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Bacary Sarr

Du Devoir de violence à Peuls: quand Ouologuem et Monénembo explorent les interstices de la mémoire coloniale

1Le Devoir de violence1 et Peuls2relèvent de cette famille d’œuvres qui fabriquent les ressorts d’une histoire ou d’un champ littéraire en jouant sur leur capacité à explorer la force de leurs marges et en même temps à élaborer les cadres solides de leur légitimité ou de leur autonomie. Ces deux textes de Ouologuem et de Monénembo, supports de notre réflexion, s’inscrivent dans cette exploration de la mémoire historique ; ils mettent en scène les dynamiques de l’historicité qui ponctuent l’expérience coloniale tout en cherchant à en faire émerger des séquences, des expériences et personnages jusque-là laissés dans les marges. S’appuyant sur les mêmes cadres et périodes historiques, Ouologuem avec un roman et Monénembo une fresque historique, revisitent singulièrement l’historiographie coloniale. Mais l’étrange ressemblance de leur démarche esthétique et l’exploitation de l’archive historique qui nourrit leur écriture justifient la mise en perspective de leurs récits dans cette analyse. Ces derniers nous semblent poser de manière aiguë et pertinente quelques termes du débat entre historiens et spécialistes de la littérature durant les années 1970, dans une perspective où la littérature repenserait autrement le discours historique. Le Devoir de violence et Peuls portent des échos de cette confrontation dans le contexte de l’histoire coloniale et révèlent toute la complexité d’un tel débat. Cette étude s’attachera à montrer comment les narrations de Ouologuem et celles de Monénembo explorent les silences de l’histoire coloniale, et convoquent des formes discursives qui déconstruisent les stabilités de l’historiographie coloniale africaine.

Lieux et temporalités (iné)dits de l’historiographie

2Les discours qui organisent les contours de la « Nouvelle histoire » dans les années 1970 et qui se prolongent au-delà de 1980 ont substantiellement remis en cause l’architecture classique des savoirs tout en rapprochant, jusqu’à la limite des équivoques, les traditionnelles frontières séparant « sujet » et « objet ». Les tenants de cette tendance nouvelle à définir l’histoire, dont une table-ronde réunit en 1977 les grands noms3, ont aussi interrogé l’historiographie et la scientificité du discours historien, afin d’engager une réflexion critique qui a, de fait, ramené sur le devant de la scène la « question coloniale ». En 2007, cet objet est toujours d’actualité, peut-être encore plus qu’en 1977, comme le soutient Nathalie Philippe dans un numéro de Cultures Sud consacré à la question coloniale :

« S’interroger aujourd’hui sur le retour de la question coloniale présuppose la persistance d’un tabou, d’un déni concernant cet aspect sensible de la question de l’histoire immédiate. La publication en 2005 de La Fracture coloniale a permis de mettre au jour, dans un dialogue pluridisciplinaire, les difficultés, d’ordre moral, politique et historiographique que connaît la France à prendre en considération cette part importante de l’histoire collective que constitue le passé colonial français, mais aussi – surtout ? – les conséquences à long terme, postcoloniales, de cette période. […] Des phénomènes récents, comme la formation des revendications mémorielles, le débat sur la loi du 23 février 2005 ainsi que les “souffrances sociales” de plusieurs générations d’immigrés issues ou non de la colonisation, qui se sont exprimés à l’occasion de la crise de l’hiver 2005, indiquent l’urgence de crever l’abcès4. »

3C’est cette part silencieuse de la mémoire, dans ses dimensions évènementielle et historique, que l’historiographie officielle coloniale a occultée ou n’a pas su prendre en charge dans son élaboration. Comme si les règles de construction du discours historiographique dans leur rigueur effaçaient mal les signes d’une manipulation de la matière historique, au point qu’écrire l’histoire n’est plus qu’une fabrique, à des fins stratégiques ou idéologiques. Les contours de l’historiographie coloniale, telle qu’elle est officiellement affichée, ne sont-ils pas affectés par ce malaise des historiens ?  Michel de Certeau en évoque quelques aspects, dans le dossier du Magazine littéraire déjà mentionné, en commentant un livre de Paul Veyne5 : 

« L’histoire n’est pas scientifique si par scientifique on entend le texte qui explicite les règles de sa production ; c’est un mixte, science-fiction, dont le récit n’a que l’apparence du raisonnement mais n’en n’est pas moins circonscrit par des contrôles et des possibilités de falsification. Aussi la citation, les notes, la chronologie, toutes les ruses de l’appel au vraisemblable ou à des autorités, fournissent-elles de quoi combler par une narrativité ce qui manque à la rigueur. Ce mélange, en effet, lie en un même texte la science et la fable, ces deux moitiés symboliques et abstraitement distinguées dans nos sociétés. À ce titre, il représente et articule la modernité 6 ».

4Il convient de noter d’emblée que l’historiographie coloniale française est le lieu, depuis quelques années déjà, de débats qui posent et mettent au jour le retour de la question coloniale dans les espaces publics, universitaires ou encore dans la sphère sociale de manière générale. En métropole comme dans les anciennes colonies, ce que d’aucuns identifient à un « retour du refoulé » s’appréhende, dans un sens, à travers des dynamiques discursives critiques envers l’autorité officielle en charge de gérer, d’écrire «  les hauts faits de l’empire » (débats suscités par la loi du 23 février 2005) et, dans un autre, à une volonté de chercher à dés-enfouir les recoins d’une mémoire coloniale jusque-là méconnue ou occultée en partie par les tenants d’une image de la République soucieuse de pérenniser la poursuite d’une utopique «  mission civilisatrice ». Pour rappel, la publication du volume Les Lieux de mémoire, coordonné par Pierre Nora, a suscité une levée de boucliers dans les milieux de l’historiographie dès le début des années 1990 et jusqu’au-delà de 2010. Ces discours critiques, ces récits et études lèvent fondamentalement le voile sur une part de l’histoire coloniale et celle de ces narrations tenues par des voix dont l’autorité et la posture sociopolitique n’ont de motivations que celles d’exercer le contrôle de ce qui s’écrit, s’enseigne, et se transmet dans l’expérience de l’aventure coloniale aux fins de masquer les errements et les contradictions de la République. Au regard de ces discours qui revisitent et mettent à l’épreuve la mémoire et l’écriture de l’histoire coloniale, il nous a semblé que les deux textes de Ouologuem et Monénembo apportent des éclairages certains, chacun dans son contexte d’émergence, mais tous deux animés par un puissant dispositif narratif de remise en question de la mémoire coloniale.

5Les terrains où se sont installés ces débats peuvent être appréhendés à travers plusieurs événements éditoriaux, politiques et scientifiques qui ont lieu autour des années 2004 à 2010 et dont les retentissements sur les conceptions de « l’écriture de l’histoire7 » amènent à repenser certains aspects du système de l’historiographie française en général et coloniale en particulier. Plus profondément encore, c’est le statut de l’historien et la validité opérationnelle des méthodologies de sa discipline qui, au cours de ses années, se verront mises à l’épreuve et amèneront les historiens à comprendre, ainsi que le soulignent Etienne Anheim et Antoine Lilti, que :

« Depuis plusieurs décennies, les historiens ont entendu la leçon : leur prétention à une connaissance scientifique du passé serait illusoire et, croyant dire la vérité, ils ne feraient rien d’autre qu’écrire des fictions plus invraisemblables que d’autres… L’historiographie contemporaine est entrée dans l’ère du soupçon, au point où l’idée d’un brouillage irrémédiable entre histoire et fiction est devenue une entrée de choix dans le dictionnaire des idées reçues postmodernes8 ».

6Ce brouillage des frontières est d’autant plus lisible chez Ouologuem et Monénembo que leurs personnages historiques ou fictionnels, évoluant à l’intérieur des cadres socio-historiques, sont porteurs de savoirs issus des mélanges complexes résultant des rencontres, des circulations et interactions entre les civilisations africaines traditionnelles, arabo-islamique et occidentales.

L’Afrique subsaharienne entre bibliothèque islamique et « bibliothèque coloniale »

7L’un des enjeux majeurs des textes d’Ouologuem et Monénembo, c’est qu’ils sont au carrefour, au point d’imbrication et d’emmêlement de la bibliothèque islamique au sens où l’utilise Ousmane Kane9 et de « la bibliothèque coloniale10 » de Mudimbé. Celles-ci organisent depuis les premiers contacts entre l’Afrique et le monde maghrébo-méditerranéen, puis ceux de l’Afrique et de l’Occident, l’ensemble des dynamiques des différents savoirs en interactions permanentes avec ceux des sociétés africaines traditionnelles. La bibliothèque islamique se diffuse dès les premiers contacts des populations subsahariennes avec le monde arabe, attestés au IXe siècle déjà. Elle va se renforcer au XIe siècle date à laquelle 

« […] les élites de nombreuses chefferies urbaines et empires du Sahel ouest-africain vont s’islamiser au contact des commerçants nord-africains et sahariens […]. L’essor du commerce transsaharien et l’expansion de l’islam provoquent une transformation des sociétés africaines soumises à leur influence à la faveur de ce processus, un État de type nouveau se développe en Afrique du VIIIe au XVIe siècle11 ».

8Les cassures et transformations que provoquent l’avènement de l’Islam dans les sociétés africaines traditionnelles au tournant du XIe et, plus tard, l’arrivée de l’Occident, entre le XVe et le XXe siècles, s’articulent et se déploient dans un espace-temps dont Le Devoir de violence et Peuls portent la chronologie. En effet, se lisent dans ces deux textes les fondements des dynamiques historiques travaillant au tissage de ces deux grandes configurations épistémologiques qui ont traversé l’Afrique, d’abord de l’Afrique du Nord jusqu’aux lisières de l’Afrique subsaharienne et de la zone équatoriale, ensuite depuis la façade atlantique jusqu’aux confins de la boucle du Niger. Cette zone géographique correspond globalement à la « Grande Sénégambie » telle que l’a décrite Boubacar Barry :

« De même sur le plan historique, la Sénégambie est restée, pendant longtemps et pratiquement jusqu’au XVe siècle, une dépendance du Soudan occidental et du Sahara, avant de subir, avec l’arrivée des Européens, l’influence de l’Océan. La Sénégambie se définit alors comme le pays de Rencontres et de Dispersions. C’est en effet le pays où se rencontrent, à la fois, l’influence du Soudan occidental avec l’empire du Mali, celle du Sahara avec l’Islam et le commerce transsaharien et enfin celle de l’Europe avec le commerce atlantique ; ce pays de Rencontres et aussi de Dispersion, de différentes populations du Sahel et du Soudan parcourant la Sénégambie dans tous les sens pour enfin se stabiliser à la fin du XVe siècle12. »

9Dans les premières pages du Devoir de violence, le narrateur, par les multiples statuts des discours, ainsi que les voix multiples incarnées (pensons à l’alternance de plusieurs narrateurs qui prennent la parole et la récurrence des guillemets qui réfèrent à un savoir antérieur), évoque les déterminations socio-historiques et culturelles de l’espace-temps ayant permis la constitution de l’empire du Nakem, tout en rendant compte des entrecroisements épistémologiques qui l’ont traversé :

« Un récit de l’aventure sanglante de la négraille – honte aux hommes de rien ! – tiendrait aisément dans la première moitié de ce siècle. Mais la véritable histoire des nègres commence beaucoup, beaucoup plus tôt, avec les Saïfs, en l’an 1202 de notre ère, dans l’empire africain du Nakem, au sud du Fezzan, bien après les conquêtes d’Oka ben Nafi el Fitri. Raconter la splendeur de cet empire – dont la renommée, atteignant le Maroc, le Soudan, l’Egypte, l’Abyssinie, la noble et sainte ville de la Mecque, fut connu des Anglais, des Hollandais, des Français, des Espagnols, des Italiens et, bien entendu des Portugais – n’offrirait rien que du menu folklore. Ce qui frappe, lorsque, le regard béant sur des solitudes amères, anciens, notables, griots parlent de cet Empire, c’est, devant la “bénédiction” implacable de Dieu ouallahi ! la fuite désespérée de sa population, baptisée dans le supplice […]. Il en fut ainsi à Tillabéri-Bentia à Granta, à Grosso, à Gagol-Gosso, et dans maints lieux dont parlent le Tarkh el Fetach et le tarikh el Sudan des chroniqueurs arabes » (p. 17-18).

10Si la saga des Saïfs se situe – telle que la met en scène Ouologuem – à la croisée des configurations épistémologiques islamiques et occidentales, ainsi perçue dans une continuité historique et socio-culturelle, Monénembo, lui, explore l’épopée des Peuls à partir du XVIe  siècle, au moment où en Afrique subsaharienne s’ouvre l’ère des théocraties peules. Dès lors, ceux que Monénembo appelle « Les Seigneurs de la lance et de l’encrier » (p. 171) vont évoluer à l’intérieur de champs et de temporalités croisés révélant les complexités socio-culturelles et politiques qui se nouent entre les influences culturelles arabo-islamiques et les apports de l’Occident. 

11Cette scénographie historique, politique et culturelle particulière nourrit dans Peuls la mise en écho des instabilités spatio-temporelles qui traversent la Sénégambie, depuis l’empire des Dényankobé jusqu’aux soubresauts de l’historiographie coloniale française, matérialisée par la déferlante des personnages et acteurs de l’ethnologie et autres sciences de l’empire :

« Les blancs, qui affectaient n’avoir d’yeux que pour la Sénégambie et la Sierra Leone, se tournaient maintenant vers le royaume de ses aïeux en se pourléchant les babines. A présent, les hordes d’ethnologues enjoués, des géologues reluisant de philanthropie, de studieux linguistes, de sages vendeurs d’armes, d’innocents hydrographes, de dresseurs de chevaux, de médecins de la vérole et de l’impuissance, de représentants de boussoles et en tapis, de consuls guillerets et d’ambassadeurs pleins d’égards et de componction, prenaient d’assaut les cimes du Tamgué et du mont Badiar, essaimaient dans les vallées de la Falémé et du Téné, vantaient la beauté de la femme peule, sympathisaient avec les griots et les nobles, inondaient les chefs de province de soieries et de parfums, s’inclinaient devant les gueux et courtisaient les Almami, jurant à qui voulait l’entendre de leur bonne volonté de paix…» (p. 303)

12Cette prolifération de figures représentant plusieurs disciplines de « science coloniale » génère la même dynamique de sédimentation des savoirs déjà à l’œuvre dans Le Devoir de violence. L’ampleur du cadrage spatio-temporel (XIe-XXe siècle) et la profusion des temporalités historiques permettent à Ouologuem d’explorer les nœuds épistémologiques qui se sont constitués à travers les sociétés africaines soumises aux différentes dominations étrangères mais également à celles des différents royaumes et empires africains dans leurs extensions et rivalités tribales internes. Chacune de ces formes de contrainte est présentée comme équivalente à l’autre ; ainsi, l’originalité de la fiction de Ouologuem est d’introduire pour la première fois dans le champ littéraire africain en pleine recherche de marques d’autonomie, la combinatoire inédite d’un discours critique porté sur les pratiques esclavagistes des sociétés africaines traditionnelles corrélées à celles de l’envahisseur arabo-islamique. À cette articulation viennent s’emboiter les dispositifs épistémologique et politico-économique du colonisateur européen, produisant dans ce sens, des effets de « ressacs mémoriels », tels que les décrivent Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire :

« La conjonction des ressacs des mémoires coloniales ouvre la possibilité que soit entrepris un vaste travail d’analyse des histoires coloniale et postcoloniale, dont les enjeux dépassent de loin, on l’aura compris, le travail des historiens13. »

13Le subtil et complexe dispositif de mise en scène des savoirs de la littérature, déroulé par Ouologuem, résonne en écho chez Monénembo ; dans Peuls, la touffeur des « emmêlements » épistémologiques rend perméables les repères spatio-temporels, narratifs et historiographiques, ce qui provoque des disjonctions, à comprendre comme des contrepoints aux modèles de l’historiographie française coloniale. Qu’il suffise de remarquer que le texte mobilise toutes les ressources du discours épique, mais qu’il fait passer celui-ci au prisme de la parodie afin de mieux mettre au jour les contradictions des pouvoirs traditionnels africains, écartelés entre les mondes arabo-islamiques et l’Occident colonial.

14Les textes d’Ouologuem et de Monénembo désarticulent la configuration historiographique et littéraire de la France coloniale. Ils posent en des termes dynamiques et conjecturaux un certain nombre de questions qui hantent aujourd’hui une bonne partie de la critique dite postcoloniale, notamment la relecture de l’écriture de l’Histoire coloniale africaine, la prise de parole et le regard critique qui traversent et drainent les dynamiques de la pensée postcoloniale, l’ampleur des questionnements et la récurrence de ce qui ressemble à une dynamique de contre-discours de l’historiographie coloniale officielle.

Des personnages aux marges de l’Histoire coloniale officielle

15Le Devoir de violence et Peuls empruntent à des degrés divers et contrastés, qu’il convient d’examiner, des perspectives thématiques et narratives inédites dans l’historiographie romanesque du champ littéraire africain. L’on peut constater d’emblée à quel point les deux romans se fondent sur une mise en scène de la subversion et une rhétorique déviante pour bousculer et débusquer les silences et les secrets de l’histoire coloniale occultés. Si  Ouologuem adopte une stratégie énonciative volontaire mais insidieusement distante par le recours aux techniques et instances testimoniales, Monénembo va chercher dans les coulisses des décors de la scène coloniale des personnages qui émergent des interstices de l’Histoire.

16Dans Peuls, en pleine parade coloniale, au moment où les Anglais et les Français, bien repus en terrain conquis à force d’intrigues et de rivalités avec les pouvoirs locaux et les dynasties régnantes au Fouta-Djalon à la fin du XIXe siècle, Monénembo fait entrer dans les marges de cette histoire en train de s’écrire un personnage des plus étranges et lui attribue un discours et une démarche transgressifs, indociles :

« […] le plus illuminé et le plus entêté de tout le long défilé d’hommes blancs qui se fut déployé, en cent ans, dans le territoire du Fouta-Djalon. C’était un jeune Auvergnat aigrefin et ambitieux qui, après avoir eu maille à partir avec toutes les polices de France, s’est retrouvé au Portugal où il avait fini par acquérir, on ne sait comment, un titre de noblesse. Son nom ? Olivier de Sanderval. Entre 1877 et 1880, Olivier de Sanderval avait installé un comptoir sur les rivières que contrôlaient alors les Portugais. C’est là que lui était venue la lubie la plus incroyable jamais entendue au pays des trois fleuves : acheter des terres aux chefs nègres et s’offrir une vaste colonie privée » (p. 345)

17Sanderval semble être arrivé par effraction dans le cadre et les mailles de l’espace colonial officiel. Les agents coloniaux le considèrent comme un rival et une menace pour les pratiques instituées par l’Empire dans les terres conquises. Monénemboouvre des micro-espaces par où les stratégies énonciatives de Peuls, certes fortement imprégnées par les motifs du document historiographique, manifestent la ferme volonté de l’auteur du Roi de Kahel14 de lire à rebours les dits, et inter(-)dits des discours etpratiques historiographiques coloniaux. Car la trajectoire qu’emprunte ce personnage depuis son lieu de départ en France15 ne cesse de faire affleurer sur les bords de l’empire les prémisses d’un contre-discours paradoxal : Sanderval a l’ambition de s’installer au Fouta-Djalon, d’y acheter des terres et d’en faire son royaume, une « colonie privée » en pleine « possession » coloniale ; son geste, colonialiste, n’a donc a priori rien de différent avec celui du colonisateur officiel. Cependant, tout dans le personnage de Sanderval, y compris par ses prises de parole, déplace les repères du système, à cause de sa démarche singulière d’aventurier. Il n’emprunte pas les canaux reconnus de la France colonialiste, dominatrice, telle que dénoncée par Laurent Dubreuil :

« Il faut coloniser, c’est-à-dire dominer, prendre corps et langue, subjuguer, pénétrer sans jamais de cesse. L’exploitation esclavagiste ou la mission civilisatrice sont révélées comme un accès de violence, une quête de puissance qui ne voudrait pas s’arrêter16. »

18Néanmoins, Sanderval développe une rhétorique de la rupture, une stratégie de la ruse, car il actionne la métis pour déjouer tous les plans de neutralisation que lui oppose l’administration coloniale. Sa posture décalée envers l’autorité coloniale et son caractère insaisissable aux yeux des « agents officiels » accentuent la suspicion quant à son projet douteux de conquérir Kahel. Le discours de ce « Robinson Crusoe », membre original d’un système de domination, cherche à ébranler la rigidité sclérosée de la superstructure coloniale et il provoque des fêlures dans l’unité, la stabilité et la cohérence des deux Empires, français et anglais, qui cohabitent difficilement au Fouta-Djalon. Par sa quête d’un « peuple qui, vierge de nos erreurs, pratiquerait, sans hésiter, les lois toutes faites dont la découverte et la discussion nous ont coûté des siècles d’efforts » (p. 346), Sanderval développe non seulement une altérité discursive, une parole illégitime aux yeux des Français et des Anglais, mais également des tactiques parallèles d’appréhension de l’espace et du temps. Il semble organiser, comme Robinson, son projet marginal autour de trois entités, telles que les définit De Certeau analysant le personnage de Daniel Defoe : « [le royaume] l’île qui découpe un lieu propre, la production d’un système d’objets par un sujet maître, et la transformation d’un monde “naturel”17 ». Ce défi lancé à « l’orthodoxie et [à] l’autorité coloniales », pour répéter Edouard Said18, fait d’Olivier De Sanderval la fausse note qui permet à Monénembo de faire émerger des morceaux d’histoires et d’expériences inédites à partir de ce que nous pouvons appeler les interstices de l’écriture de l’histoire coloniale officielle. De ce point de vue, l’auteur du Roi de Kahel emboîte le pas à Ouologuem. L’auteur de Lettre à la France nègre19 met en scène des personnages atypiques, traversant des espaces sociaux instables, qui s’inscrivent dans des temporalités fondamentalement disjonctives dont les symptômes matérialisent les soubresauts de l’empire du Nakem. Dans Le Devoir de violence, au-delà de la déroutante attitude et la démesure de Saïf Ben Ïsaac El Héït, l’importance que Ouologuem donne à des figures de personnages comme les esclaves (Wampoulo, Kratonga), le sorcier (Bourémi), à des personnages subalternes (Kassoumi Raymond), laisse transparaître dans leurs discours, les signes d’une  prise de pouvoir et de dé-possession20 de l’emprise dans laquelle les enferment le colonisateur en collusion avec les figures de la  notabilité indigène et autres personnalités influentes dans le Nakem. A cet effet, le début du chapitre 3, « La Nuit des géants », est édifiant : « L’emmêlement de l’action missionnaire et de l’autorité indigène fut lourd de conséquences, et 1909 en fut l’année décisive. » (p. 128) Dans Peuls, la posture faussement testimoniale – l’usage des guillemets – qu’adopte Monénembo pour rapporter les propos que tiennent les personnages, élabore un cadre discursif composite qui fait alterner sur la page des fragments de prise de parole et de postures où entrent, en scène de manière concomitante et décisive, des acteurs socialement et politiquement marginaux.

19Au cœur de cette scénographie aux allures de quadrature coloniale – organisée entre Saïf qui gère impitoyablement son royaume, l’évêque Thomas de Saignac, représentant de l’Eglise et son clergé, le commandement colonial dirigé par Vandame, puis les grands notables – se meuvent des personnages, tel le sorcier Bourémi au profil insaisissable, déroutant et embrouillant les logiques de cette quadrature. Sa folie n’est qu’un prétexte permettant à Ouologuem d’explorer de l’intérieur – grâce à un regard insolite et déphasé – l’ampleur de la perversion du système colonial, couvrant la réalité spatio-temporelle révoltante du Nakem de Saïf. En effet, le royaume de ce dernier n’est–il pas en train de subir progressivement les contre-coups de la perversion du système du colon ? C’est par fragments en modulations spéculaires que les monologues de Bourémi sur sa folie étalent insidieusement les lacunes manifestement peu lisibles dans le déroulé historiographique des rapports entre indigènes, coloniaux et tout l’appareil qui incarne la science coloniale. Aussi peut-on lire tout le tragique de la situation au Nakem dans ce long monologue de Bourémi :

« Le sentiment du tragique est un sentiment sans prévision. On sent s’avancer le tragique qui se produit avant même qu’on puisse le savoir, à une vitesse infinie…
Je me veux fou. C’est vrai, je suis né au fond d’un cimetière, et cent mille étoiles à ma naissance jaillirent de mes narines, éclaboussant la nuit de déchirures d’étincelles. Je … haaa, Saïf ! … J’ai froid et mes dents claquent ? Non, même pas. J’ai perdu toutes mes dents au cours du long combat où la vie m’a terrassé, et j’offre à l’azur le rire idiot de mes gencives minées par la carie de vingt siècles d’Histoire ; depuis longtemps j’ai voulu parler, mais les guerres, les ruptures, les traités, les tensions politiques entre tous les pays m’ont retenu et voilà qu’aujourd’hui je parle et le silence s’étonne qu’après tant de siècles d’inhumanité galopante j’arrive à garder quelque espoir…Mais d’ailleurs qui dit à ces silences, à ces hommes, à ces créatures, à toute cette existence qui m’enrobe et d’où je m’arracherai ! » (p. 140-141)

20Cette prise de parole, en tant que marge de liberté qu’autorisent les écarts de langage de Bourémi, est sans doute à placer dans le registre d’une volonté manifeste de Ouologuem de faire « parler les subalternes21 » et inscrit dans cette même dynamique toute la série des énoncés produits par les autres personnages qui portent le poids de cette longue nuit coloniale. Les morceaux épars de l’énonciation distillent les différentes mémoires individuelles socialement catégorisées par le bas et représentées par les esclaves ; qu’il s’agisse de Wampoulo et Kratonga, utilisés pour exécuter les sales besognes de Saïf, ou encore de Kassoumi et Tambira dont l’union, étrangement scellée par Saïf, donne naissance à Kassoumi Raymond Spartacus, caricature de l’éduqué sans cesse balloté entre l’héritage culturel du Nakem et la mémoire de son expérience métropolitaine. En faisant entrer Raymond Spartacus dans la scène de l’Histoire coloniale en train de se jouer22, Ouologuem a exploré de l’intérieur la complexité de cette filiation historique et culturelle de l’Afrique et de l’Occident, afin de « dés-enfouir » l’inédit et l’impensé du discours historiographique colonial. Car Raymond Spartacus incarne, de par son épaisseur psychologique et interculturelle, une sédimentation complexe de « territoires superposés et mémoires enchevêtrées23 » – selon la formule de Said – entre les anciennes colonies et la métropole. Parmi ses rôles multiples, il est aussi le personnage du tirailleur, fonction réhabilitée avec justesse dans les fictions littéraires africaines contemporaines. Spartacus a en effet quitté le Nakem pour faire des études en France, mais il s’engage quand la Seconde Guerre éclate. Survivant, bien que marqué par une série d’échecs répétés et des objectifs de réussite ratés, Spartacus entre dans le lot des « déflatés » de l’Histoire coloniale, comme le furent plusieurs figures de tirailleurs de la même époque, oubliés et totalement ignorés par ceux-là qui s’attèlent à réhabiliter et repenser le discours sur la mémoire historique coloniale. Cette perspective inédite, ouverte par Ouologuem, a été réactivée par Tierno Monénembo quand il a glissé Olivier de Sanderval au cœur de l’Empire, produisant un court-circuit inattendu puisque le marginal a réussi à ériger un royaume au cœur de la possession coloniale. Le royaume de Kahel est ainsi devenu la matrice de contact et de rencontre qui, au fil de l’œuvre, a rendu possible la genèse d’un autre personnage historique perturbant, marginal et tirailleur, Addi Bâ « le terroriste noir24 ».

Conclusion

21Les perspectives explorées dans cette étude ont révélé les proximités esthétiques des romans de Ouologuem et de Monénembo quant à leur traitement littéraire de l’historiographie coloniale. Si l’ancrage du Devoir de violence et de Peuls dans une épistémologie historiographique est certain25, par contre le savoir littéraire, esthétique et les personnages révèlent des scénographies sur lesquelles l’histoire coloniale a été longtemps muette. Les discours historiographiques et les expériences historiques se sont beaucoup transformés entre 1968 et 2004, en pratiquant d’ailleurs un dévoilement significatif, mais le point de vue esthétique que donnent les deux auteurs – placés à chaque extrémité de cette réflexion sur la « nouvelle Histoire » – maintient la nécessité de rendre compte des non-dits que l’évolution historique a négligé.

22Par des orientations thématiques et des choix narratifs complexes et déroutants dans Le Devoir de violence, Yambo Ouologuem revisite de manière subversive et volontairement iconoclaste l’écriture de l’histoire africaine depuis les empires traditionnels jusqu’aux formes de dominations arabo-islamiques puis occidentales et leurs effets néfastes sur le devenir des sociétés africaines postcoloniales. Quant à Monénembo, il fait affleurer, dans les marges de l’empire, des expériences inouïes de personnages qui évoluent et produisent des énoncés à rebours des usages coloniaux officiels. Mais les deux textes s’attachent à une fouille au cœur des silences de l’Histoire coloniale pour une réhabilitation d’un certain nombre de personnages oubliés dans ses marges, qu’il s’agisse de figures d’esclaves, de subalternes du système colonial, ou de celles de tirailleurs, dont l’un – Le Terroriste noir, Addi Bâ – s’est métamorphosé en héros de roman postcolonial.