Plasticité du vivant et posthumanisme
1La plasticité du vivant, entendue de manière très large comme la capacité spécifique de la vie à se transformer et s’adapter en permanence, constitue à l’heure actuelle un socle de lecture commun aux sciences biologiques et aux sciences humaines. Comment une propriété si large et multivoque de la vie a-t-elle réussi à se placer au centre de nos représentations biologiques et anthropologiques ? Des recherches récentes sur divers mécanismes biologiques ont sans aucun doute joué un rôle central. Qu’il s’agisse de l’épigénétique, de la plasticité neuronale ou d’autres mécanismes d’interaction complexe avec le milieu comme l’immunologie, la plasticité souligne surtout l’idée d’ouverture propre aux êtres vivants. Mais à la différence des naturalistes du XVIIe siècle en quoi ils voyaient la preuve de l’unité de la nature en tant que dynamisme autonome, le regard contemporain cherche de nouvelles possibilités d’instrumentalisation de la vie. L’essor de l’idée de plasticité dans l’interprétation du vivant n’est-il pas corrélatif de l’ambition croissante de sa technicisation ? Ce rapport étroit entre technique et plasticité se trouve, en effet, au cœur des discours posthumanistes qui prônent l’augmentation illimitée des capacités humaines et attendent le dépassement de la vie biologique telle qu’on la connaît. Comment les utopies posthumanistes ont-t-elles rendu compatible l’idée de la plasticité du vivant avec l’instrumentalisation radicale du corps qui cherche, à terme, sa disparition ? L’idée de plasticité peut-elle encore trouver un sens dans ce contexte ? Dans cet article nous tâcherons d’apporter une réponse à ces questions en analysant l’origine de l’idée de plasticité dans l’humanisme, ainsi que sa signification dans le cadre du « tournant biologique » du siècle dernier. Ces éléments nous serviront de guide afin de préciser, dans une dernière partie, l’assimilation de ce motif dans le discours posthumaniste et à en évaluer sa portée.
L’humanisme comme plasticité anthropocentrée
2Bien avant que la plasticité du vivant ne devienne une intuition centrale au cœur des sciences contemporaines, elle constituait la base d’une anthropologie philosophique qui devait traverser l’histoire culturelle de l’Occident. La thèse centrale de cette anthropologie affirmait une chose simple: l’homme est le vivant auto-poïétique par excellence, il se produit lui-même à travers des techniques puisqu’il na pas été « fixé » à l’avance à une nature. Selon cette perspective, ce qui est spécifique à l’homme, à la différence d’autres vivants, est l’élargissement de ses potentialités de transformation, ainsi qu’une application de plus en plus autoréflexive des outils qu’il invente. S’adapter à son environnement, se transformer symboliquement par des rituels, agir sur son corps pour le rendre plus performant ou pour le discipliner, sont autant de formes de manifestation de cette plasticité. Toute une tradition, qui commence avec le mythe d’Épiméthée, fait sien le motif de plasticité. Selon ce mythe, parce que l’homme a été oublié dans la répartition, et l’on pourrait dire, dans la définition des qualités naturelles, il se verra attribuer le pouvoir de se créer lui-même, de se transformer. Pico della Mirandole, dans son texte de La dignité de l’homme souligne aussi cette caractéristique et fonde sur elle le sens de la dignité propre à l’humain.
Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait en ta préférence1.
3Considéré depuis cette perspective, l’humanisme est essentiellement une affaire de technique et d’autoproduction, comme Peter Sloterdijk l’a montré de manière assez convaincante dans un texte très connu, Règles pour le parc humain. La thèse centrale de cet essai affirme que l’humanisme est une forme d’apprivoisement (Zähmung), un modèle formatif de l’homme qui place les moyens techniques de la lecture et de l’écriture au centre de la tâche de façonnement de sa plasticité.
On trouve dans le credo de l’humanisme —affirme Sloterdijk— la conviction que les hommes sont des “animaux sous influence”, et qu’il est par conséquent indispensable de les soumettre aux influences adéquates. L’étiquette “humanisme” évoque – sous un aspect faussement anodin – la bataille permanente pour l’être humain qui s’accomplit sous la forme dune lutte entre les tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent2.
4Le credo humaniste, il est important de le souligner, prend appui non seulement sur le caractère malléable de l’homme, mais sur la reconnaissance de son animalité « sous influence ». Autrement dit, sa plasticité n’est pas un donné neutre, une indétermination sans valeur, mais elle se présente toujours sous la forme d’une lutte entre tendances et comme un choix de moyens techniques plus ou moins adaptés. Comme Sloterdijk le dira dans un autre passage, l’ouverture biologique de l’homme est indissociable de l’ambivalence morale qui le caractérise3.
5À l’époque de la Renaissance et aux Lumières, l’humanisme est déjà décrit en termes semblables, à savoir comme un projet qui exalte les capacités de transformation de l’homme en vue d’un perfectionnement de sa nature qui est, pourrait-on dire, naturellement, indéterminée et flexible. À cet égard, Christophe Bouriau nous donne une définition de ce qui constitue le noyau de l’humanisme, compris comme la dignité propre de l’homme : « être un homme, nous dit-il, c’est entamer un processus de transformation indéfinie et imprévisible, sans commune mesure avec les variations très limitées dont sont susceptibles les autres vivants4 ». C’est la puissance de mutation de l’homme qui constitue, comme l’annonçait déjà le mythe d’Épiméthée, la marque de son humanité et la preuve de son inachèvement. Aussi, « se figer dans une seule forme de vie, ajoutera Bouriau, c’est renoncer à la vie dans ce quelle a de proprement humain5 ». Néanmoins, la plasticité inscrite comme valeur dans le contexte de l’humanisme fonctionne toujours dans un double sens, c’est-à-dire comme ouverture vers une pluralité, mais aussi comme manque et absence de détermination. Le propre de la dignité humaine est d’être fondée sur une tension et une ambivalence originaires.
6Cette tension est encore plus manifeste si nous plaçons la notion de plasticité dans le cadre de la « perfectibilité » à laquelle l’homme est appelé, selon une idée fondatrice des Lumières. Rousseau, inventeur du néologisme, nous en donnera l’explication. Pour lui, la perfectibilité est non seulement la caractéristique qui distingue l’homme de l’animal (tandis que l’animal est donné par nature comme un produit fini, l’homme doit se construire lui-même), mais aussi la condition qui peut conduire ses efforts d’élévation vers une régression. Car si l’homme se trouve dans un processus de « gain » potentiel, il est aussi soumis à des reculs là où le reste des vivants n’ont rien à gagner ni à perdre. Rousseau pose à cet égard une hypothèse :
[que cette] faculté distinctive, et presque illimitée est la source de tous les malheurs de l’homme ; que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire, dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c’est elle qui faisait éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la Nature6.
7Il n’y a donc pas de plasticité chez l’homme, ni de perfectibilité possible, sans la menace des tendances qui bestialisent, pour employer le terme de Sloterdijk. L’humanisme ne saurait échapper à une tension de valeurs permanente.
La plasticité au cœur du projet de maîtrise du vivant
8Si l’idée de plasticité est à la source de l’anthropologie de l’humanisme, elle trouvera aussi une place centrale dans le projet de maîtrise du vivant de la modernité. En effet, les motifs récurrents de la culture technicienne du XVIIe et XVIIIe siècle — « commander la nature », devenir « maîtres et possesseurs » — ne se référaient pas à la simple exploitation des produits naturels donnés. Au contraire, le projet technique moderne visait surtout à s’emparer de la productivité même de la nature, c’est-à-dire à s’approprier les dynamismes autonomes des êtres vivants. L’interprétation mécanique qui verra le jour dans ce contexte est le premier pas dans cette direction. Elle rendra possible une condition essentielle à l’idée de plasticité du vivant qui se développera plus tard: l’homogénéité entre nature et artifice. C’est sur cette nouvelle base épistémologique que la biologie pourra émerger en tant que science positive au XIXe siècle et donner naissance à deux de ses théories les plus importantes: la théorie de l’évolution et la biologie moléculaire. Elles façonneront ensemble un tournant profond dans la vision de l’homme et du vivant, et contribueront à relancer l’idée de plasticité.
9Depuis plusieurs années ce tournant a gagné aussi le domaine des sciences humaines et sociales. On l’appelle le « moment du vivant7 » ou la « culture de la vie8 », expressions qui soulignent la position centrale qu’occupe à l’heure actuelle la perspective biologique dans l’interprétation des phénomènes humains et sociaux. Ces nouvelles perspectives s’inscrivent dans un mouvement plus large de « naturalisation » de l’homme consistant à expliquer l’ensemble de ses facultés en termes de mécanismes naturels. Il ne sera pas question ici d’analyser les origines ou les conséquences d’une telle orientation intellectuelle, à la fois riche et polémique. Il nous faut simplement de signaler rapidement de quelle manière la théorie de l’évolution et la biologie moléculaire ont contribué à reformuler l’idée de plasticité du vivant, en la rendant disponible à son incorporation dans le cadre du posthumanisme.
10En réalité, deux aspects différents de la théorie de l’évolution serviront de base à deux lectures possibles de la plasticité du vivant. D’un côté, on peut voir l’évolution biologique comme un processus orienté vers l’optimisation des organismes et, d’un autre côté, comme un processus ouvert à l« émergence », fonctionnant à la manière d’un « bricolage », pour utiliser un terme cher à François Jacob. Selon la première alternative (qui prend appui sur une lecture orthodoxe de la théorie synthétique de l’évolution9 laquelle donne un rôle fondamental à la « sélection » naturelle), les mécanismes de l’évolution sont générateurs d’un ordre optimal, car ils permettent justement de trier parmi les êtres en concurrence ceux qui étaient les mieux adaptés à son milieu et les mieux lotis pour la survie. En mettant l’accent sur cet aspect positif de l’évolution (la sélection), cette conception est souvent accompagnée d’un pendant technique censé être le prolongement artificiel de l’optimisation naturelle.
11Cependant, une autre lecture de l’évolution est possible, une lecture qui privilégie non pas la « sélection naturelle », mais la viabilité des organismes. Selon cette lecture, ce qui compte dans l’évolution ce sont les « astuces », les « ruses » développées par les organismes pour survivre dans leur milieu ; et en regardant l’immense variété du monde vivant, on est amené à conclure que les organismes résolvent le problème de la viabilité de multiples façons : « les organismes vivants ne seraient finalement que les résultats imparfaits et parfois bizarres de ce bricolage que la nature effectue avec ce qu’elle a sous la main, et non l’œuvre d’un architecte suprême élaborant ex nihilo10». Ainsi, la plasticité du vivant ne consiste pas tant dans une « recherche d’optimisation », mais plutôt dans l’« émergence » de niveaux d’organisation de plus en plus complexes, créatifs et imprévisibles.
12Ces deux lectures de la plasticité du vivant dans le cadre de la théorie de l’évolution vont s’amplifier en quelque sorte sous le prisme de la biologie moléculaire. Cette dernière, comme il est bien connu, se développe de manière fulgurante à partir des années 1950, spécialement grâce à son succès dans le domaine de la génétique. La biologie moléculaire cherche à décrire l’ensemble des dynamismes vivants en fonction des interactions moléculaires et biochimiques. Elle repose sur l’idée que l’organisation biologique est le résultat de la structure de ses composants élémentaires. Ce modèle deviendra hégémonique dans les sciences du vivant grâce aux découvertes sur le fonctionnement de l’ADN, décrit avec les métaphores du programme et du code génétique. Avec ces métaphores, la biologie moléculaire rentre, pour ainsi dire, à l’ère du mécanisme et de la sémiotique dans un même mouvement. Désormais l’activité moléculaire de l’ADN sera considérée comme le message chiffré de la vie capable de déterminer le développement entier de n’importe quel organisme. Si la nature était pour Galilée un livre écrit en langage mathématique, la vie serait, quant à elle, un livre écrit dans l’alphabet de séquences de nucléotides. La métaphore du « langage de la vie » s’installe ainsi au cœur de la représentation du vivant.
13Mais l’impact culturel de la biologie moléculaire et des découvertes en génétique serait incompréhensible sans la cybernétique, science qui fera de la notion d’information le point de bascule vers une nouvelle vision de la plasticité du vivant. Philippe Breton nous éclaire à ce sujet :
La cybernétique, dans sa dimension purement technique, est une exploration systématique de toutes les analogies qui peuvent exister, par le biais des lois mathématiques, entre des phénomènes de nature différente, relevant à la fois du monde de la vie, de la nature, ou de l’univers de l’artifice. Qu’y a-t-il de commun entre le fonctionnement d’un missile qui cherche sa proie en se guidant sur la chaleur dégagée par la cible et certains aspects du fonctionnement du muscle cardiaque ? Entre un thermostat ou un régulateur de machine et le mouvement qui consiste à porter un verre à sa bouche et à boire ? Entre le système nerveux et les éléments d’une machine à calculer ?11
14Pour Norbert Wiener, le père de la cybernétique, la réponse à ces questions est évidente: l’échange d’information. Grâce à l’information, l’argument cartésien sur l’indistinction entre naturel et artificiel est finalement en mesure de s’accomplir techniquement.
15Avec la biologie moléculaire, la plasticité du vivant prend alors un sens plus vaste. Non seulement parce que l’ordre biologique se trouve désormais dans les « pièces » qui structurent le langage de la vie, mais surtout parce que la nature de ce langage rend possible la réinterprétation et la réécriture des mécanismes vivants, comme les biotechnologies du génie génétique le montrent. Ces dernières concrétisent en quelque sorte le rêve d’une « machine plastique », d’une machine réalisée dans l’organisme dans la mesure où celui-ci peut, pour la première fois, être utilisé presque intégralement comme un outil. Il n’est donc pas étonnant que le vivant soit conçu comme une machine à transmettre des messages, une machine à écrire12 ou un support informationnel dont la plasticité ne serait finalement que la combinatoire de l’alphabet moléculaire. La plasticité du vivant devient ainsi une propriété consubstantielle au caractère langagier de la vie.
Le posthumanisme ou l’utopie d’une plasticité libérée de la finitude
16C’est dans ce contexte que le thème de la plasticité du vivant se convertira en pièce centrale des utopies posthumanistes13. Dans ces discours, la puissance technique que l’homme a développée l’autorise à déclarer – de façon réjouissante pour certains — sa propre obsolescence ; l’homme, produit remarquable de l’évolution naturelle, doit céder ainsi sa place à un nouvel acteur de l’histoire et de la nature. Certains motifs – tout à fait symptomatiques du regard que l’homme porte aujourd’hui sur lui-même – pointent déjà dans ces discours utopiques : le nihilisme, la fatigue et l’intolérance d’être soi, l’attente de l’inouï, c’est-à-dire d’un avenir abandonné aux forces vertigineuses de la technique14. Mettre en évidence toutes les sources qui animent ces utopies posthumaines nous éloignerait de notre propos principal. Limitons-nous donc à relever ce qui semble être, à notre avis, l’élément central qui caractérise ces discours et la manière dont le thème de la plasticité du vivant y trouve une place particulière.
17Les diverses utopies du posthumain – utopies qui commencent à se formuler à partir des années 193015 — se rejoignent sur un aspect crucial de la modernité, aspect qu’elles cherchent à devancer en le radicalisant. Si l’aspiration de la science et de la technique modernes était de nous soustraire aux déterminismes de la nature en la maîtrisant, ces utopies cherchent à franchir le dernier écueil qui nous séparerait de la réalisation complète de ce projet : la nature elle-même. On pourrait dire à cet égard que les utopies du posthumain prônent l’arrivée d’un moment où l’on serait capable de neutraliser, grâce à notre puissance technique, l’altérité de la « nature », c’est-à-dire de rompre avec tous les déterminismes biologiques qui soumettent l’homme à la contingence de son corps. Ce qui caractérise fondamentalement le nouvel acteur des utopies posthumaines, c’est sa lutte pour s’affranchir de tout ce qui fait partie de son incarnation matérielle ; il est pour ainsi dire en guerre contre son corps, ses frontières et tout ce qui le renvoie à sa finitude. Il n’est donc pas étonnant que l’acteur des utopies posthumaines soit essentiellement un être ouvert et désireux d’hybridation. Or le premier pas pour se libérer du corps, c’est de le libérer de toute frontière conceptuelle, brèche déjà ouverte par l’équivalence entre nature et artifice postulée par la cybernétique.
18Ce brouillage de frontières est favorisé par le « moment du vivant » et des démarches de naturalisation de l’homme que nous avons mentionnées. Comme l’affirme Donna Haraway, philosophe très active dans la réflexion des « posthumanités », il faut désormais reconnaître que nous n’avons jamais été réellement humains, mais la somme d’identités multiples.
I love the fact that human genomes can be found in only about 10 percent of all the cells that occupy the mundane space I call my body; the other 90 percent of the cells are filled with the genomes of bacteria, fungi, protists, and such, some of which play in a symphony necessary to my being alive at all, and some of which are hitching a ride and doing the rest of me, of us, no harm16.
19L’exemple de Donna J. Haraway est clair : notre corps est depuis toujours un espace hybride au sein duquel les frontières ne sont qu’arbitrairement positionnées. Jamais nous n’avons été « humains », mais des agrégats biologiques, des amalgames de matériaux, de pratiques et d’habitudes, qui durant un temps court nous ont donné l’impression d’exister en tant qu’hommes et exclusivement comme tels.
20Les utopies du posthumain, en déclinant le motif de la multiplicité et de l’hybridation, sembleraient ainsi ne pas s’éloigner des idéaux des Lumières, à savoir le progrès de l’homme par la technique et l’indétermination de sa nature que défendait aussi l’humanisme. Cette première impression devra pourtant être corrigée, car ce que ces utopies du posthumain encouragent c’est une amélioration (enhancement) et une augmentation illimité des capacités humaines qui rendraient obsolète l’être humain lui-même. L’ouverture et l’indétermination de l’homme auxquelles l’humanisme octroyait une dignité spécifique doivent s’achever sans l’homme ou hors l’homme. Autrement dit, l’indétermination n’est plus pensée comme un trait essentiel de l’humain, mais comme la porte de sortie de l’humanité. Dans les utopies du posthumain, le rôle de la technique n’est plus simplement d’augmenter nos performances corporelles, mais d’accentuer l’hybridation et la plasticité du vivant afin de donner naissance à une forme radicalement nouvelle d’existence.
21Comment caractériser cette nouvelle réalité posthumaine ? Pour ces utopies rien ne peut être affirmé positivement, sauf qu’elle sera le « Successeur » de l’homme et qu’elle ne sera plus attachée à la finitude de la corporalité. La suppression du corps est le véritable cœur programmatique de ces utopies, car sans les contraintes biologiques auxquelles la corporalité nous soumet, d’autres formes d’intelligence et même d’autres formes de « vie » pourront finalement se développer. Ainsi l’émergence d’une intelligence détachée de tout support biologique est l’une des images les plus récurrentes qui mélange le rêve d’immortalité, l’exaltation démiurgique de l’homme et la fuite en avant vers l’inconnu. Au fond, comme dira J.-M. Truong :
peu importe que le prochain véhicule de la vie soit moins doué que nous, voir complètement débile. Ce qui compte, c’est que, pour la première fois, il soit de nature non organique, que la vie enfin découplée du carbone, reprenne sur de nouvelles bases, et qu’au cours de l’histoire ainsi recommencée puisse enfin sourdre une intelligence insensible aux injures du temps17.
22Considérée de près, cette figure se place au-delà de la simple dynamique d’augmentation de capacités humaines : elle postule un nouveau système de valeurs dont la seule condition positive serait l’abolition de la finitude. Il est intéressant de voir comment dans les discours posthumanistes s’amalgament ces deux lectures de l’évolution biologique relevées plus haut. D’un côté la lecture de l’évolution comme optimisation, lecture qui s’exprime dans la progressive technification de la vie nous conduisant vers ce « Successeur » de l’homme, forme achevée d’une vie sans contingence. Et d’un autre côté, la lecture « émergentiste » de l’évolution, représentée par le jaillissement d’un ordre entièrement nouveau, radicalement imprédictible et insaisissable. Or, comme Truong le souligne, cette nouvelle forme de vie aura des exigences incommensurables avec nos représentations humaines, avec nos valeurs culturelles, artistiques, etc., elle pourrait même en incarner une franche régression. Une chose semble claire, la figure du posthumain ne pourra pas être jugée selon les critères de notre civilisation car relevant d’une nouvelle civilisation encore à venir. Le posthumain serait ainsi un pur produit technique échappant à tout cadre d’évaluation moral ou politique.
23Il n’est pas difficile de percevoir dans ces discours utopiques le poids d’une métaphysique et d’une eschatologique qui renchérit – sous forme d’exaltation technique — le vieux mépris du corps. Il est assez convaincant à cet égard de prendre en considération la thèse de David F. Nobel qui affirme que la culture occidentale participe de plus en plus, et de façon inconsciente, à une forme de religiosité technologique qui cherche à réaliser la promesse millénaire (d’origine judéo-chrétienne) de restaurer la perfection originelle et quasi divine de l’homme18. Déjà en 1935, pour ne donner qu’un exemple, le biologiste Joseph Müller attribuait à la technique – aux techniques biologiques qui caractérisent selon lui la troisième période de l’histoire de la vie — un tel rôle de « divinisation19 ».
24Or la plasticité du vivant doit être évaluée à la lumière de cette métaphysique de l’abolition du corps et de la finitude. Une piste intéressante est l’inversion de valeurs dans le rapport entre l’homme et la technique, ou pour le dire avec Sloterdijk, entre l’homme et ses prothèses.
La prothétique a sans doute pu commencer comme inclusion ou adjonction des corps étrangers sur le corps humain ; mais elle ne parvient à son objectif qu’au moment où elle crée des corps d’extension qui non seulement réparent le vieux corps, mais en augmentent les capacités et le transfigurent. De ce point de vue, les invalides sont les précurseurs de l’homme de demain20.
25La prothétique décrit ce caractère artificialiste de la modernité, mais elle la place sous l’égide d’une image qu’on pourrait appeler régressive au sens où elle implique d’ériger en modèle ce qui, par définition, ne se porte pas bien (validus) et manque de valeur (valere) : l’homme de demain dont les précurseurs sont les invalides réalisera surtout l’inversion du rapport entre le « corps » et son « extension ». Pour le posthumanisme, la plasticité ouverte entre le corps et ses prothèses doit nous convaincre de l’obsolescence d’être « simplement » humain. Le sens des utopies posthumanistes s’enracine dans ce « désir de machine » qui implique une véritable transmutation de la valeur de l’humanisme que nous avons décrit plus haut. La tension propre à la condition humaine, résultat de son incomplétude et de son inachèvement, doit s’effacer au profit d’un nouvel homme réalisé entièrement comme artifice.
26Dans cette perspective utopique, qu’on peut appeler technico-nihiliste, se précise aussi la signification paradoxale de l’idée de plasticité du vivant. Les utopies du posthumain annoncent en fait une sorte de « purification » de la plasticité qui consisterait à garder tout ce qui dans l’organisme évoque la machine (son autonomie) et à effacer tout ce qui en lui évoque proprement la finitude de la vie (la mort, le vieillissement ou la maladie, etc.). Les prothèses biotechniques permettraient à l’homme d’effectuer en lui-même cette purification, c’est-à-dire de s’accomplir – grâce à la maîtrise du biologique – comme un artifice débarrassé de la trace humiliante de la vie comme contingence. Les utopies du posthumain sont ainsi redevables d’une vision « biologisante » tout à fait particulière, car c’est à travers des connaissances biologiques que l’homme devra chercher à se libérer des contraintes de la vie ; et c’est dans la maîtrise du vivant que l’on pourra finalement imaginer une nouvelle forme de vie dans laquelle auraient disparu deux propriétés essentielles à sa plasticité : son inachèvement et sa finitude. À la différence de la plasticité énoncée par l’humanisme, les utopies du posthumain s’installent dans un cadre de valeurs qui consiste à imaginer la production d’une vie sans tension ni ambivalence.