Oudry et les cruautés du Rococo
1Oudry : Peintre d’animaux, peintre de chasses. Cette classification et la réussite éclatante de l’artiste ont sans doute desservi la fortune ultérieure d’un peintre qui ne fut pas seulement le fournisseur de la monarchie et de quelques princes, un décorateur d’un immense talent, mais aussi un peintre qui mérita l’attention et l’admiration de ses contemporains. Dans une thèse remarquable publiée en 1977, Hal Opperman, en montrant qu’Oudry a été de fait un des principaux créateurs du style rococo, a fait une démarche majeure pour la reconnaissance de l’artiste et de son originalitéi. Je voudrais ici me pencher sur une partie d’une œuvre considérable, celle qui touche aux animaux, et tenter de lire ce qui a pu y séduire le public de l’époque, mais aussi de comprendre ce qui, dans cette époque de crise ou de vertige qu’est le début du XVIIIe siècle, est en rapport avec une progressive modification du rapport entre l’homme et l’animalité.
2En 1753, dans sa Peinture, Ode de Mylord Telliab, Baillet de St Julien fait d’Oudry un éloge résolument hyperbolique et ajoute : “Descartes eut renoncé à son système en voyant tes Tableaux: Bougeant eut écrit moins frivolement son Langage des Bêtes:ii” Une boutade assurément : elle a le mérite de rappeler que la peinture d’Oudry se produit sur le fond idéologique du débat sur l’âme des bêtes qu’a soulevé la théorie cartésienne des animaux-machines. Non sans rapport donc avec l’émergence, au XVIIIe siècle d’une réflexion philosophique et scientifique qui a ébranlé bien des certitudes acquises, souvent fort anciennes sur la nature de l’univers et son rapport avec l’homme — qui y a perdu entre autres, avec Galilée, le sentiment de sa centralité. Parmi les questions que suscite cette évolution figure aussi celle de la limite entre l’animal et l’humain. L’expérience d’un rapport affectif avec un animal n’est certes pas nouvelle, et Montaigne (qui estime que les bêtes communiquent entre elles et avec l’homme) peut adosser à de nombreuses références antiques l’évocation de sa relation avec son chieniii. Mais cette expérience appelle à une interprétation neuve. Question délicate : on le voit bien à propos du sort réservé à la dernière partie de la conférence donnée par le Brun en 1668 sur L’expression générale et particulière et illustrée d’une série de dessins qui laissent imaginer une inquiétante continuité entre l’homme et l’animaliv. Il n’était pas tout à fait innocent sans doute de faire descendre, au moyen de l’orientation des sourcils, Antonin le pieux “au degré des hommes les plus abaissés jusqu’au rang des brutes”, et de conférer au lion et au cheval par la modification de l’angle des yeux “par sa droite position un être de raison semblable à l’homme”v. Et de retrouver chez les bêtes, grâce à l’angle facial, les qualités morales attribuées aux humains. La différence entre l’animal et l’homme se réduirait-elle à avoir les yeux situés sur la même ligne, les regards tournés vers le haut, et les sourcils qui se rencontrent ? De quoi se demander où passe le libre arbitre… Cela explique peut-être que la version donnée par Testelin, en 1696, de cette partie de la conférence reste très sommaire, et que Nivelon souligne son caractère périlleux pour justifier sa propre brièveté : “Il est plus nécessaire que je garde le silence d’Arpocrate sur une matière qui causerait plus de trouble que d’utilité pour lesquels elle a été conçue ; et je crois, comme on peut penser, que M Le Brun n’en a rien voulu mettre par écrit”vi. Il y a de bonnes raisons pour que la théorie de Le Brun sur la physionomie animale, reste inachevée, comme le pense Jennifer Montagu.
3Contre un éventuel rabaissement de l’homme, la théorie cartésienne des animaux-machines, adoptée par Pascal, Fénelon, les jansénistes, durcie par Malebranche, a l’avantage au moins apparent de prévenir toute confusion des règnes et de réserver à l’homme l’immortalité de l’âme, en tant que substance spirituelle et de maintenir ainsi une différence radicale entre l’homme et la bête.vii. Ce qui expose ses adversaires au soupçon, au moins, de libertinage. On pourrait tenir du reste la théorie des automates comme une défense contre la blessure narcissique infligé à l’homme par une réflexion scientifique naissante qui, à bien des égards, découronne le roi des animaux.
4En 1672, le Père Pardies entreprend une réfutation de Descartes, si modérée que certains l’accusent d’être un cartésien déguisé. Reconnaissant l’existence chez les bêtes d’âmes matérielles, s’il leur refuse la réflexivité, il leur reconnaît des “connaissances sensibles” (et non spirituelles)viii. Le débat conduit à examiner tout ce qui en l’homme lui-même relève d’une spontanéité incontrôlable, du réflexe, de la réaction mécanique, de ce qui échappe à la volonté et à la raison, du non conscient — de ce que l’homme de fait partage avec l’animalix. Et ceci même chez les partisans de l’automatisme, comme Antoine Dilly qui, en 1676, analyse les “opérations merveilleuses que nous faisons indépendamment de l’âme” 187, et traite de ce que nos passions “ont de commun avec celles des bêtes”x, en dépit du spiritualisme affiché de son propos.
5En 1675, La Fontaine s’attaque poétiquement au problème dans son Discours à Mme de la Sablière : la théorie du “double trésor” (proche de celle de Gassendi, même si son inspirateur effectif est plutôt du Hamel que Bernier) donne aux animaux la capacité de sentir, de juger (fût-ce imparfaitement), mais non de réfléchirxi. L’âme animale est présentée comme “morceau de matière” infiniment subtilisé (“quintessence d’atome, extrait de la lumière / je ne sais quoi de plus vif et de plus mobile / Que le feu”), si bien subtilisée qu’elle imite à s’y méprendre l’âme spirituelle, dont La fontaine réutilise les métaphores traditionnelles. Resterait à l’homme, en plus, une âme immortelle, “fille du ciel”, que caractérise l’usage de la raison (un singe ne fera jamais “le moindre argument”), et pourtant donnée à tous (“sages, fous, enfants, idiots”). Du problème délicat que posent les enfants, apparemment dénués de raison, La Fontaine se tire en supposant que l’âme immortelle “fille du ciel” reste voilée chez l’enfant, et ne se manifesterait pleinement que dans un organisme au stade de la maturité. “Choses réelles, quoique étranges”, commente l’auteur. Sans doute, car la “fille du ciel” se trouve alors étrangement dépendante de l’état du corpsxii.
6Est-ce d’ailleurs un tel privilège que celui de la raison, à l’heure où le moralisme classique en fait une si féroce critique, raison dont on ne croit plus qu’elle soit participation à l’intelligence divine ? La Fontaine s’appuie encore, non sans difficultés, sur une conception où l’âme immatérielle trouve son territoire spécifique, le lieu où elle se manifeste comme telle, dans la raison, la volonté, le sentiment, et la capacité cognitive, liée au langage. Ce territoire, l’homme est en train d’en perdre le privilège exclusif.
7De fait le débat sur l’âme des bêtes engage une anthropologie, qui tend à se passer de théologie. On le voit bien avec Boullier, en 1728, dans son Essai philosophique sur l’âme des bêtes, où il leur reconnaît un “principe immatériel uni à leur machine” : “Je crois qu’il n’y a dans les Brutes qu’un principe sensitif ; par où j’entends un être immatériel, une substance pensante, en un mot un Esprit qui n’a que des perceptions confuses, & dont l’activité est modifiée et réglée par ces perceptions” xiii Et de continuer : “Supposer enfin des âmes dont la capacité soit entièrement remplie de perceptions confuses, elles n’auront ni Raison ni liberté ; il leur restera pourtant ce qui fait le fond de toute Intelligence, l’activité et la perception.”xiv. L’âme des bêtes peut donc être tenue comme “l’état le plus imparfait de l’âme humaine” et est en ce sens proche de celle de l’enfant : “L’homme commence par être ce qu’est la bête”xv. Lorsque Boullier attribue aux bêtes le “sentiment” et affirme d’autre part qu’il est pour l’homme “des vérités connues par sentiment avant que de l’être par idée”xvi , on ne manquera pas de songer à la place que donnait au sentiment en 1719 l’abbé du Bos dans le jugement esthétique, et aussi à la manière dont Marivaux illustre dans la Vie de Marianne (presque une enfant) la vertu des intuitions soudaines et des mouvements involontaires, proches d’un instinct, autrement plus efficace que tous les raisonnements.
8On se penche sur les animaux un peu comme sur l’enfant, le sauvage ou le primitif, et parfois le peuple et le paysan, par une curiosité qui est autant quête d’un bonheur peut-être perdu que question sur les origines. Non sans que les animaux puissent parfois jouer le rôle de modèles, par exemple d’une sociabilité “naturelle” si différente de l’humaine, dont on sait l’artifice. Ou encore d’un bonheur au présent que ne troublent ni la conscience de la mort (vieux thème libertin), ni les passions destructrices du civilisé (cupidité, ambition, etc.). C’est le sujet d’un poème de Morfouace de Beaumont, qui, en 1738, entreprend au moyen d’une série d’histoires en vers de chanter la louange d’animaux irrités de se voir réduit à l’état de “Montres sonnantes” et clamant : “Le présent nous suffit, jouir est notre objet, […] nous goûtons les plaisirs qu’inspire la nature”xvii. Baillet de Saint Julien célèbre la peinture qui “nous fait voir des forêts les hôtes tous égaux,/De l’homme fier & vain plus superbes rivaux.” Non sans ajouter : “Les brutes, loin de l’homme, & plus sages peut-être,/ Sont libres dans ces bois & m’enseignent à l’être.xviii” On est près ici d’un Jean Jacques Rousseau opposant les passions naturelles aux funestes “passions sociales”. C’est bien pourquoi la question de l’âme des bêtes occupe une place dans le choix dans l’argumentation libertine qui plaide pour une “âme matérielle”, corporelle et donc mortellexix.
9Une place spéciale doit être faite ici au père Bougeant, évoqué par Baillet, et illustré par son Prince Fan Feredin, romanesque critique des romansxx. En regard des dissertations pesantes et parfois indigestes qu’entraîne la question de l’âme des bêtes, son Amusement philosophique de 1739, adressé en forme de lettre à une dame se situe dans un registre ouvertement mondainxxi. Cet ouvrage a le mérite de proposer une solution originale à la question de l’immortalité. Oui, les animaux ont une âme immortelle. Mais rassurez-vous ! Selon la Bible, Dieu a précipité les démons du ciel, mais ils doivent attendre l’heure du Jugement dernier pour être envoyés en Enfer. Ces âmes au chômage, Bougeant leur trouve un emploi : elles vont habiter le corps des animaux. Lorsque ceux-ci meurent, un peu de métempsycose fait l’affaire (un de ses critiques suggère le rapport avec les Âmes rivales de Moncrifxxii) Ce badinage théologique valut à son auteur un exil provisoire et une obligation de rétractation. Cela dit, Bougeant défend ensuite plus sérieusement l’hypothèse d’un langage des bêtes qu’il appuie sur l’expérience que le lecteur peut avoir des animaux familiers. Il écrit : “Tout parle dans nous quand nous voulons. Ne parlons nous pas tous les jours par un regard, par un mouvement de la tête, par un geste, par le moindre signe ? Imaginez vous mad…, un peuple de muets. Croyez-vous qu’ils ne se feraient pas entendre les uns aux autres, & que privés de l’usage de nos mots et de nos phrases, ils n’y suppléeraient pas par des cris, par des gestes, des regards et des mines ? 66 que ceux ci se perfectionneraient de plus en plus dans cette manière de l’exprimer, et formeraient peu à peu non pas une langue, mais un langage très net et aussi intelligible pour eux que nos langues le sont à nousxxiii”. Ainsi des animaux. On reconnaît ici le thème traditionnel de la peinture comme “poésie muette”. Mais on y trouve la trace aussi, me semble-t-il, des théories soutenues par du Bos en 1719 sur le langage des gestes, des passions, des images, qui conduisent à envisager la peinture comme langage “naturel”, dispensé du recours à l’artifice du signe qu’implique le langage verbal. Mais alors que chez du Bos l’expression des passions supposait une compréhension immédiate, Bougeant souligne que le langage des bêtes nous est étranger, allant jusqu’à comparer leur situation à celle des “paysans de nos campagnes”, des “Nègres” et des “sauvages de l’Amérique”xxiv. Conseillant à sa destinataire de se faire un dictionnaire pour chaque espèce, Bougeant suppose que, de ce langage, il est possible de comprendre quelque chose et se lance lui-même dans une étourdissante et plaisante traduction du discours de la pie. Langage limité sans doute, car destiné en priorité à la conservation de soi et de l’espèce : “Tout le langage des bêtes se réduit à exprimer les sentiments de leurs passions, & on peut réduite toutes leurs passions à un petit nombre ; ce sont : le plaisir, la douleur, la colère, la crainte, l’amour, le désir de manger, le soin de leurs Petits.xxv” C’est de quoi soutenir pourtant une possible identification avec l’animal qui se traduit dans l’expérience la plus quotidienne : “Que les chevaux sont à plaindre, disons nous, à la vue d’un cheval qu’un impitoyable charretier accable de coups!xxvi” Saluons l’apparition d’une pitié si essentielle à la théorie générale de du Bos.
10En écho, on peut entendre les brèves réflexions de Diderot dans l’article Bêtes de l’encyclopédie où il observe qu’à réduire les bêtes à des machines, “l’on ne semble guère plus autorisé, qu’à prétendre qu’un homme dont on n’entend pas la langue est un automate”, ajoutant : “car si les bêtes étaient capables de cette même sensation que nous nommons plaisir, il y aurait une cruauté inouïe à leur faire du mal ”. L’abbé Yvon consacre, dans l’Encyclopédie, un long article sur l’Âme des bêtes où il propose un tour d’horizon sur la question, et il y fait une large place aux thèses de Bougeant, qu’il accueille très favorablement.
11Buffon, en revanche, reste fermement attaché à un dualisme matériel/spirituel, différence radicale qui assure la supériorité et la dignité humainesxxvii. C’est pourtant en distinguant le registre de l’organique de celui du mécanique, en faisant basculer tout le registre des passions du côté de l’animal et en suggérant que la multitude, l’imbécile, et aussi l’enfant, sont fort proches des bêtes — périlleuse continuité… Aussi bien Buffon ne renonce pas à dresser des portraits moraux d’animaux (voir ceux du lion, du chien, du serin), au risque de frôler la contradiction.
12C’est bien cette contradiction que dénonce Condillac, lorsqu’il s’attaque à Buffon dans son Traité des animaux (1755), qui complète la visée anthropologique de l’Essai sur l’origine des connaissances : en attribuant aux animaux des “connaissances pratiques” et le lien social, Condillac les rapproche de ces primitifs d’avant la naissance du langage verbal, qui avant d’accéder à l’abstraction, usaient seulement d’un langage d’action, dont les animaux sont aussi capables. Sans doute l’intelligence des bêtes est beaucoup plus bornée, mais la différence est de degré et non de nature et n’implique pas que les animaux soient incapables de connaissance. Au chapitre VII, Condillac fait des efforts louables, mais assez peu convaincants pour montrer que cette philosophie n’est pas contraire à la foixxviii.
13Dans son Cours d’études, Condillac écrira ; “Si vous réfléchissez sur les signes dont se forme le langage d'action, vous reconnoîtrez qu'il est une suite de la conformation des organes ; et vous conclurez que plus il y a de différence dans la conformation des animaux, plus il y en a dans leur langage d'action, et que, par conséquent, ils ont aussi plus de peine à s’entendre. Ceux dont la conformation est tout à fait différente sont dans l'impuissance de se communiquer leurs sentimentsxxix”. Cette question de l’analogue physique avait servi les antiautomatistes soucieux de rester dans l’orthodoxie religieuse : si les bêtes n’avaient pas d’âme, il faudrait que Dieu se soit donné beaucoup de mal pour nous faire tomber dans l’erreur, et cela, évidemment, n’est pas recevable. Sans recourir au Créateur, la théorie du langage d’action (langage naturel et appris tout à la fois) permet à Condillac d’établir la légitimité d’une identification de l’homme à l’animal, tout en reconnaissant les limites d’une communication liées aux différences de conformation physique. A ce jeu, le corps de l’animal est celui d’un semblable et d’un autre — celui d’un sujet.
14Cette évolution de la réflexion sur l’âme des bêtes et leur langage vise à rendre compte de la relation affective et familière entre homme et animal, relation que le siècle certes n’a pas inventée puisqu’elle remonte au moins jusqu’au chien d’Ulysse, Argos, reconnaissant son maître à son retour, et devenant emblème de la fidélitéxxx. Retenons cependant comme trait d’époque la passion généralement féminine pour les serins, qui inspira Chardin et Greuzexxxi. Sensibilité nouvelle, sans doute. Mais désormais l’homme attend aussi que l’animal lui apprenne quelque chose de sa propre condition. Constater une analogie, une parenté, une ressemblance, cela suppose que l’homme n’est plus si sûr de ce qui faisait sa différence fondamentale : sa propre immortalité.
15Cette relation de familiarité avec l’animal, Desportes la mit en scène en 1699 dans son Autoportrait en chasseur, unanimement admiré, qui fut son morceau de réception à l’Académie. On le voit assis dans un paysage, fusil en main, caressant un chien qui se dresse vers lui, auprès d’une petite masse de gibier mort, tandis que de l’autre côté de la toile, un grand lévrier tourne la tête vers son maître. Réponse non dénuée d’humour, sans doute, au dilemme où le plaçait l’Académie : fallait-il choisir le talent du portrait (qu’il avait déjà beaucoup pratiqué) ou celui des animaux ? Desportes choisit le second et fit bien, évitant au reste une concurrence périlleuse avec Rigaud et Largillière.
16À cette relation affective entre homme et animal, Oudry, on le verra, n’aura guère affaire. En revanche, l’intérêt porté par les contemporains à ses toiles me semble être fondamentalement en rapport avec le destin commun à l’animal et à l’homme, celui de la mortalitéxxxii.
17À la représentation de la chasse, Desportes et Oudry ont dû gloire et fortune. Desportes, né en 1661, connut des années difficiles au point d’aller chercher fortune en Pologne comme portraitiste et de devoir accepter “toutes sortes de travaux” (dit son fils), avant d’avoir l’heur de plaire à Louis XIV, vers 1699, en faisant le portrait de ses chiens préférés. A partir de 1701, affecté à la ménagerie de Versailles, il devient le peintre attitré des chasses royales, qui constitue une partie importante du rituel monarchique et mobilise un nombreux personnel. On sait que Louis XIV en fut passionné, et peut-être faut-il souligner au cœur de ce rapport institutionnel avec l’animal (les chiens d’un côté, le gibier de l’autre), la place de cet intérêt personnel voué par le monarque à tel ou tel animal.
18 “La chasse est un exercice fort noble & fort sain,” dira le Dictionnaire de l’Académie de 1762.. Noble en effet, la chasse, activité royale et aristocratique, constitue un privilège, défendu par une législation abondante et complexe, qui en exclut pratiquement les roturiersxxxiii En 1671, l’Henriette Sylvie de Molière, de Mme de Villedieu, bâtarde, prétendait, non sans humour, trouver dans son goût pour la chasse une preuve irréfutable d’une noblesse de naissance au moins douteusexxxiv. A l’heure où les tournois ont disparu, où les duels ne sont plus pratique courante, la chasse reste un domaine où l’homme de qualité a le loisir de mettre en évidence son excellence physique et son courage. Elle marque aussi souvent un niveau social : chez Desportes, le gibier mort accompagne dans un parc une pièce d’orfèvrerie, une basse de viole, une urne pseudo-antique, éventuellement des animaux d’agrément comme le paon et le singe, pour évoquer la vie de château que mènent les grands et les riches. Ce type de représentation obéit aussi au désir d’échapper à l’espace urbain, où règne sans partage le pouvoir économique, financier, et même policier ( (à la campagne on est à l’abri des “espions de M. d’Argenson”, dit un roman du temps), à un désir de retour à la naturexxxv. En tant que partie intégrante du loisir des privilégiés (autorisés de fait à provoquer des dégâts dans les terres cultivées), la chasse suscite aussi une hostilité. La révolte contre les droits de chasse parcourt tout le siècle jusqu’à la révolution. Comme le montre l’article Chasse de l’Encyclopédie, on devient aussi sensible à l’inhumanité et l’inutilité d’une pratique, qui ne se justifie plus par l’extermination des bêtes féroces et dont la brutalité choque les exigences nouvelles de raffinement et de délicatesse. Et ce n’est pas sans ironie que d’Argenson évoque la passion de Louis XV pour la chasse, si bénéfique à Oudryxxxvi.
19Une petite relation d’une partie de chasse à la Cour de St Germain, écrite par Hamilton, illustrerait l’émergence d’une sensibilité nouvelle. Dans ce récit entremêlé de vers, attribué à un académicien de Clermont, l’auteur évoque le “bizarre mélange de tendresse et de cruauté” qui caractérise l’attitude des dames qui participent à la chassexxxvii. Touchées de la “peine” que l’on donne au cerf (qui est au reste “très bien pris dans sa taille”) elles s’attendrissent et plaignent ses malheurs, mais ne se ruent pas moins “pour goûter le plaisir sauvage/ De voir le cerf à son trépas”. Hamilton écrit :
“ Il sortit pourtant pour la dernière fois des lieux qui l’avaient vu naître, et où il avait si doucement passé ses premières années ; […] Ce fut là qu’elles trouvèrent ce noble animal, la tête haute, quoique blessé de deux grands coups d’épée dans les flancs d’où le sang coulait a gros bouillons. Il était au milieu d’une infinité de chiens acharnés ‘à sa perte, qui criaient comme des possédés ; mais dont le plus hardi n’osait pourtant mettre la main sur lui. Ce fut là, dis-je, que tournant noblement la tête de tous côtés, sans voir un seul ami dans cette multitude de spectateurs, il envisagea, la mort d’un oeil ferme, aussi bien qu’une multitude d’hommes, de femmes et de petits enfants à qui jamais il n’avait fait aucun déplaisir, et qui semblaient’ pourtant aussi animés à sa perte s’il eût été le plus grand scélérat de l’univers. Le spectacle était touchant ; aussi eussiez-vous vu nos dames accablées de douleur et d’attendrissement: aux unes le coeur battait de pitié ; aux autres les genoux tremblaient de saisissement ; enfin elles fondaient toutes en larmes ; mais pas une ne voulut détourner les yeux d’un spectacle si touchant et si digne de toute leur compassion. […] Elles en avoient donc la plus grande pitié du monde ; mais elles avoient encore une plus grande envie de le voir expirer au milieu des tourmens qu’on lui fit souffrir ; et elles eurent bientôt contentementxxxviii”.
20Avec ce cerf à la taille bien prise, le spectre d’Actéon, explicitement évoqué, hante cette histoire. Mais tout en soulignant la “bizarrerie” des dames, c’est bien lui-même qui, en tant que narrateur, avec l’évocation discrètement parodique du héros stoïcien en face de la mort (et le détail “dégoûtant” du sang qui coule à gros bouillons) fait ressortir l’inhumanité de la chasse elle même, en même temps que la motion quasi amoureuse qui sert de base à la pitié, mais n’interdit pas la jouissance sadique trouvée à la mise à mort (dont le narrateur épargne le spectacle à ses lecteurs). Ce que laisse apparaître la relation d’Hamilton est que la scène de chasse est aussi traversée par le désir.
21Pourquoi et comment Oudry devint-il le maître incontesté de la peinture animalière ? Contrairement à Desportes qui fut à peu de choses près un autodidacte, Oudry, de vingt cinq ans son cadet, est né, — en 1686 — si l’on peut dire, dans la peinturexxxix. Fils d’un marchand de tableaux lui-même peintre, il eut la chance d’être durant cinq ans l’élève de Largillière, fut reçu en 1708 à l’Académie de St Luc, alors présidée par son père en 1708, y fut nommé professeur en 1717 et la même année agréé à l’Académie royale où il est reçu comme peintre d’histoire en 1719xl Malgré ce titre, Oudry ne pratiqua guère la peinture d’histoire.
22Une des raisons en est sans doute, après la mort de Le Brun, la chute des commandes royales, liée aux défaites militaires et aux difficultés financières qu’elles engendrent. Le goût de la Ville tendant à supplanter celui de la Cour, et la veine héroïque n’étant plus de saison, on s’interroge sur une peinture d’histoire dont on sent les artifices et on prête un intérêt nouveau aux genres tenus pour mineurs, et aussi aux flamands qui les ont illustrés. Le succès de Watteau témoigne de cette évolution. Roger de Piles, promu en 1699 à la fonction de conscience théorique de l’Académie ne remet certes pas en cause la hiérarchie des genres, mais dans son Cours de Peinture de 1708, il consacre deux importants chapitres au portrait et au paysage, et professe que la noble catégorie de “l’invention historique” a lieu de s’appliquer même à la plus modeste des natures mortes. La part qu’il fait dans sa théorie à la notion de disposition et à celle de tout ensemble tend d’autre part à situer l’intérêt d’une œuvre ailleurs que dans son sujet. Ce n’est pas un hasard si, en 1749, à l’heure où on en appelle de toutes parts à la résurrection des grands sujets, Oudry, dans sa conférence sur la couleur, choisit de rendre un émouvant hommage au coloriste Largillière, son maître, portraitiste, lui-même auteur de natures mortes réservées, semble-t-il, à son usage personnel — reçu lui aussi comme peintre d’histoire, sans que l’Académie y vît inconvénient. En 1721, Antoine Coypel, directeur de l’Académie, écrira que le Calf parle aussi bien le langage de la peinture que Titien ou Giorgione, non sans regretter que l’on méprise à tort flamands et hollandaisxli. Bref on est bien près de reconnaître que, quel que soit le genre, le peintre tout entier s’y peut manifester. C’est peut-être en ce sens qu’il faut interpréter le curieux passage de la biographie de Desportes par son fils, lue en 1748 à l’Académie, où il soutient que son père s’est acquis aussi les talents du peintre d’histoire en dessinant la figure et en étudiant l’anatomie et l’antique. xlii
23Sans doute le choix du portrait et de la nature morte (qui pouvait se vendre au pont Notre Dame) eut-il chez Oudry des raisons économiques dans sa première période (1711-1719). Et l’on peut voir un signe du ciel dans l’anecdote rapportée par Gougenot : au lendemain de son mariage (d’amour et peu profitable) avec une de ses élèves, le peintre, ruiné par les dépenses de la noce, aurait été sauvé de la misère par une dame qui lui fit peindre des serins qu’elle adoraitxliii. Mais ce choix est aussi un choix de peintre, à illustrer par la phrase attribuée à Largillière, admirant dans un portrait le chien plus que le chasseur : “tu ne seras jamais qu’un peintre de chiens”xliv. Retenons qu’Oudry au temps de ses plus grands succès, jusqu’à la fin de sa vie, n’abandonnera pas la nature morte et étendra son talent vers d’autres genres mineurs, comme le paysage, les contemporains ayant unanimement reconnu sa capacité à exceller “dans tous les genres”, à l’exception de l’histoire. C’est à dire aussi des genres où il avait moins de contraintes que dans la grande peinture.
24Pourquoi privilégier les animaux ? À l’heure de ses premiers tableaux connus, vers 1712, Oudry ne pouvait ignorer la réussite de Desportes. Mais l’exemple pouvait être aussi décourageant. A pu jouer le succès de la peinture flamande et hollandaise qui mettaient volontiers en scène des animaux vivants et des trophées de chasse (employons ce terme pour éviter l’ambiguïté du “tableau de chasse”), dont Hondecoeter, Snyders, Fyt, Weenix offraient de nombreux exemples. On avait du reste employé des Flamands — Boels, Bernaerts — comme animaliers dans la décoration de Versailles. Mais si on apprécie les talents des Flamands, comme coloristes et imitateurs de la nature, on continue à objecter à leur “bassesse”, qui les entraîne du côté du “comique”, si ce n’est du “dégoûtant”, rejetés désormais comme offenses, non tant à la grandeur qu’aux impératifs nouveaux de raffinement et de délicatessexlv. A ces impératifs, Desportes comme Oudry ont répondu en excluant presque totalement de leur bestiaire les animaux utiles et domestiques, vaches, poules, cochons, moutons — la basse cour en somme, proche de la cuisine — et en se limitant aux animaux que l’on chasse et aux chiens qui servent à les chasser : la chasse nettoie la nature morte de sa roturexlvi. À quoi s’ajoutent des animaux d’agrément, recommandés par leur beauté ou leur exotisme : le singe, le paon, le perroquet.
25De la première période d’Oudry, selon la classification d’Opperman, peu d’œuvres ont survécu. En fait d’animaux, il nous reste trois petits tableaux de 1712-1713xlvii, dont le parti uniforme relève du trompe l’œil : un fond blanc, neutre, un oiseau mort suspendu à un clou, la tête en bas, ou tenu par l’aile, un autre oiseau mort couché sur le dos, la tête retombant sur le bord de l’appui de pierre, des insectes dont un papillon. Dans l’un, on trouve une souris vivante. Dans deux d’entre eux, un curieux objet — cylindre de verre à pied de bois, un tue-mouches, peut-être, mais pas un objet de cuisine. Les oiseaux sont communs, familiers, non domestiques (moineau, mésange, chardonneret, verdier, bouvreuil). Petits tableaux et petits objets : l’ensemble est élégant, dépouillé et fait un clin d’œil aux vanités : le tue-mouche problématique évoque un sablier et la souris pourrait incarner le temps qui ronge toutes choses. Mais le clin d’œil est trop discret pour qu’on y lise un message. Comme dans bien d’autres toiles de l’époque, l’objet symbolique semble être devenu un simple motif.
26En 1716, on trouve une composition où apparaît une disposition canonique du “trophée” : verticale d’un oiseau suspendu, horizontale d’un autre jeté à terre, agrémenté d’un vase de fleursxlviii. Dans une toile de 1717, apparaît un oiseau pittoresque, au long bec pointu et aux pattes grêles, auquel Oudry reviendra souvent : un grand butor dont le plumage occupe une bonne partie de la toilexlix. Autre disposition canonique dans une toile de 1718 : la verticale est assurée par un lièvre mort suspendu par une seule patte arrière, l’autre s’écartant avec pour effet l’exhibition du ventre blanc de la bête et de son entrejambes, dans une composition ostensiblement décentrée, complétée par un oiseau mort, à terre, et un buisson de roses trémièresl. En 1717, Oudry explore aussi le domaine aquatique : l’animal suspendu est cette fois une grande raie éventrée présentée de profil à côté de calamars également suspendus sur la droite. À gauche, en bas, s’entrelacent trois poissons de bonne tailleli : ce qu’on peut déduire de ces rares toiles est que, dans ses débuts, Oudry a affaire à l’animal mort, disposé en trophée.
27Le vrai début d’Oudry dans la peinture animalière se produit avec les Allégories des quatre Éléments, actuellement à Stockholm. La date importe. C’est un peu plus tard qu’Oudry connaîtra le succès, avec des toiles remarquées aux expositions de la place Dauphine en 1722, 24 et 25, la protection que lui accordent à partir de 1723 l’intendant des finances Fagon et le premier écuyer Beringhem, qui le mènent aux premières commandes royales en 1724. Comme Desportes pour Louis XIV, dont il devient le rival, Oudry fait pour Louis XV le portrait des chiens royaux. Première étape d’une belle carrière que marquent en 1726 le transport à Versailles de la totalité des toiles de son atelier — un vrai triomphe —, en 1728 l’ordre de suivre les chasses royales, en 1733 la commande des Chasses royales, en 1734 la direction de la manufacture de Beauvais, en attendant l’inspection des Gobelins en 1748. À l’afflux des commandes, Oudry, bourreau de travail, répond par une production surabondante (un millier de tableaux et environ 3000 dessins selon Hal Opperman), non sans faire largement appel aux sollaborateurs de son atelierlii. Entre 1737 et 1755, il expose au Salon plus de 150 toilesliii. Or en même temps, comportement singulier et peu “commercial” qu’a relevé Gougenot, Oudry se constitue un cabinet réservé à certaines de ses propres œuvres, qu’il se refuse à vendre, et dont il conservera certaines jusqu’à sa mort, quitte à en prélever des fragments pour d’autres toiles ou à en recomposer d’autres inspirées par les premières.
28En 1719, Oudry pouvait encore prendre son temps. Des quatre Allégories achevées en 1721, Oudry lui-même, lorsqu’il les propose à la vente en 1732 au duc de Mecklembourg, puis en 1740 au comte Tessin, écrit à propos de ces tableaux “très chargés d’ouvrages et extremement finis” : “Cet ouvrage m’a coûté presqu’une année”liv. Est-ce pour prendre ses distances avec Desportes ? Plutôt qu’aux scènes de chasse, Oudry semble s’être voué d’abord, dans ces toiles de grande dimension, à une version “noble” de la nature morte, où une allégorie non moralisante laisse la plus grande liberté à l’invention de l’artistelv.
29La première, l’Airlvi,(1719) est ainsi décrite par Oudry lui-même : “L’Air, composé d’une musette d’étoffe d’or sur des livres de musique, un singe qui veut jouer du violon, un perroquet agaçant un coq, une poule et ses poussins, un rosier, de l’architecture, du paysage.lvii” L’air, c’est la musique (instruments et partitions), et le dialogue qu’on peut supposer bruyant entre le coq et le perroquet. Le peintre insiste sur l’hétérogénéité des éléments, (par exemple par le contraste entre animal d’agrément, singe et perroquet, et le coq de basse cour) et rassemble ici des objets qui pourraient appartenir à des genres différents : nature morte d’intérieur, animaux, paysage ennobli par une colonne cannelée, animaux d’agrément, singe et perroquet, et — c’est exceptionnel — de basse cour), sans souci de vraisemblance. L’ensemble suppose un environnement luxueux, celui d’un parc au bord d’un lac ou de la mer. Avec ces animaux vivantslviii. la thématique est très proche de celle de Desportes, tout en marquant une recherche personnelle du déséquilibre et de la surprise.
30Plus évidente encore est la recherche de la surprise dans l’Eau lix(1719), où Oudry fait ressortir à nouveau la diversité d’objets : “L’Eau, composé de poissons, oiseaux marins et de rivière, un chien barbet qui s’élance sur des canards, huîtres, bouteilles et plantes.” Encore une fois, on a affaire à un rassemblement improbable d’animaux vivants et morts, en rapport avec le registre de la chasse, sur le modèle du trophée, mais où les poissons (de mer et d’eau douce) viennent se mêler de façon inhabituelle.
31Le modèle est celui du “tableau de chasse” (au sens cynégétique du terme). Plus que par l’action du chien, l’attention est immédiatement requise par le très grand oiseau blanc, représenté la tête en bas, reposant sur un degré d’architecture, accroché par l’extrémité de son aile déployée, en haut de la toile, , de telle sorte que l’animal occupe en hauteur les deux tiers de la toile, se détachant sur la gauche sur un lointain paysage. Accrochage remarquable : l’espèce de cloche évidée qui porte le crochet en porte d’autres, où est accroché par la patte un canard, la têt en bas, dont une des ailes perpendiculaire vient recouper en sombre la blancheur de l’aile du grand oiseau, et aussi un demi poisson dont la face tranchée est offerte au regard du spectateur. La tête sombre du canard se détache sur un fond clair, de nuance rose saumon, de fait le corps d’une raie éventrée, qui fait apparaître au centre exact de la toile une langue rouge de chair ou de viscère. La queue de cette raie vient recouper — rose sur blanc — le cou du grand oiseau. En avant des oiseaux, dans le tiers inférieur de la toile, des fleurs et des roseaux, devant lesquels sont disposés à terre, sur la gauche, quatre poissons qui s’entrelacent tandis que sur la droite tout en bas, un petit canard, bien vivant, flotte sur ce qu’on voit d’une mare. Le tout se complète à mi hauteur, sur la gauche, par la moitié antérieure d’un épagneul, prêt à s’élancer sur ledit canardlx.
32L’ensemble est pris dans un réseau impressionnant de courbes et d’arabesques où se distingue la courbe parfaite du long cou du grand oiseau. Comme l’a marqué Opperman, nous sommes bien dans le “genre pittoresque” qui suppose selon Charles Coypel “un choix piquant et singulier des effets de la nature” lxi. Piquant en effet, au point peut-être de provoquer un certain malaise : nul doute que la représentation du grand oiseau blanc laisse imaginer la beauté qui fut la sienne, de son vivant. Mais la beauté plastique que donne à voir la toile est le fruit d’une manipulation éminemment antinaturelle, possible post mortem, rendant du coup l’oiseau vaguement monstrueux, avec cette aile déployée sous l’effet de la pesanteur. Demeure la grâce du cou, dans ce retournement tête bêche, mais l’œil ouvert signale sans pitié la mort. Le bizarre instrument de suspension, avec ses crochets bien visibles, dont l’un transperce le poisson tranché, ajoute au malaise, ainsi que la raie couleur de chair pourvue, au ventre, d’une blessure aux connotations évidemment sexuelles, dont la queue vient recouper, rose sur blanc, le cou du grand oiseau. Gracieux aussi l’entrelacs des quatre poissons morts, arrachés à leur élément naturel, pourtant si proche — cette mare où flotte un petit canard bien vivant, témoin d’une normalité simple et aimable. Normalité menacée, puisque c‘est ce canard que poursuit l’épagneul (fort peu gracieux), situé sur la gauche de la toile. Ce qui revient à actualiser la relation d’agression dont le pseudo tableau de chasse nous montre les résultats. La ligne tourmentée du rococo est devenue ici instrument de torture.
33On trouve un effet analogue dans une toile où un grand cygne blanc tête en bas fait couple avec un sanglier également suspendu et éventré (une plaie rouge s’étend de l’entrecuisses au milieu de la poitrine). Le contraste est violent entre les masses sombre et claire des animaux, la patte du sanglier venant ici aussi recouper le cou du cygnelxii.
34Le peintre n’a guère pu ignorer l’effet d’affect provoqué par cette dénaturation, qui n’appartient pas au registre du pathétique : ces animaux à l’exception du chien et du canard sont morts et donc insensibles. Ce dont parle la toile, c’est de la manière dont la mortalité et la manipulation humaine amènent le corps à se défaire. On comprend assez que les commentateurs de l’époque ne se soient pas arrêtés au plaisir de nature cruelle qui est ainsi provoqué chez le spectateur, plaisir non dépourvu d’associations érotiques. Sur quoi la relation d’Hamilton peut porter quelque éclairage.
35De l’allégorie du Feulxiii (1720), Oudry écrit : “Le Feu, rempli de gibier, un pâté de jambon, un fusil”. (Le feu est celui du fusil posé horizontalement sur une table, complété par sa gibecière, et peut-être le pâté…) Ce pourrait être un “trophée” classique, si la disposition ne surprenait par son désordre : dans un intérieur non défini, le premier rôle revient au gibier mort. La composition est violemment décentrée : en haut à gauche, un amas d’oiseaux suspendus à un crochet à pointes multiples (pic, perdrix rouge, geai) sur lesquels se détache la silhouette blanche d’un lièvre vu de profil, suspendu par une seule patte, ce qui provoque l’écartèlement de l’autre patte ; le corps repose partiellement sur une table, plus bas on voit la tête et les pattes antérieures. Le corps du lièvre rejoint la blancheur d’une nappe ou d’un drap tombant du bord de la table, blancheur rompue par la masse sombre d’un petit oiseau dont une aile pend dans le vide sur le bord de la table. Un clair obscur énergique souligne dramatiquement la partie gauche de la toile. En bas à droite une autre zone de lumière plus limitée montre trois oiseaux morts, de plus forte taille, jetés en vrac à terre, ailes déployées, pattes en l’air. La composition est savante et l’usage de la couleur à la fois subtil et énergique, mais le tout donne l’impression d’un désordre, d’une désinvolture à l’égard de la beauté intrinsèque des animaux, alors que le trophée de chasse implique souvent un minimum de présentation (les oiseaux en bas à gauche sont traités ici comme un rebut). La silhouette claire du lièvre désarticulé, avec la patte écartelée dans le vide, donne d’autre part le sentiment pénible d’une tension. (Faut-il rappeler que les exécutions capitales passaient souvent par la brisure et la déconstruction d’un corps humain ?) Si beauté il y a, elle n’est pas celle de l’animal vivant qu’on peut imaginer, beauté ici complètement subvertie, dans le désordre d’un carnage dramatisé par le jeu de la lumière, rendue plus sensible peut-être par l’absence du lieu habituel et naturel (le plus souvent la forêt) du trophée de chasse. Plus que l’oiseau, bien entendu, le lièvre ramène à l’imaginaire d’un corps humain.
36Je laisserai de côté la Terre (1721, tableau “rempli de fruits et de légumes”, dit Oudry), qui ne touche pas à notre propos, sinon pour remarquer que l’accumulation de fruits, légumes et plantes vivaces y permet de feindre un désordre qui s’écarte de la démarche de Desportes.
37À l’espèce de l’Eau, appartient en revanche l’étonnant Retour de chasse avec un chevreuil mort de 1721, tableau, lui aussi de grande dimension, qu’Oudry conserva toute sa vie et que le duc de Mecklembourg ne put se procurer qu’à sa vente après décèslxiv. La formule est celle du “trophée” : sur fond d’architecture, un grand chevreuil, suspendu à un arbre tient toute la hauteur de la toile ; il est fixé par une des pattes arrières, tandis que l’autre (comme pour le lièvre du Feu) s’écartèle pour pointer vers le spectateur, exhibant le ventre blanc et les deux pattes antérieures, qui frôlent le sol, tout comme la tête plongée, elle, dans l’obscurité. Ce Chevreuil a un partenaire : une grue, accrochée à mi-hauteur par une patte, dont l’aile droite se déploie sur la gauche de la toile, tandis que l’autre aile vient passer derrière la patte verticale du chevreuil, recouverte en partie par le plumage de l’oiseau — effet rendu encore plus sensible par le savant contraste entre les tonalités gris bleu du plumage contrastant avec les ocres et jaunes de la fourrure du chevreuil. Cet oiseau ménage une surprise : sa tête ne pend pas, elle se redresse au contraire au bout de la courbe du cou, dans l’effort désespéré que fait la bête pour échapper à une position évidemment inconfortable et qui semble la livrer à la panique. Car cette grue “démontée” est vivante. Elle lutte contre cette tension pénible qui relevait de l’imaginaire chez l’oiseau mort de L’Eau. La toile fait assister à une violence active, à une véritable torture induite par cette disposition contre-nature. Un couple supplicié en somme, où le contact entre plume et poil, cet entrelacement de l’un et de l’autre, fait un effet au moins bizarre, non sans analogie avec le croisement, dans l’Eau, du cou de l’oiseau et de la queue de la raie. Ce détail, ce rapprochement surprenant, en raison de ses associations affectives ou érotiques (croisement de la jambe de Vénus sur celle de Mars ?) importe dans l’effet de la toile. Il souligne en tous cas la dénaturation que fait subir l’homme à l’animal, mort ou vivant, et qui atteint ici avec la grue, animal fragile, les limites de la perversité. Fond d’architecture, ébauche d’un arbre dans le lointain, jaune d’une gibecière entre les animaux, rien ne vient distraire le spectateur des deux acteurs principaux. Sinon peut-être ces deux faucons immobiles et encapuchonnés, la tête enfermée dans une sphère qui ne laisse sortir que le bec et que couronne un bouquet de plumes : vision de cauchemar qui fait des deux oiseaux les gardiens sinistres d’une scène de souffrance. Plus que le lièvre ou l’oiseau, le chevreuil (la taille de la toile importe ici) autorise une identification au corps humain torturé, mais elle s’aggrave ici de la souffrance actuelle de l’oiseau.
38Le Mercure écrit de cette toile : “Un chevreuil mort attaché par un pied à un tronc d’arbre, un Héron, qui paraît n’avoir été que démonté. Une fontaine au bas du Tableau, deux oiseaux de proye coèffez, une gibeciere & un fuzil. Composition assez bizarre de 5. pieds de haut sur 4lxv” Cette appréciation dans un périodique qui à cette date ne fait d’appréciation qu’élogieuse peut bien indiquer discrètement un certain malaise, devant une œuvre limite, qu’Oudry conservera jusqu’à sa mort.
39Les descriptions très détaillées fournies par le Mercure, notamment pour les expositions de la Place Dauphine, en 1724 et 25, montrent que les contemporains ont été sensibles à sa recherche de la surprise, liée souvent à l’accumulation d’objets hétérogènes : ici c’est : “une Houtarde morte attachée par les pieds, dont toutes les plumes sont renversées & an l’air. Ce Tableau est enrichi d’un vase de porphire canelé, d’un morceau d’Architecture ; dans le fond & au bas, entre plusieurs plantes, un Chien blanc à demi ombré, & un Canard mort sur le devant [392]”lxvi là : “un canard attaché avec des becasses, des grenades, un vase de porcelaine, & fond de paysagelxvii”. Un Buffet pourrait aller jusqu’à l’hétéroclite : “Un grand Buffet ceintré de 8. pieds de haut sur 6. d’un arrangement aussi pittoresque que singulier. Sur une table de marbre on voit une corbeille pleine de fruits, dont une partie est renversée par un Singe qui tire des grapes de raisin. Sur le meme plan, à droite, se trouve un jambon, des laitues, un seau où il y a une bouteille de vin au frais ; de l’autre côté une jatte remplie de figues. Une décoration d’Architecture sert de fond au-dessus de la table, avec des consoles ornées de masques ; un surtout imité de vermeil est au milieu, & derriere trois grands plats d’argent chantournez, un vase de porcelaine, deux vases de porphire canelez, remplis de fleurs. Le haut est terminé par un Buste de bronze, d’où sortent deux guirlandes de raisins de toute espece, qui entourent les côtez presque jusques au bas” lxviii Le journaliste relève aussi ailleurs la rencontre au moins inattendue de poissons de Dieppe, d’un homard et de deux perroquets, et dans une autre toile, celle d’un perroquet avec un” chien de mer éventré” un autre Homard “dont les couleurs sont fort singulières” (il est en effet bleu)lxix. Avec ses oiseaux agressifs, ses poissons entrelacés et son calamar suspendu, cette dernière toile donne une forte impression d’étrangeté, jusqu’à frôler quelque délire, et montre ce qu’a pu être cette “invention” d’Oudry, tant admirée des contemporainslxx La complexité du jeu formel (courbes et contrecourbes, effets de clair-obscur), attirant et égarant aussi le regard, a aussi pour effet d’exiger une attention soutenue du spectateur, de le contraindre à cet examen détaillé dont donnent idée les descriptions du Mercure.
40La recherche du pittoresque et du “piquant” ne porte pas seulement sur les objets représentés (le homard bleu, par exemple), mais aussi sur leur réunion qui provoque un effet d’étrangeté. Il est peu niable que les trophées évoqués plus haut produisent aussi un effet d’affect : mais au contraire de ce qui se passe dans un tableau d’histoire (où le sentiment que doit éprouver le spectateur est de fait programmé par la toile), cet affect — qui tient à la jouissance cruelle procurée par ces cadavres désarticulés — peut faire l’objet d’une dénégation. Après tout ce n’est là que du gibier mort, et l’on peut se contenter d’apprécier la virtuosité de l’artiste et la fidélité de l’imitation. Ce qui n’exclut pas que si la toile fascine, c’est bien aussi en réalité en raison du rapport troublant qu’elle institue avec le corps animal (rapport que désigne chez Hamilton le regard des femmes).
41Cet art de la cruauté peut se faire plus ouvertement mélancolique. Les deux grands tableaux de la Wallace, le Daim mort et le Loup mort, datés tous deux de 1721, ont une allure de requiemlxxi. La première toile embrasse à la fois un paysage et, sur la droite, le bas d’un escalier monumental, où s’appuie un fusil et où s’est juché un peu plus haut un faisan vivant que regarde d’en bas un chien blanc. Sur la gauche, l’espace est occupé par un grand oiseau, tête en bas, pattes dressées, corps blanc, ailes grises largement déployées, au dessus de menu gibier jeté à terre, près d’un chien immobile, debout, regardant le spectateur. En bas, au milieu, le corps du daim se brise sur le dernier degré de l’escalier, tête et pattes antérieures à terre. Désarticulation légère, mais parlante, et non dénuée de grâce, d’ailleurs, assez pour évoquer celle de la bête vivante. Mais c’est cette figure qui impose sa tonalité à la toile tout entière, faisant du chien une espèce de témoin énigmatique de l’affaire. Faut-il noter que la queue sombre du chien vient recouper le cou blanc de l’oiseau ?. Et que les fleurs centrales entre oiseau et daim deviennent, du coup, funéraires ?
42Le sujet du Loup mort, ce pourrait être la collation en somme appétissante, disposée, au centre de la toile, sur une console de pierre appartenant à l’élément d’architecture qui occupe les trois quarts gauches du fond de la toile : pêches, raisins, melon, pâté ouvert, bouteille et verres de vin, et à terre une corbeille de figues, le tout traversé par la ligne presque verticale d’un long fusil. Rien de rustique dans cette collation élégamment disposée, marquée en son centre par l’espace blanc de la nappe, qui suggère une manière très civilisée d’apprécier les beautés de la nature et la splendeur d’un soleil couchant, qu’on aperçoit à droite, dans un lointain où va se perdre le regard. Un parc plutôt qu’une forêt. Si le regard descend, il tombe au coin bas droit de la toile sur le cadavre du loup, dans une tache de lumière. On pourrait croire qu’il dort, n’était-ce l’œil ouvert qui trahit son statut de cadavre. Et bien sûr cela change tout. Y compris, sans doute, la manière dont on regarde les deux chiens désoccupés du coin bas à gauche (faisant pendant au loup mort), dont l’un présenté de profil tourne la tête en arrière dans la direction du loup. Rien de terrifiant, ni de pathétique dans ce dernier. Mais le contraste sans violence entre la collation et le corps mort, entre ce corps et le soleil couchant, donne à rêver. Dans la coin gauche en haut de la toile, coupée par sa limite supérieure, on aperçoit au sommet d’une volute, une tête animale de pierre, légèrement monstrueuse, la gueule largement ouverte, qui de haut fixe des yeux menaçants sur le spectateur — Oudry s’est sans doute souvenu des atlantes animés de Watteau qui joue aussi de cette animation de la figure sculptée. Figure qui pourrait être terrifiante, si elle n’était élément de décor, et jeu du peintre qui s’amuse de ce supplément fictif. Mais figure qui consonne avec ce loup mort, situé à l’autre bout de la diagonale de la toile, comme pour rappeler l’agression, la mise à mort dont cette scène harmonieuse est le décor. Bref une cruauté à l’œuvre. Avec une discrétion exemplaire, Oudry rappelle que c’est là aussi une scène de deuil.
43Ici pas de désarticulation voyante. On perçoit mieux avec Le loup mort, ici comment l’effet produit par certaines toiles d’Oudry tient au contraste entre un environnement hautement civilisé (architecture, nappe, collation, etc.) et la mise à mort qui fait, malgré tout, le sujet de la toile.
44L’effet de ces toiles pourrait être rapproché de celui que produit la Grue morte de 1745 (voisine du Retour de chasse dans l’exposition des collections allemandes), un chef d’œuvre où Locquin reconnaissait “l’œuvre d’un virtuose”lxxii. Danièle Véron Denise dans le catalogue de l’exposition de 2003 ajoute : “on peut ressentir également une certaine nostalgie devant ce bel animal paisiblement abandonné dans la mort.lxxiii” Devant ce merveilleux oiseau gris-bleu et blanc, aux ailes déployées, suspendu à un arbre par des pattes réunies par la corde, détachées sur la tache ocre d’une écorce opportunément arrachée, évoquant du coup les mains jointes de la prière, le cou à terre, faisant un angle (péniblement) droit avec le corps, terminé par la tache rouge de la tête, le mot de nostalgie résonne de façon très juste. Comme si le spectateur rêvait d’un retour en arrière, qui remettrait l’oiseau sur ses pattes et lui rendrait la vie. Cette toile et les précédentes célèbrent une perte.
45En 1719, l’abbé du Bos réservait à la peinture des passions humaines — pour lui, la grande peinture — grâce à l’identification du spectateur au personnage passionné, le pouvoir de toucher. Avec d’autres moyens, sans en rien afficher, c’est bien sur ce terrain que s’aventure Oudry, et il ne devait pas tout à fait l’ignorer.
46En 1722, entrant en rivalité avec Desportes, Oudry s’attaque à la représentation de la chasse elle-même, située du point de vue académique dans un registre supérieur à celui des “trophées”. Félibien l’avait précisé dès 1668 : “Celui qui peint des animaux vivants est plus estimable que ceux qui ne représentent que des choses mortes et sans mouvementlxxiv”. La scène de chasse suppose chez l’artiste la maîtrise du mouvement, la mise en scène de passions animales, qui fait entrer dans la catégorie, devenue majeure, de l’expression des passions, et la représentation d’une action, noble en son principe. En 1723, Oudry produit et expose ses premières chasses au cerf et au louplxxv. Le Mercure de juin 1724 indique qu’il a reçu commande du Roi pour des chasses au loup, au sanglier, au cerf et au renard (Mercure de France, vol. II,. p. 1391), dont il donnera ultérieurement de nombreuses répliques. La passion dévorante de Louis XV pour la chasse est l’occasion d’un tournant décisif pour Oudry, désormais constamment requis par des commandes auxquelles il n’est pas question de se refuserlxxvi.
47Pour commenter ces toiles, la critique trouve plus aisément ses marques. Dès 1725, le Mercure pouvait écrire d’une chasse au loup : “ C’est une chasse du loup (176), traitée de la maniere du monde la plus vraye & la plus sensible. [je souligne] L’animal paraît assailli de nombre de chiens auprès de quelques arbres groupezlxxvii”. Ainsi Neufville de Brunaubois en 1739 : “Ces trois animaux sont d’une expression inconcevable, de même que dans son pendant un Loup-Cervier attaqué aussi par deux Dogues, contre lesquels il se défend. Il inspire en vérité une certaine terreur sourde, & les oreilles de l’esprit entendent les cris de rage de ces animaux furieux. La nature est en tout cela si bien imitée qu’il semble qu’on les pourrait saisir, s’il ne paraissait pas si dangereux de les approcher dans ces moments de combat.lxxviii” Baillet de St julien en 1753 : “On est surpris, surtout, de la vérité étonnante avec laquelle l’ardeur & la vivacité des Chiens sont exprimées. Il semble presque entendre leurs abboyemens.lxxix” Ou encore Lacombe la même année : “Je suis encore frappé de sa belle Chasse au Loup, où tous les animaux sont représentés avec tant de feu & d’action, qu’il semble que la Chasse se passe sous les yeux. Les Groupes sont bien disposés, les attitudes fortes, le pinceau énergique, la touche vraie & saillantelxxx”. Avec Laugier, on glisse au roman : : “Le combat est très-vif, & on voit bien qu’il est à mort. Ici les dogues se jettent avec fureur & en désordre sur un loup qu’ils ont terrassé ; ils s’acharnent contre lui avec opiniâtreté ; le loup excédé de leurs morsures semble avoir perdu ses forces, & ne montre que le sentiment d’une rage impuissante. Là un autre loup que deux dogues prennent par derriere, & qu’un troisieme attaque par devant, paroît les yeux étincellans, la gueule largement ouverte, les babines fortement retirées pour montrer des dents très aigues, toutes prêtes à déchirer. Il est en disposition de se bien défendre, & on sent qu’on n’aura pas bon marché de lui. Plus loin le loup-cervier montre une rage plus farouche que les autres. mordu par un dogue, il en tient un terrassé sous lui, & a ses griffes enfoncées dans sa peau.lxxxi” On reconnaîtra sans peine dans ces éloges un lexique qui peut s’appliquer aussi bien à la grande peinture.
48Dans ces toiles, Oudry se fait le peintre des passions de l’âme animale, aisément identifiables, de celles du moins que suscite la lutte à mort entre les chiens et la bête chassée, dans la lignée de son confrère Desportes, mais sur un mode plus ouvertement psychologique. L’expressivité prend le pas sur la beauté intrinsèque de l’animal. Encore que la comparaison entre les deux peintres soit risquée (leur production est contemporaine entre 1719 et 1743 et s’inspirent sans doute l’un de l’autre), il semble qu’au thème de la poursuite auquel s’attache Desportes, Oudry ait préféré une disposition circulaire, plus dramatique, où le cerf ou le loup sont cernés par les chiens et leurs gueules menaçantes, ont déjà partie perdue et font figure de victimes (voir le récit de Hamilton). Il arrive aussi à Oudry de produire des images ouvertement pathétiques d’animaux chassés, comme dans le Cerf aux aboislxxxii, où le regard autant que la disposition du corps disent l’épuisement de la bête, ou encore dans le Loup pris au piègelxxxiii dont la patte prise dans les mâchoires d’un piège laisse voir l’os brisé, tandis que la gueule hurle la souffrance.
49En 1749, un certain chanoine Clément montre à l’œuvre le processus d’identification à l’animal dans son ode à M. Oudry , non sans faire du peintre un chantre de l’amour maternel :
“quand d’un cerf aux abois tu nous traces l’image,
ses yeux mourants, ses pleurs, pour moi sont un langage
qui jette la pitié sur mon cœur attendri,
et cette illusion est si vive et si forte
que des chiens acharnés que la fureur emporte,
je vois les mouvements, j’entends comme le cri. […]
“le vrai dans tes tableaux au sentiment s’allie
ici par des matins une laye assaillie
repousse de leurs dents l’impitoyable effort.
de douleur et d’amour quel heureux assemblage!
de ses petits épars elle voit le carnage
et semble en expirant ne plaindre que leur mortlxxxiv”.
50Gougenot dit aussi son admiration pour cette laie exposée au salon de 1748, et devenue emblème de l’amour maternel, une passion que Bougeant reconnaissait aux bêteslxxxv.
51Ce même sentiment vaut à Oudry un triomphe au Salon de 1753 avec la Lice allaitant ses petits, (1752, P 323, Musée de la chasse) qui rencontre une admiration unanime. Grimm y voit “le premier tableau du salon, et ajoute : “Il est impossible de donner une idée juste de la vérité de l’expression et du pinceau. Les entrailles stupides et la frayeur menaçante de la bête sont l’ouvrage de pur génie du peintre.lxxxvi” Estève, par ailleurs peu tendre pour Oudry, écrit : “on lit dans les yeux de la Chienne une attention maternelle, qu’achève de caractériser l’attitude de l’une de ses pattes qu’elle tient levée sur un de ses petits, de peur de le blesser.lxxxvii” Garrigues de Froment : “Quelle couleur! quel effet! quelle naïveté dans l’expression des soins de cette mère!lxxxviii” Chez Laugier : “La chienne se prête tendrement aux besoins de ses petits, qui encore aveugles se roulent pesamment les uns sur les autres. Elle tourne la tête finement, & semble faire le guet.lxxxix” Pour Le Blanc, Oudry a su exprimer “les grâces de l’enfance” en rendant “dans son tableau tout ce qui caractérise des petits chiens qui ne font que de naître, à qui la foiblesse de leurs yeux ne permet pas de supporter la lumiere, & qui ne peuvent se soutenir eux-mêmes à cause de celle de leurs pattes.xc” Évidemment les scènes familières de Chardin sont passées par là et Greuze fait ses débuts. Mais même en cette fin de carrière, la veine sensible reste mineure chez Oudry. Le Salon de 1753 montre en revanche son intention d’être présent dans les genres les plus divers : scènes de chasse, natures mortes, paysages. Non sans étaler sa virtuosité, comme dans le fameux Canard blanc, où il illustre sa conférence de 1749 et les propos de Largillière lui enseignant la couleur à partir d’un bouquet de fleurs blanchesxci.
52De ces scènes de chasse, la figure humaine est absente, sauf lorsqu’elle est imposée par la commande (c’est le cas des Chasses royales où figurent le roi, sa cour et le personnel cynégétique, dans un rapport éminemment fonctionnel). Oudry y est bien le peintre d’une violence (au reste organisée par l’homme), mais d’une violence institutionnelle et en somme peu inquiétante : chiens et animaux y répondent, de façon qui peut sembler parfois un peu mécanique, à ce que fait attendre leur image canonique. Ce ne serait pas le seul cas où l’expression des passions sert à masquer les effets troublants de la représentation du corps.
53Oudry a su peindre aussi l’animal au repos : témoin la série d’animaux exotiques, vivants et au repos, non dénués de mystère (casoar, antilope, tigre, etc.), présents à la ménagerie de Versailles, qu’il a peints pour la Peyronnie. On pensera aussi à L’outarde et la pintade de Schwerin xcii, rassemblées au pied d’une urne rougeâtre, dans un parc obscur, qui semblent poursuivre un incompréhensible dialogue. Apaisé aussi, en 1740, le portrait d’un sympathique basset, même s’il s’accompagne d’un fusil et d’un trophée où s’unissent un lièvre et un faisan mortsxciii. Violence suspendue en revanche dans le cas du chien d’arrêt immobile en face d’une perdrix fascinée (en attente de fait du coup de fusil qui suivra son envol)xciv. Parfois Oudry détourne ironiquement l’image de la violence, comme dans les Trois chiens et une antilope (1745 P. 402) : sur fond d’architecture où un canard et un faisan mort sont suspendus, une petite antilope, fort élégante, manifeste une sereine indifférence aux aboiements de trois chiens menaçants, mais attachés, auxquels elle tourne le dosxcv…
54En revanche, l’apaisement prend une coloration funèbre dans le Butor et Perdrix gardés par in chien blanc de 1747 (Louvre) : une perdrix et un butor suspendus à un arbre (pattes en l’air, ailes déployées à terre), avoisinent un chien blanc, immobile, qui tourne la tête du côté des oiseaux. Du coup dans la lumière nocturne, presque lunaire de cette toile, la scène prend des allures de veillée funèbre (et ce chien quasi philosophe, tourné vers le gibier, fera penser à ceux, inoccupés, du Loup mort et du Daim mort de la Wallace collectionxcvi) A l’aide d’une minuscule marque d’attention, Oudry fait rêver à ce qui se passe chez les animaux entre eux, à quoi nous ne comprenons rien. A l’inverse de la lisibilité voyante des scènes de chasse, ces toiles soulignent l’étrangeté de l’univers animal, où l’indice “psychologique” ne renvoie, pour nous, à rien de nommable. Mais après tout, que savons-nous, le plus souvent, de ce que pensent et ressentent les personnages de Chardin, dont l’attention est souvent si énigmatique ? Dans les deux cas, nous avons affaire à des sujets, dont nous ne connaissons pas la langue. L’animal est un semblable étranger, inquiétant à ce titre, comme peuvent l’être le paysan, le primitif ou l’enfantxcvii. Cette signification suspendue est peut-être un des traits majeurs de l’art rococo.
55Jusqu’à la fin de sa vie, Oudry restera fidèle à la formule du “trophée” et reviendra même au fond blanc de ses débuts, non sans rechercher encore des effets de surprise : par exemple celui que provoque l’accrochage à un même clou d’un lièvre vu de profil et d’un gigot d’agneau, rapprochement violent du poil et de la viande saignantexcviii. Ou encore lorsque, auprès d’une superbe terrine d’argent, chef d’œuvre d’un orfèvre connu, (c’est plutôt le territoire de Desportes) dans un intérieur, il jette à la diable, sur un luxueux tapis, un faisan mort et, sur deux fauteuils de rotin deux lièvres, l’un d’entre eux exhibant ses pattes arrière écartéesxcix.On en aurait presque le sentiment d’une inconvenance dans ce contraste marqué entre luxe et violence.
56Hors du territoire strict de la chasse, on retrouve chez Oudry la violence dans un dispositif qu’il semble avoir inventé dès 1722 et auquel il revient souvent plus tard, que j’appellerai “duel”, encore qu’il s’agisse d’un duel inégal : un animal chassant, domestique ou sauvage, en menace un autre souvent remarquable par sa beauté plastique et aussi par son impuissance. Ainsi, dans le Chien barbet faisant face à un héronc (Genève) : la masse du chien, en bas à gauche, contraste avec la structure gracieuse et grêle de l’oiseau, et met en évidence sa fragilité. Plus violent encore le tableau de Schwerin (1725) où un barbet a jeté à terre un butor dont les ailes couvrent le haut et la gauche de la toileci. Ou cet autre plus tardif (Schwerin 1748) : un chien barbet vu de derrière écrase de tout son poids un butor dont on devine à peine la forme (les ailes seules se discernent) ; il effraye un héron occupant la moitié gauche du tableau, apparemment pris de panique, déployant des ailes noires qui font ressortir en blanc l’aspect grêle du corps, des pattes et du cou, le tout sur fond de roseaux aux longues feuilles effilées, dans une tonalité sombre avec un clair obscur marquécii. Ces toiles font contraster la grandeur et la beauté des ailes de l’oiseau, sa fragilité et son élégance blessée avec la forme ramassée, peu séduisante, du chien (barbet ou épagneul qui n’a rien de la distinction des chiens d’arrêt). Le contraste s’accentue lorsque l’animal chassé est un cygne, comme dans le Dogue attaquant des cygnes (Genèveciii, 1731) et plus encore dans le tableau de même sujet de l’Épagneul surprenant un cygne dans son nidciv (1740) : les ailes blanches de l’oiseau se déploient superbement sur toute la largeur de la toile en format paysage, les œufs qu’il est en train de couver introduisant le thème maternel déjà évoqué. Oudry a souligné la panique et le désarroi des oiseaux devant l’agresseur, ce qui les désigne d’avance comme victimes. Cet agresseur peut être un oiseau comme dans Oiseau de proie attaquant deux canardscv, , où, avant même d’être atteints, les canards sont renversés dans leur mare et rendus incapables de fuir. Ailleurs c’est la soudaineté de l’agression qui est mise en valeur, comme dans le dessin Chien barbet saisissant un canard au vol cvi, ou dans la Buse culbutant un lièvrecvii (Cherbourg catal. 82 n° 103) : le bec de l’oiseau, déployant ses larges ailes brunes, vient se planter, au centre de la toile, dans le ventre blanc d’un lièvre que le choc a renversé sur le dos, comme s’il s’offrait au prédateur. Il y a de la férocité dans la représentation de cette violence qui semble devenue loi de nature et s’exerce contre les faibles, incarnation d’une grandeur et d’une beauté menacée (qu’ils soient marqués par la blancheur n’est évidemment pas indifférent)cviii. Ce dispositif fait surgir le fantasme d’une agression sexuelle, d’un viol, opposant la féminité de l’oiseau avec ses ailes déployées à l’énergie d’un agresseur, qui pénètre ou écrase. A de rares exceptions près (une famille de chevreuils, la conversation de l’outarde et de la pintade), l’univers naturel, chez Oudry, n’a donc rien d’un vert paradis. Il est placé sous le signe d’une impitoyable prédation, rendue plus sensible pour nous peut-être lorsque la violence se traduit dans le mouvement des corps et se dispense de la représentation “psychologique” des chasses.
57C’est peut-être aujourd’hui à ce type d’œuvres que nous sommes le plus sensibles. Sont-ce celles qu’Oudry préférait ? Mon sentiment personnel est qu’il y a eu chez Oudry, après son expérience d’une relative pauvreté, un désir de réussite tout à fait légitime, qui l’a poussé, non sans habileté, à ne refuser ni commandes ni charges et à se livrer à une frénésie de travail et à une production qui est parfois de série (et a sans doute largement nui à sa réputation ultérieure). Et puis il y a un artiste soucieux de la valeur de son œuvre au point de ne pouvoir s’en séparer, et qui, dans un certain nombre de cas n’est parvenu à cette séparation qu’avec des “clients” qui étaient devenus des amis. Ce n’est peut-être pas un hasard si nous retrouvons nombre de toiles pour nous significatives à Schwerin et à Stockholm, grâce au duc de Mecklembourg et au comte Tessin. Je suppose qu’il y a eu chez l’artiste un investissement fort inégal sur les toiles qu’il a produites. Et l’on aura compris que je suis porté dans cette analyse (qui bien entendu ne couvre même pas toute l’œuvre animalière d’Oudry) à privilégier sur les Chasses royales et même sur les scènes de chasse en général, les “trophées” et les “duels”, où le mouvement du corps traduit les passions élémentaires de la survie et échappe au cadre institutionnel de la chasse. S’écartant de la veine typiquement rococo de ses premières années (où il est avant tout peintre d’animaux, entre 1719 et 1728, en suivant la périodisation d’Opperman), Oudry, infatigable experimentateur, n’en reste pas moins fidèle, malgré le succès et les commandes, à la voie personnelle de sa peinture.
58 L’admiration vouée à Oudry par amateurs et critiques montre assez qu’il pouvait obtenir sa reconnaissance comme peintre hors du territoire de l’histoire et de la grande peinture (car nul sans doute ne s’arrête sérieusement à l’idée que les Chasses royales relevaient de l’histoire, parce qu’elles représentaient le roicix). Oudry en est sans doute conscient : à l’heure où l’on réclame de toutes parts la restauration de la peinture d’histoire, son hommage à Largillière comme colriste dans sa conférence de 1749 consacrée à la couleur apparaît comme une sorte de défi. Comme dans le cas de Chardin, les critiques ont le plus grand mal à rendre compte des effets produits sur le spectateur par la toile, en particulier de ces effets d’affects, normalement provoqués par l’identification à des personnages passionnés (ce que réalise partiellement les scènes de chasse animées) — en somme des effets d’affect inavouables. Le commentaire des tableaux reste donc relativement pauvre.
59Pour compenser l’infériorité du “genre” qu’il pratique (qu’on le nomme peinture d’animaux, de paysage ou nature morte), Oudry, respectant ses exigences canoniques de vérité, faisant appel aux objets “nobles” de la chasse, met en jeu un goût de la surprise et de la dissonance qui manifeste sa virtuosité et sa capacité d’invention, bref sa liberté de peintre, qui peut le conduire à des dispositions souvent franchement irréalistes dans ses premières années, méritant parfois, comme on l’a vu, le qualificatif de “bizarre” (la critique ultérieure y reconnaîtra la marque du “rococo”). Cette démarche autorise à représenter la beauté dénaturée des corps des animaux morts sur un mode qui met en évidence cette dénaturation, renvoyant le spectateur, à l’écart de tout message moral, à sa propre mortalité, qu’il partage avec l’animal, non sans que le cadavre entre dans un réseau fantasmatique d’associations avec le corps humain, non dépourvu, souvent de connotations sexuelles, et pour une part au moins destinées à rester inconscientes. D’où chez les spectateurs, une production d’affects difficiles à cerner et à exprimer, pouvant engendrer une certaine inquiétude.
60L’impératif en quelque sorte officiel du il faut jouir risquait de réduire la peinture de genre à l’imitation d’objets tenus pour intrinsèquement beaux ou agréables (alors que la peinture d’histoire, au nom de la tradition et la nécessité d’émouvoir fortement, gardait, théoriquement du moins, un droit d’accès à la représentation de la souffrance, comme l’explique l‘abbé du Boscx). J’ai essayé de montrer, à propos de Chardin, comment le peintre a répondu, chez le spectateur, à une “demande de déplaisir”, en prenant d’autres voies que celle de l’expression des passions et en recourant à la représentation d’objets réputés “bas”, dont il faut en même temps conjurer la bassesse. En élisant les animaux morts de la chasse, dont la beauté intrinsèque est admise, dans un décor qui échappe à la vulgarité (celle des basse cours et des étals de marchands), par les moyens d’un art hautement civilisé, Oudry répond aux exigences d’agrément, de “distinction”, de raffinement civilisé. Mais du même mouvement, il peut infliger à son spectateur le spectacle fascinant du corps désarticulé, non san frôler parfois le registre de l’ignoble (ouverture de la raie ou éventrement du sanglier, dont les connotations sexuelles au reste sont assez évidentes). On peut parler ici d’un art de la cruauté et de la violence, qui par les associations qu’il engendre, touche aux domaines de la sexualité et de la mort, mais en somme sans le dire. Nul ne vous demande de prendre au tragique la grue morte ou le butor écrasé. Ce n’est pas à l’âme animale qu’a affaire le peintre : ces cadavres ne sentent plus rien. Ou alors c’est sous son aspect le plus élémentaire, comme dans ces “duels”, corps à corps d’animaux, où le spectateur est en somme convié à épouser le schème moteur de l’agression ou du désarroi. Non sans qu’ici et là ce spectateur ne participe à la jouissance perverse d’un spectacle cruel. De quoi hésiter sur la nature du plaisir que procurent ces toiles, supports d’une fantasmatique d’érotisme et de destruction, qu’à cette époque la grande peinture est devenue incapable de prendre en charge. De quoi se demander si le succès public fait à la Lice maternelle du Salon de 1753 ne tient pas au soulagement des spectateurs devant une toile où l’on pouvait enfin être ému pour de bonnes et avouables raisons. La fascination exercée par d’autres toiles, les plus nombreuses, repose sur des motivations plus complexes, relevant de la découverte de l’altérité de l’animal, dont l’être humain partage la mortalité, mais qui lui reste en même temps profondément étranger, et qui du même coup devient parfois étrange. Etrangeté qui est peut-être celle que l’être humain découvre en lui-même.
61Ce rapport à l’animalité chez Oudry, entre trophées et “duels” ouvre sur des perspectives assez sombres, qui peuvent surprendre, s’agissant d’un art rococo, que l’on réduit trop souvent à l’art d’agréer et d’éblouir. Point de vue qu’il convient de remettre en question : il suffit de lire avec quelque attention le Paysan Parvenu de Marivaux pour comprendre à quel point une histoire en somme plaisante peut être marquée par la basse continue de la mort, à laquelle ont droit valets et bourgeois, et pas seulement les héros de tragédie. Là aussi il s’agit, sans pathétique, de mortalité et de violence.
62De ces cruautés du rococo, Oudry, dans son rapport aux animaux, me semble un fort bel exemple. Dans ce domaine, il peut être un très grand peintre. On peut se demander s’il aima les animaux. La tendresse de Chardin pour ses derniers petits lapins est absentecxi. Mon sentiment est qu’Oudry devait avoir horreur de la chasse.