Pourquoi nous (ne) sommes déjà (plus) posthumains
1. Introduction
1Le posthumain désigne le champ des questions concernant la « fin de l’homme ». Cette « fin de l’homme » renvoie à la limite d’une certaine compréhension historiquement déterminée de l’homme, compréhension que Foucault fait remonter à l’humanisme des Lumières et dont il parie qu’elle s’effacera « comme à la limite de la mer un visage de sable1 ». Le mouvement de pensée que recouvre le terme de « posthumanisme » met au jour les mécanismes d’universalisation du particulier (le sujet masculin européen) et de constitution-exclusion des Autres propres à l’humanisme des Lumières. Cependant, loin de s’en tenir au seul moment critique, les philosophes posthumanistes développent un nouveau type de matérialisme leur permettant de reconsidérer les rapports de proximité et d’interdépendance entre l’humain, la nature et la technologie. Parmi les philosophes dont la pensée peut être décrite comme posthumaniste, on peut citer Donna Haraway, Rosi Braidotti, N. Katherine Hayles ou encore Karen Barad.
2Mais la « fin de l’homme » à laquelle renvoie le posthumain peut également être comprise au sens d’une possible disparition de l’espèce humaine par la transformation radicale de sa « condition » aussi bien biologique que philosophique. Une telle transformation aurait lieu par le biais de l’amélioration ou augmentation (enhancement) technologique de l’humain, ou encore par les interventions sur son génome. Une telle compréhension du posthumain suppose un propre de l’homme, une « nature » ou une « condition humaine2 », là où ce propre se trouve précisément questionné par les philosophes posthumanistes. La détermination du propre de l’homme implique, selon que l’on se situe du côté des « bioconservateurs » ou des « transhumanistes3 », de penser l’essence de l’homme à partir de l’idée de « dignité humaine4 » ou encore de la « vie comme don5 » pour les premiers, ou comme capacité de se « réformer » (reform) et de « s’améliorer » (enhance) pour les seconds6.
3Ces deux conceptions du posthumain comme « fin de l’homme » divergent fondamentalement, puisque dans la première, l’« homme » est le produit d’un savoir historiquement déterminé et sa définition est toujours sujette à négociation, alors que la deuxième acception du posthumain est fondée sur ce qui serait la constante biologique et philosophique de l’humain pour envisager le caractère acceptable - ou non - de son amélioration. Il est surprenant qu’il n’existe pas à ce jour de dialogue entre les tenants de ces deux significations du posthumain. Cet article vise à les mettre en rapport.
4Je vais m’attacher à montrer que l’acquis critique du posthumanisme est aujourd’hui mis en péril par la prédominance de la deuxième compréhension du posthumain, aussi bien dans le discours scientifique et médiatique que dans les productions culturelles. Cette deuxième compréhension, qui est portée en premier lieu par le discours transhumaniste, se caractérise par la réaffirmation des valeurs de l’humanisme libéral, lesquelles se trouvent précisément au centre de la critique du posthumanisme. Ces valeurs se fondent sur l’affirmation de l’autonomie d’une subjectivité dont le propre consisterait à s’autoréguler et à s’autodéterminer. Ce retour à l’humanisme libéral peut être décrit comme un mouvement de « reterritorialisation7 » au sens de Deleuze et Guattari. Autrement dit, il s’agit d’une recodification en des termes humanistes des lignes de fuites ouvertes par la question du posthumain. Ce mouvement de reterritorialisation conduit à concevoir le posthumain comme le résultat d’un progrès technologique et médical qu’il s’agit de « gérer » et de réguler sur le plan bioéthique pour décider de l’acceptabilité ou non de l’amélioration de l’humain. Une telle approche managériale de la question du posthumain laisse entièrement hors du champ de la réflexion les valeurs à l’œuvre dans la conception transhumaniste de l’humain, de la technique et de la nature ainsi que dans les productions culturelles autour de la robotisation et de l’intelligence artificielle. La critique posthumaniste permet précisément de mettre ces valeurs en lumière.
5J’exposerai dans un premier temps, les aspects principaux du posthumanisme. Ceux-ci permettront, dans un deuxième temps, d’envisager deux productions culturelles récentes, le film Ex machina et la série Westworld comme des symptômes de la reterritorialisation du posthumain. On verra comment le questionnement sur l’intelligence artificielle et la robotisation rejoue les rapports de domination et d’exploitation du capitalisme avancé. Pour terminer, je montrerai comment le posthumain sert à la conservation du sujet humaniste-libéral dans le discours transhumaniste.
2. Pourquoi nous sommes déjà posthumains
6Dans son livre The Posthuman, Rosi Braidotti définit l’humanisme comme l’universalisation d’une détermination spécifique de l’humain, celle de l’homme blanc européen8. Cette universalisation du particulier s’accompagne de la distinction hiérarchique entre ceux qui accèdent pleinement à l’humanité et ceux qui en sont plus ou moins privés. Le sujet humaniste, caractérisé par sa « conscience », sa « rationalité universelle » et son « comportement éthique autorégulé9 » marquetout ce qu’il n’est pas comme étant son autre : femmes, personnes de couleurs, colonisés. Comme le montre Donna Haraway, le sujet humaniste se constitue comme le neutre : il est celui qui marque le corps des autres comme autre, mais n’est pas lui-même marqué10. Ainsi « nous ne pouvons pas tous affirmer avec certitude que nous avons toujours été humains, ou que nous ne sommes que cela. Certains d’entre nous ne sont pas même considérés comme pleinement humains aujourd’hui, sans parler du passé de l’histoire sociale, politique et scientifique de l’Occident11 ». La part non négligeable de l’humanité qui n’est considérée que comme marginalement humaine ou pas humaine du tout est par la force des choses posthumaine12, puisqu’elle marque les limites extérieures de ce qui a été pendant deux siècles défini comme l’humain. On peut même aller jusqu’à dire que la condition posthumaine naît avec l’humanisme des Lumières qui, malgré sa prétention à l’universalisme, se constitue par l’exclusion de ses Autres. N. Katherine Hayles écrit à ce propos dans son livre How We Became Posthuman, Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics :
Le posthumain ne signifie pas vraiment la fin de l’humanité. Il signale plutôt la fin d’une certaine conception de l’humain, une conception qui ne s’est appliquée au mieux qu’à une fraction de l’humanité qui avait la richesse, le pouvoir et le loisir de se conceptualiser comme des êtres autonomes exerçant leur volonté par l’action et le choix individuel13.
7C’est bien à l’humanisme des Lumières que l’on doit l’universalisation systématique de cette détermination de l’« homme » que N. Katherine Hayles appelle l’« humanisme libéral ». Celui-ci suppose l’idée d’un sujet cohérent et rationnel, affirmant son autonomie et sa capacité à agir librement. La composante libérale de cette conception du sujet est celle d’« autorégulation14 », concept central aussi bien pour la gouvernementalité de type libérale15 que pour la conception cybernétique des systèmes, qu’ils soient organiques ou machiniques. Partant de cette critique de l’humanisme libéral, les philosophes posthumanistes opèrent un décentrement de l’homme européen en considérant l’humain dans sa proximité à l’animal et à la machine. Dans une perspective biologique et zoologique, Donna Haraway souligne que ni le comportement social, ni le langage, ni l’utilisation d’outils, ne permettent de fixer une fois pour toute la frontière entre l’homme et l’animal16. N. Katherine Hayles montre quant à elle comment la cybernétique en tant qu’étude de l’autorégulation des systèmes, a contribué à rendre floue la distinction entre le vivant et la machine. La cybernétique, dont la définition en son sens actuel remonte à celle proposée par Norbert Wiener en 194817, repose sur l’idée que le vivant aussi bien que la machine fonctionnent comme systèmes d’informations et de communication cherchant à maintenir leur degré d’organisation contre la tendance globale à l’entropie, c’est-à-dire à la désorganisation et à la dispersion énergétique18. Le maintien de l’organisation d’un système est assuré par des processus de contrôle et d’autorégulation par lesquels l’information produite par un système est réintroduite dans celui-ci par un processus de feedback. Ce feedback permet au système de réguler ses opérations futures en fonction de résultats passés en vue d’atteindre le but fixé19. La conception cybernétique des systèmes fait éclater la distinction entre l’organique et l’inorganique, puisqu’elle s’applique aussi bien à l’homme, à l’animal ou la machine.
8Les conséquences du posthumanisme critique sont d’au moins trois ordres : elles concernent la conception de la subjectivité, le rapport au corps et à la matérialité et le rapport au désir. Le posthumanisme ne s’accompagne pas nécessairement d’une suppression du concept de subjectivité. Il implique plutôt d’en modifier la compréhension. Comme le soulignent aussi bien Rosi Braidotti que Donna Haraway, l’abandon de l’idée de subjectivité est problématique dans la mesure où le statut de sujet est à peine acquis par la part de l’humanité qui a été marquée comme autre par le sujet humaniste20. La subjectivité posthumaniste se définit cependant en des termes différents de ceux d’identité à soi, d’autonomie, de complétude et de maîtrise. Pour Haraway, abandonner la complétude qui caractérisait le sujet masculin occidental pour se tourner vers le cyborg comme identité multiple, partielle et hybride, implique de fonder l’identité sur des rapports d’affinité (kinship) dont le propre est d’être choisis21. En tant que fusion d’identités multiples, le cyborg réfute l’idée de cohérence absolue propre au sujet humaniste. Dans le cadre de son travail sur la philosophie du physicien Niels Bohr, la philosophe Karen Barad propose une autre conception de l’émergence du sujet. Barad montre à partir de l’expérience de Bohr sur la nature d’onde ou de particule de la lumière que le sujet du savoir et l’objet ne préexistent pas à l’expérience, mais se constituent à partir d’un assemblage technique22. Le caractère posthumain de cette conception du sujet réside dans le fait que celui-ci ne constitue pas l’objet en phénomène, doublant un noumène qui de son côté demeurerait ontologiquement intact. Chez Barad, la relation préexiste aux relata : le sujet et l’objet demeurent ontologiquement indéterminés tant qu’ils ne sont pas pris dans une situation d’observation donnée. Ce n’est que dans la relation que leur sens et leur fonction se déterminent. Il y a par conséquent co-constitution du sujet et de l’objet à partir du dispositif d’expérimentation. La subjectivité n’est ainsi jamais autonome.
9Le deuxième trait caractéristique du posthumanisme est la conception du corps et de la matérialité. Si N. Katherine Hayles développe son posthumanisme à partir de l’apport théorique de la cybernétique, elle remet en cause la thèse de Norbert Wiener selon laquelle l’information ne serait ni énergie ni matière. Elle insiste au contraire sur le fait qu’il n’y a pas d’information qui ne soit pas matérialisée (embodied) et conçoit le fait de dévaloriser la corporalité (embodiment), comme un héritage de l’humanisme libéral23. Quand on parle de l’ère digitale comme d’une ère de la dématérialisation, il y a erreur sur la nature du digital : l’information ne préexiste pas à son instanciation matérielle et n’est pas concevable indépendamment de celle-ci. Le posthumain ne se laisse donc pas penser en dehors de la question de la corporalité et celle-ci est toujours à la fois située et partielle. Cette affirmation se retrouve aussi bien dans les théories de Hayles, Haraway, Braidotti et Barad.
10Une troisième dimension récurrente dans le posthumanisme réside dans la redéfinition du désir en un sens qui déborde les normes hétérosexuelles et le modèle patriarcal. Comme l’écrit la philosophe Jule Jakob Govrin dans son livre Gott, Sex und Kapital portantsur Michel Houellebecq, le désir est une force politique dans la mesure où il « met en mouvement les sujets, les corps, les discours et les affects24 ». Il n’est donc pas anodin que la question du désir se pose en rapport au posthumain, car c’est dans le désir que réside une force à la fois esthétique et politique permettant de déplacer les lignes de démarcation entre l’humain, la machine et l’animal. Donna Haraway voit dans le posthumanisme la possibilité de produire des formes inédites de désir par les rapports nouveaux qui émergent entre l’humain et la machine et entre l’humain et l’animal. Il s’agit de désirs de transgression et de redistribution des rapports de pouvoir. Le cyborg est l’une des figures que prend cette réflexion sur le désir25.
3. Deux productions symptomatiques
11Si le désir est compris comme l’affect déplaçant les lignes de démarcation entre l’humain, l’animal et la machine et possédant en ce sens un caractère politique, qu’advient-il de ce désir dans les productions récentes traitant des questions rattachées au posthumain ? À la fin du film Ex Machina du réalisateur Alex Garland, paru en 2014, Ava, la femme humanoïde, organise le meurtre de son créateur, Nathan, en manipulant Caleb, le jeune programmeur invité par Nathan pour évaluer Ava et déterminer si elle passe le test de Turing. Dans sa nouvelle formulation, le test est considéré comme réussi si l’humain, tout en sachant qu’il a affaire à une machine, ne parvient plus à distinguer si les réponses produites sont celles d’un humain ou d’une machine. Ava passe le test puisqu’elle parvient à simuler des sentiments qui conduisent Caleb à tomber amoureux d’elle et à l’aider dans son projet de se libérer de son créateur. La femme-machine vainc par les moyens traditionnellement attribués au féminin, ceux de la séduction et de la manipulation. Les dernières scènes du film sont à ce titre particulièrement parlantes. Après avoir tué Nathan avec l’aide de Kyoko, l’androïde asiatique qui sert à Nathan de servante et d’esclave sexuelle (correspondant au stéréotype de la femme asiatique soumise et aimant assouvir les désirs de l’homme) et que celui-ci a créé sans aptitude à la parole, on assiste à une longue scène narcissique : se sachant sous le regard fasciné de Caleb, Ava s’observe devant le miroir, se palpe et se couvre de la peau d’une androïde asiatique que Nathan a désactivée et dont le cadavre est stocké dans une armoire. Ava se crée une apparence pour ainsi dire de toute pièce. Elle se regarde dans la glace, fascinée par sa propre image. La touche finale de sa transformation est une perruque de cheveux longs dont elle repousse d’un geste une boucle derrière ses épaules. Les cheveux ainsi que l’ensemble de dentelles blanches qu’elle se choisit répondent parfaitement aux codes de la féminité. La sexualisation codifiée d’Ava, opérée par elle-même, est là comme pour rappeler que, qu’elle agisse librement ou qu’elle obéisse au programme de son créateur masculin, la femme-machine aspire à retrouver sa « nature féminine ». La forme que prend le féminin est présentée comme immuable. Après le meurtre du « père », Ava quitte la propriété en abandonnant Caleb trahi, enfermé derrière les mêmes vitres blindées qui la tenait auparavant prisonnière. Elle le laisse derrière elle sans un regard ni un signe de compassion, marchant vers sa nouvelle vie. L’inhumanité se retrouve ainsi aussi bien chez l’humain qui joue au Dieu (Nathan) que chez la femme-machine posthumaine (Ava), tous deux agissant exclusivement par calcul et dans leur propre intérêt, trompant et mentant pour atteindre leur objectif. Caleb, présenté comme l’homme normal et l’être moral, est la victime naïve de son humanité et de ses désirs. Il apparaît comme le perdant du jeu inhumain dont il ne serait qu’un pion. L’absence d’empathie d’Ava à partir du moment où elle liquide Nathan donne raison à ce dernier qui traite ses femmes-machines en sous-humaines et qui se méfie de ses créatures.
12La réflexion sur l’intelligence artificielle est le contenu manifeste d’un film qui témoigne d’une époque où domine la froideur des rapports humains, qu’Adorno attribue dans Minima Moralia au système capitaliste. Ex Machina est le symptôme de la méfiance voire de la haine à l’égard des femmes conçues comme objets de désir littéralement fabriqués par l’homme. Il faut noter la violence dont les humanoïdes de couleur font l’objet dans le film. Si les humanoïdes asiatiques sont fétichisées et exploitées sexuellement, la seule humanoïde noire apparaissant dans Ex Machina n’est pas même dotée de visage. Son crâne de métal est à découvert. Sur une vidéo de caméra de surveillance, on voit Nathan la traîner dans un coin de la pièce, comme un déchet encombrant. Dans un monde où tous les rapports sont marqués par l’exploitation débouchant sur l’élimination symbolique ou réelle des dominés, la seule issue présentée est celle du narcissisme et de la manipulation sans pitié des autres en vue d’assurer sa propre survie. La fin du film laisse à penser qu’aucune relation homme-femme ou humain-machine n’échappe au calcul. Ex Machina laisse entendre que la libération d’Ava, qui représente à la fois la femme et la machine, ne peut conduire qu’à un état de guerre de tous contre tous. Le danger est autant celui que représenterait l’intelligence artificielle que celui de l’émancipation. Ce qui demeure non questionné, ce sont les structures de domination et d’exploitation genrées et racisées du capitalisme avancé, lesquelles constituent le contenu latent du film.
13WestWorld, parue en 2016, est une série créée par Jonathan Nolan et Lisa Joy inspirée d’un film du même nom sorti en 1973. La sériemet en scène de façon explicite l’exploitation du travail de sous-humains que sont les robots humanoïdes. Les humanoïdes dotés d’intelligence artificielle (appelés « hôtes ») peuplent un parc d’amusement sur le thème du far-west. Les riches humains peuvent vivre l’aventure qu’ils souhaitent et donner libre cours à leurs désirs les plus violents : ils sont ainsi libres de tuer et de violer les humanoïdes. Il est intéressant de noter que seuls les désirs des protagonistes masculins sont mis en scène26. Les actes de ces derniers restent sans conséquences puisqu’à la fin de chaque journée, les humanoïdes sont réinitialisés, nettoyés et réparés par des techniciens humains en blouses blanches. Ces humanoïdes sont les créations d’un savant (blanc), le Dr. Robert Ford, qui est tout comme Nathan à la fois génial et manipulateur. Les hôtes fonctionnent suivant des boucles (« loops ») durant lesquelles ils répètent les schémas d’action (« patterns ») pour lesquels ils ont été programmés. C’est à la suite de bogues survenant au cours de la répétition des boucles d’actions que les humanoïdes commencent à conserver la mémoire de ce qui leur arrive, en conséquence de quoi ils acquièrent des sentiments et des affects, et accèdent progressivement à la conscience. L’émancipation des humanoïdes n’est que relative, puisqu’on apprend à la fin de la saison que celle-ci a été programmée par le Dr. Ford. Plus l’histoire progresse, plus il devient clair que la différence entre l’humain et la machine n’est qu’une différence de degré, dans la mesure où tous deux fonctionnent par répétition de patterns et obéissent donc à leur « programme » respectif. Les humains aussi bien que les machines accomplissent en outre des taches aveugles qui les maintiennent dans la répétition. Si le questionnement sur le fonctionnement de la conscience et de la mémoire, sur l’émergence de la subjectivité et sur l’autonomie, est formulé de façon particulièrement intéressante, il est significatif que les rapports d’exploitation violents du capitalisme constituent encore une fois la trame de fond de l’intrigue et qu’ils ne se trouvent aucunement remis en question par la technologie et l’intelligence artificielle. Ce qui semble échapper à toute possibilité de réinvention par la fiction, ce sont les rapports de production et d’exploitation qui obéissent à la division habituelle du travail ainsi que la domination exclusive du désir masculin.
14Il est surprenant que des productions culturelles traitant des questions d’intelligence artificielle et des avancées technologiques débouchent en ce début de XXIᵉ siècle exclusivement sur des dystopies (voir aussi la série Black Mirror) sans qu’émerge aucune vision positive ni aucune proposition de transformation du modèle social. Le modèle qui continue de régner est celui du capitalisme, de la gestion et de la satisfaction des désirs masculins, voire d’une acceptation résignée des structures de domination, en particulier du patriarcat. Comme l’écrit la féministe égyptienne Jaylan Salah Salman:« Dans Ex Machina, Ava ne se rebelle pas contre le fait d’être née dans un royaume masculin avec des lois masculines. Elle est simplement confrontée à une hiérarchie universelle : celle du patriarcat sur lequel sa position de femme a été fondée longtemps avant sa naissance27 ». Dans les deux productions mentionnées, il n’y a pas de rapprochement possible entre les humains et les machines. Il n’y a pas non plus d’émancipation de l’ordre capitaliste et des structures de domination qui l’accompagnent. On peut dire que ces productions, si intéressantes soient-elles sur le plan de la réflexion autour de l’intelligence artificielle, réinscrivent le posthumain dans des rapports traditionnels de domination. C’est là leur politique implicite.
4. Reterritorialisation transhumaniste
15J’aimerais en venir à présent à la deuxième approche du posthumain, celle qui conçoit la « fin de l’homme » comme une transformation de la « nature humaine » au moyen de la génétique, de la médecine et des nouvelles technologies. L’idée est que la transformation de cette « nature humaine » serait telle qu’elle conduirait à la disparition de l’humain « tel que nous le connaissons ». S’il est parfois difficile de prendre philosophiquement au sérieux le discours transhumaniste après des années de théorie critique, de déconstruction et de féminisme, il faut cependant admettre que c’est ce discours et non celui du posthumanisme qui occupe le centre de l’attention culturelle et médiatique. Le discours transhumaniste nourrit d’ailleurs des sentiments ambivalents, allant de l’angoisse du remplacement de l’homme par les robots et l’intelligence artificielle à l’euphorie de l’immortalité par le téléchargement de l’esprit dans la machine – une idée d’ailleurs déjà évoquée à titre de fiction expérimentale par Norbert Wiener en 195028. La déconstruction systématique des valeurs qui sous-tendent le discours transhumaniste dépasserait les limites de cet article. Il s’agit ici de se concentrer sur quelques points centraux donnant à voir le mouvement de reterritorialisation du posthumain tel qu’on peut l’observer dans les écrits de Nick Bostrom, philosophe à l’Université d’Oxford et l’un des représentants principaux du transhumanisme dans le milieu académique. Cette reterritorialisation pourrait conduire à la mort prématurée du posthumain – d’où le titre de cet article. En effet, le posthumain transhumaniste s’avère être la forme extrême de la subjectivité libérale qui trouve son origine dans l’humanisme des Lumières. Bostrom conçoit d’ailleurs explicitement celui-ci comme une « excroissance de l’humanisme laïque et des Lumières29 ». Le sujet du transhumanisme se définit en termes d’autonomie, d’auto-détermination et d’autorégulation. Son amélioration ne porte pas seulement sur les aptitudes physiques et intellectuelles, mais aussi, ce qui est plus surprenant, sur les capacités psychologiques. Le transhumanisme aspire en effet à la régulation des affects (le « self-control30 » et le « contrôle de ses états mentaux et de ses humeurs31 »). Bostrom suppose que ces améliorations permettraient de surmonter le mal inhérent à la nature humaine, lequel va de la maladie au meurtre, du viol au génocide, de la tromperie à la torture et au racisme32. En bref : par le progrès technologique et médical, l’homme accéderait à la capacité de dominer la nature aussi bien en soi qu’hors de soi.
16Le transhumanisme se situe dans la droite ligne du projet humaniste tel que le décrit Sloterdijk : celui de la domestication de l’humanité. Dans Règles pour le parc humain, Sloterdijk conçoit le projet de domestication (Zähmung) de l’humanisme comme le nécessaire garde-fou à la barbarisation de l’humanité33. Cependant, aussi bien Sloterdijk que les transhumanistes passent sous silence le fait que, comme l’ont montré Adorno et Horkheimer, la dialectique propre à l’Aufklärung34 a débouché à la fois sur la plus grande rationalité et la plus grande barbarie. Si la dialectique de l’Aufklärung consiste dans le processus d’affirmation de la subjectivité humaine contre la nature originairement perçue comme surpuissante, la subjectivité transhumaniste se représente comme disposant à terme des moyens techniques pour dominer intégralement la nature en soi et hors de soi. La nature est alors conçue comme le substrat entièrement domestiqué des projets de fabrication de la raison instrumentale. Pourtant la nature montre aujourd’hui des signes de résistance difficiles à ignorer.
17Si le posthumanisme, par son approche matérialiste, montre l’impossibilité de séparer la pensée et l’information de la matière, le transhumanisme maintient le dualisme entre l’information – nouvelle forme que prend l’esprit – et la matière. Ce dualisme est la condition de la domination de la première sur la seconde, la matière étant soumise à l’ingénierie humaine. Le maintien de ce dualisme permet en outre d’assurer l’identité du moi compris comme pattern d’informations incluant « la mémoire, les valeurs, les attitudes et les dispositions émotionnelles35 » indépendamment de son inscription dans un corps singulier. La question du maintien de l’identité dans le cadre du scénario du transfert de l’esprit comme pattern dansla machine inquiète le discours transhumaniste. En matière de réappropriation libérale du posthumain, il est significatif que la question de l’identité soit ramenée à celle de la propriété privée. On peut ainsi lire chez Bostrom les lignes suivantes :
Les cas complexes [du téléchargement de l’esprit] apparaissent, si l’on imagine que plusieurs copies similaires sont faites de votre esprit qui a été téléchargé. Laquelle de ces copies est-elle vous ? Sont-elles toutes vous ou alors aucune d’elles n’est-elle vous ? Qui possèdent vos biens ? Qui est marié à votre époux-se ?36
18Que ce qui se trouve pour le transhumanisme au centre du posthumain soit la question de l’identité comme propriété privée – cette question s’étendant de la reproduction comme réplication de soi à la possession d’un bien ou au mariage comme possession d’un ou d’une époux-se – est caractéristique d’une pensée qui présuppose, sans jamais la questionner, une conception non seulement libérale-humaniste mais aussi capitaliste du sujet.
5. Quel est le problème ?
19Aussi bien dans Ex Machina et Westworld que dans le discours transhumaniste, ce qui est sans cesse réaffirmé et par là conservé, derrière la fascination pour la technologie, c’est un sujet dont la critique posthumaniste a montré en quoi il se fondait sur l’universalisation et donc sur la normalisation d’un particulier à l’exclusion des autres. Ce processus de normalisation s’applique dans le transhumanisme au concept même de vivant et conduit à la dévalorisation de tout ce qui ne correspond pas à la forme « optimale » de la vie : le handicap doit être éliminé, le « meilleur » embryon doit pouvoir être choisi, voire à terme être modifié génétiquement pour créer la meilleure, autrement dit la plus productive des vies possibles. Les valeurs sur lesquelles se fonde le transhumaniste impliquent une moralisation du vivant par le biais de sa normalisation et de son optimisation. La dimension sociale et politique du projet transhumaniste est constamment escamotée derrière l’individualisme, l’affirmation du droit à l’auto-détermination et le devoir d’autorégulation. Si l’absence de questionnement du transhumanisme sur les conditions de possibilité de son propre discours est particulièrement frappante, j’espère avoir montré que le posthumanisme permet de clarifier celles-ci. Enfin, nous avons vu que Ex Machina et Westworld – lus à partir de la critique posthumaniste – ne parviennent pas à figurer autre chose que les conditions de production et de domination propres à notre époque. Tel qu’il est mis en image, le progrès technologique prenant la forme du posthumain ne transforme en rien l’état de fait. Il fonctionne au contraire comme agent conservateur.