“J’aime, je n’aime pas”. Connivence entre Perec et Barthes
1. Contemporanéité et inactualité de Barthes
1Les actualités au rythme desquelles nous avons vécu ces dernières années semblent sonner un triste glas, celui d’un héritage intellectuel dont Barthes était le plus éminent représentant. Constater le retour des conservatismes est devenu aujourd’hui une banalité. Il n’est pas jusqu’à la nobélisation d’un Bob Dylan en 2016 (simple confirmation de la momification du personnage, que l’on congratule autant pour sa pertinence passée que pour ses constants hors-sujets depuis 40 ans) qui ne participe de ce grand déménagement.
2Ce temps durci, au passage duquel nous assistons, nous savons pourtant bien qu’il n’existe pas de manière inéluctable – car il s’agit d’un « temps chronique », auquel on peut opposer un « temps linguistique », pour reprendre une opposition de Benveniste1. Dans la langue de Barthes, le temps n’existe pas sous la forme d’un récit unique, mais bien plutôt sous celle de fragments, entre quoi d’autres fragments de temps sont insérables, pour un autre contemporain possible. Il ne sert dès lors à rien de se résigner tristement, à rien de s’alarmer à grand bruit de la grande défection contemporaine. Que Barthes ait été, le temps d’une année-centenaire, artificiellement actuel pouvait parfaitement empêcher qu’on le lise. Qu’il demeure inactuel permet sans doute de mieux le lire. Car sa lecture nie puissamment son inactualité. Le texte barthésien, même lorsqu’il semble procéder du structuralisme le plus rigide, ne se présente jamais à la lecture sans qu’après quelques lignes apparaisse soudainement une intuition, une formule inattendue, un paradoxe fécond qui nous ramène à son contact. Le Barthes dont il s’agira ici n’est donc, bien évidemment, pas l’« Auteur » à la mort si fréquemment reprononcée depuis l’article de 1968, mais bien plutôt celui qui opère un « retour amical2 » trois ans plus tard dans la préface de Sade, Fourier, Loyola.
3On pourrait formuler ainsi la ligne de cet article : ce qui, le mieux, nous rend Barthes contemporain est génériquement de l’ordre du fragment, narratologiquement du détail, grammaticalement de l’objet discret.
2. Rapprochements
4Le geste qui préside à cette étude est celui d’une analyse, celle de la liste des « J’aime – je n’aime pas », dans Roland Barthes par Roland Barthes. Cette liste sera ici considérée comme une modalité particulière de compréhension, de connaissance pour le lecteur du « sujet RB » – le narré plutôt que le narrant. Il me semble que ce passage cristallise une grande partie des problèmes rencontrés par ce lecteur, lorsqu’il cherche, spontanément (naïvement ?), à connaître Barthes, à envisager ce livre comme une biographie, malgré son célèbre avertissement liminaire.
J'aime : la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d'amandes, l'odeur du foin coupé (j’aimerais qu’un « nez » fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politique, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Eisenstein, les trains, le médoc, le bouzy, avoir la monnaie, Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur de petites routes du Sud-Ouest, le coude de l’Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc.
Je n'aime pas : les loulous blancs, les femmes en pantalon, les géraniums, les fraises, le clavecin, Miró, les tautologies, les dessins animés, Arthur Rubinstein, les villas, les après-midis, Satie, Bartók, Vivaldi, téléphoner, les chœurs d'enfants, les concertos de Chopin, les bransles de Bourgogne, les danceries de la Renaissance, l’orgue, M.-A. Charpentier, ses trompettes et ses timbales, le politico-sexuel, les scènes, les initiatives, la fidélité, la spontanéité, les soirées avec des gens que je ne connais pas, etc.
J'aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens. Et pourtant tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. Ici commence l’intimidation du corps, qui oblige l’autre à me supporter libéralement, à rester silencieux et courtois devant des jouissances ou des refus qu’il ne partage pas.
(Une mouche m’agace, je la tue : on tue ce qui vous agace. Si je n’avais pas tué la mouche, c’eût été par pur libéralisme : je suis libéral pour ne pas être un assassin.)3
5Une fois admis ce désir fondamental de connaissance, de rapprochement, apparaît pourtant une sorte de dépit, qui se présente dès la fin de la liste (ou plutôt des deux listes), dans le commentaire qui leur succède : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Par ce commentaire, la distance qui semblait pouvoir se réduire dans notre rapport à la liste ne se réduit, en fait, pas autant que nous étions en droit de le penser. Mais j’anticipe, avec cette remarque, sur la suite de mon propos. Je reviens donc sur le mouvement initial, heuristique, par lequel je postule une connaissance possible du sujet RB par la liste que le second Roland Barthes fournit obligeamment.
6Lire cette liste revient immanquablement à postuler une proximité avec l’auteur, dans la matérialité même des items qui la composent, et par leur nature de détails : le risque encouru de naïveté, face au danger de la signification – et de son corollaire, l’assignation – est réduit par cette qualité de détail des items, localement sans poids. La fréquence avec laquelle l’adjectif « significatif » est associé au substantif « détail », dans la conversation ordinaire, ne doit pas faire oublier qu’un « détail significatif » est avant tout une oxymore. A cause de cette nature, il est très simple pour le lecteur, peut-être même automatique, d’établir des liens de connivence matérielle entre ses goûts et dégoûts et ceux de Roland Barthes (du moins, de celui des deux Roland Barthes figurant en premier dans le titre de ce livre).
7Cette modalité de compréhension du sujet RB est double. D’une part, elle est de l’ordre de la reprise en charge énonciative (propre à toute liste, pourvu qu’elle présente une organisation asyndétique). D’autre part, elle est particulière à cette double liste, dans le contexte semi-biographique du texte dont elle est tirée et grâce à sa particularité morphosyntaxique, par laquelle chacun de ses items impose une reconstruction phrastique simple, fondée par le verbe initial qui l’ouvre (reconstruction qui se manifeste par la synecdoque).
2.1 L’asyndète ou le portrait en débâcle
8Comment se construit la reprise en charge énonciative de la liste par le récepteur, ici le lecteur ? Essentiellement, grâce à la figure qui la plupart du temps la détermine dans sa forme générale, qui est l’asyndète, ou la suppression des liens de conjonction entre les termes qui composent la liste. Par l’asyndète énumérative, l’item s’isole et acquiert un début d’autonomie syntaxique. L’absence relative d’organisation des items entre eux (qui pourraient apparaître dans un autre ordre, se voir ajouter ou supprimer d’autres items sans que la forme d’ensemble en pâtisse) dénote une absence conséquente de hiérarchisation. Leur qualité de commutabilité permet aux items de s’affranchir plus facilement de leur cotexte que s’ils étaient, par exemple, organisés dans le cadre d’une description – d’un portrait à la Balzac, par exemple. Ceci entraîne que face à une telle liste, en tant que lecteur, je peux m’emparer de ces items : les lire dans un sens différent, les isoler, les manipuler, en jouer. Ce que je reconnais, dans ce jeu, c’est leur caractère fortuit (pourquoi Haendel et pas Bach, pourquoi pas Vivaldi). Certes, tous ces éléments ont en commun de se rattacher à un sujet, mais c’est leur seule hiérarchie. Mis à part quelques sous-ensembles, l’ordre d’apparition des items n’est pas motivé par une progression reconnaissable ; leur position est stochastique, nettement plus fortuite que motivée par les items alentour.
9En d’autres termes, le sujet RB n’aime qualitativement pas plus la salade que la lavande, pas moins l’orgue que la spontanéité. Dans cette débâcle du portrait, il appartient au lecteur d’activer un usage de la liste qui lui appartienne en propre. Il commence par reconnaître dans l’asyndète le lieu du texte où le blanc s’accentue, où les séparations entre les termes de la liste s’hypertrophient, laissent la place à d’autres propositions virtuelles. L’item, déhiérarchisé par l’« anarchie des goûts et des dégoûts » convoque les goûts et dégoûts du lecteur, à qui spontanément viendra le désir de :
– souscrire au plaisir partagé de manger des cerises ou au déplaisir partagé de manger des fraises,
– inversement confesser sa délectation pour les fraises ou désavouer un amour pour les cerises qu’il ne partage pas,
– s’interroger sur les motivations de telle ou telle entrée qu’il ne comprend pas, n’ayant jamais lu Fourier ou jamais entendu Rubinstein,
– comprendre ce qui permet une polarisation si nette entre des items que l’on pouvait penser associables, comme Haendel d’une part et l’orgue et le clavecin d’autre part, surtout si l’on sait que Haendel était virtuose de ces deux instruments,
– profiter, en somme, de l’ouverture de la liste et de sa ductilité pour en jouer comme d’un jeu de construction, jusqu’à un point parfaitement envisageable où, grâce aux lacunes du portrait, il imposera comme autant de pièces de puzzle les éléments fragmentaires de son propre portrait – au moment où il ajoutera sa liste propre à celle qu’il a sous les yeux.
10S’il est possible d’avancer que le passage à l’écriture de la liste après lecture de liste est un tropisme dans l’usage de cette forme, c’est aussi que Perec a précisément fait cela (on le verra au point 6) : il a prolongé la liste de Barthes en se l’appropriant, en jouant avec les items, les changeant, les gardant ou leur faisant écho.
11Voilà donc comment se présente, par métalepse, l’apport de la liste à la compréhension du sujet RB, dans ce que cette forme manifeste d’asyndétique. Cette compréhension passe par mon appropriation de sa liste, sous forme de confrontation à la mienne – parce que, même si la mienne n’est que virtuelle, elle est appelée par la sienne. Les items, discrets, isolables, deviennent de petits morceaux du contemporain de Barthes qui peuvent me servir à fonder un contemporain commun à lui et à moi. Ce sont des points de contemporain où nous le rencontrons. Et si mon nom est Georges Perec, j’inscris ce contemporain commun dans un dialogue – ou une tentative de dialogue – entre écrivains.
2.2 La synecdoque, ou Ceci n’est pas mon corps
12J’avais annoncé que cette modalité de compréhension du sujet RB était double. Et pour cause : s’il existe un mouvement de débâcle par lequel le corps de Barthes se désagrège et dont nous volons des morceaux comme des charognards ou des idolâtres en mal de reliques, l’inverse est vrai également. A la dynamique centrifuge de l’asyndète répond celle, centripète, de la synecdoque. L’ensemble le plus évident à quoi se ramènent les items est bien sûr donné par les deux verbes introducteurs, qui rétablissent l’item dans sa syntaxe (chacun d’eux se remet à fonctionner dans un régime syntaxique phrastique si le verbe « j’aime » ou « je n’aime pas » lui est restitué). Cette restitution est également l’annonce du corps de Barthes, soumis à une seule volonté, même polarisée. L’ensemble est également allégué par de potentiels sous-ensembles : les loulous blancs et les chœurs d’enfants pourraient bien appartenir au sous-ensemble « kitsch », Pollock et Twombly au sous-ensemble « peintres abstraits ». Ainsi pourrait-on constituer à force d’assemblages d’atomes de Barthes, des molécules de Barthes, jusqu’à un agencement final à venir, promesse d’un corps entier.
13Cette fonction de synecdoque est a priori plus visible que celle de l’asyndète et devrait, dès lors, offrir au lecteur un portrait de Barthes plus fidèle et plus complet, plus compréhensif au sens étymologique du terme. Mais c’est justement au moment où les fragments du corps barthésien acquièrent leur cohésion qu’ils en perdent leur cohérence ; c’est justement au moment où se réitère la volonté du sujet Barthes que celui-ci s’en sert pour faire entendre cette injonction d’éloignement : Ce corps n’est pas le même que le mien. Comme l’asyndète induisait un remplissage des vides par une instance seconde (lectorale), la synecdoque provoque un vidage des pleins par l’instance première (auctoriale). Ainsi s’éloigne sensiblement la connivence au sujet que l’on croyait établie, au moment même de sa proximité. Un paradoxe qui devient plus familier lorsqu’on réalise que, pour Barthes, la connivence se joue en fonction d’un tiers absent.
3. La lecture comme condition de connivence
14Le terme constitue une entrée des Fragments d’un discours amoureux. La connivence y est traitée, de manière frappante, dans la perspective d’un trio plutôt que d’un duo. On parle de l’être aimé en son absence ; c’est la connaissance commune que mon interlocuteur et moi avons de lui qui permet la connivence. Mais « dans ce commentaire-là, l’objet n’est ni éloigné, ni déchiré ; il reste intérieur au discours duel, protégé par lui ». « On en vient à un paradoxe : c’est l’être aimé lui-même qui, dans la relation trielle, est presque de trop.4 »
15La connivence est possible pour ceux qui parlent de l’être aimé en son absence et partagent une connaissance commune de lui qui n’est qu’une partie de lui (puisqu’elle est commune à deux autres tiers). Cette connivence de synecdoque est ce qui permet le désir de connivence du sujet RB dans la liste des « j’aime, je n’aime pas », mais elle est aussi ce par quoi la connivence se suspend. Aux abords de la fin des « j’aime » se présente un mouvement de complexification des items qui les rendent difficiles, voire impossibles, à s’approprier. Étrange, à dire vrai, qu’apparaisse un item comme « le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque », trop spécifique pour constituer une catégorie de jouissance qui puisse être adoptée par un autre sujet que le sujet RB ; plus étrange encore, ce « coude de l’Adour vu de la maison du docteur L. », où la corporalité du sujet n’est plus envisagée selon la permanence et l’éventuel partage de ses prédilections, mais située très précisément dans l’impermanence intransmissible d’une position géographique momentanée. Une corporalité qui se trouve à la fois située et cachée, dans le même mouvement qui nomme, et ne nomme pas, « le docteur L. ». Comme si Barthes nous donnait rendez-vous dans une maison qui, en prévision de ce rendez-vous, avait été désaffectée, vidée de ses occupants. Ce qui est étrange donc, c’est que du plus idiosyncrasique et du plus intime se constitue la position la plus inexpugnable, comme si la traversée de l’anecdote commune à l’anecdote intime s’accompagnait automatiquement d’une fin de non-recevoir, d’une impossibilité pour le lecteur d’effectuer cette traversée.
16Il peut sembler contre-intuitif qu’une connivence ne s’effectue que dans l’extime, dans le corps-objet, le corps de trop, le corps aimé et commun aux tiers mais absent, plutôt que le corps-sujet. Mais la situation du tiers absent est justement celle de la lecture, plus précisément celle de Roland Barthes par Roland Barthes. Car c’est bien là l’un des sens possibles de cette réduplication liminaire du nom de Barthes, que d’affirmer par le truchement énonciatif d’une voix auctoriale l’absence de la personne à qui cette voix devrait appartenir, et dont nous nous entretenons, d’auteur à lecteur. En particulier dans la situation de la liste, où le sujet se fragmente et où l’énonciation s’éclipse. La liste est le lieu privilégié d’observation du corps objectivisé, absent à lui-même. Ce lieu d’énonciation rendu commun par la métalepse de liste ressemble ici à un poste d’observation, où le sujet RB invite le lecteur à contempler le corps-objet RB à son insu. Ouverte à tous les vents, siège de tous les goûts, la position de lecture de liste serait le contraire de celle du « coude de l’Adour », spatialement définie mais inaccessible. La métaphore présente toutefois une limite, car l’espace de cette liste n’est pas vraiment poste d’observation au seul sens visuel du terme. Il serait plutôt le lieu d’un partage qui passe par d’autres canaux sensoriels. On peut d’ailleurs ajouter que la connivence est une défection de la vue de l’être aimé : « connivere : veut dire en même temps : je cligne de l’œil, je fais un clin d’œil, je ferme les yeux.5 »
4. Le goût, le toucher
17Pour parler en termes de canaux perceptifs, pour parler le langage du corps que Barthes sollicite, on observe d’abord que les éléments de la liste qui concernent le goût sont très représentés. Le goût comme appétence ou comme affinité, le goût comme saveur d’un aliment : ici l’« écume anarchique des goûts et des dégoûts » rabat la signification figurée sur la signification sensorielle.
18Le goût est surinvesti dans la liste, comme d’ailleurs les sens de l’odorat et de l’ouïe, au détriment du canal de la vue, principale source ordinaire de notre appréhension du monde. Cette sorte de plongée dans les eaux moyennes du corps, où la lumière perd de son intensité au profit d’une vie plus sourde, à la portée plus réduite, constitue le niveau idéal de connivence instauré par cette liste. Car la possibilité de connivence qu’elle suggère implique une prise moindre de la diversité individuelle, de la complexité dans la description de la sensation. Le sens du goût est celui qui peut le mieux s’exprimer dans la polarité simple des « j’aime, je n’aime pas ».
19Cette polarité est aussi celle du langage de liste, qui met en avant l’une des particularités aliénantes du langage tout court pour Barthes, c’est-à-dire sa « nature assertive6 », la réduction à l’alternative simple de la présence-absence du mot, noir sur blanc ou blanc tout court, rien entre deux. On retrouverait ici la rhétorique du Neutre, fondée sur la difficulté de concevoir des catégories épistémologiques non dialectiques, des catégories moins discriminantes, moins catégorisantes (je pense en particulier aux quelques paragraphes consacrés à l’oscillation, qui débouchent sur un éloge de l’hésitation.7
20Au canal sensoriel qu’est le goût s’oppose peut-être le plus nettement celui du toucher. C’est en effet son contraire à bien des égards, et on trouve par exemple dans Le Neutre de nombreux axes de pensée qui pourraient ressortir à une logique de l’effleurement, pour lutter contre les dialectiques desquelles le sujet RB se sent parfois prisonnier8. Il est significatif que très peu des « j’aime, je n’aime pas » ne concernent le toucher au premier chef (tout au plus les « oreillers plats » et le confort des « sandales »). Significatif, parce qu’il est le sens le plus intime du corps, et dans cette acception aussi le sens interdit, si une telle expression usée est encore permise. Dans les Mythologies se trouve ce mot assez connu : « Le toucher est le plus démystificateur de tous les sens, à la différence de la vue, qui est le plus magique9 ». À la recontextualiser, cette citation, portant sur l’appropriation d’une voiture neuve par le toucher des matériaux qui la composent, s’apparente presque à un viol… Nonobstant la distance temporelle qui sépare les Mythologies des textes qui nous occupent en priorité, il semble bien que le toucher reste le sens qui exprime le mieux la présence d’un réel inatteignable. S’il est le sens par quoi la connivence devient impossible, c’est aussi que la connivence présente sa part d’ombre dans la relation interindividuelle.
21Le rapprochement des corps jusqu’au contact, jusqu’au toucher, est donc rendu impossible dans la séquence qui nous occupe. Mais si je m’attarde sur cette question du toucher (de son absence, d’un « non-toucher »), c’est parce qu’il me semble qu’elle permet de rapprocher l’ensemble du fragment d’un motif bien connu de la culture religieuse et artistique, à savoir le Noli me tangere.
5. « Noli me tangere »
22Je rappelle que noli me tangere est la parole, rapportée dans l’évangile de Jean, prononcée par Jésus fraîchement ressuscité à Marie-Madeleine qui s’avance, incrédule, vers lui, parole qui se traduit par « ne me touche pas ». Si j’identifie le fragment qui m’intéresse ici à ce motif, c’est parce qu’il véhicule le même double mouvement d’attraction-répulsion que nous n’avons pas cessé de constater dans la liste. Mais le niveau microtextuel n’est pas le seul concerné : pour l’ensemble de Roland Barthes par Roland Barthes, il me paraît également possible de suivre ce fil, dans la mesure particulière où le pacte autobiographique initié par Barthes dans cet ouvrage ressortirait dans son ensemble à un noli me tangere, c’est-à-dire un hapax dans la tradition biblique10. Tradition qui présente autrement un rapport au corps beaucoup plus frontal et direct, initié par le hoc est corpus meum, le ceci est mon corps de l’eucharistie. Ce rapport direct correspondrait dès lors au pacte autobiographique traditionnel, tel que selon Lejeune11 il fut initié par Rousseau dans ses Confessions. Chez Barthes, ce rapport est inversé : le je en tant que sujet mis en scène n’est pas là. Il est un Christ spectral, qui ne dit plus remplissez-vous de moi mais bien plutôt nourrissez-vous désormais du vide de mon absence.
23De plus ce noli me tangere entretient un rapport de forte proximité avec la liste, dans l’effet qu’elle imprime à la lecture. Si l’on en croit Madeleine Jeay,
La liste nous place au cœur du paradoxe qui fonde notre rapport au langage, partagé entre l’illusion de la désignation, du « montrer » pur, et le poids de la codification. L’effet paradoxal qui découle de la nomination est de solliciter la chose et de l’évacuer tout à la fois.12
24L’effet de liste est un « prendre-lâcher » : je souligne cet effet paradoxal, qui me semble très proche du petit manège christique par lequel, face à Marie-Madeleine, le corps glorieux est escamoté aussitôt qu’il est montré. Pour citer Serge Gainsbourg, l’item de liste et Jésus disent en substance la même chose : « je suis venu te dire que je m’en vais ». Et si Gainsbourg ne devait pas présenter assez de garanties intellectuelles, j’en appelle à l’autorité de Jean-Luc Nancy, pour qui le Noli me tangere présente sensiblement le même paradoxe (avec ses mots à lui) :
Ce qui pour la religion est recommencement d’une présence, portant l’assurance fantasmatique d’une immortalité, se révèle ici n’être pas autre chose que la partance dans laquelle la présence s’enlève en vérité, portant son sens selon cette partance. Comme elle vient, elle part : c’est-à-dire qu’elle n’est pas au sens où quelque chose est posé dans la présence, immobile, identique à soi, disponible pour un usage ou pour un concept.13
25« Comme elle vient, elle part » : il semblerait que la liste barthésienne soit précisément au cœur du processus de dévoilement-revoilement du sujet par lequel Barthes renouvelle le genre autobiographique en 1975. C’est presque une évidence de le dire, mais de la part d’un critique qui proclame la mort de l’auteur en 68 puis réapparaît, pour mieux s’éclipser, non pas 40 jours mais sept ans plus tard, l’analogie christique est pour le moins troublante !
6. Perec, le rendez-vous manqué
26Roland Barthes par Roland Barthes est précisément le livre qui crée le déclic d’un retour à l’expression littéraire du Moi pour toute une génération d’auteurs14, de Leiris à Ph. Forest en passant par Doubrobsky, Duras ou Ernaux parmi des dizaines d’autres. La même année que ce livre paraissait un projet littéraire ambitieux, aux consonances et aux problématiques autobiographiques comparables, W ou le souvenir d’enfance. Claude Burgelin remarque la proximité des deux ouvrages, y voyant le « même souci de construire en surtout ne construisant pas, en cassant, en émiettant, en filant vers des échappées ou des esquives. Même désir d’indiquer que le sujet est à chercher dans ces instants de fuite, de faille, de césure.15 »
27Ce n’est pourtant pas de W qu’il sera question ici, mais d’un texte autrement plus proche de celui dont il a été question au début de cette étude, une seconde liste de « j’aime, je n’aime pas » publiée par Perec en 1979 dans la revue L’Arc.
J’aime, je n’aime pas
Pour continuer la série…
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Georges Perec16
28Cette seconde liste doit être réintégrée dans un contexte d’influence de Barthes sur Perec. En particulier l’injonction « pour continuer la série », qui l’ouvre, permet son identification à un exercice de développement, ou de « pastiche17 », de la liste initiale de Barthes.
29Je ne me livrerai pas, à propos de cette seconde liste, à une analyse poussée. Il s’agira uniquement y observer l’ombre de Barthes. Je relèverai donc, outre l’évidente analogie du procédé, son inscription initiale dans une « série » à « continuer » et la nature globalement très similaire des items (nourriture largement représentée, éléments de culture littéraire, musicale, picturale) quelques-uns des éléments qui les rassemble.
30On remarque tout d’abord quelques items qui figurent dans les deux listes des « J’aime » : il s’agit des « Marx Brothers », de « Verne », des « pêches de vigne » et de « Bouvard et Pécuchet ». Il est significatif qu’il ne s’agisse que de quelques items, purs détails « anarchiques », par quoi le sujet Perec se signale au sujet Barthes. Il y en a d’autres, qui prennent l’aspect d’un jeu de piste. « Les fraises » sont aimées de Perec tandis qu’elles ne le sont pas de Barthes ; les « montres » subissent le traitement respectif inverse. La pertinence de ces deux détails est sujette à caution, mais il n’est pas exclu que Perec ait délibérément choisi un item de chaque liste pour créer cette légère discordance qui fonde une symétrie inversée. « Les coquilles saint-jacques servies dans des coquilles saint-jacques » doivent, il me semble, être comprises comme une illustration claire, et avec humour, de la très célèbre aversion de Barthes pour les tautologies, dont on se souvient qu’elle apparaissait dès les Mythologies. Plus subtilement, les entrées de Tex Avery et de Chuck Jones, se suivant dans la liste des « J’aime » de Perec, me paraissent inévitablement référer au peu de goût que Barthes manifeste pour les « dessins animés ». Je rappelle que Tex Avery et Chuck Jones sont deux créateurs américains de dessins animés – par quoi l’illustration de la liste première par la seconde se fait plus critique de la part de Perec. Enfin « l’abus des italiques » dans les « je n’aime pas » de Perec sont-ils probablement une petite pique au maître, dont le fragment incluant la liste des « J’aime, je n’aime pas » ne constituerait pas un contre-exemple. Un dernier point à mentionner concerne la référence de Perec au poème de John Ashbury, Into the dusk-charged air (1966). Ce poème n’est lui-même qu’une très longue liste de fleuves, peut-être inspirée du célèbre chapitre « Anna Livia Plurabelle » de Finnegan’s Wake18. Perec, dont le goût pour les énumérations se vérifie pratiquement à chacune de ses pages (et jusque dans la liste ici présente, puisque le terme « les énumérations » figure parmi les « j’aime »), ajoute la liste à la liste, en farcit sa propre liste, comme pour démontrer à quel point la forme présente de richesse. Or cette liste de cours d’eau comprend précisément l’Adour, qu’affectionne Barthes. C’est avec l’item dont nous avons vu qu’il présentait le caractère le plus hermétique à la connivence que Perec choisit de rétablir, quoique cryptiquement, une connivence. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une traduction de Perec : voici « son » coude de l’Adour, son lieu intime au point d’être caché dans une référence, qui s’avère en fait, dans l’acception la moins péjorative du terme, un lieu commun. Perec ramène Barthes au pluriel de son singulier, au commun de son exceptionnel, tout en le faisant à l’aide d’une nouvelle liste, c’est-à-dire en retournant l’ancrage à la fois purement autobiographique et purement inaccessible en sa propre vision de l’autobiographie, à lui Perec. Cette vision personnelle, fondée sur la pluralité de l’expérience, je n’aurai pas le loisir de la développer ici – mais que l’on pense simplement à Je me souviens, texte-liste dans lequel il apparaît clairement que l’autobiographique qui le fonde se situe dans les marges d’un souvenir commun, générationnel, et « surtout pas des souvenirs personnels » comme le précise la 4e de couverture19.
31Ni Barthes ni Perec ne figurent nommément dans la liste l’un de l’autre. Pour Perec, dont Barthes est l’un des maîtres, la référence est avérée ; dans le cas de la reprise de cette liste, elle porte sur les détails observés ci-dessus, mais peut-être sur d’autres encore. Pour Barthes, la rencontre avec Perec n’aura pas eu lieu : il s’agit d’un rendez-vous manqué. Il serait d’ailleurs très fécond de lire dans les « J’aime, je n’aime pas » un équivalent de l’Entretien dans la montagne que Celan écrivit en l’absence d’Adorno… Comme le remarque Mireille Ribière, Barthes fait preuve de résistance à reconnaître Perec comme un de ses contemporains notables20. Jean-Pierre Salgas quant à lui ajoute que Barthes « se dérobe à l’idée d’écrire sur lui21 ». Il est revenu à l’élève de trouver un mode d’expression de l’influence du maître qui témoigne de cette défaillance de contact. Perec, se servant du détail, du discret, de l’ordinaire, voire de l’infra-ordinaire de la production de Barthes, le réinvente, le récupère, le choisit comme son contemporain. Barthes, quant à lui, s’est rêvé comme contemporains Gould, Haendel, Pollock, et quelques autres, élisant – ailleurs – Sollers comme seul vrai contemporain littéraire effectif. Il aura manqué de voir en Perec l’un de ses doubles, et l’autre principal restaurateur de la fonction-sujet dans la littérature de son époque.
32Heureusement, le contemporain peut attendre.