aucun moment le jugement esthétique ait à prendre part à la scène du sens. Du point de vue de la « quasi-énonciation » qui est le nôtre, le cheminement d’inversion auquel on assiste dans les deux cas – l’oiseau jardinier et le peintre – se réalise par ce qu’on peut appeler un hyper-débrayage, celui d’un non-sujet qui est agi dans l’effectuation de son action. Cet exemple illustre sinon un rapprochement, du moins une communauté d’expression entre animal et humain, à travers une pratique communément jugée comme la manifestation la plus haute de ce qui est proprement humain : la création artistique, et qui est précisément non pertinente ici.
37Les linguistes aiment à rappeler le fameux article 2 des statuts de la Société de linguistique de Paris, approuvés par décision ministérielle du 8 mars 1866 : « La Société n’admet aucune communication concernant, soit l’origine du langage soit la création d’une langue universelle. »25 Peut-être ce tabou se prolonge-t-il avec la recherche sur le discours des animaux, par ce qu’il suggère de la communauté d’origine de l’expression, humaine comme animale, quelque chose comme « le babil de l’enfant tout près de l’oisillon, qui gazouille, qui répète », dit Henri Michaux. Car « l’homme (comme l’oiseau) fait pour les redites » se livre alors à une expression que Michaux a nommée l’« avant-langue » : « Pas vraiment une langue, mais toute vivante, plutôt des émotions en signes qui ne seraient déchiffrables que par la détresse et l’humeur. »26