Colloques en ligne

Stéphane Pétermann

Dodo, figure du « vagabondage planétaire ». En marge de la genèse de L’Usage du monde

Une naissance compliquée

1Pour avoir réinventé le genre du récit de voyage, L’Usage du monde de Nicolas Bouvier a acquis un statut de livre culte, de texte mythique, et a conféré à son auteur une aura que sa naissance compliquée, dans les années 1960, ne permettait pas d’imaginer. Dans la famille des écrivains voyageurs, Bouvier est désormais considéré comme un primus inter pares1. L’admiration portée à Bouvier doit beaucoup à l’écriture limpide, au style ciselé, au choix méticuleux et savant des adjectifs, à l’aisance et à la légèreté dans l’emploi des références culturelles, aux comparaisons lumineuses, au regard amusé et intelligent qui caractérisent son œuvre. Mais l’image d’un auteur aventurier s’inscrit aussi dans une vision légendaire de l’écriture du voyage, et participe d’une réception de l’œuvre de Bouvier encore trop volontiers hagiographique.

2La genèse de L’Usage du monde n’a pas été très étudiée, et pour cause2. Longue et complexe, elle se compose de nombreuses étapes manuscrites dont la matérialité est hétérogène, dont les supports éparpillés présentent une grande diversité. D’une étape à l’autre, Bouvier avance sans autre plan préalable que celui de la remémoration des épisodes du voyage de 1953-1956. Il travaille par expansion, par dérivation, par accumulation, par digression, avec pour seuls principes unitaires les lieux et les dates qui forment une trajectoire géographique et une période chronologique vécues. Il n’est donc pas surprenant que les études ayant retracé cette genèse (ou se devant de le faire), aient achoppé sur la reconstitution des moments et de la logique de celle-ci3.

3Il faut dire aussi que Bouvier n’y a pas aidé, faisant de l’écriture de L’Usage du monde un élément de sa propre légende : dans le texte lui-même (le manuscrit perdu à Quetta, p. 305-310, les réflexions sur l’écriture dans « Le Château des Païens », p. 364-367), et dans les souvenirs et interviews de la fin de sa vie4. Ce halo de légende, tout concourt à l’amplifier, à cause des projections que nombre de lecteurs sont tentés de faire rétrospectivement sur ce texte. Les conditions du voyage leur semblent extraordinaires, aventureuses pour les années 1950, constat auquel s’ajoute celui de la lenteur et de la difficulté pour l’auteur à faire naître puis à publier L’Usage du monde, texte d’abord confidentiel devenu culte sur le tard. Portrait de Nicolas Bouvier en écrivain voyageur maudit.

4Dix ans séparent les préparatifs du voyage de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet en Asie de la publication en édition originale de L’Usage du monde, chez Droz à Genève, en 1963. Dix ans pour voyager et écrire. En cours de route, Bouvier écrit beaucoup, mais sa pratique n’est pas systématique ni même régulière : il ne tient pas un journal de voyage avec des entrées quotidiennes, mais prend des notes dans des carnets, de manière irrégulière, fragmentaire, au gré des circonstances. En outre, il relate ses découvertes dans des lettres à ses amis et à ses parents5, puis à Thierry Vernet, où l’espistolier se fait chroniqueur, diariste, voire narrateur.

5Quels que soient la forme, le genre et le support que Bouvier choisit pour évoquer son expérience viatique, il privilégie la mise à distance et le discours général, plutôt que l’immédiateté et les impressions subjectives. Nul doute que Bouvier ne fasse là ses armes en tant qu’écrivain, ce qu’il deviendra pleinement à Ceylan – c’est d’ailleurs le sujet central du Poisson-Scorpion. Tout se passe donc comme si Bouvier, en voyageant, se dédoublait : il y a d’une part le voyageur s’adonnant au bonheur et à la liberté, et d’autre part l’écrivain s’astreignant au travail ardu et sévère de la création. Mais relevons bien que, pas plus qu’il ne tient unjournal de voyage, Bouvier ne travaille à un récit de voyage dont les contours seraient déterminés, quand bien même le projet d’un livre est présent dès le départ6. Ses projets d’écriture prennent alors appui le plus souvent sur son aventure orientale, mais de manière fragmentaire et en destinant ses productions à une diffusion immédiate, notamment pour des raisons financières. C’est seulement après son retour à Genève que Bouvier commencera véritablement à concevoir L’Usage du monde comme une œuvre d’ensemble7.

6Pour Bouvier et Vernet, l’idée d’un ouvrage commun est consubstantielle au voyage. À son retour du Japon, l’écrivain rapporte avec lui un matériau considérable, écrit, visuel et sonore, dont l’ouvrage ne retiendra que la part écrite. Ces textes sont alors fort disparates, et présentent des degrés d’achèvement très inégaux : cinq carnets de notes, dont un seul et quelques feuillets d’un second concernent la période de L’Usage du monde ; des dactylographies reprenant ces notes, qu’elles mettent au point et amplifient, ainsi celle de Tabriz, perdue à Quetta et reconstituée à Ceylan8 ; des articles de journaux publiés au cours du voyage. Or Bouvier n’a que peu d’expérience du travail d’écriture, du moins de grande ampleur. Le projet auquel il s’attelle est ambitieux –la matière qu’il entend y incorporer est abondante9 et l’homme est extraordinairement exigeant sur le plan formel, stylistique–, si bien que la charge devient vite très lourde sur ses épaules. Il faut dire que ce que Bouvier comme Vernet nomment dans un premier temps le « livre du monde »10 doit associer textes, dessins, photographies, et même musiques enregistrées. Si cette idée de la totalité est vite abandonnée, le manuscrit qu’ils présenteront aux éditeurs en 1961-1962 n’en comprendra pas moins toujours les dessins et des propositions de photographies. De 1957 à 1963, Bouvier puise donc dans cette vaste matière pour l’écriture de son ouvrage, dont la rédaction à proprement parler commence autour de juin 1958, dans un cahier intitulé « Retour ». Jusqu’en 1961, l’écrivain poursuit ce travail de construction du texte, non pas en rédigeant un manuscrit suivi, mais en recourant, à nouveau, à des supports et à des types de rédaction fort variés. Chez lui, c’est la fragmentation et la dispersion qui dominent, du moins matériellement, puisqu’il écrit son texte (ses textes, devrions-nous dire) dans des cahiers, sur de petites fiches dactylographiées, sur des feuilles murales, dans des dactylographies mises au net, et qu’il recycle des articles parus en revue au cours de l’écriture11. Pour le reste, l’écrivain a dû se contenter de sa mémoire, mais fait appel aussi à des ouvrages scientifiques ou documentaires. Bouvier ne travaille pas son récit de manière linéaire, chronologique, mais par chapitres, par séquences narratives, par lieux, « en spirale », écrit-il12.

« Le Château des Païens »

7L’une de ces séquences narratives concerne le personnage de Dodo, dans le chapitre intitulé « Le Château des Païens ». Ce chapitre, qui constitue la véritable clôture du récit (« La Route du Khyber » n’en est que l’envoi, faisant pendant à l’avant-propos), a une structure tripartite. Le narrateur arrive à pied sur le site archéologique de Surkh-Kotal et détaille le décor et l’atmosphère de la fouille dirigée par le professeur Daniel Schlumberger13. Suit une séquence intitulée « Pour retrouver le fil / Écrit six ans plus tard », composée en italique (p. 364-367), dans laquelle le narrateur se met en scène en tant que scripteur, faisant mine d’inviter le lecteur dans son atelier14, pour remettre en question le livre qui s’écrit sous les yeux de ce dernier. Le récit devient discours, le présent coïncide avec le temps de l’écriture (ce que semble confirmer la mention : « Écrit six ans plus tard »), avant de « revenir à la fouille » (p. 365) et au temps de l’histoire. Dans la dernière partie, intitulée « Dodo » (p. 367-369), le narrateur dresse le portrait d’un voyageur français employé à la fouille, figure du « vagabondage planétaire »15 et du « nomadisme frugal » (p. 369) dont L’Usage du monde fait l’éloge.

8Qui est Dodo, pourquoi Bouvier lui consacre-t-il trois pages, et comment ce personnage trouve-t-il sa place dans le récit ? Dans la version publiée, le narrateur affirme ne pas se souvenir de son véritable nom. Grenoblois de près de quarante ans, Dodo bourlingue depuis vingt ans, et travaille momentanément au chantier archéologique en compagnie de Cendrat, son compagnon de voyage, « sympathique électricien-aquarelliste » (p. 367-368) qu’il s’emploie à instruire. Derrière ses airs frustes, Dodo cache en effet des trésors d’érudition. « Traînard perpétuel » (p. 368), « l’âme rincée par ses tribulations » (p. 369), ce voyageur « complètement à l’aise » (ibid.) offre à Bouvier (et à ses lecteurs) le modèle d’une forme d’accomplissement, de plénitude dans la pérégrination.

Dodo, Doudou, Vincent, Cendrat, Sandra

9La genèse de cette séquence nous renseigne un peu plus sur Dodo et Cendrat, notamment sur leur nom et leur identité. En examinant l’avant-texte, mais aussi lacorrespondance de Thierry Vernet à ses parents, on peut en conclure que leurs véritables noms de famille sont Vincent et Cendrat, Dodo (ou Doudou dans certains fragments) étant vraisemblablement le surnom de ce dernier, c’est-à-dire l’électricien-aquarelliste. Les sources qui nous permettent de l’affirmer datent du moment de leur rencontre, à Kaboul en septembre 1954, puis sur la fouille en novembre de la même année. Le 19 septembre 1954, Vernet écrit à ses parents : « On est allés chercher un des types voyageurs comme nous, dont je vous ai parlé. Un s’appelle Vincent, l’autre Sandra. De Grenoble, des sympas. »16 Quatre jours auparavant, il notait : « Il y avait là deux confrères voyageurs de Grenoble, qu’on avait vus à Téhéran. Ils sont de retour des Indes, ils iront avec Schlumberger sur sa fouille. Ils ont pris beaucoup de trains aux Indes où ils sont rapides et d’un prix dérisoire. » Ces propos attestent l’authenticité des pages de L’Usage du monde, ce que confirme la lettre de Nicolas Bouvier à ses parents du 25 novembre 1954 (annexe 2). Cependant, le rapprochement du surnom Dodo avec le personnage de Bardamu dans le cahier « Inde 1955 » (annexe 1) semble marquer une hésitation. La référence à Bardamu ne concerne-t-elle pas plus le voyageur placide et détaché ayant roulé sa bosse que le « jeune électricien mal dégrossi » décrit par Bouvier à ses parents ?17Quoi qu’il en soit, au moment de rédiger cet épisode du voyage quelques années plus tard, Bouvier retient le surnom Dodo (ou Doudou) pour le personnage emblématique du voyage (annexes 3 à 8). Cette désignation, reconnaissons-le, exprime mieux que le patronmye réel l’admirable insouciance du personnage.

De Vincent à Dodo

10Le choix d’un surnom au détriment d’un nom d’état civil marque surtout la volonté de l’auteur d’attribuer au personnage un rôle déterminé, de passer d’un individu anthentique à un personnage qui a une fonction dans le récit. Vincent est un être de chair et de sang dont on pourrait retracer la biographie, et que Bouvier a rencontré en Afghanistan. Dodo est un être fait de mots composé à partir de son modèle Vincent. Dans les grandes lignes, le second est fidèle au premier. Mais je m’arrêterai sur deux omissions qui me paraissent particulièrement révélatrices.

11Dans une fiche intitulée « Doudou » où il tente de cerner ce personnage, Bouvier relève de manière explicite la proximité qui l’unit, lui et Vernet, à Doudou et Cendrat (annexe 5) :

Une sorte de complicité nous unissait à cette équipe. Nous les avions aperçus à Téhéran où soutenu par la philosophie de Doudou, Cendrat vendait ses robustes aquarelles. Ils avaient pris avant nous la route de Khirman, où un landlord persan qui nous attendait de pied ferme, les avait pris pour nous, somptueusement invités, et reçu des remerciements si vibrants et candides que lorsqu’il s’était avisé de sa méprise, il était trop tard pour se dégager. Quand nous arrivâmes à notre tour, il fallut un certain temps pour se faire reconnaître.

12Les rédactions suivantes ne reprennent pas ce paragraphe qui trahit la similitude entre le voyage de cette « équipe » et celui de Bouvier et Vernet. Pour faire apparaître ce dernier sous un jour plus exceptionnel, l’écrivain gomme les traces qui révèlent le contexte dans lequel il s’effectue – ici le fait que d’autres empruntent les mêmes chemins, selon des modes de déplacement analogues18. De cela, le texte publié ne retient que la formule allusive suivante : « Dodo et Cendrat, deux voyageurs de notre espèce » (p. 363).

13La proximité avec Dodo va plus loin, et c’est là la seconde omission qui retiendra mon attention. Dans la première rédaction détaillée consacrée à « Doudou » (annexe 5), Bouvier consigne le récit de leurs conversations. Lors de l’une d’entre elles, le narrateur lui raconte l’épisode de la décharge de Quetta, ce qui amène Doudou à évoquer ses velléités d’écriture nées du voyage et de l’expérience de la guerre. Velléités surmontées, note Bouvier dans ces pages manuscrites écartées de L’Usage du monde : « Il avait quant à lui dépassé depuis longtemps cette espèce d’effervescence brouillonne qui pousse à écrire, à se manifester à tout prix. » Le récit de 1963 ne présente pas Dodo sous les traits d’un écrivain-voyageur repenti, ce qui modifie passablement le statut du personnage qui, vu sous cet angle, apparaît dès lors comme une figure non seulement enviée du narrateur, mais accusatrice de la démarche même d’écriture entreprise par Bouvier. Dans les pages qui précèdent, « Le Château des Païens » thématise le doute quant à la légitimité de cette démarche, dans la séquence composée en italique intitulée « Pour retrouver le fil » : « Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? » (p. 364). À travers cette formule, le narrateur retraduit avec ses propres mots la vision exprimée par Dodo dans les lignes non retenues au sujet de l’écriture. Lent, tranquille, l’esprit dispos et éternellement jeune, Dodo est bien l’incarnation de cette fraîcheur gâtée par l’imprimé. Cette séquence de L’Usage du monde se termine d’ailleurs par l’évocation de l’atmosphère des balades à cheval en compagnie de Dodo : « L’air, relève le narrateur, était d’une fraîcheur exquise » (p. 369).

14Le personnage de Dodo agit comme la mauvaise conscience de l’écrivain Bouvier, qui aurait peut-être rêvé de voyages sans récits, d’un rapport vraiment libre et innocent à l’ailleurs, et non d’une profession de liberté et d’innocence. Pour atténuer la portée de cette fonction accusatrice, L’Usage du monde efface le parallèle que Bouvier fait dans ses manuscrits entre Dodo et lui-même, pour faire du premier une figure anthithétique. Vincent, que Bouvier a rencontré en cours de route, a renoncé à l’écriture. Dodo le bienheureux n’y a jamais songé, de même que Bouvier n’a jamais songé à voyager sans en rapporter un récit, ne serait-ce que pour le mériter et lui trouver une justification, à ses yeux et à ceux de son entourage.

Annexes

15Les documents transcrits ici sont conservés dans le fonds Nicolas Bouvier à la Bibliothèque de Genève. Je remercie Mme Éliane Bouvier de m’avoir autorisé à les reproduire.

161. Cahier orange « Inde 1955 », 64 folios.

17[f° 15 r°]

18Doschi.

19Ça y est. Il y a cinq heures j’ai tourné le dos à Sur-Kotal et à l’Oxus. Dit adieu à Marik, au « Carthaginois », très sympathiquement à Dodo (Bardamu), dernière converse avec Schlumberger. Si je veux, ma vie est faite dans l’archéologie et en Afghanistan. Je pourrais revenir pour la fouille de printemps non plus comme météore mais comme collaborateur fixe. C’est la première fois de ma vie qu’on m’offre sérieusement un boulot qui me plairait. Je ne crois pas que j’accepterai ce coup-ci, il faut continuer. Bons adieux, on s’est bien entendu tous ces gens et moi. Pris mon sou et parti cette idée dans la tête.

202. Lettre de Nicolas Bouvier à ses parents, 2 grands folios recto-verso, papier vergé.

21Kaboul, le 25 [novembre 1954]

22[f° 1 v°]

23[…]

24La vie à la fouille était gaie. Il y avait Schlumberger, irritable, génial et attendrissant qui portait le soir un bonnet de laine jaune très Œcolampade. Sa femme qui est gracieuse et efficiente, une des filles, Pauline qui a dix ans dont personne ne s’occupait et qui traînait par-ci par-là en jouant avec des crânes. Le Berre l’architecte, petit Breton à béret têtu et pince-sans-rire. Ashour, un globe-trotter algérien, anarchiste chevelu d’ailleurs naïf et sentimental qui faisait marcher son chantier en engueulant dans un arabe aigu et incompréhensible. Marik qui est un grand guignol bruxellois couleur moutarde, toujours fendu par un rire silencieux et spécialiste des anciennes langues de souches iraniennes. Et encore Dodo et Vincent, deux globe-trotters engagés pour la saison, très sympathique association, Vincent étant un vieux voyageur qui parcourt le monde depuis vingt ans, Grenoblois malicieux et bien plus cultivé qu’il veut ne le laisser paraître, et qui éduque l’autre qui est un jeune électricien mal dégrossi. Ils désiraient rentrer par la Russie et apprenaient le russe dans la grammaire (célèbre dans tout le camp) de Madame Potapora. Le soir on entendait des déclinaisons longuement ruminées monter de leur tente, et il m’est arrivé en allant leur emprunter une lampe à pétrole, d’entendre Vincent expliquer à Dodo avec application et exactitude ce qu’étaient les Médicis, puis la différence entre les modes majeurs et mineurs. En se lavant, Vincent chantait agréablement et avec humour les opéras français du XIXe. Je me suis très bien entendu avec ce clochard soigneux gai et taciturne qui en sait sur toute matière beaucoup plus qu’il n’en dit. Peut-être le reverrai-je au Japon.

253. Cahier noir, « Retour », juin 1958 - décembre 1960, 190 folios.

26[f° 139 v° à 140 v°, puis 141 v° à 142 v°, 1959, passage barré]

27Charrette de la fouille

28[…]

29On traverse un petit bois de peupliers, pratique pour pisser et faire la sieste parce qu’on a déjà marché sept kilomètres depuis les passerelles et les canaux qui alimentent la filature de Pul-i-Khumri, puis on marche encore une grosse heure et on arrive au pied de la colline, persuadé de s’être trompé parce qu’on ne distingue rien, pas trace de fouille – maintenant ce n’est plus pareil – on n’entend non plus aucune voix, on voit seulement deux traces de pneus qui montent en lacets ce versant de terre jaune et nue d’une raideur invraisemblable. Alors on crie on appelle et on voit apparaître sur la crête – sur ce que l’on croit être la crête de la colline – de petits personnages en silhouette contre le ciel gris, qui mettent leurs mains en cornet et crient, avez-vous des lettres ?

30– Non.

31– Ah – Moi je trouve cet accueil plutôt froid – on gravit la colline pour découvrir que ce qu’on croyait être la crête, c’est le premier rebord de la colline derrière lequel se trouve un replat bien garanti du vent et qui abrite tout le camp ; des tentes militaires, une table encore dressée en plein air, une sorte de bivouac où le cuisinier s’affaire entre des cuvettes de zinc ; des seaux, et un foyer qui fume déjà.

32[…]

33Présentement une cloche sonne et du secteur du sommet on voit apparaître toute sorte de silhouettes familières, Doudou, Cendrat, Marik, Hilmi, du pas recru et satisfait de gens qui laissent derrière eux une journée de travail. Je me réjouis que ma situation sur cette fouille soit suffisamment définie pour que j’aie moi aussi un boulot et la satisfaction de l’interrompre le soir19 et de rappliquer en essuyant mes mains terreuses à mon pantalon d’un air important. Allons allons serrons un peu, comme ça, dans le ton, ça prendrait cent pages que personne ne lirait. Donc parmi d’autres je retrouve aussi Ashour, nous allons Dombre et moi partager sa tente bien assez vaste pour qu’on s’installe à trois. Lampe à pétrole, un foulard rouge genre corsaire posé sur une chaise, un petit carnet de toile cirée, une cartouche de cig[arettes] améric[aines] dans un coin sous le lit. C’est mieux ça je viens de perdre totalement le sentiment du temps, fermant un instant la herse en me répétant un limerick absurde dont les mots fondent présentement, à l’instant même où j’écris. Donc un paquet de cigarettes entamé et aussi un ocarina, dont on ne l’entendra jamais jouer parce qu’il se fait un peu prier et que nous de notre côté nous n’insistons pas tellement. – Voilà, mais le sens de la fouille, la façon ordonnée, hiérarchisée de dire tout ce qu’on a à dire sur un pareil lieu – c’est précisément ce qui ne vient pas, et pourtant je donnerais la peau de mes doigts pour que ça vienne, il n’y a plus beaucoup de gens à décrire ; ils le sont tous déjà, sur les sales feuilles jaunes que j’emploie pour les textes dont je ne suis pas sûr. À mesure que les années passent, je suis moins sûr de ce que j’écris, moins sûr de mes raisons, pourquoi dire ceci plutôt que cela. Et pourquoi – de façon plus générale – écrirait-on la moindre ligne, à moins qu’on ait une pièce de joaillerie. […]

344. Petites fiches dactylographiées, intitulées « Fouille », « Afghanistan (idées générales) », « La fouille », « Afghanistan (Notes sur la fouille »), 51 folios corrigés autographes.

35[f° numéroté 6, composé de deux feuillets agrafés, après « deux cents kilos »]

36Le soir de leur arrivée sur la fouille, Doudou et Cendrat empruntent sa carabine à Le Berre et descendent dans le marais. Doudou a bien fait la guerre avec un fusil, mais sans avoir à tirer « heureusement » ajoute-t-il. Quant à Cendrat il n’a jamais tenu d’arme à feu et désire simplement s’éloigner, et tirer en l’air une cartouche de grosse chevrotine pour « voir le recul ». Ils n’ont pas quitté le bord du marais que quelque chose de noir détale devant leurs jambes. Sandra tire au jugé, on entend un grand bruit de joncs froissés puis le silence. Il a foudroyé un sanglier de deux cents kilos. C’est un énorme mâle, bel et bien mort, le poil tout collé de boue. Ils essayent de le tirer par les pattes, mais la vase dans laquelle il s’enfonçait déjà ne voulait pas le lâcher. Tremblants d’excitation ils remontent à la fouille, réveillent l’architecte et Hilmi et redescendent avec la camionnette, certains d’avoir nourri toute l’équipe pour au moins une semaine. À quatre, à grand peine et en s’aidant de cordes, ils chargent la bête et la ramènent sur la colline, mais c’était pour des clous ; Mansour le cuisinier musulman refusa absolument de toucher ou de préparer cette viande impure. Il n’allait pourtant pas compromettre son salut en dépeçant cette infection qu’il fallut renvoyer pourrir dans le marais. Doudou à qui les dénouements dérisoires paraissaient dans l’ordre des choses s’en amusa beaucoup.

375. « Notes sur la fouille de Surkh Kotal », 17 folios, papier pelure, texte dactylographié (noir et rouge) avec corrections autographes à l’encre noire, au stylo bleu, au stylo noir, [s.d., 1960 ?]. Texte rédigé, par thèmes : « La fouille », « Les Türks », « Doudou ».

38[f° numérotés 2-3-4 (retrouvés dans le dossier « Fiches employées »)]

39« Doudou     Natif de Grenoble, dans la quarantaine, dont vingt ans passés sur les routes. Il avait le regard et le cuir délavé par les intempéries, l’âme rincée par ses tribulations. Placide, couleur de pluie et dubitatif mais aussi monolithique et solide qu’un derviche… Avec cette douceur – qui n’est que la forme d’une plus grande résistance – si nécessaire dans la vie de voyage où les irascibles, les nietzschéens, les « durs » finissent toujours par se briser contre l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, quand ce n’est pas simplement contre les gendarmes qui de si loin qu’ils soient partis finissent toujours par arriver. <Il avait> quitté par goût du mouvement un certain nombre d’occupations au moment où il y aurait pu réussir, mais dissimulait ses lettres sous des dehors engourdis et disait « voui » d’un ton campagnard pour tromper l’interlocuteur. Il en savait assez long dans plusieurs domaines pour se rendre utile et bientôt nécessaire, mais excellait à prendre intellectuellement la couleur du sable et se gardait de révéler ses talents, crainte de les voir aussitôt mis à contribution, car les années passées sur les routes l’avaient rendu paresseux.

40La seule tâche à laquelle il se consacrait entièrement, c’était la formation de son équipier Cendrat, un vigoureux et sympathique apprenti électricien, doué pour l’aquarelle, touché par le démon du voyage et son cadet de vingt ans. Cette équipe marchait très bien, malgré dix-huit mois d’une bohème assez âpre, et cette harmonie dont je connaissais maintenant le prix, achevait de me les rendre sympathiques.

41[…]

42Dans nos promenades à cheval, il choisissait toujours la rosse la plus lente, une vieille rosse saignante sellée d’une botte de paille qu’il câlinait beaucoup, par prudence et par goût d’un certain calme rustique qui lui permettait de jouir des merveilleux paysages d’automne et de recuire ses pensées, traînard perpétuel qui cheminait lentement entre les joncs où ses lunettes lançaient des éclairs. Pour simplifier sa toilette il s’était fait raser la tête et se coiffait d’un vieux feutre bosselé qu’il retirait courtoisement pour saluer les paysans. Je ne pouvais le voir nu-tête sans éclater de rire ; perché sur son petit cheval, le crâne luisant, le sourire impassible et narquois, il avait l’air d’un vieux prévaricateur pourri par les pots-de-vin. Mais faire rire à ses dépens, calmement, sans bouffonner, est un des raccourcis les plus sûrs vers la popularité.

43Je lui racontai l’histoire du manuscrit perdu et des vautours, dont il s’amusa discrètement. Il avait quant à lui dépassé depuis longtemps cette espèce d’effervescence brouillonne qui pousse à écrire, à se manifester à tout prix. Il observait tout avec une attention amusée, mais je ne l’ai jamais vu prendre une note, ou même écrire une lettre. Lui aussi, m’expliqua-t-il, avait voulu écrire, et voilà ce qu’il était advenu de ses travaux. Il y a de ça bien des années, il avait traversé l’Afrique d’ouest en est, à pied, en promeneur, le long des pistes indigènes, un peu comme on irait de Nogent à Passy. « Mais non. Ça n’est pas si difficile que ça. Tu vas d’un petit marché à l’autre, tu suis le mouvement, il y a des villages partout, les gens sont hospitaliers. On m’offrait une case pour la nuit et un poulet. D’autres fois un gendarme noir me retenait un jour ou deux pour vérifier mes papiers, mais tu penses, cette fois j’étais en ordre. C’était même agréable, un peu monotone, mais je ne le ferais plus aujourd’hui. C’était l’enthousiasme… voui, l’enthousiasme. » De retour en France il avait au prix d’un grand effort accouché d’une plaquette « L’Afrique maternelle ». Mais non, vieux – lui disaient ses copains du « petit Dauphinois », pourquoi « maternelle » ? c’est mauvais, ça fait missionnaire. Mais il n’en avait pas démordu, il tenait à son adjectif. À présent avec le recul il ne comprenait plus « maternelle ». « L’Afrique maternelle » s’était effectivement mal vendue et avait rempli plusieurs caisses dans son grenier de Grenoble jusqu’au jour où se trouvant, des années plus tard, sans le sou à Alexandrie il avait fait venir tout son stock et l’avait placé, au porte-à-porte, à des marchands levantins friands de dédicaces.

44Sa seconde tentative avait pris place juste après la campagne d’Italie qu’il avait faite dans l’Intendance sous les ordres du général Mouillebrosse. Il avait très soigneusement écrit l’histoire de sa division et adressé le manuscrit au général pour en obtenir une préface. Celui-ci l’avait tellement apprécié qu’il l’avait augmenté de quelques digressions personnelles et publié sous son nom. On sait bien que lorsqu’il s’agit d’être publié, même les généraux capitulent. « Au début j’étais écœuré – ajoutait-il de sa diction soigneuse – maintenant, plutôt reconnaissant. Ça n’était pas un bon livre, ah ! ça non. Pas bon du tout. » et il éclatait de rire.

45Une sorte de complicité nous unissait à cette équipe. Nous les avions aperçus à Téhéran où soutenu par la philosophie de Doudou, Cendrat vendait ses robustes aquarelles. Ils avaient pris avant nous la route de Khirman, où un landlord persan qui nous attendait de pied ferme, les avait pris pour nous, somptueusement invités, et reçu des remerciements si vibrants et candides que lorsqu’il s’était avisé de sa méprise, il était trop tard pour se dégager. Quand nous arrivâmes à notre tour, il fallut un certain temps pour se faire reconnaître.

466. « Promenade à Baghlan / Vers Baghlan », 6 folios jaunes, papier pelure (dossier « Fiches employées », 145 folios, enveloppe 9).

47[f° 1-2]

48 […]

49J’attends Doudou, traînard perpétuel qui chevauche lentement entre les haies où ses lunettes lancent des éclairs. Avec son feutre délavé qu’il brandit pour chasser les mouches, son crâne tondu luisant comme une rave et son sourire narquois, il a l’air d’un vieux prévaricateur pourri par les pots-de-vin. Par goût du calme il prend toujours la même vieille jument câline qu’il chatouille avec rameau en traversant lentement ces prodigieux paysages d’automne, en recuisant ses pensées, en chantonnant « La Belle Hélène » ou « Lakmé » dont il sait le livret par cœur. À ce train-là, midi passe et nous sommes loin de Baghlan. […]

50Bien-être fourbu, soleil, calme cigarette. J’essaie de prendre quelques notes ce dont Doudou s’amuse discrètement. Il observe chacun avec une attention extrême, mais je ne l’ai jamais vu écrire un mot. Cette activité brouillonne lui a passé m’explique-t-il après qu’il ait écrit deux livres. Le premier, sur l’Afrique qu’il avait à vingt ans traversée d’ouest en est, en camion, à pied, en promeneur, comme on irait de Nogent à Passy. Mais non – dit-il – ça n’est pas difficile ; tu suis les pistes indigènes, tu vas d’un marché à l’autre. Les gens sont hospitaliers ; ils te balaient une case, quelquefois ils t’offrent un poulet… À son retour il avait écrit L’Afrique maternelle, une plaquette qui lui avait donné bien du mal. Ses copains de l’imprimerie du Petit Dauphinois voulaient lui changer son titre – maternelle ! c’est mauvais ça, ça fait missionnaire, ça ne se vend pas. Mais il s’était obstiné et effectivement L’Afrique maternelle était restée des années en caisse dans son grenier de Grenoble jusqu’au jour où se trouvant sans ressources à Alexandrie il avait fait venir tous ses invendus et les avait placés au porte-à-porte à des Arméniens friands d’autographes. Aujourd’hui il ne comprend plus du tout son obstination – « maternelle » ; non évidemment, pourquoi ? c’est idiot !

51Ensuite, ayant fait la campagne d’Italie dans les forces françaises, il avait écrit l’histoire de sa division et soumis son manuscrit au général Mouillebrosse qui l’avait apprécié au point de le publier sous son nom avec quelques additions personnelles pour fouetter le ton qui manquait de panache.

52– Et alors ?

53– Alors rien. Il me l’a envoyé, mon bouquin, dédicacé. Remarque que ça m’arrange assez, qu’il l’ait signé, parce que ça ne donnait pas grand-chose à la lecture ; c’est une division qui ne s’était presque pas battue.

54Un peu plus loin, nous sommes tombés sur la grand-route de Kunduz ; une large travée de terre battue bordée de sorbiers poussiéreux, noire de charrettes et de cavaliers qui vont à la foire. […]

557. « Afghanistan », feuilles murales (enveloppe 4).

56« Technique », 1 folio jaune, papier pelure, notes programmatiques

57Balade à Baghlan

58Beaucoup plus dépouillé – supprimer Marik, Ashour, le marchandage.

59Une phrase sur l’automne suffit bien, une sur le marais également (voir TABRIZ)

60Les bons éléments

61DOUDOU RÉCIT (il me dit que etc…)

62Le Marché et ce qu’on y trouve

63Les Tchèques

64Les chiens

65Prendre plus de distances. Donner – mine de rien – plus de tuyaux sur le pays.

66« Le “Château des Païens” », 1 folio plié en 4 pages

67Les tessons

68Balade à Baghlan : Les chevaux ; des rosses ensanglantées – ou de très heureux chevaux.

69les histoires de Doudou là-dedans / les Hongrois / le pays / les chiens / la lumière de la fouille.

70Un pays sans tragique

71Les ouvriers : beaucoup étaient des enfants presque avec un goût pour les travaux délicats dont ils s’acquittaient très bien.

72Le Berre

73La plate-forme aux statues : un joli petit monument bouddhique dont la base avait [été] assez bien conservée pour permettre d’imaginer l’effet de l’ensemble. L’ambiance de ce chantier est toute différente c’est nordique, le style a quelque chose de plus romantique de plus rassemblé. La découverte de cette plate-forme double presque les plaisirs que procure la fouille, bien qu’il ne s’agisse que d’une annexe. Les doublait parce qu’apportant une religion de plus, un climat de plus – ce qui montre bien qu’en définitive on creuse pour récupérer des idées.

74D’O : Seul un reste de bonne éducation nous retenait de nous lever et d’aller lui fermer son livre.

758. L’Usage du monde, première dactylographie, folios numérotés 320-328.

76[f° 327-328, passage biffé]

77[…par les pots de vin.]

78Au cours d’une de ces promenades, je lui racontai mes mésaventures de Quetta, le manuscrit perdu, les vautours. Il s’en amusa discrètement. Il avait, lui, surmonté depuis longtemps cette espèce d’effervescence qui pousse à s’exprimer à tout prix. Je ne l’ai jamais vu prendre une note. Il m’avoua pourtant qu’au début de ses pérégrinations, il avait fait un peu de journalisme, écrit, comme tout le monde.

79Voici bien des années, il avait traversé l’Afrique d’ouest en est par les pistes indigènes, à pied, en promeneur, comme on irait de Nogent à Passy.

80– Ce n’est pas si difficile ! tu suis le mouvement, tu vas d’un village à l’autre… les gens sont obligeants, ils te balaient une case, parfois ils t’offrent un poulet. C’était agréable, un peu monotone aussi… je ne recommencerais plus… l’enthousiasme, voui, l’enthousiasme…

81De retour en France il avait rédigé une plaquette : « L’Afrique maternelle ». Maternelle ? pas bon ça : maternelle, lui disaient ses copains du Dauphiné libéré, ça fait missionnaire, c’est mauvais pour la vente. Il n’en avait pas démordu. Il tenait à son adjectif. Aujourd’hui, avec le recul, il ne voyait plus bien pourquoi. « Maternelle ?... non, effectivement, c’est idiot… »

82L’Afrique maternelle s’était donc peu vendue, mais quinze jours plus tard, Dodo avait fini par écouler son stock, au porte-à-porte, à des commerçants du Caire friands de dédicaces.

83Sa seconde tentative avait pris place juste après la Campagne d’Italie qu’il avait faite dans l’Intendance « sans tirer un coup de feu, heureusement ». Il avait écrit l’histoire de sa division et adressé le manuscrit – pour obtenir une préface – au commandant de son unité, qui l’avait apprécié au point de le publier sous son nom, augmenté de quelques adjonctions personnelles pour relever le ton qui manquait de panache. Dodo s’en était-il formalisé ? pas autrement. On sait bien que lorsqu’il s’agit d’être édité, même les généraux capitulent.

84– D’ailleurs il m’en a envoyé un exemplaire sur Auvergne, et dédicacé ! remarque, ajoutait-il en riant, qu’aujourd’hui cela m’arrange assez, qu’il l’ait signé… n’était pas fameux, ce bouquin… ah pour ça non.

85L’envie d’en écrire d’autres lui avait donc passé. Mais pas celle de courir les routes. Il était reparti : le Brésil, de nouveau l’Afrique, maintenant l’Asie où il trouvait beaucoup pour lui. Il repartirait encore, toujours plus léger.

86[D’ordinaire, la quarantaine venant, ce vagabondage planétaire se…]