Les espaces du dehors et du dedans. Nicolas Bouvier et Henri Michaux
1Bouvier n’a cessé de se référer à l’œuvre de Michaux, auquel il consacre un article (« Obituraire d’automne », recueilli dans L’Échappée belle ) et dont il cite avec constance quelques textes, parmi lesquels « Emportez-moi »1. Les liens entre son regard d’ethnographe et son art du voyage, et ceux de l’auteur d’Un barbare en Asie ont été bien étudiés, en particulier par Jérôme Roger et Éléonore Devevey2 dans sa thèse. Sans revenir sur ces aspects, c’est sur leurs conceptions de la poésie que je voudrais m’interroger, non pas pour marquer l’influence de Michaux sur Bouvier mais pour tenter de comprendre ce qui le retient dans sa lecture poétique de celui dont il dit qu’il nous touche le plus quand il se laisse toucher3.
2La précieuse correspondance entre Vernet et Bouvier permet de suivre leur commune référence à Henri Michaux, les moments de bonheur que sont la découverte ou la lecture de tel recueil, tel livre, tel poème, que Vernet peut recopier, par exemple, pour son ami. Plutôt que d’énumérer ces références, dûment répertoriées dans l’index de l’édition établie par D. Maggetti et S. Pétermann, citons deux lettres dans lesquelles Bouvier affirme certains de ses choix esthétiques. La première est datée 24 février 1956, à Tokyo :
Les photographes japonais sont techniquement très forts, regorgent de conseils et de combines, font des négatifs parfaits, bien meilleurs que les miens qui sont souvent fouillis, mais quant à faire une photo qui soit « un morceau du monde » (peut-être en ai-je fait dix depuis mon départ, mais que je préfère à celles de n’importe quel photographe), ils n’ont aucune chance aussi longtemps qu’ils vivront en hommes de métier au lieu de vivre en poètes. Je suis heureux de découvrir que les exigences de la photo sont exactement les mêmes que celles de l’écriture : il faut se mettre en état de vision, avoir confiance, être relié au sujet par une affection ou une haine profonde, etc. Se promener dans un beau pays avec une excellente caméra, c’est bon, mais ça ne suffit pas. 4
3La seconde, presque contemporaine, est datée du 7 mars et Bouvier est toujours au Japon. Il cite Van Gogh, dit son admiration non pas « pour la morale de midinette et révoltante qu’est [pour lui] la valorisation de son destin catastrophique », mais la tension entre cette vie de cauchemar et une œuvre si « drue ».
4Dans la continuité de cette référence, il cite aussi Artaud puis en revient à un souvenir personnel :
À certains mauvais jours à de Galle, j’ai été très fort visité par cette crainte de devenir pas exactement fou, mais transformé, contre mon gré et de façon avilissante par des forces qui m’habitaient et que je ne contrôlais pas. Il ne me vient pas à l’idée d’en tirer un avantage (ça me l’a fait plutôt prendre en horreur, au contraire), car ces crises n’ont pas de valeur que dans la mesure où elles sont digérées, acceptées, et puis maîtrisées. En écrivant des choses qui m’étaient pénibles et qui m’attaquaient je commençai à m’en rendre maître ; en y retravaillant plus tard dans un état de stabilité et de bonheur, en les forgeant complètement j’augmenterai leur richesse et détruirai leur maléfice. C’est l’informe qui nous tue, le Diable, c’est l’informe, c’est l’anti-créateur, le génie de la dissolution. ; tout ce qui est formulé le fait reculer de quelques pas. Et – me semble-t-il – ce n’est pas par hasard que de tous temps on lui a opposé des formules. N’importe quelle œuvre a je crois une valeur double ; valeur de cantique ; valeur d’exorcisme. Les créateurs bien plantés en terre et bien encadrés dans un paysage historique et social (comme je te comprends de les admirer) sont en mesure de faire porter tout l’accent sur le côté cantique. Tant mieux. Les autres qui rôdent souvent seuls sur des frontières moins plaisantes et qu’ils n’ont pas toujours choisies sont obligés d’exorciser beaucoup. Leurs œuvres sont moins sereines, quelques fois contiennent encore un peu de l’angoisse qu’ils combattent quotidiennement et qu’ils n’ont pas pu résorber. Mais ils ne sont pas moins utiles ; quelquefois ils crèvent sur la frontière où ils s’étaient risqués5.
5Dans ces deux lettres, qui ne citent pas Michaux, mais où le terme d’exorcisme peut renvoyer à son œuvre, sont dessinées deux lignes de force esthétiques : la première est la nécessité d’une vision poétique qui ne se satisfait pas du savoir-faire poétique ou photographique. Autrement dit, poésie comme photographie peuvent donner lieu à un enregistrement du réel parfait sur le plan technique, mais sans intérêt artistique, ou à une vision poétique qui ne se satisfait ni du métier ni de la maîtrise mais qui implique le sujet (même s’il vise la disparition ou l’effacement de celui-ci). La seconde distingue entre deux types ou deux forces à l’œuvre dans l’écriture : le « cantique » et « l’exorcisme ». L’une et l’autre vainquent l’informe, l’une en célébrant (ce pourrait être le nom de ce que Agamben nomme l’hymne en l’opposant à l’élégie6), l’autre en repoussant ou en conjurant l’informe et l’angoisse7. Pour les deux poètes il s’agit de se risquer sur la frontière de l’informe, que Bouvier nomme douane, cette zone entre le langage et le silence, le dit et le non-dit, le naïf et l’usé, la mort et la vie.
6La vision poétique n’exclut pas l’écriture de la prose. Bouvier et Michaux détachent du récit de voyage des poèmes qui y trouvent place selon une fréquence incertaine : dans Ecuador alternent une prose sèche faite de notations elliptiques et des poèmes. Trois d’entre eux seront repris dans l’Espace du dedans (« La Cordillera de los Andes, » « Souvenirs » et « Nausée »). Dans Le Dehors et le Dedans, « Nœud ferroviaire » procède des Chroniques japonaises, « D’un plus petit que soi » du Poisson-Scorpion et « Novembre » de l’Usage du monde.
7C’est que, pour Bouvier, la poésie est précisément affaire de détachement et de suspension. À plusieurs reprises il affirme que la prose et la poésie répondent à des nécessités différentes : il distingue, en effet, leurs régimes d’écriture sur un mode quasi existentiel : « Le poème on le reçoit toujours alors qu’on va chercher un texte en prose8 ». La poésie aurait à voir, si l’on laisse de côté les contraintes temporelles ou matérielles, avec l’extrême :
C’est alors qu’il faut la poésie. Pour décrire ces états extrêmes, que ce soit l’extrême jubilation l’extrême fraîcheur du monde ou l’extrême noirceur de ces moments où on se sent comme un forçat au fond de la mine, même si on a de quoi manger et un toit sur la tête. Il y a aussi l’angoisse de la mort et cette fascination pour la frontière du silence.
8La poésie est conçue comme vibration, suspension, détachement – du flux temporel, du récit qui implique d’enchaîner dans le temps de la prose ce qui est raconté.
9Ce qui distingue la prose du poème n’est donc pas, d’abord, un régime d’intensité (l’une serait plus fluide, moins intense que l’autre) mais un régime de temporalité et de présence.
10Cette poésie de la vibration et de la suspension explique qu’on trouve des moments poétiques, dans les récits, surtout en fin de chapitres : j’en donnerai deux exemples, parmi de très nombreux possibles, le premier se situant à la fin du chapitre XII du Poisson-Scorpion :
Aux premiers jours de la mousson il y a eu comme un semblant de réveil ; je les ai vus se réunir à plus d’une reprise, se concerter les yeux brillants avec une vivacité de bon augure, s’énerver même un peu pour… lancer un cerf-volant grand comme un autobus. C’était donc ça ? Puis les regards se sont éteints, ils ont repris leurs interminables siestes sous la véranda, à se gratter l’entrejambe en feuilletant leurs vieux magazines en haillons. Tout est retombé. Sauf ce grand papillon amarré haut dans le ciel par le vent d’Ouest et dont nous verrons pour quelques semaines vibrer les gracieux ocelles9.
11Et le second à la toute fin du livre :
À côté du bocal, un petit crabe rose comme une joue se serrait les pinces en signe de deuil. J’ai laissé sur la table l’argent que je devais à l’aubergiste et j’ai regardé une dernière fois cette soupente bleue où j’avais été si longtemps prisonnier. Elle vibrait d’une musique indicible.
12Dans la vibration poétique, la prose se suspend : on pourrait encore l’observer dans la dernière page de L’Usage du monde, remarquablement négociée entre la prose poétique, le style chronique à la phrase rapide faite de notations averbales et le ton du moraliste.
13Dans l’œuvre de Bouvier, la recherche de la vibration traduit une attention toute particulière aux effets dynamiques et transitoires plus qu’aux essences : vibration sonore ou mécanique signifie production à l’intensité et la fréquence variables d’ondes ou de sons et harmoniques en fonction de l’environnement. Puis retour à l’état antérieur – la corde, le nerf, redeviennent immobiles. C’est pourquoi aussi la vibration concerne aussi bien les voix ou les sons que les images – si souvent associées dans son œuvre, et en particulier pour cette raison : il s’agit de percevoir non pas ce que la poésie pourrait fixer poétiquement mais ce qui vibre dans le monde qu’on voudrait dire. Ce qui vibre détache du flux de la prose et du continuum temporel comme du récit de voyage l’instant poétique. Il s’agit toujours de moments de bonheur, ou de grande déréliction, quasi d’extase pour le sujet qui les restitue dans la prose bien longtemps après qu’ils ont été éprouvés, pour les préserver. Dans « Le matin de l’éclipse », le sujet perd son image dans le miroir qu’il ne ternit plus, tente de saisir le passage du temps comme vibration elle-même :
L’odeur de bile entrée par la fenêtre
une lente vibration soulève le plancher
dans le ciel moite et élastique
la lumière a déjà blanchi10.
14Cette coïncidence entre la vibration et l’émotion poétique, qui justifie une poétique de la suspension et le passage d’un régime narratif à un régime poétique dans la prose, qu’elle devienne poétique ou inclue des poèmes, explique l’importance dans Le Dehors et le Dedans du motif de la neige. Neige, givre, flocons, cristaux sont autant d’états de la matière métamorphiques, fragiles et liés au temps et à ses variations. Car contre l’informe, ce que cherche Bouvier est moins la forme fixe que l’état suspensif d’une forme dont la vibration – les réactions au temps – offrent une promesse d’exorcisme11.
15L’enchaînement de « Trois notes de clarinette » et de « Tabriz » est à cet égard éclairant. Le premier se termine ainsi :
fenêtre noire
carreaux gelés où s’inscrivaient les astres
chemin boueux qui menait vers le ciel
Tabriz
16Puis on lit « Tabriz » :
Plumage de givre sur la vitre
la bûche d’acacia tinte comme porcelaine
l’encre est solide dans l’encrier
souffle dans tes doigts
tends l’oreille
C’est dans la mandorle de cet hiver perdu
dans l’auréole jaune du pétrole
dans le cocon enfoui de ta jeunesse
que tu as appris à épeler
un des noms secrets du bonheur
Friches noires
le sol gèle aussi dur que verre
poids dans la neige
17L’inscription, mais surtout les mutations de la matière qui signifient le poids du temps et de son passage – du temps qu’il fait comme du temps qui nous écrase – sont évoquées par la neige, presque toujours associée au son ou à la musique : c’est que la neige et la musique, pour Bouvier, sont dans le temps ce qui fait vibrer la lumière, la couleur et le sujet. L’une et l’autre permettent de dire ce qui de nous est saisi sans que nous puissions les posséder. Ce privilège accordé à la forme métamorphique et à ses effets de suspension et de vibration dans le temps explique sans aucun doute l’association si frappante dans toute l’œuvre de Bouvier de l’image sonore et de l’image visuelle. Sa poésie déboute l’informe sans fixer de forme durable mais en la prenant dans une dynamique, un mouvement, dépendant du temps. On retrouve cette association de la neige et du son, par exemple, dans « Novembre » : « Les voix perdues cheminent à tâtons sous la neige » ; dans « Love song II » :
Si vous voulez
Peignez haut dans l’air sec vos icônes de neige
[…]
Je traverse en dormant la nuit hémisphérique
Derrière le velours de l’absence
Je retrouve à tâtons l’amande d’un visage
Soie ancienne
18Et on pourrait multiplier les exemples.
19Cet amour de la neige, ou du givre, ou de la ouate qui en serait l’équivalent végétal, inscrit dans la tradition poétique européenne (Gustave Roud, Celan, Walser), chez Bouvier, ravive l’enchantement de l’enfance :
la neige est enfantine
[…]
La neige est une hermine
il faut nous quitter
[…]
(« La grande guerre »)
20Surtout, elle traduit la hantise de la trace ou de l’inscription précaire, non seulement parce qu’elle est vouée à disparaître mais parce qu’elle tient les formes qu’elle produit de cet état atmosphérique de la matière :
La laine des mots aimés
est partie en flocons
vers le ciel qui pâlit
Blanc réduit à rien
blanc ouvert jusqu’à l’os
Amidon d’hôpital tout ouaté
de menaces
Tête foudroyée qui bourdonne
sans rime ni raison
[…]
(« Morte saison »)
21Ce motif de la neige, si insistant, nous situe exactement à la jonction du versant cantate et du versant exorcisme que nous avons plus haut signalés : c’est « le prix exorbitant de la beauté », selon l’expression du poème « Ulysse », qui permet de conjurer la disparition dont on sait pourtant la nécessité. Exorbitant : le mot est fort, qui signifie précisément qui vous fait sortir de votre trajectoire.
22On comprend dès lors que ce qui se coupe ou ce qui se fige est, pour Bouvier, le contraire de la vibration, cette promesse de bonheur et de poésie.
Au fond du pré
deux vieilles cueillent des dents-de-lion
Une fois cassées en deux
elles ne se relèveront plus
avant d’avoir rempli leurs cabas
Je vois leurs culs noirs
se déplacer comme des bestiaux essoufflés
indécis
et parfois le bref éclair
au ras du sol
du petit couteau de cuisine
Je fixe cette image
dans ma tête
en attente
23Et là c’est le vers qui se coupe.
24L’image du caillot et de tout ce qui coagule se situe exactement à l’opposé du bonheur poétique de la vibration :
Dans la vapeur blanche du soleil
Vous mes voisins
Caillots de sang qui bougent 12
25On pense encore à l’image magnifique du poème « Ulysse », les « caillots ensoleillés de la mémoire ». Ce qui coagule s’oppose à ce qui vibre comme la prose enkystée à l’émotion poétique.
26Pourtant, cette recherche de la vibration n’exclut pas la tension vers un lieu qui soit incluant, protecteur, enveloppant peut-être même. Et c’est dans cette tension que la proximité avec la poésie de Michaux est paradoxalement la plus nette. Les très nombreux vers qui commencent par la préposition « dans » puis la répètent de façon presque litanique sont dans une relation intertextuelle forte avec le poème de Michaux le plus souvent cité, « Emportez-moi » (Mes Propriétés)13 :
Dans le corps
Le bruit du temps qui passe et qui délite
Dans la tête
l’écho des vieux accordéons d’octobre
(« Cavalier seul »)
Dans nos décombres
Dans un égarement inexplicable
Dans la destruction de nos vies »
(« Raison sociale »)
27C’est non seulement la proximité des vers de Bouvier avec les thèmes du voyage ou l’image de la neige, mais plus encore son rythme litanique qui justifient le rapprochement14 et font de « Emportez-moi » un véritable intertexte de nombre de poèmes de Bouvier (dont « Tabriz » cité plus haut). C’est que le rapport au corps et à l’intériorité s’y redéfinit – on y reviendra plus loin.
28Mais la proximité s’arrête peut-être là. Car le rapport à la mélodie, d’une part, comme le partage entre le dehors et le dedans, d’autre part, dessinent des lignes de partage voire de fracture assez nettes entre la poésie de Michaux et celle de Bouvier.
29Commençons par la mélodie. La dimension de la colère, si essentielle à Michaux et si caractéristique de la tonalité de son œuvre, ne trouve pas d’équivalent chez Bouvier, qui est proche, à l’évidence, du Michaux de la plainte et de la litanie plus que des poèmes explosifs au bord de la destruction. Si Bouvier maintient toujours une relation ambivalente au langage, jamais il ne va jusqu’à la tentation de la destruction si forte chez Michaux. Cette difficulté peut être présentée comme circonstancielle, lorsque Bouvier évoque, dans Le Poisson-Scorpion, « l’impossibilité d’écrire avec un vocabulaire anémié par la chaleur de serre 15 » – ou bien comme structurelle : l’écriture, où qu’elle se situe, est un « travail de forçat, puisqu’il s’agit de restituer avec un vocabulaire opaque, pesant, lacunaire ce qui avait été ressenti comme légèreté aérienne, transparence et mystérieuse polyphonie16 ».
30Il y a, certes, chez Michaux, la même défiance envers le langage ; il voudrait se délester des mots usés, inadaptés. Mais cette défiance ouvre la brèche à la voie contre – contre Boileau, contre Racine, contre le vers, contre la prose, contre le dictionnaire, contre la syntaxe – seuls aptes, pourtant, à sauver de l’informe et à purger de l’obsession.
31La mélodie, pour Michaux, est souhaitée là où elle est bancale, pauvre par rapport au pouvoir de la musique, là où elle n’enchante pas le mal mais l’évacue – à coups de gongs, de « contre » et de coups : il cherche la mélodie marquée par la cassure d’un mal profond
qui est mélodie comme un vieux lévrier borgne et rhumatisant est encore un lévrier.
Sortie peut-être du drame du microséisme d’une minute ratée dans une après-midi difficile, une mélodie défaite, et retombant sans cesse en défaite17.
32La mélodie de Bouvier est bien différente de la sienne,
mélodie pour radoter entre nous, elle et moi, me libérant de ma vraie bredouillante parole, jamais dite encore, une mélodie pauvre, comme un appel au suicide, comme un suicide commencé, comme un retour toujours au seul recours : le suicide, une mélodie de rechute, une mélodie pour gagner du temps pour fasciner le serpent18.
33Les poèmes de Bouvier sont souvent plus proches de Verlaine que de Michaux. Il y a, d’une part, dans la permanence de la chanson, une veine verlainienne évidente (« Chansons d’un compagnon voyageur » est le sous-titre de Le Dehors et le Dedans). Doris Jakubec rejette l’idée d’un néo-lyrisme romantique pour expliquer cette veine chansonnière de Bouvier et la relie plutôt à la tonalité mélancolique19 et à l’errance des années 60. Ajoutons que les comptines comme « Le psaume du grillon », « L’année du perce-oreilles » à la tonalité enfantine et grinçante sont assez proches de Desnos ou de Queneau souvent cités par Bouvier. Dans la référence à la chanson nous pouvons aussi entendre le goût pour l’anonymat, pour le populaire que Bouvier développera surtout dans son travail d’iconographe, mais plus encore, le choix d’un lyrisme impersonnel que je dirais « à la Verlaine ». D’abord parce que la mélodie prend la poétique de la fragilité dans une ligne sonore où rien ne vient peser, allant jusqu’à restreindre progressivement le vers (par exemple dans « Love song I »), et à moduler en mineur. Comme chez Verlaine les « e » dits muets produisent un effet de sourdine. Dans « Mirabilis », j’entends aussi Verlaine dans la boiterie soudaine du vers de sept syllabes, tout le reste du poème étant en hexamètres :
Hier c’étaient les barreaux
aujourd’hui c’est l’échelle
j’ai fait un quart de tour
et tari le soleil
à me souvenir d’elle
avec deux bras autour
34Mais c’est « Le jardin des Hespérides », poème tout en alexandrins (coupés parfois en deux hexamètres), dont la musicalité est aussi féminine que celle d’un poème de Verlaine, qui rend compte au mieux de cette veine musicale et mélodique : s’y célèbre la présence au lieu même de sa fragilité, comme dans « Les feuilles des noyers », où s’entend la progressive extinction de l’alexandrin, désarticulé, cassé, au fur et à mesure du surgissement des images qui coupent le vers et se découpent dans la vision. Dans « Le point de non retour », la tonalité verlainienne procède plutôt des choix sémantiques, de ce regard passif devant l’exténué, que Jean-Pierre Richard avait très bien noté. Plus généralement, l’organisation du recueil, très concertée, gardant une sorte de fil narratif malgré la discontinuité et l’ordre non chronologique des pièces, rappelle Romances sans paroles ou Sagesse et comme eux mise sur des jeux chromatiques : outre l’enchaînement de « Trois notes de clarinette » et de « Tabriz » déjà cité, il y a l’enchaînement des images dans « Novembre », qui précède « Trois notes de clarinette » : le sang « des grenades ouvertes qui saignent /sous une mince et pure couche de neige » précède les « Navets dans leur sang » du poème suivant.
35De Michaux à Verlaine, retour à présent à Michaux a priori si éloigné de Verlaine. C’est que le Michaux auquel fait écho la poésie de Bouvier est celui de l’incantation, de la litanie, de la douceur du vers en quête d’un espace du dedans qui libère du rapport à l’espace. Pour dire les choses rapidement, Bouvier est plus proche d’Ecuador que de Plume, des poèmes de Mes Propriétés que de La vie remue ou Épreuves exorcismes. On ne saurait s’étonner qu’il cite dans L’Echappée belle, « Ma vie », de La nuit remue :
Tu t’en vas sans moi, ma vie
Tu roules
Et moi j’attends encore de faire un pas
Tu portes ailleurs la bataille
Tu me désertes ainsi
Je ne t’ai jamais suivie
36C’est le Michaux de « Vieillesse » :
Soirs Soirs ! Que de soirs pour un seul matin !
Ilots épars, corps de fonte, croûtes !
Vieillesse, veilleuse, souvenirs : arènes de la mélancolie
Inutiles agrès, lent déséchafaudage !
Ainsi, déjà, l’on nous congédie
Poussé ! Partir poussé !
Plomb de la descente, brume derrière…
Et le blême sillage de n’avoir pas pu Savoir.
37Le Dehors et le Dedans développe la même mélancolie produite par l’asynchronie du monde et du moi qui la traverse et la contemple, le sentiment du temps qui passe et efface, de cette douane qu’il faudra un jour, bientôt, franchir, des emplois du temps qui nous grillent, puisque nous sommes « tombés dans cette vie /Si douce et si tuante /que personne jamais /n’en reviendra vivant » (« Était encore… »). Une telle mélancolie produit tantôt une attention aiguë à ce qui passe (ou se passe : notations de sensations et d’images ou encore de scènes et anecdotes), tantôt une déploration sur le mode de l’élégie, du regret de ce qui n’a pu être retenu, tantôt encore une conjuration, sur le mode de la dérision, de la fragilité du sujet confronté à la disparition. On pourrait ainsi faire l’hypothèse d’un rapport mélancolique à la littérature, prise en étau entre la méfiance calviniste envers l’artifice, le procédé, la rhétorique et l’épanchement – tout ce qui déborde – allant jusqu’à la culpabilité (la main coupable de Pinget) et la nécessité de l’écriture. C’est l’analyse de Sylviane Dupuis qui en rend parfaitement compte à propos de L’Usage du monde mais qui nous semble valoir pour le rapport de Bouvier à l’écriture d’une façon générale20. Le parti pris de l’artisanat de l’écriture, chez Bouvier, comme au demeurant chez Butor et tous ceux qui, à la même époque, se recommanderont d’une écriture discontinue et comparée à un bricolage, peut être référé aussi à un protestantisme qui valorise le naturel, refuse tout gras dans la voix ou propension à se hausser du col, que je vois aussi chez Pinget. Il y a là une ligne de partage assez ferme entre Michaux et Bouvier – la haine ou la difficulté de Michaux vis-à-vis de l’écriture n’ayant rien à voir, me semble-t-il, avec cette culture-ci et étant plus radicale.
38Il importe, à ce point de notre analyse, de rappeler enfin la défiance de Michaux envers la prose (quel que soit l’usage qu’il en a fait dans des textes aussi fondamentaux que Ecuador, Un barbare en Asie ou Passages). Dans « Premières impressions », comparant la musique et l’écriture, il célèbre le pouvoir de la musique :
Les races les plus dures, sur la flûte ont été élégiaques. Leur fierté, là, c’est comme si elle n’était pas engagée. Les guerriers peuvent pleurer. Les razieurs de troupeaux, les violeurs de femmes peuvent s’attendrir.
Pas besoin de se justifier. Et on peut aller jusqu’au bout sans ridicule.
Un poème aurait vendu la mèche dix fois et la prose rend tout ignoble.
Mots, mots qui viennent expliquer, commenter, ravaler, rendre plausible, raisonnable, réel, mots, prose comme le chacal 21.
39Il n’y a rien d’une telle violence chez Bouvier, mais plutôt une distinction forte et affirmée de la prose et de la poésie, dont nous avons déjà souligné qu’elles correspondent à des états existentiels plus qu’à des questions formelles – le régime poétique est celui de l’intensité extrême. Mais il y a plus : pour Bouvier, le voyage est la condition de l’avènement à l’écriture, en tant qu’il sauve de l’oubli les émotions et vision poétiques :
Sans le fait de cet apprentissage nomade, je n’aurais peut-être rien écrit. Si je l’ai fait, c’était pour sauver de l’oubli ce nuage laineux que j’avais vu haler son ombre sur le flanc d’une montagne, le chant ébouriffé d’un coq, un rai de soleil sur un samovar, une strophe égrenée par un derviche à l’ombre d’un camion en panne ou ce panache de fumée au-dessus d’un volcan javanais. De retour en Europe ou lors des longs bivouacs hivernaux qui parfois ponctuent un voyage, ces images se bousculaient dans ma tête, fortes de leur fraîcheur native et demandaient impérieusement la parole22.
40La poésie est bien cette façon de sauver le temps qui a passé, de racheter le voyage sans traces autres que la chronique qui l’a consigné :
C’est grâce à Holan, autant qu’à Michaux, que j’ai compris que certaines visites que la vie nous rend sont si mystérieuses qu’elles doivent prendre la forme d’un poème, que la prose la plus éclatante ne rendrait justice ni à leur transparence ni à leur opacité qui sont forcément voisines… Ce sont eux qui m’ont, sur le tard, conduit à écrire des poèmes, non par ambition littéraire, mais pour survivre et mieux vivre, sachant, à travers eux, que la poésie est le seul antidote contre la solitude et la mort23.
41Pour Michaux, à l’inverse, le voyage et la poésie font mauvais ménage :
La passion du voyage n’aime pas les poèmes. Elle supporte s’il le faut d’être romancée. Elle supporte le style moyen et le mauvais, et même s’y exalte, mais elle n’aime guère le poème. Elle se trouve mal dans les rimes. […]
La poésie voulait trop le voyage considéré à l’aise. Il s’y trouve embarrassé. Elle se voulut en extase devant lui. Mais est-ce qu’il aime tellement l’extase ? Elle le rencontra dans la nostalgie, mais ce n’est pas sa préférence à lui. Dans des qualificatifs fins et rares, et surhaussés24.
42Pour l’auteur de Voyage en grande Garabagne, la poésie est voyage intérieur. Et il conclut, dans cet éreintement des poètes voyageurs, dont il excepte le seul Cendrars, qu’il oppose à « Baudelaire avec ses quelques poèmes parfaits d’hommes qui n’avaient jamais mis les yeux hors de l’Europe », que la poésie des poètes voyageurs ne peut être que de nostalgie réduite à un rôle de « parent pauvre ou de véhicule 25».
43Il y a donc ici un point de rupture très net entre Michaux et Bouvier, qu’on pourrait au demeurant redoubler en évoquant la façon dont, pour le premier, la poésie est d’abord intervention – comme le rappellent les deux poèmes « Intervention » et « Projection », repris consécutivement dans L’Espace du dedans et qui chacun opposent au poète contemplatif, pris par la beauté du monde qui vibre autour de lui, le poète qui le modifie (dans Honfleur, il met du chameau, ce qui cause certains embarras). À moins qu’il ne s’y projette : mais non pas comme on projette sur un paysage un état d’âme, bien plutôt en remettant en cause la limite entre le dehors et le dedans. Entre l’espace du dehors et l’espace du dedans, la « poudrière de l’être intérieur » où « [il] combat continuellement des larves gesticulantes 26», la frontière est poreuse, incertaine, imaginaire peut-être. Les limites du corps sont elles-mêmes fragiles. Le voyage du dedans et celui du dehors sont presque réversibles. Chez Bouvier, il y a au contraire un ici et un ailleurs, un espace du voyage et celui de la cuisine (si souvent présente dans Le Dehors et le Dedans, comme lieu de la petite macération ou des petits arrangements de la vie intérieure mais aussi comme synecdoque de l’ancrage dans la maison, la chambre rouge). Chez Michaux, les têtes sortent du mur et on rentre dans une tête quand il le faut :
J’étais autrefois bien nerveux. Me voici sur une nouvelle voie :
Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité !
Ça a l’air simple. Pourtant, il y a vingt ans que j’essayais ; et je n’eusse pas réussi, voulant commencer par là. Pourquoi pas ? Je me serais cru humilié peut-être, vu sa petite taille et sa vie opaque et lente. C’est possible. Les pensées de la couche du dessous sont rarement belles.
Je commençais donc autrement et m’unis à l’Escaut… je résolus de faire un avec lui27.
44C’est pourquoi la citation que Bouvier fait de « Semblable à la nature », dans Le Hibou et la baleine28, et le commentaire qu’il en donne, méritent analyse. Il lit le poème comme un rêve que le corps soit un recours, pour autant qu’il est en relation d’homologie avec la nature. Le sentiment poétique – vision, état, bonheur, régime de temporalité et régime de la langue – devrait pouvoir permettre une sorte de réglage heureux entre le dehors et le dedans : je dis « réglage » car équilibre me semble impliquer une justesse voire une immobilité que Bouvier sait impossibles. L’écriture poétique serait donc l’opérateur d’une sorte de réglage entre la nature et le corps, entre le microcosme et le macrocosme, entre ce qui est muet et le langage, entre le dehors et le dedans. Là où Michaux exorcise une relation impossible à l’espace (« Emportez-moi » est exemplaire de cette difficulté), Bouvier cherche à l’habiter – c’est pourquoi, selon moi, le patron syntaxique et mélodique qu’il emprunte à « Emportez-moi », en multipliant les vers commençant par « Dans » si fréquemment dans ses poèmes, est si fondamental. Il cherche un équilibre entre le dehors et le dedans, entre l’ici et l’ailleurs, entre l’attachement et l’arrachement29. Michaux semble lui, par le poème, contrer l’espace – chercher à s’en défaire.
45L’homologie entre le corps et la nature que Bouvier prête à Michaux, est également caractéristique de ce à quoi le poète du Dehors et le Dedans aspire et qu’il demande à la poésie de permettre ou du moins de promettre. Pour Michaux, l’articulation du microcosme et du macrocosme, du corps et de la nature, du dehors et du dedans ne trouve jamais de point de stabilité – explosion, intervention, involution, dissolution en sont plutôt les modalités.
46De même, la volonté de disparition, mise en avant chez l’un et chez l’autre, est beaucoup plus radicale chez Michaux que chez Bouvier. Chez ce dernier, la beauté et la fragilité de la trace, de l’empreinte (dans la neige par exemple), dont la vibration est peut-être le degré zéro de l’inscription, et que l’écriture, toute lestée et usée qu’elle soit, cherche à restituer avec la mélodie, les images, les vibrations, sont une nécessité de l’écriture poétique : celui qui disparaît est le poète qui ne doit pas être au centre du tableau – et l’expérience du voyage aboutit à un délestage du moi, à un effacement provisoire et salutaire. Mais chez Michaux, l’effacement est disparition non pas du sujet provisoire devant la beauté du monde ou le langage qui la transcrit dans sa vibration, mais de la trace elle-même – et donc du langage :
Plus tu auras réussi à écrire (si tu écris), plus éloigné tu seras de l’accomplissement du pur, fort, originel désir, celui, fondamental, de ne pas laisser de trace30.
47Le rapport à la poésie est donc marqué chez Bouvier, comme chez Michaux, par l’exorcisme – le même sans doute qui exige qu’on mèche longtemps une plaie pour qu’en sorte le pus31 – mais chez le premier, la colère n’en est pas le moteur, un moteur, rappelons-le, qui se retourne souvent contre la forme et les mots, contre le poème qui dit contre. Reste le rythme plutôt que la mélodie. Il s’agit de conjurer la peur de la mort, la peur du retour. Chez Michaux, d’en finir avec l’obsession qui vous occupe et assiège, peut-être de mettre à l’épreuve cette limite qu’on croit stable entre le dehors et le dedans.