Peinture et cruauté chez Diderot
Les références sont à l’édition des Œuvres complètes de Diderot au Club français du livre, par R. Lewinter. Vol. III : Salon de 1759 — Vol. V : Salons de 1761 et 1763 — vol. VI : Essais sur la peinture. — vol. VII : Salon de 1767. — Vol. VIII : Salon de 1769.
1« L’art de la poésie et l’art de la peinture ne sont jamais plus applaudis que lorsqu’ils ont réussi à nous affliger »1. Ainsi se trouve énoncé, par l’abbé Du Bos, en tête de ses Réflexions critiques, un des paradoxes de la jouissance esthétique, et autorisée du même coup la représentation des effets de la cruauté, et de la cruauté elle-même.
2Plus que ses contemporains peut-être, Diderot, confondant la terreur et l’horreur distinguées par Aristote, cherche volontiers dans le registre du corps souffrant l’émotion que n’éveille plus assez l’artifice ressenti de la fable mythologique ou historique. Il trouve cette émotion-là, non du côté de Greuze, Chardin ou Boucher, mais de celui des peintres d’histoire, quelque peu oubliés aujourd’hui — les Pierre, Deshays, Doyen —, qui occupent le sommet de la hiérarchie des genres. Que le critique blâme ou approuve, sa complaisance à la représentation de la souffrance physique est peu niable. On en trouvera aisément la preuve dans ce qu’il écrit, dès 1759, de la Médée de Restout ; en 1761, des martyres de Deshays et du Combat de Diomède et d’Énée de Doyen ; en 1763, dans le commentaire sur Webb, où il rêve d’une toile qui, prenant pour sujet Polyphème et les compagnons d’Ulysse « nous ferait entendre le bruit de leurs os brisés sous ses dents » (sic...), les autres sujets envisagés étant l’écorchement du satyre Marsyas et les corneilles d’Homère. (Lew., III, 563 ; V, 69, 85, 285). A ces corneilles du reste, en 1767, le Miracle des Ardents de Doyen — autre toile « horrible » — fait revenir l’écrivain qui disserte longuement sur les « yeux arrachés de la tête »les « fibres sanglantes, purulentes... », pour conclure « Cet oiseau cruel est horriblement beau. » (Lew., VII, 209). A ce goût pour le corps transpercé, sanglant, mutilé, les naufrages de Vernet et de Loutherbourg, les batailles de Casanove fournissent aussi pâture (V, 95). Il pousse même Diderot à faire des ruines d’Hubert Robert le lieu d’une tragique partie de campagne, où un enfant serait prêt à tomber d’une grande hauteur sous les yeux de sa mère ; et Diderot de suggérer « Et pourquoi, dans un autre morceau, n en verrais-je pas un qu’on reporte à ses parents? », pour ajouter enfin « C’est que pour animer des ruines par de semblables incidents, il faudrait être peintre d’histoire » (VII. 293). Mais à ces peintres d’histoire, Diderot reproche plutôt de n’en pas faire assez et leur demande souvent un supplément de violence2. Ce goût, du reste, il le confesse sans peine en 1761 « J’aime bien les tableaux de ce genre dont on détourne la vue, pourvu que ce soit d’horreur et non de dégoût » (II, 60).
3« On souffre beaucoup à le voir... », écrit Diderot du Saint André de Deshays. (VII, 70). Mais à cette identification, fort honorable pour l’humanité, s’en joint une autre, au moins partielle, et plus inquiétante, avec l’agent de la cruauté. Commentant la Décollation de St Jean de Pierre, Diderot écrit : « L’Hérodiade paraît frappée d’horreur ; ce n’est pas cela. Il faut d’abord qu’elle soit belle, mais de cette sorte de beauté qui s’allie avec la cruauté, la tranquillité et la joie féroce ». Et d’évoquer la Judith de Rubens « Qu’y a-t-il de plus horrible que l’action et le sang froid de la Judith de Rubens? Elle tient le sabre et elle l’enfonce tranquillement dans la gorge d’Holopherne » (60). La jouissance du spectateur ne tient donc pas seulement à l’horreur de l’acte, mais bien aussi au regard porté sur le héros cruel et sur son admirable maîtrise. Les scènes que Diderot affectionne sont donc celles où la violence n’est gâchée par aucun remords (les batailles par exemple), ou mieux encore celles où se lit l’intention d’infliger la souffrance à soi-même ou aux autres. D’où l’intérêt des martyres qui opposent les fanatiques de l’ancienne et de la nouvelle superstition. Évidemment, cette intention est folle, mais c’est en raison même de «l’aliénation d’esprit» dont sont atteints victimes et bourreaux que la scène devient «grande, pathétique et violente ». Aucun dégoût pour cette «folie » qui, du moins, n’a rien de « bas » ni d’« ignoble» (ces termes associés à celui de dégoût ne visent que des victimes). Une admiration plutôt, mais qui s’accompagne d’un refus absolu d’adhérer ou de sympathiser avec les croyances des uns ou des autres (68, 72). Identification et refus d’identification sont simultanés il devient difficile de parler de pitié dans un cas où ce qui fait l’objet de l’admiration est précisément l’absence de pitié des personnages pour les autres ou pour eux-mêmes.
4En 1763, Diderot va plus loin « C’est une belle chose que le crime et dans l’histoire et dans la poésie, et sur la toile et sur le marbre » (421). En 1765, l’admiration passe au crime lui-même « Je hais toutes ces petites bassesses qui montrent une âme abjecte ; mais je ne hais pas les grands crimes ; premièrement parce qu’on en fait de beaux tableaux et de belles tragédies ; et puis c’est que les grandes et sublimes actions et les grands crimes portent le même caractère d’énergie »3. Un maître mot est ici prononcé, celui d’énergie, où se traduit la fascination de Diderot pour une forme moderne de la virtù aristocratique située au-delà des catégories morales. On assiste ici, dans l’usage du terme grand, à une subversion de la morale par l’esthétique, la grandeur (esthétique) de la représentation remontant en quelque sorte au modèle sous forme de grandeur morale. Mouvement cohérent avec les impératifs de la doctrine de l’imitation, encore qu’il en inverse le sens habituel si la Copie est grande, il doit y avoir grandeur dans l’original (on voit sans peine le jeu sur la polysémie de devoir obligation, nécessité logique, probabilité). À un pôle opposé à celui de l’imitation, la réflexion de Diderot et celle de son époque ne nient pas que la toile reflète une autre grandeur, celle de l’artiste et c’est bien pourquoi les considérations sur le crime font suite à un passage où Diderot entend excuser les inégalités de caractère de Greuze. Point de conciliation entre les deux pôles. Du moins voit-on comment, par le biais de l’énergie, une association s’esquisse, pour Diderot, entre l’artiste et le criminel. On trouvera, au début du Salon de 1767, une longue méditation sur la «cruelle énergie» qui met l’homme en mouvement, énergie « aveugle » dont l’équivalent serait à trouver dans cette force vitale, sensible dans les paysages de Vernet. Mais le thème cesse, dès lors, d’être spécifique au peintre ou à la peinture.
5Ce sentiment de l’énergie donne du moins au critique celui de sa propre grandeur il n’est pas de ces « spectateurs pusillanimes» qui, devant le Miracle des Ardents de Doyen, en 1767, «ont détourné leurs regards, d’horreur », de ces «gens à petit goût raffiné, qui craignent les sensations trop fortes» (VII, 208). C’est-à-dire ces petits maîtres et ces petites maîtresses qui constituent le public de Boucher. Le philosophe, lui, se veut l’homme «d’un grand goût, d’un goût sévère et antique ». Sévérité, vérité, cruauté sont du même bord celui de la grandeur.
6Ce penchant pour « la beauté du crime », pour reprendre le titre du bel article de Michel Delon, Diderot s’est efforcé de le théoriser, de l’historiciser, selon des axes divers, et toujours au nom de la grandeur4. Lorsqu’il lit Webb, il s’agit de la grandeur du passé dans son ensemble, antiquité et christianisme mêlés, opposée au bon goût trop timide des nations policées (V, 285). Dans le Salon de 1763, en revanche, l’intérêt pour l’horrible renvoie à une opposition entre paganisme et christianisme d’un côté une célébration religieuse de la volupté et de la nudité des corps, de l’autre une exaltation de la souffrance, du sacrifice, du corps mortifié et martyrisé. L’homme de la civilisation moderne et chrétienne est donc, qu’il le veuille ou non, du côté de la cruauté, même s’il a perdu la croyance (Diderot fait là une intéressante distinction, de nature anthropologique, entre croyance effective et imprégnation culturelle ou symbolique — énonçant ainsi, après coup, la théorie de La Religieuse (419-421). Le même thème, développé dans l’Essai sur la Peinture, y est agrémenté de variations grivoises sur une histoire sainte revue et corrigée dans le goût du Parny de la Guerre des Dieux (VI, 286-287). Puis repris encore en 1770, dans la critique du poème de Le Mierre, La Peinture, publié en 1769 (VIII, 522). Ce dernier avait en effet, au nom de la sensibilité, critiqué la présence des tableaux de martyres dans les églises et blâmé « la curiosité des âmes dures pour le spectacle des supplices ». Dans la ligne de Du Bos, il soutenait l’incompatibilité entre le crime et le génie.
7Réduit pour soutenir sa position, à se faire lyriquement chrétien, (ce qui lui attire une note ironique de Grimm), Diderot, à cette date, préfère s’appuyer sur un autre argument, qui est celui de l’intérêt de l’art et des artistes, et s’exclame «Ah, tu es presque aussi barbare que les fanatiques qui préparèrent à l’art des terribles et sublimes imitations... » (Ibid.). À perdre une occasion unique d’exercer les talents de la grande peinture, c’est la civilisation qu’on menace. Cette fois, c’est la peinture qui sauve la religion et du même coup la cruauté, sans compromettre en rien l’innocence personnelle de l’écrivain.
8Le philosophe a moins de scrupules à se faire iconoclaste pour détruire un marbre libertin susceptible de corrompre la jeunesse. Le Mierre, à ce propos, avait posé une question fort pertinente, éludée par son critique « Est-il moins scandaleux de peindre l’acharnement de la tyrannie que les extases de la volupté ? »5. Car devant ces extases, ou plus simplement devant le nu féminin, Diderot éprouve, en peinture, un malaise. Éros éveille le soupçon quant à la qualité de la jouissance esthétique, et devant les Baigneuses de Van Loo, Diderot s’inquiète : « et c’est moins peut-être le talent de l’artiste qui nous arrête que notre vice » (III, 563). À propos « des tétons et des fesses » que prodigue Boucher, il s’explique mieux : « Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre » (43). Censure évidente, non du mouvement désirant, mais bien d’une pulsion scopique que l’intention du peintre ne permet plus au spectateur d’ignorer (si Boucher veut faire voir, Diderot ne peut plus s’ignorer comme désirant voir — il est donc essentiel qu’il s’agisse de peinture...). Que reste-t-il au peintre d’histoire (qui doit être celui de la chair et du nu, comme le rappelle l’Essai sur la Peinture) sinon à se tourner vers des chairs moins suspectes et purifiées, en quelque sorte, par la souffrance? Lorsque, dans le Salon de 1767 Diderot songe à un grand sujet, contraire au « goût effréné de galanterie universelle », c’est Mucius Scaevola qui vient sous sa plume « un homme qui tient sa main sur un brasier ardent, des chairs qui se consument, du sang qui dégoutte... » (VII, 33). Action vertueuse et patriotique, sans doute ; mais souffrance aussi que le sujet s’inflige. Il y a donc quelque raison d’admettre que se produit pour Diderot lui-même cette substitution de la jouissance cruelle à la jouissance érotique, qu’il a projetée dans le rapport historique du paganisme et du christianisme.
9D’Éros à l’horrible, la répétition d’une formule presque identique permet de surprendre le passage. Dans le Salon de 1769, commentant favorablement une Petite fille de Greuze, Diderot écrit «c’est de la chair, c’est de la peau, c’est du sang sous cette peau… »6. Phrase qui fait écho à une autre, du Salon de 1763, évoquant la Raie de Chardin
10«L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang... ». Cette fois, le sang n’est plus sous la peau, mais visible par la large blessure infligée au poisson éviscéré. S’offre le spectacle interdit de l’intérieur, normalement invisible, du corps (est-ce par hasard que l’Angélique de Boucher est qualifiée de tripière?). Fortement sexualisée (au sens freudien du terme), le désir de voir entraîne avec lui une forte tendance agressive, esquissée dans le cas de la Petite fille de Greuze (où le sujet enfantin éloigne la conscience de la sexualité), trouvant à se satisfaire dans le cas de la Raie, radicalement inassimilable à un objet sexuel. D’où le résultat paradoxal obtenu par ce tableau : cette représentation exacte d’un objet dégoûtant n’est pas elle-même dégoûtante (V, 432). Est-ce pour cette raison que Diderot s’entête à faire de Chardin, contre toute apparence, dans l’Essai sur la peinture, le peintre par excellence de la « chair » (VI, 265) ?
11Il semble que le sentiment de la faute liée à la transgression et à l’agression scopiques, devant les figures peintes, devienne peu tolérable pour Diderot, dès le moment où le sujet est consciemment sexualisé. Situation qui donne lieu, entre autres, à des énoncés moralistes qui n’empêchent ni la grivoiserie, ni les prises de position en faveur d’une liberté sexuelle. Le désir de voir sous cette forme agressive, peut rencontrer en revanche un certain assouvissement dans les tableaux de martyres ou de batailles, où la peau se déchire et laisse apercevoir le sang et la chair, en toute innocence, les diverses agressions au corps (pénétré, percé, etc.) offrant une satisfaction substitutive au désir «normal » de pénétration érotique. Ainsi est évitée cette dévalorisation du moi entraînée par la conjonction de la pulsion scopique et de la sexualité consciente.
12Pour supporter cette communication interdite entre intérieur et extérieur, une motivation élevée, liée à un appareil historique et religieux, est nécessaire. Trop proches du quotidien, les corps représentés feront surgir le dégoût, non en raison du rapport au cadavre, mais du caractère sexuel dénié de la jouissance. Indispensable, l’effet d’horreur rassure contre le péril érotique et satisfait à la demande de déplaisir faite par les instances surmoïques. On comprend sans peine pourquoi, dans ces conditions, le spectacle de celui qui s’inflige la souffrance est encore préférable à celui de la torture purement subie. Il y a là quelques éléments susceptibles de modifier non seulement l’image de Diderot, mais celle d’un dix-huitième siècle « libéré ». Le sensible Le Mierre lui-même ne manque pas de consacrer un long passage de son poème à vanter les charmes et les avantages de la dissection des cadavres.
13Diderot vit-il cette position en toute bonne conscience?Dans la lignée de La Rochefoucauld, mais aussi du Rousseau de la Lettre à d’Alembert, le Salon de 1767 le montre en train d’opérer une critique de la représentation pathétique, et du bénéfice narcissique que trouve à bon compte, le spectateur à la vue des malheureux «C’est à leur infortune que nous devons la connaissance flatteuse de l’énergie de notre âme... » (VII, 151). La pitié étant ainsi démasquée, c’est essentiellement selon d’autres voies que la jouissance cruelle subit, pour Diderot, à cette époque une certaine dévaluation. Y donne occasion le succès de la toile de Doyen, Le Miracle des Ardents.
14Face aux petites marquises de Boucher, le philosophe avait le sentiment d’appartenir à une minorité capable de profondeur, d’énergie, de cruauté. À se plaire à l’oeuvre de Doyen, il rejoint une autre foule, celle du grand public, qui ne se connaît pas en peinture, ce «peuple », cette «multitude » qui préfère Lépicié et Voiriot à Chardin et Van Loo. « Le public paraît avoir regardé le tableau de Doyen comme le plus beau morceau du Salon, et je n’en suis pas surpris. Une chose d’expression forte, un démoniaque qui se tord les bras, qui écume de la bouche, dont les yeux sont égarés, sera mieux senti de la multitude qu’une belle femme nue qui sommeille tranquillement, et qui vous livre ses épaules, et ses reins. La multitude n’est pas faite pour recevoir toutes les chaînes qui émanent de cette figure, en saisir la mollesse, le naturel, la grâce, la volupté. C’est vous, c’est moi qui nous laissons blesser, envelopper dans ces filets ; c’est nous qu’ils retiennent invinciblement, aeterno devincti vuinere amoris » (215). On remarquera que cette revendication d’une différence s’accompagne de la revalorisation de l’image érotique du nu féminin et du rappel de ces « fils secrets et imperceptibles » dont Diderot avait reproché l’ignorance à Boucher. À défaut de nu, le connaisseur de 1767 saura du moins apprécier le Denis de Vien et y reconnaître une supériorité qui excède les bornes du pur technique. La place donnée à l’harmonie, en l’occurrence, indique tout ce que la position de Diderot, à ce moment, peut devoir à la personne et aux œuvres de Chardin, c’est-à-dire à un art dont les moyens sont si subtils qu ils échappent en grande partie à la prise du critique. En regard de Chardin comme de Vien, ceux de Doyen semblent relativement grossiers. Sur un autre mode, ressurgit la menace du «bas » et de « l’ignoble ».
15Avec cette critique de la sensibilité la plus immédiate, on est sur la voie du Paradoxe et de la distinction finale qui s’y inscrit entre l’homme de goût (ce serait le partisan de Vien) et l’homme sensible (partisan de Doyen). Ce dernier est donné par Diderot — qui se tient lui-même pour sensible — comme le spectateur idéal. Mais ce que dit l’auteur du Paradoxe n’est pas ce qu’il montre, ou, pour le dire autrement, une distinction s impose entre sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Ce que montre le texte du Paradoxe, c’est son auteur, personnage sensible, sans doute, mais tout à fait conscient de l’art comme machination et comme machine dont il démonte éventuellement les rouages pour le bénéfice du lecteur. Cet écrivant-là est bien le critique du Salon de 1767, partagé entre Vien et Doyen. Or cet homme « sensible-conscient» connaît de toutes autres Jouissances que l’homme sensible «pur» — moins intenses, moins violentes, mais plus riches et plus complexes. Il a de plus l’indéniable satisfaction narcissique de n’être pas pris au piège qui captive le spectateur vulgaire. Entre les deux pôles qu’il a définis (génie froid/homme de goût et homme sensible), Diderot en occupe un troisième qui n’est pas seulement un moyen terme, mais lui permet d’être à la fois ici et là — pôle qu’il montre sans le théoriser.
16À ce jeu des illusions à demi perdues, la scène pathétique et cruelle a plus à perdre que le paysage ou la nature morte, dans la mesure où l’analyse de ses moyens exige moins de finesse. La machine de Chardin est autrement mystérieuse que celle de Vien. Lors même que la complexité et la subtilité des moyens mettrait en déroute le langage du critique (et c’est ce qui se passe avec Chardin qui, proprement, excède le discours de Diderot, réduit à la tautologie des perdrix en 1771), le sentiment seul de ces moyens suffirait à donner à la jouissance esthétique une toute autre qualité. Dans des cas moins extrêmes, l’œuvre harmonieuse sera du moins l’occasion d’un discours moins trivial, plus élevé que celui que fait produire la scène violente.
17Si Diderot modère, à partir de 1767, sans y renoncer, son goût du cruel, c’est aussi, semble-t-il, parce que l’artiste lui-même fournit la représentation de souffrance demandée par le spectateur, dans une certaine mesure. On partira ici, dans le Salon de 1767, d’un dialogue (fictif) avec Grimm, qui amorce une importante «satire sur le luxe ». Grimm évoquant un retour à l’âge d’or, Diderot répond «Une vie consumée à soupirer aux pieds d’une bergère n’est point du tout mon fait. Je veux que l’homme travaille. Je veux qu’il souffre. Sous un état de nature qui irait au devant de tous ses voeux, où la branche se courberait pour approcher le fruit de sa main, il serait fainéant ; et, n’en déplaise aux poètes, qui dit fainéant, dit méchant » (121). Rejet des bergeries, de Boucher et, derrière lui, de Fontenelle. Mais aussi, par la place donnée au travail, rupture avec la figure du créateur autrefois incarnée par Dorval, dans les Entretiens, héros actif, mais dominé par l’inspiration, capable de jouir non seulement de sa vie, mais aussi de ses propres productions théâtrales et littéraires. Dans le Paradoxe, avec l’activité de mémorisation, de recueil, d’élaboration, puis d’adaptation du modèle idéal, le travail, tenu pour ignoble en civilisation aristocratique, est devenu essentiel. Pour produire, l’artiste souffre dans le Salon de 1765, Chardin avait éloquemment parlé de cette souffrance, qui pouvait aller jusqu’au désespoir. Découronnement au moins partiel du «créateur» le génie froid est moins heureux que l’homme sensible, et peu capable de jouir des fantasmes qu’il incarne. L’auteur du Paradoxe, à la fois sensible et conscient, qui sait ce manque à jouir, connaît donc aussi sa propre supériorité, face à une figure qui a perdu l’enviable suffisance narcissique de Dorval.Sans doute, ce génie froid peut apparaître comme le maître et le bourreau de l’homme sensible en proie aux passions qu’il lui inspire ; mais ce génie, comme un autre Mucius Scaevola, pour peu qu’il lui reste quelque sensibilité, est aussi le bourreau de lui-même, offrant à l’homme sensible-conscient le spectacle de cette souffrance-travail, due non pas à un excès de sensibilité (c’est la souffrance « noble» du sensible), mais à un manque existentiel ou, plus simplement, à une sensibilité réprimée. Ce n’est pas sans raison que Diderot a choisi, pour développer son paradoxe, le cas de l’acteur, et non celui d’autres artistes, auxquels il l’applique cependant. Car c’est son travail-souffrance qui s’expose directement sur la scène, lui valant simultanément le mépris et l’admiration du critique. De cette souffrance, l’homme sensible-conscient n’est pas l’agent il en est du moins en tant que spectateur, la visée, et aussi le voyeur, tout en restant absolument innocent. Satisfaction cruelle et fortement narcissique. On peut se demander si la perte relative d’intérêt pour la peinture, chez Diderot, n’est pas due aussi à cette chute du prestige de l’artiste, impliquée dans la logique du Paradoxe. Il est symptomatique que, dans le même Salon, Diderot consacre à Vernet un texte capital où, comparant les paysages produits par Dieu et ceux qu’a peints Vernet, il conclut que l’admiration du spectateur est fonction de la nature de la cause efficiente et tient compte du mérite de l’auteur, c’est-à-dire du travail investi dans l’oeuvre (travail évidemment nul pour Dieu, dont la puissance est infinie...) (VII, 131-137).
18Du même coup s’efface la question de la cruauté propre de l’artiste, de sa possible parenté avec le criminel. En 1767, il y a peut-être quelque rapport entre le qualificatif de « machiniste » appliqué à La Tour (au sens de Vaucanson, non de Rubens, est-il précisé) et le récit du mauvais tour que ce génie froid joue à son jeune rival Perroneau dans le registre des « petites bassesses » dont sont capables les comédiens. Mais en 1769, Diderot admire la « chaleur » avec laquelle le même La Tour travaille au portrait de son confrère Restout et y voit « une suite nécessaire [...] de la nature de la bonté dont l’exercice est toujours accompagné de plaisir » (VII, 187 ; VIII, 453). Est-il bon? Est-il méchant? À cette date, il semble bien pour Diderot que ce ne soient plus les bons (ou mauvais) sentiments qui expliquent la qualité finale de l’oeuvre, mais bien le travail accompli, au sens le plus large. On ne peut se dissimuler qu’à ce compte, l’art perd une bonne partie de la vertu de communication que lui avaient attribuée Du Bos et Diderot lui-même.
19Furetière écrivait, dans son dictionnaire, à la fin du XVIIe siècle « La cruauté serait naturelle aux hommes, si la vertu, la bonne éducation n’en étaient le correctif ». Dans cette conception marquée par le péché originel, un sujet peut combattre sa propre cruauté, sans dénier pour autant qu’elle soit source de plaisir. Pariant sur la bonté naturelle, Diderot ne peut envisager sa cruauté que comme monstruosité et folie. Il lui faut donc dénier la jouissance cruelle, montrer que cette cruauté n’est pas cruauté, mais est au service d’idéaux transcendants, comme la grandeur de l’art ou la moralité du travail. Il ne fait souffrir que pour la bonne cause, tout comme le Hardouin de Est-il bon? Est-il méchant? Il peut donc dire « je veux qu’il souffre », et ce « je veux » substitué au «il faut » qu’on attendrait traduit bien la demande d’une position démiurgique, où l’entraîne un narcissisme impénitent. Diderot n’est pas Sade, comme l’a bien dit Michel Delon sa cruauté est à celle du divin marquis comme la grivoiserie à l’érotisme de l’autre.
20Dans « l’Esthétique du Bossu », préface au Salon de 1765, André Fermigier souligne l’extrême violence dont fait preuve Diderot à l’égard des peintres — violence qui, du reste, ne pouvait atteindre ses objets que de façon indirecte, vu le public restreint et discret de la Correspondance littéraire (VI, i-xiii). Dans ce même Salon, Diderot rapporte des propos de Chardin évoquant la difficulté du métier de peintre, et le désespoir où est souvent réduit l’artiste. Chardin concluait « De la douceur, messieurs, de la douceur ». Et Diderot continue :
« Je crains bien que l’ami Chardin n’ait demandé l’aumône à des statues. Le goût est sourd à la prière. Ce que Malherbe a dit de la mort, je le dirais presque de la critique. Tout est soumis à sa loi.
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre,
N’en défend pas nos rois. » (VI, 18-19).
21Curieuse identification à la mort qui place le critique au-dessus des rois comme au-dessus des peintres, en fait le détenteur de la loi. De sa surdité à la prière, Diderot est fier il n’est pas cruel, il est juste. Il est à peine besoin d’indiquer ce que cette omnipotence feinte doit à une envie fondamentale pour cet autre imaginaire qu’est le peintre, à un désir d’être cet homme qui pénètre les secrets de la chair, à un manque que Diderot confesse parfois, mais tâche le plus souvent d’oublier dans une débauche d’impératifs et d’assertions cruelles. Pourquoi vouloir être la mort ? Pour ne pas mourir, bien sûr. Si Diderot se plaît à faire périr un enfant dans les ruines d’Hubert Robert, c’est sans doute parce qu’un autre enfant, qui est lui-même, ne veut pas mourir. Pur fantasme, du reste Diderot n’a jamais tué personne. Dans sa cruauté même à l’égard des peintres qui, dans les conditions pratiques de la Correspondance littéraire, est à peu près sans risques comme sans conséquences, il y a quelque chose de la mise en scène, ou plus exactement du jeu enfantin. Et puis au peintre indigné de tant de critiques, on peut toujours répondre ce que, selon Chardin, Horace entend dire au jeune peintre « Mon ami, prends garde, tu ne connais pas ton juge. Il ne sait rien et n’en est pas moins cruel ». Une espièglerie de Chardin peut-être, que cette phrase adressée au juge non pénitent que voulut être Diderot.