1On évoque souvent l’École de Genève qui commencerait avec Albert Béguin et Marcel Raymond puis continuerait avec les deux Jean, Starobinski et Rousset, et quelques autres. On parle moins de ce qui s’est passé avant cette École. Qui a fondé le Séminaire de français moderne en 1891 ? Qui a fondé la Société Jean-Jacques Rousseau ? Comment s’est constituée la lignée de professeurs de littérature qui va d’Amiel à, mettons, Sylviane Dupuis ?
2Dans les couloirs de l’Université de Genève, une quinzaine de bustes documentent cette histoire entièrement masculine. Au premier étage, dans le foyer de l’aula, parmi les huit têtes d’hommes mûrs sur socle de marbre, le plus haut, installé à contre-jour, est pourvu d’une plaquette de cuivre où l’on peut lire « Henri-Frédéric Amiel 1821-1881 ». Pommettes saillantes, barbe en pointe, nez prononcé, abondante chevelure recouvrant les oreilles et une partie de la nuque, il porte veston, gilet, lavallière et un manteau de bronze posé sur ses épaules. L’écharpe blanche qui ne le quittait jamais n’est pas reproduite.
3Amiel a obtenu son poste à Genève dès son retour de Berlin, grâce à une thèse de candidature intitulée : « Du mouvement littéraire dans la Suisse romande et de son avenir ». On peut y lire cette proclamation : « Notre vie genevoise manque de centre et nos études aussi : injecter le besoin scientifique, l’élan vers la poésie et la philosophie… mettre en communion avec l’Allemagne, travailler à un centre de vie intellectuelle. » Ce sera son programme de 1849 à 1881, quand il meurt à 59 ans.
4Amiel était le collègue d’un certain Auguste Bouvier, professeur d’apologétique protestante de 1861 à 1893, quand il meurt à 67 ans. Son buste se trouve sur les rayons de la Bibliothèque du même bâtiment. L’année où Auguste devient professeur, naît son fils, Bernard, qui a son buste tout de suite à gauche quand on entre dans l’université par la porte des Bastions. Sur une colonne de marbre flanquée d’une poubelle rouge il porte d’énormes moustaches tombantes, à la Flaubert et un air de ne pas rigoler. Le sculpteur a pris la liberté de le représenter torse nu. Son père l’envoie faire ses études à l’École Normale Supérieure de Paris. À son retour il est nommé professeur. C’est lui, le grand-père de Nicolas, qui fondera le Séminaire de français moderne et la Société Jean-Jacques Rousseau. C’est lui aussi qui deviendra vice-recteur, puis recteur, lui encore qui publiera le Journal intime d’Amiel et toute une série de conférences à son propos, tenues aux quatre coins de l’Europe. Il sera le gardien autorisé de la plus grande partie des papiers d’Amiel. À la mort de Bernard Bouvier, c’est Marcel Raymond qui en fera l’éloge appuyé, soulignant « son charme un peu hautain ».
5Nicolas dira de ce grand-père : « Il était une espèce de nabab culturel et un gentleman très élégant. Comme il trouvait les enfants assommants, quand il nous invitait en séjour chez lui au château de Coinsins, il nous gâtait pour que nous lui fichions la paix. ».
6Un autre buste de l’un des précurseurs de l’École de Genève se trouve au premier étage, dans le foyer, à gauche en sortant de l’aula. Portant veston, cravate et fine moustache, un petit gros joufflu est désigné sans prénom ni date de naissance : « Thibaudet ». Ce Bourguignon, par ailleurs critique à la NRF, est en poste à Genève de 1924 à 1936, quand il meurt à 62 ans. Il fait paraître chez Hachette Amiel ou la part du rêve. Le portrait est cinglant, en voici le ton : « Amiel fut nommé professeur ordinaire, écrivit des vers et des études également ordinaires qui obtinrent à peine une attention cantonale… Ses cours bien préparés étaient pesants et ennuyeux… Il plut à un certain nombre de demoiselles et de veuves, mais il ne se décida à en épouser aucune et mourut célibataire. » En même temps que le brillant Thibaudet se rit d’Amiel, il salue la pertinence des jugements de Bernard Bouvier à son sujet : on est entre collègues.
7Pour Nicolas Bouvier, pas de buste dans les couloirs de l’université. Dès sa mort, son nom a permis de rebaptiser à Genève une ancienne école ménagère de jeunes filles en École de commerce Nicolas Bouvier. Une rue porte son nom à Saint Malo ainsi qu’un prix littéraire.
8La filiation entre Nicolas et Amiel n’est pas que biographique, on la décèle dans d’autres domaines. Il y a d’abord l’attitude amoureuse, le rapport aux femmes de Nicolas. Les mœurs ont changé et il n’est pas resté puceau jusqu’à 39 ans, comme Amiel. Nicolas documente à plusieurs reprises son attirance pour les prostituées avec lesquelles il s’entend bien. Mais à 26 ans alors qu’en Suisse les femmes n’ont pas le droit de vote, qu’elles n’obtiendront qu’en 1971, il ne craint pas d’expliquer dans un article à un journal yougoslave « que c’était bien ainsi ». Il s’en explique : « J’aurais souhaité de voir les femmes militer un peu moins et se soucier de plaire un peu plus1 ». On voit l’argument, c’est celui qu’on défend sur les hauts de Cologny ainsi qu’à la rue Sénebier : « Sois belle et tais-toi ! » À propos, dans la centaine de bustes, marbres, plâtres ou bronzes, qui ornent les bâtiments des Bastions je n’ai trouvé à ce jour que deux exceptions féminines : Mme de Staël et Anna Eynard-Lullin de Chateauvieux, toutes deux nées au XVIIIe siècle. Nicolas a de qui tenir. Quant aux amours, en général malheureuses, qu’il a vécues jusqu’à sa rencontre avec Éliane, il en parle avec une mélancolie digne des meilleures pages d’Amiel.
9Avec Henri-Frédéric il partage aussi la pratique du journal qu’il appelle carnet de voyage et qu’il ne destine pas à la publication. Contenu différent, procédé identique : retenir l’écoulement de sa vie entre des lignes quotidiennes et pour soi.
10D’autres convergences encore entre ces deux écrivains : leur apolitisme, voire leur conservatisme. En 1848, confronté aux journées révolutionnaires de Berlin, Amiel se cache, ne veut rien avoir à faire avec les étudiants impatients. De son côté en 1990, quand Dürrenmatt critique le conformisme helvétique dans un discours à son ami Vaclav Havel, président de la Tchécoslovaquie reçu par le Conseil fédéral, Nicolas adopte le ton de son milieu, rue des Granges ou Champel, pour se distancer de Dürrenmatt.
11Autres similitudes entre Amiel et son petit-fils : leur protestantisme. Chez Amiel, il est sincère, chez le second il est culturel plutôt que religieux. C’est-à-dire qu’il laisse place à une transcendance sans se préoccuper du dogme. Mais il reste moraliste comme nous le sommes un peu tous par ici. Il n’est presque pas une page de L’Usage du monde dont on ne puisse extraire une phrase en forme de maxime impersonnelle. Au hasard, faisons l’exercice, voilà ce que cela donne : « Être privé de l’essentiel stimule, dans certaines limites, l’appétit de l’essentiel. » « Fainéanter dans un monde neuf est la plus absorbante des occupations. » « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. » Ce ne sont pas les maximes d’Amiel, mais leur moralisme est évident.
12La filiation de ces deux-là permettrait à Nicolas de prendre la place toute chaude que son ascendance lui prépare. Son père, Auguste, directeur de la Bibliothèque, n’a pas son buste, mais sans doute son portrait dans les bureaux privés de l’Alma mater. Il reçoit rue Sénebier et Cour Saint-Pierre des gens comme Hermann Hesse, Marguerite Yourcenar, Thomas Mann, Peter Fleming, Musil.
13Pourtant ce père n’insiste pas pour que Nicolas prenne place dans la grande lignée. Il aurait pu l’aider à devenir professeur, comme le père Starobinski aidera son fils. Rejoindre le sérail ? Aucune nécessité économique n’y pousse Nicolas. Il a reçu de ses parents un enregistreur luxueux, un équipement de photographe, une voiture et, à part aux États-Unis où Jack Kerouac vient de faire une ou deux virées sur route dans la voiture de ses amis, aucun jeune homme dans l’Europe en ruine de l’après-guerre n’en possède une, à moins qu’il ne soit de très riche famille.
14Auguste ne retient pas son fils, ne lui demande en échange que des lettres, des récits de voyage. « Ma niche académique était quasiment préparée, avec l’écuelle et la paille, et je ne voulais pas m’appeler Médor. » Le voilà donc sur les routes, avec un prétexte académique cependant, une thèse d’histoire dont il irait chercher les archives. Loin des bustes, loin d’Amiel, il fuit.
15Le privilège d’être un jeune homme de bonne famille venu d’un pays à qui la guerre n’a coûté que quelques tickets de rationnement alimentaire se paye tout de même. Segalen, Conrad ou Melville, eux aussi se sont échappés. Ils ont pu choisir les océans. Nicolas n’a pas cette chance, ni peut-être ce courage. Les écrivains suisses qui ont fui avant lui, Cendrars, Annemarie Schwarzenbach et quelques autres, dont Le Corbusier, sont tous partis vers l’Est, donc par la route.
16Ce sera vers l’Est et vers les montagnes, un très lent voyage jusqu’au Japon, l’un des seuls pays au monde à n’avoir pas subi la colonisation occidentale et donc le plus exotique de tous, au sens de Segalen, c’est-à-dire dans l’ordre du Divers.
17Ce lent et long voyage et les trois livres qui finissent par en éclore sont une performance jamais vue, éblouissante. Le lien avec Amiel n’est plus qu’un souvenir. Et maintenant le voyageur fourbu revient au pays « plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge ». Il y trouvera son écriture, un sens moral à sa vie, une posture aussi, celle d’un merveilleux conteur. Pour s’excuser il me disait : « Mes livres sont surécrits. ». C’est comme s’il les connaissait par cœur.
18À son retour de ce seul grand voyage, il rencontre Éliane, la fille du Président de la Confédération, qui est par ailleurs, pendant seize ans, responsable du Département fédéral des affaires extérieures. Désormais à l’étranger, le personnel des ambassades suisses est plein de bienveillance pour le beau-fils de leur chef. Éliane est aussi la nièce de Denis de Rougemont dont la conviction européenne impressionne Nicolas qui la fait sienne. Rougemont est l’auteur de L’Amour et l’Occident, une version radicale et protestante de la séparation d’Éros et d’Agapè, encore une convergence avec Bouvier.
19Après un deuxième séjour au Japon, la fatigue puis la maladie rendent les prochains déplacements plus sages. Vient le temps d’une réflexion subtile et d’un retour critique sur l’histoire littéraire du pays. Comme il est aussi bon à l’écrit qu’à l’oral, il conte et raconte ses voyages d’une manière captivante. Nicolas parle de ses contemporains, de ses admirations, se remet, mais de travers, dans la lignée de ceux qu’il appelle des pérégrins helvétiques. Lui-même se prétend nomade, mais c’est un nomade avec un port d’attache luxueux.
20Et puis le monde change. Nicolas ne comprend rien au numérique, n’aime pas la mondialisation ni le tourisme de masse. Il gagne sa vie en faisant le guide pour des voyageurs fortunés, profite des archives de l’Université de papa et de grand-papa pour organiser une vaste collection iconographique dont même Roland Barthes se servira. D’une certaine manière, il s’arrête en route. Il appartiendra à la génération suivante et à la suivante de la suivante de continuer l’exploration de la rumeur du monde. Il nous reste à le prendre au mot, sans jamais retourner en arrière afin d’abolir une fois pour toutes ce que d’autres ont appelé notre complexe d’Amiel.
21Je voudrais dire en quoi consiste notre tâche à venir. Pour utiliser un jeu de mots cher à Nicolas, celle des bouviers qui doivent faire avancer les bœufs qui tirent le char, il faut nous atteler au char de la littérature.
22La dernière fois que j’ai rencontré Nicolas, c’était à Saint-Malo au Festival Étonnants voyageurs, le dernier auquel il ait assisté. Le sujet cette année-là concernait le voyage aux États-Unis. Dans Routes et déroutes il louait cette manifestation dont il était devenu le personnage central. Mais cette année-là, j’ai trouvé qu’entre voyageurs on y parlait surtout de tirages, de droits d’auteur et de pourcentages plutôt que de nos voyages. Dans la grande réunion réservée aux auteurs, à la table ronde du milieu, Nicolas trônait, les traits tirés par la maladie. Lui qui avait prôné la curiosité était désormais exhibé comme une étonnant personnage et non pas comme un écrivain étonné.
23J’ai appris ce jour-là que le mot de « routard » avait été breveté par un éditeur français et qu’il était désormais interdit de s’en servir sans son accord. Le mettre dans un titre vous vaudrait un procès. La littérature de voyage était donc devenue une étagère chez les libraires, un créneau pour rentabiliser les notes qu’on prendrait en débarquant d’un vol low cost à Tanger. Googlemap prépare le parcours, efface les odeurs et renseigne sur les endroits pittoresques où nous attend le pictogramme d’un appareil de photo désignant le point de vue à capter. La virginité supposée des lieux et des habitants est à jamais anéantie.
24Bouvier craignait la mondialisation qui nivelle les cultures et met en concurrence le forgeron chinois et celui du Pas de Calais. Il existe pourtant ce que le géographe anarchiste Élisée Reclus a désigné au début du XXe siècle par le beau nom de mondialité. Cendrars qui se plaignait de tourner « comme un écureuil dans la cage des méridiens » a essayé d’en rendre compte. Plus tard les nationalismes guerriers ou littéraires s’y sont opposés malgré quelques tentatives du côté de Segalen surtout, pourfendeur de la vision coloniale de la planète. Puis les auteurs issus de cette colonisation comme Fanon et Glissant. Plus que Bouvier, ils ont le souci de choisir, avant le regard sur l’autre qui est observé, le regard de celui qui observe le voyageur. Que se passe-t-il dans la tête de celui qui voit passer dans son village anatolien une petite Fiat où ont pris place deux jeunes mâles européens ?
25Et si cela est impossible à inventer, comment le voyageur doit-il rendre compte de cette opacité ? Par de la mauvaise conscience ou de la mélancolie ? La distance ironique et bien élevée d’une écriture dépouillée y suffira-t-elle ?
26Ces questions, tous les voyageurs étonnés se les posent. À Bouvier nous emprunterons sa préoccupation : « Convaincre le lecteur qu’il est beaucoup plus riche intérieurement et beaucoup plus intelligent qu’il ne pensait ». Nous essaierons aussi de le suivre dans cette quête nécessaire : « faire la poste entre les mots et les choses. » Même si cette poste est devenue numérique, entre les mots et les choses, rendre compte sans que celui qui raconte fasse écran à la scène du monde. Comment atteindre ce dépouillement que vante Bouvier ? Raconter des exploits, des performances, l’Himalaya sans gants, le pôle sud à la nage ? Faut-il prendre parti pour les dominés ou les dominants ? Accompagner l’ordre du monde ou s’y opposer ?
27J’espère avoir montré que Bouvier écrit à partir d’une situation particulière, celle d’un pays qui a réussi à préserver sa richesse tout au long de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, avec la grande bourgeoisie que vous savez, satisfaite d’elle-même et de ses privilèges, mais dont les filles et les fils se trouvent atteints d’une mélancolie qui produira d’une part le spleen mortel de Crisinel ou de Fritz Zorn et, d’autre part, des écrivains en fuite comme Jean Buhler, Annemarie Schwarzenbach, Fernand Gigon ou Ella Maillart qui tous, comme Bouvier, se diront nomades ou pérégrins, mais viendront mourir au pays.
28Qu’en est-il alors de la génération qui a commencé à écrire après la chute du mur de Berlin, depuis que la Suisse perd un à un les privilèges que l’Histoire lui avait accordés ?
29Le franc suisse et notre passeport sont toujours aussi convoités. Aucun pays au monde ne nous refuse son accès. Mais les conditions techniques de communication par voie de terre ou de mer, par les airs ou par la Toile, ont changé la nature de notre déplacement. Avant que notre corps se couche dans un lit aux Marquises ou à Vancouver, il a déjà repéré sur l’écran le temps qu’il y fait, le prix des cigarettes locales et les anecdotes attachées à l’endroit. Il ne nous est plus possible d’être seulement les spectateurs de l’exotisme des grands chemins. Nous sommes trop informés de ce qui se passe aux confins de la Turquie où les Kurdes sont massacrés, et chez les ayatollahs iraniens, ou sur les cols afghans où les drones assassinent plus de civils que de rebelles pour nous contenter de la posture du nomade temporaire. Nous croisons sur cette route-là des migrants définitifs. Et ils nous regardent. Bouvier a pu éviter de dire comment les habitants d’un village afghan le considéraient. Pour nous, cette extériorité-là n’est plus possible. À la frontière iranienne, j’ai vu sur moi le regard haineux des trafiquants, le long du mur entre le Mexique et les États-Unis, j’ai été interpellé par les clandestins. Quand j’ai traversé la France à pied, j’ai croisé les Syriens qui remontent vers Calais. Ils ne m’ont pas procuré ces moments d’extase heureuse que recherchait Bouvier.
30Aujourd’hui, écrire voyage et paysages ne peut plus se faire à l’abri de la rumeur du monde. Je ne sais pas exactement ce que doit être une écriture contemporaine aussi généreuse et précise que celle de Bouvier, mais je la vois fort différente. Quant à moi : plus blanche encore et d’une ironie plus grinçante. Pour rendre compte du regard que les indigènes posent sur moi, possible que j’aie besoin de la fiction. Faut-il en revenir à Stendhal qui, après avoir lui-même tant de fois voyagé en Italie, finit par y inventer Fabrice et le regard sur lui de la Sanseverina ? C’est une bonne manière de se décentrer et de ne pas cacher les autochtones derrière un autoportrait trop encombrant.
31Bruce Chatwin a écrit un livre qui s’appelle Qu’est-ce que je fais là. Plus d’une fois sous la plume de Nicolas se trouve la même expression. Chez l’un et chez l’autre, elle surgit quand ils se sentent perdus à l’autre bout de leur voyage. Désormais cette question se pose à nous non pas à l’arrivée, mais au départ déjà.