Colloques en ligne

Joël Bertrand

 Ouologuem à boulets rouges

1Il est des livres qui vous accompagnent toute votre vie, qui à un moment éclairent votre chemin, et ne cessent de le faire. Le Devoir de violence est, pour moi, de ceux-là. Et c’est à ce titre de lecteur intarissable et de passionné de l’œuvre de Yambo Ouologuem que je souhaite envisager une approche et une interprétation du Devoir de violence nourries de lectures croisées et d’une longue expérience africaine. Une façon aussi de rendre hommage à un livre qui m’a fait, et qui profère des choses majeures sur un continent qui m’est cher.

Ouologuem contre l’Afrique ?

2Malgré l’obtention du Prix Renaudot – ou à cause de … – Le Devoir de Violence n’a pas été bien accueilli dans les cercles intellectuels africains de l’époque. Cette présentation du continent où tout semble se résumer à la violence, aux conflits, affrontements et à la mort, veulerie, sans compter stupre et fornication – quand chacun, tant au niveau culturel que politique, œuvre à le réhabiliter, à attester de sa grandeur et à louer sa fierté – est une abomination, violemment rejetée. Abiola Irele parle de : « a meandering succession of sordid happenings, excesses and extravagances, presented as an historical narrative of a fictitious but typical African Empire1. »

3Une telle mise en scène est perçue comme une volonté de l’auteur de salir son continent et les siens. Cela relève de la traîtrise. Il est dès lors un « vendu aux Blancs », si l’on se refère à ces propos de Senghor en 1969 :

« Je ne nie pas son très grand talent, […]. Je ne veux pas employer un mot sévère, quand on voit des nègres puisqu’il faut les appeler par leur nom, qui ont un succès littéraire et qui disent aux blancs ce qui est agréable aux blancs, et qui n’osent pas affirmer leur foi dans leur ethnie, dans leurs idées. On ne peut pas faire une œuvre positive quand on nie tous ses ancêtres2. »

4Pourtant, tout n’est pas sinistre dans l’Afrique du Devoir de Violence. Il y a aussi de la beauté.

5La critique a peu mis en valeur par exemple l’histoire d’amour de Tambira et Kassoumi. Deux esclaves, il est vrai. Le récit de leur rencontre3, leur première scène d’amour4 – où la violence intrinsèque à l’acte sexuel est sublimée dans l’acceptation et le don à l’autre – sont magnifiques. C’est ensuite l’histoire d’un couple qui mise sur un changement de condition, grâce à l’éducation de ses enfants. Et ce projet commun touche au sublime lors du sacrifice de la mère5, assumant sa propre disparition plutôt que de mettre en péril ce but de réussite familiale. Les trahisons et les violences sécrètent leur propre ignominie, face à l’hallucinante scène – à la beauté toute baudelairienne – où Kassoumi fait la toilette du cadavre de son épouse6.

Une symétrie

6Le rejet de l’œuvre motivé par la brutalité de la représentation de sociétés pré-coloniales n’est pourtant pas suffisant, car la violence est aussi coloniale, et donc partagée par les Blancs. Aux massacres perpétrés par les Saïfs font écho le sac de Sikasso par les troupes coloniales7 et l’évocation de la colonne Voulet-Chanoine, de sinistre mémoire. Saïf est certes un assassin mais le gouverneur Chevalier fomente aussi son assassinat. Quant à l’esclavage, évoqué à maintes reprises, toutes les parties sont impliquées, puisqu’il s’agit autant de commerce trans-atlantique8 que trans-saharien, avec ses intermédiaires locaux. La volonté d’enrichissement motive tous les trafics et si Saïf est l’axe de contrôle de multiples marchandages, les missions chrétiennes et Schrobénius s’enrichissent de celui des œuvres d’art, par exemple. Aucun système n’est épargné par le roman et quand Saïf instrumentalise l’Islam pour ses visées politiques, l’Eglise évangélise pour renforcer la colonisation, et ses intérêts propres9. Les femmes ne sont pas non plus épargnées : Awa se résume à un statut de putain magnifique, aux dires de Chevalier et les femmes blanches se compromettent sans honte : l’épouse de Vandamme laisse Saïf lui faire du pied, tandis que la fille de Schrobénius, Sonia, prend les devants avec Madoubo10. La symétrie fonctionne pour dévoiler les travers des uns et des autres, sans qu’une couleur de peau différencie les bassesses ; les perversions – lors de saturnales nocturnes par exemple – abondent dans l’histoire des Saïfs, mais elles sont dupliquées quand Chevalier fait violer Awa par ses chiens et lors du crime sadique dont est victime la sœur de Raymond Kassoumi11. De même, l’homosexualité n’est pas le seul fait de l’Europe12, mais est aussi attestée dans l’histoire du Nakem, avec El Hadj Abdou Hassana et Saïf Ali. Le caractère systématique de cette symétrie en fait une figure délibérée, que Ouologuem a voulue signifiante.

Sur la stratégie de réécriture

7L’accusation de plagiat qui a fait polémique dès 1972 à propos du roman ne peut plus être reçue aujourd’hui. La critique a montré à quel point la capacité à intégrer au roman une mémoire collective qui traverse des champs esthétiques et culturels divers est une stratégie de construction narrative qui est à lire en parallèle avec la dénonciation faite par Ouologuem de la réception des « écrivains nègres » par le champ français, entre autres dans sa Lettre à la France nègre (1969)13. Avec Le Devoir de Violence, l’auteur pratique l’emprunt à outrance de textes14 qu’il remanie et réécrit, s’approprie et subvertit, selon une approche qui est au cœur de l’ouvrage et qui propose la réactualisation d’un patrimoine, en le décalant, en forçant une sortie du canon. Cependant, parmi les emprunts à ce jour repérés, la littérature négro-africaine est la grande absente. Aucune trace concrète d’un emprunt particulier à la production littéraire venue d’Afrique au XXe siècle ne se devine15. Pourtant cette première absence est une présence en creux, car elle surgit à travers d’autres réseaux de signes.

8L’histoire de la fondation du Nakem et de la dynastie des Saïfs font immanquablement penser à l’épopée mandingue de Soundjata, rédigée et publiée par Djibril Tamsir Niane en 196016.

9La vie traditionnelle au village qui fait le fond de tout le début de « La Nuit des Géants »17 rappelle, entre bien d’autres, L’Ivrogne dans la brousse18 ou Le Vieux Nègre et la médaille19, tandis que les (més)aventures de l’étudiant Raymond Spartacus Kassoumi font écho à L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane20 et à tous les autres jeunes partis en Europe. Ce ne sont donc pas des extraits, mais des motifs entiers de cette production littéraire que Ouloguem reprend à son compte dans Le Devoir de Violence. Mais c’est pour mieux les subvertir. Si l’Empire Mandingue de Sounjata est splendide et grandiose, le Nakem des Saïfs est abjection, système fondé sur la violence, les exactions, l’exploitation des serfs et le commerce des esclaves. La vie au village n’est pas la sympathique rusticité, l’Arcadie heureuse habituelle, loin de là. On s’y vole, on s’y tue, on s’y prend aux cheveux. Et loin des angoisses métaphysiques d’un Samba Diallo, Raymond Spartacus a un parcours minable, faits d’échecs et de déprime, plus ou moins résolus par le choix lucide d’une homosexualité lui assurant une sécurité financière auprès d’un petit bourgeois français.

Symétrie versus Révolution

10Un tel retournement – et non des emprunts – est pour nous le signe d’une volonté de cibler tout un corpus impliquant une vision du monde et une lecture du devenir du continent africain que Ouologuem ne supportait pas.

11Et la quintessence honnie se trouve dans le premier chapitre de L’Enfant Noir21 où Camara Laye parle du foyer familial de son enfance. D’un côté, la concession où tout est courbes, rotondités, chaleur, matières naturelles, humanité, douceur, vie. Et de l’autre, la voie ferrée venue border ce monde idéal : rectitude, rigidité, métal agressif, lumière aveuglante, brûlure, serpents, mort. Dans ce roman devenu un classique de la littérature africaine francophone, mais qui fut aussi sujet de fortes polémiques, est posée, terme à terme, l’opposition entre une Afrique idéale, éternelle, et une intrusion néfaste, le malheur arrivé du dehors, et qui a détruit ce paradis désormais perdu. Cette matrice permet d’infinies variantes – opposition irréductible, recherche de conciliation, retour aux sources, du neuf dé-occidentalisé, etc. – alors même qu’elle porte un invariant, un essentialisme fondé sur une logique manichéiste.

12Cette conception impose l’Afrique en tant que telle, dans l’absolu, transcendentale, identifiée par ce ce que les autres ne sont pas. Et si elle a été inventée par les Occidentaux, pour reprendre la formule de Mudimbe22, il faut admettre avec Ouologuem que les intellectuels africains de ce début du XXe siècle ont prolongé cette même hallucination sous couvert de beauté, noblesse, humanité, solidarité, hospitalité, vertu ou sagesse…

13La pensée binaire constate que l’« autre » détruit l’harmonie, et cette altérité qui évite les remises en question offre un paravent confortable, et préserve de toute tempête. Ainsi, nous postulons que c’est cette conceptualisation forclose que Ouologuem définit en creux, pour l’attaquer.

Déconstruire

14Cette attaque en règle de concepts touchant au monde social et politique, idéologiques, nous paraît être une des raisons d’être du roman qui en devient le symbole esthétique. Dans Le Devoir de Violence, Ouloguem prend à contre-pied les tabous et principes implicites de la production littéraire africaine du temps, francophone en tout cas. Il inverse les représentations, les constituants de la « Légende dorée » sur l’Afrique. Pour lui, la vie quotidienne est faite de labeur et de souffrance et les rapports entre Africains – au sein même de la « négraille » – sont marqués par la violence, des abus de pouvoir, des humiliations, de la cruauté même. Ouologuem fait le portrait, sans fard, d’une société féodale puis coloniale, de leurs visées et petitesses. Les termes et les époques ont beau s’égrener, les actes et les mobiles restent les mêmes. Toujours se complètent les obligations au seigneur, puis l’imposition du pouvoir colonial, avec les travaux forcés ou la conscription des tirailleurs… Mais le dévoilement est sans fin : celui qui croit avoir gagné – le colon – est de fait manipulé ; il est leurré, incapable de se rendre compte que Saïf, grâce à son habileté, sa rouerie et ses crimes, a maintenu son pouvoir et sa domination, intacts. Alors que tout change, il fait que rien ne change.

15La narration des cinq siècles d’histoire du Nakem contraste fortement avec les évocations historiques pré-coloniales que l’on trouve dans d’autres textes, par exemple dans l’épopée de Soundjata ou les poèmes de Senghor. Dans sa fiction, Ouologuem se joue de l’histoire et impose une mise à distance que l’usage de références multiples, ingurgitées, parodiées et décentrées, expose23. Ainsi, tous les stéréotypes, les images convenues sont reprises à outrance, pour les démonter l’une après l’autre24. L’homosexualité, mentionnée pour la première fois dans un roman africain, y est traitée, sinon avec complaisance, du moins avec nuances. A ce saccage des motifs, Ouologuem ajoute la volontaire démarcation d’une norme linguistique attestant du bon usage du code. S’il était de bon ton d’écrire un français soutenu – style école normale, le doigt sur l’accent circonflexe de l’imparfait du subjonctif – pour montrer qu’on était capable de s’exprimer correctement25, Ouologuem s’empare de la langue française mais y inclut des expressions en arabe, et en langues locales. Il emprunte sans complexe les rythmes de la parole griotique et des traits de style allogènes qu’il fond au sein d’une mosaïque textuelle.

Opposer et s’opposer

16Cette démarche n’est-elle que destructrice, ne s’employant qu’à briser ce qui est montré du doigt comme des faux-semblants ? Loin de là. Ouologuem dénonce à partir d’un point de vue à mettre en évidence : 

« Un récit de l’aventure sanglante de la négraille – honte aux hommes de rien !- tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle ; mais la véritable histoire des Nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère26… »

17L’Histoire, donc, non comme « aventure sanglante », récit linéaire d’événements, mais comme système de pensée, qu’on pourrait presque qualifier de doctrine, puisqu’on y retrouve en fait les postulats de la dialectique historique : les sociétés humaines sont des sociétés de classes, mues par les intérêts contradictoires des acteurs et les enjeux de pouvoir. Ouologuem ne dit pas autre chose, avec l’histoire de son Nakem. Et cette conviction peut avoir trouvé sa source dans les premières pages de L’Afrique Noire de Jean-Suret-Canale27, source historique lue et exploitée parmi les emprunts relevés. Une telle affirmation est essentielle, car perçue ainsi, l’Afrique est un continent comme les autres, dans l’histoire de l’humanité28. Les sociétés africaines sont des sociétés où se retrouvent des dynamiques identiques à toute société humaine, qui rendent impossible l’acceptation de transcendance ou d’un statut de victime séculaire :

« […] étudier les types de sociétés, les civilisations, découlant de l’évolution interne des peuples africains, tels qu’ils pouvaient apparaître avant l’intrusion directe de la colonisation européenne. […] il demeure que les civilisations africaines présentent un caractère d’originalité qu’on ne saurait résoudre par une accumulation d’emprunts29… »

18Cette analyse s’éloigne des « interprétations mécanistes, trop fréquentes, du matérialisme historique30 ». Elle rend compte de la complexité des rapports sociaux, des jeux à plusieurs : l’exploitation séculaire de la négraille par les Saïfs est complexifiée par l’intrusion du colonisateur. Mais l’enjeu pour Saïf est de maintenir son emprise malgré – ou en jouant de – ce nouveau venu intempestif. Les serfs, comme Kassoumi, essaient de s’appuyer sur ce dernier pour échapper à leur condition, ou au contraire servent l’ancien maître en espérant une promotion.

19La spécificité africaine est historique, elle repose sur des stratégies d’acteurs sociaux, pris dans les dynamiques historiques d’une situation donnée, et non sur une réalité ontologique, immuable. Par l’éclatement de tous les codes, le roman met en scène l’épuisement des oppositions binaires qui ne faisaient que maintenir un essentialisme vain. Ouologuem, par contraste, introduit la possibilité du hasard, grâce au pouvoir du jeu.

20Cela éclaire, à mes yeux, le sens de la dernière partie du roman, « L’Aurore », qui ne répond plus à une représentation réaliste, fût-elle « désabusée31 ». S’y dissolvent progressivement l’espace et le temps, bien identifiés dans les chapitres précédents qui relevaient d’un registre narratif marqué par la succession. Par contre, « L’Aurore » n’est que dialogue. Très peu de contextualisation, ni de description – bien que l’on sache déjà que les protagonistes se trouvent de nuit dans le palais de Saïf. Et tant Saïf qu’Henry se déréalisent, car si l’on tente de calculer l’âge des deux, force est de reconnaître qu’ils ont un âge plus que canonique en 1947 : Saïf était déjà sur le trône et à la tête de la résistance contre les armées colonisatrices, avant 1900, et Henry accompagnait déjà la suite de l’archevêque Saignac à son arrivée dans la nouvelle colonie… ! Le jeu de la représentation se dédouble quand les deux hommes commencent à jouer aux échecs : ils sont des pièces du jeu, des adversaires que la traduction en anglais de la fonction d’Henry, « bishop », rend encore plus évidente : « l’évêque » anglais est le « fou », français, du jeu d’échec. Il ne s’agit plus de caractériser le noir et le blanc, mais d’observer les stratégies et les ruses qui ont animé l’échiquier de l’histoire : « …la terre des hommes fit n’y avoir qu’un jeu » clôt le roman, s’il n’en donne la clé.

Moquer

21L’idéologie africaniste puisait ses sources, son inspiration et sa légitimité dans les travaux de fameux anthropologues, Léo Frobénius au premier chef (1873-1938), mais aussi Marcel Griaule (1898-1956), avec lequel le père de Ouologuem avait entretenu des rapports étroits et échangé des correspondances32. Une caricature acerbe en est faite dans le roman sous les traits du savant Schrobénius, et l’attaque est féroce33. Ce discours ethnographique savant exclut, lui aussi, l’histoire et, en posant le principe d’une transcendance africaine, éternelle, reconduit le principe d’une altérité absolue identique au discours raciste et colonial. Il n’est somme toute que l’envers de ce discours honni, par simple inversion des termes. Il n’en est que la pure négativité, l’envers, c’est-à-dire le même, en bonne dialectique. La pensée n’échappe pas à Hegel disant l’Afrique hors de l’Histoire34, éternellement primitive, ou éternellement autre. Les champions de l’Africanité glorieuse seraient donc prisonniers des thèses mêmes qu’ils prétendent dénoncer.

Enjeux

22Pour Ouologuem, de tels constats ne se limitent pas à des débats de lettrés un peu dépassés, car ils ont des effets sociaux que la fin du roman – quand Raymond est porté au pouvoir des Indépendances – dévoile. L’étudiant, éduqué, évolué qui avait voulu fuir l’emprise de Saïf et échapper à sa condition de serf se retrouve désigné par Saïf pour être le candidat – unique – à la députation. Cette désignation occulte fait de lui – à l’insu de son plein gré ? – la marionnette de Saïf, chargé de servir sa domination, toujours renouvelée. C’est ce que lui explique clairement Henry : il n’a pas le choix35. Le jeu le dépasse.

23La scène déploie la lecture politique que fait Ouologuem des Indépendances, huit ans après : les mêmes élites, les mêmes aristocraties sont au pouvoir, directement ou sous couvert d’élites modernes qu’elles manipulent :

« Or, plus d’un conseiller de Saïf avait saisi que depuis la littérature schrobéniusologique salivant, en un rusé mélange de mercantilisme et d’idéologie, la splendeur de la civilisation nègre, […] il s’était créé une religion du Nègre-bon-enfant, négrophilie philistine, sans obligation ni sanction, homologue des messianismes populaires, […]. Choisir dans ces conditions Raymond-Spartacus Kassoumi, c’était combler le peuple s’exaltant à l’abreuvoir des destinées prodigieuses, et flatter le Blanc qui piaillerait avoir civilisé son sous-développé36. »

24Dans ces conditions, la pensée « africaniste » sert l’idéologie des nouveaux Etats, ceux des Indépendances. Celle qui rassure les populations en occultant la réalité des rapports sociaux. Toujours l’ennemi est désigné hors les murs : il faut combattre les forces extérieures qui accablent le pays, en occultant les contradictions internes des sociétés africaines modernes – exploitation, rente prédatrice, détournements -, en taisant leurs ressorts spécifiques. Tous unis dans la construction nationale. UMOJA ! 

25En 1968, quelques années à peine après les Indépendances, Ouologuem a fait, par la fiction, la critique d’un discours « africaniste » analysé et dénoncé comme idéologie dominante, idéologie des pouvoirs mis en place à partir de 1960, quand bien même ils le contesteraient :

« … il n’est guère, à dire vrai, de “problème noir”. Car il n’y a qu’un problème de classe et de conflit flagrant (lequel, d’ailleurs, n’est pas si différent de celui, plus général, de la gauche et de la droite) auquel l’Homme noir donne l’aspect dérisoirement spectaculaire que l’on sait, en le colorant37. »

26A cet égard aussi, Le Devoir de Violence nourrit la réflexion d’aujourd’hui encore.

Projections…

27Le Devoir de Violence est bien d’abord un œuvre de combat, une machinerie textuelle pour dénoncer et s’attaquer à un système de pensée, cet « africanisme » qu’il expose en même temps qu’il le subvertit. Mais ce faisant, il ne laisse personne indemne.

28Il attaque le système colonial et tous ceux qui l’ont cautionné, c’est bien le moins. Il attaque aussi les « Amis des Noirs » (clin d’œil à l’Abbé Grégoire), ceux qu’il nomme les « négrophiles », ces intellectuels du Quartier Latin et de Saint Germain des Prés, anti-racistes et anti-colonialistes convaincus, mais qu’il accable pour leur adhésion à une conception du « nègre » qui l’assigne à résidence dans sa couleur de peau et son origine. Au contraire, lui se veut homme tout court, écrivain tout court, et non africain, selon l’épithète obligé. C’est avec ceux-là, sur ce malentendu fondamental, qu’il aura des démêlés pour se faire publier, et ensuite, pendant l’« affaire du plagiat », ils contribueront à son lynchage. Mais Ouologuem attaque aussi – cœur de cible – l’intelligentsia africaine du continent et de Paris. La déconstruction de leur système de pensée, dénoncé comme idéologie, ravage leur fond de commerce. L’agression est brutale et sans appel. Cela lui vaudra une haine éternelle.

29Par ailleurs, pouvait-il être audible, en ces années-là, dans le contexte du Tiers-Mondisme triomphant, de l’anti-impérialisme combattant, de l’essor des nouveaux États, tous empreints d’unanimisme et d’unité nationale contre les menaces du néo-colonialisme ? Son discours, qui prend tout cela à contre-pied, en faisant entendre que la route est mauvaise ne pouvait être accepté.

30En s’étant fait tant d’ennemis, ne pouvant s’appuyer sur aucun allié identifié, Ouologuem, une fois sous le feu des attaques pour plagiat, s’est retrouvé bien seul. Il a eu raison trop tôt, trop fort ; tout ce monde a eu raison de la sienne.