Peinture, sens et violence au Siècle des Lumières : fénelon, du Bos, Rousseau.
1La quête du sens a longtemps fait partie intégrante du plaisir que procure la peinture. Roger de Piles l’énonce encore en 1708, dans son cours de peinture. Selon lui, la peinture nous « divertit » entre autres « Par l'histoire, & par la fable dont elle rafraîchit notre mémoire, par les inventions ingénieuses, & par les allégories dont nous nous faisons un plaisir de trouver le sens, ou d'en critiquer l'obscurité1 » Nul moyen de se dissimuler cependant que cette déclaration prend place dans un développement où s’épanouit l’éloge de « l’imitation vraie et fidèle », dont la force « appelle » le spectateur en le « surprenant ». Au demeurant, s’il y a plaisir à critiquer l’obscurité des allégories, celui d’en trouver le sens est-il plus qu’un jeu ? Plaisir annexe ? S’annonce ici un avenir douloureux pour l’allégorie, à peu près unanimement condamnée par les théoriciens du siècle des Lumières. Mais s’ébauche aussi une autre voie, celle d’un triomphe de l’imitation simple, dont en somme la nature morte non symbolique (celle d’un Chardin qui évite avec soin, dans ses natures mortes, les éléments prêtant à interprétation) pourrait passer pour l’exemple le plus pur : peinture où il n’y a sens ni à trouver, ni à critiquer. Or cette voie, ni de Piles ni ses successeurs ne la prennent : le succès de telle ou telle oeuvre n’entraîne pas la reconnaissance attendue, pour le peintre et pour son genre. À interroger la pensée de l’image de peinture, mon propos est ici d’apporter quelques éléments de réflexion sur une situation paradoxale, sur la manière dont une certaine image de peinture, en somme, ne parvient pas à se penser de manière satisfaisante, en interrogeant trois textes, ce qu’ils disent et laissent penser.
2En 1690, Fénelon écrit à l’intention du duc de Bourgogne (à des fins probablement de version latine) le récit d’un voyage imaginaire dans un pays de Cocagne, « Voyage de l’île inconnue ». Îles parfumées, fruits délicieux, terre à goût de chocolat, fleurs d’une odeur exquise, fontaines d’eau de fleur d’orange ou de groseille, et de vins, lit de fleurs pour dormir, rien n’y manque, même pas l’enchantement des songes.
3Dans ce paradis enfantin (la destination du texte en exclut par définition toute mention de la sexualité — mais, à l’heure où surgissent les contes des fées, ce n’est certes pas une raison pour en limiter la portée), l’art est pris en charge par la nature même : les zéphyrs agitent « avec règle » les feuilles des arbres pour « faire une douce harmonie » et les cascades font « une mélodie semblable à celle des meilleurs instruments de musique.2 »
4La peinture n’est pas oubliée : « Il n’y avait aucun peintre dans le pays, mais quand on voulait avoir le portrait d’un ami, un beau paysage, ou un tableau qui représentait quelque autre objet, on mettait de l’eau dans des grands bassins d’or ou d’argent ; puis on opposait cette eau à l’objet qu’on voulait peindre. Bientôt, l’eau se congelant devenait comme une glace de miroir, où l’image de cet objet demeurait ineffaçable. On l’emportait où l’on voulait, et c’était un tableau aussi fidèle que les plus polies glaces de miroir.3 » Fénelon a-t-il pensé aux extases de Félibien devant le lac de Bolsène, où « la nature se peint elle-même »4 ? Le « miroir congelé » de Fénelon transcrit le modèle d’une imitation parfaite, et d’un effacement de la marque singulière de l’artiste, qui entache nécessairement cette perfection. Comme si Dieu substituait à l’effort du peintre son infinie facilité. Cette facilité se manifeste aussi bien du côté de l’architecture : les pierres se coupent « comme du beurre » et se transportent « plus facilement que du liège »5. Pour peindre il suffit de moins encore : verser de l’eau, « opposer » l’objet. À vrai dire, le dispositif, de toute évidence fondé sur l’image de Narcisse, ailleurs invoqué comme inventeur de la peinture, n’est pas sans poser quelques problèmes pratiques : comment opposer l’eau au paysage sans la répandre, à supposer que l’opposition idéale soit orthogonale ? Une chose est du moins sûre : cete peinture-là ne peut s’exécuter que face à un modèle visible, le répéter, mais ne saurait produire que des oeuvres où l’imaginaire n’entre pour rien. Elle remplit bien la fonction archaïque de mémorisation dévolue à l’art, mais elle exclut de son champ tout ce qui pour les contemporains relève de la peinture d’histoire. Portrait ou nature morte sont les genres où elle peut le plus aisément opérer.
5Quand on apprend que les hommes de ce pays ont des esclaves pour penser à leur place, et qu’ils mangent « l’ordure de leur nez » (on peut supposer à ce détail ignoble une visée pédagogique…), on comprend que cette Cocagne est en fait une dystopie. Des insulaires, il est dit : « On ne trouvait ni politesse ni civilité parmi eux. Ils aimaient à être seuls…6 ». Ces indigènes, qui ont des esclaves pour penser à leur place, à la fois timides devant les étrangers et emportés pour leurs familiers, ne savent que dire non à toute demande, écrivent en demi-cercle et dansent les pieds en dedans : le monde à l’envers en somme. Et la barbarie. Les voyageurs ne songeront bientôt qu’à fuir.
6Les conclusions morales se laissent tirer sans peine. Elles nous intéressent moins que la coincidence d’un pays sans peintre (mais non sans peinture) avec le lieu même de l’anticivilité, de l’anticivilisation (que l’on songe à la place du terme de politesse à cette époque), de l’insociabilité, de la violence. Comme si cette violence avait partie liée avec le pur et simple redoublement à quoi se réduit la peinture, avec l’absence de l’artiste inventeur7.
7Fénelon a pu lire la Réforme de la peinture de Jean Restout publiée en 1681, où se trouvait exaltée la difficulté de l’art de peindre et condamnée aussi bien l’imitation de la nature basse que l’imagination désordonnée des maniéristes : mais, si Fénelon suggère une condamnation implicite de la facilité, contrairement à l’académicien fanatique, il ne semble pas s’intéresser à la valeur propre de l’objet représenté. C’est plutôt la mécanique d’une imitation parfaite — en elle-même apparemment innocente — qui est mise en question, puisque le lecteur est amené à réinterpréter comme mauvais, ou du moins comme dangereux, ce qui avait été d’abord objet d’émerveillement. Le miroir est-il devenu maléfique ?
8La musique est en l’occurrence moins maltraitée : elle garde un peu de son privilège « d’adoucir » l’humeur des insulaires. L’écorce dure d’un grand fruit, débarrassée de sa partie comestible, prend la figure d’un luth. Des filaments durs servent de cordes : « On n’a qu’à prononcer le nom de l’air qu’on demande, ce nom, soufflé sur les cordes, leur imprime aussitôt cet air. Par cette harmonie, on adoucit un peu les esprits farouches et violents. »8 Effet passager, sans doute (« Mais malgré les charmes de la musique, ils retombent toujours dans leur humeur sombre et incompatible »), mais effet tout de même, qui ne tient pas à un quelconque pouvoir représentatif de la musique (c’est un air connu que l’on entend), mais laisse supposer qu’un peu de l’harmonie musicale vient, au moins provisoirement, compenser la dissonance sociale.
9Ces deux aspects de la fable énigmatique de Fénelon, je voudrais les faire résonner, si j’ose dire, sur deux textes qui ont affaire à la peinture.
10De violence, il est question dès la première page des Réflexions critiques de l’abbé du Bos, en 1719, s’il est vrai que son objectif premier est d’expliquer d’où vient le « plaisir paradoxal » que procure, au théâtre ou en peinture, le spectacle de la souffrance, illustré par les exemples de la fille de Jephté et d’Iphigénie.
11À la base de son système, — catharsis renouvelée des Grecs, en quelque sorte — on le sait, du Bos place une théorie de l’ennui : l’âme humaine a besoin d’être occupée, et c’est ainsi qu’elle se livre aux passions. La scène, picturale ou théâtrale, inspire à ses spectateurs des « fantômes de passions », dont l’objet illusoire prévient les risques inhérents aux vraies passions, l’identification des spectateurs aux personnages eux-mêmes passionnés permettant de libérer sans danger ce que nous appellerions l’énergie pulsionnelle. En prime, si l’on ose dire, il se trouve que cette capacité d’identification met en action une tendance providentielle de l’être humain à s’intéresser à son semblable hors du champ de l’amour-propre, dont la puissance pourrait faire oublier ce fondement de la sociabilité naturelle…
12Peinture ou théâtre, il s’agit bien de montrer que les arts d’imitation contribuent à la sociabilité et que la décharge pulsionnelle qu’ils entraînent est un des moyens de conjurer, dans la société, l’exercice de la violence. Fût-ce, précisément, en représentant cette violence9.
13Littérature et peinture : du Bos semble s’appliquer à maintenir la balance égale entre les deux objets de son intérêt. N’en soyons pas victimes. Ce qui est neuf ici ne porte pas sur la « poésie », pour employer son expression, mais bien sur la manière dont du Bos déplace sur la peinture des catégories et des concepts familiers à la rhétorique et à la poétique. Il le sait fort bien, puisqu’il suppose son public surpris à l’idée qu’un tableau puisse inspirer des passions : l’idée n’est certes pas neuve pour les lecteurs de Félibien ou de Piles, mais il est vrai que du Bos, par une mise en rapport avec la littérature, la fait passer dans la doxa du siècle des Lumières. Que l’entreprise s’accompagne d’un désir de réglementer le domaine de l’image, c’est assez évident. La tâche s’en impose en effet à l’heure où s’effacent les codes mythologiques et symboliques qui avaient régi l’image de peinture, ou tout au moins le sentiment de leur pertinence10.
14Que dans cette affaire le visuel soit fondamental, du Bos l’affirme du reste dans la section XL : il y est dit que l’image a en elle même plus de pouvoir sur son spectateur que le langage, car elle use de « signes naturels » et non artificiels comme ceux du langage verbal. D’où la rapidité et l’immédiateté de son effet. Le mot fait surgir un tableau intérieur, mais il constitue un ressort supplémentaire, où se perd une partie de l’énergie11. Si la tragédie émeut plus que la peinture, c’est qu’elle répète ses effets. Mais c’est l’image qui émeut. On est ici sur la voie qui mènera Condillac à considérer que peindre, c’est essentiellement toucher (et non plus seulement plaire, delectare, comme l’entendait Fénelon).
15À première vue, la longue section II qui ouvre les Réflexions est supposée étayer la théorie d’ensemble : rien ne prouve mieux les effets de l’ennui que l’intérêt provoqué par les exécutions capitales : « Un mouvement que la raison réprime mal, fait courir bien des personnes après les objets les plus propres à déchirer le coeur. On va voir en foule un des spectacles les plus affreux que les hommes puissent regarder ; je veux dire le supplice d’un autre homme qui subit la rigueur des lois sur un échafaud, & qu’on conduit à la mort par des tourments effroyables… »12. Intérêt général, indépendant du lieu (sont évoqués les combats de boxe pour l’Angleterre et de taureaux pour l’Espagne), du temps (gladiateurs antiques, tournois) et même du degré de civilisation (les Grecs y cèdent…) et que viendrait traduire sur un mode mineur l’extase provoquée par le jeu, proportionnelle à la perte qu’y risquent les joueurs.
16Cette jouissance est, pour l’essentiel visuelle, remarquons-le. D’autre part, une lecture attentive du texte montre qu’elle n’est pas exactement récupérable par la théorie ultérieure de la catharsis. Du Bos ne tire pas de cette section l’effet d’annonce qu’on attendrait : pas la moindre trace de compassion ou de pitié dans l’intérêt manifesté pour la mise en pièces du corps d’autrui, et non plus, pas la moindre trace de moralisation (à laquelle l’exécution capitale aurait pu prêter)13. Au seuil des Réflexions, se trouve ainsi une zone opaque, à l’endroit où s’évoque une inquiétante inhumanité ou abhumanité de l’être humain. Une faille théorique que du Bos ne veut ou ne peut prendre en charge. Un en-deça de l’art où s’affairent des spectateurs à certains égards semblables aux insulaires de Fénelon ?
17Or à l’intérieur même de la théorie de du Bos, un point fait problème : que faire de ces oeuvres qui n’ont pas de sujet « intéressant » (au sens précis que ce mot a chez du Bos), en clair de celles qui n’offrent pas au spectateur ou au lecteur un personnage ému à qui s’identifier. Ce problème touche essentiellement la peinture, et du Bos le sait fort bien qui consacre deux sections à traiter de ces tableaux qui ne devraient pas susciter si longtemps l’attention, au point de mettre en question sa règle majeure : que la copie reste toujours inférieure à l’original14. La réponse est claire : cette attention se justifie par l’admiration pour l’habileté de l’artiste à surmonter « les difficultés de l’exécution ». Du même coup le paysage et la nature morte se retrouvent non seulement rejetés dans les arts mineurs, mais surtout supposés incapables de remplir la finalité majeure de l’art qui est de toucher. Un système binaire vient ici remplacer la structure pyramidante de la hiérarchie classique qui, du caillou à l’homme et à Dieu parcourait la totalité d’une création admirable dans ses différences mêmes — système qui organise une partition entre les oeuvres, les artistes et les récepteurs (l’emploi du terme de « peinture de genre », à cette époque, dans un sens générique, le montre bien). Malgré l’application de du Bos à instaurer des symétries entre poésie et peinture, cette binarité touche d’abord la peinture (la plus objective des descriptions littéraires implique tout de même un énonciateur…). D’autres binarités viennent se superposer discrètement à celle-ci. Il n’est pas question sans doute de ranimer la vieille querelle du dessin et de la couleur — question de tempérament, déclare l’abbé. Tout au plus déclarera-t-on que les amateurs de couleur ont l’oeil juste, et que ceux qui apprécient la composition ont le coeur juste…15 Au lecteur de choisir son camp. Mais entre le coeur et l’oeil, peut-on nier qu’un jugement de valeur soit implicite ? Il faudra quelques années pour que se fasse une explicitation et que La Font de Saint-Yenne désigne comme inférieures à la fois les oeuvres « de genre », tout au plus susceptibles de fournir un amusement, les artistes qui les produisent et leurs amateurs.
18Une hypothèse ici : n’y a-t-il pas quelque rapport entre cette fascination que produit l’exécution capitale et celle que provoque une imitation d’un objet peu intéressant, où les difficultés de l’exécution ont été exemplairement surmontées ? Un point de convergence qui pourrait s’illustrer de la Raie de Chardin (celle du Louvre, mais non moins celle de la collection Thyssen). On admettra sans peine que, plus généralement, le rapport en question a dû rester inconscient. Mais dans un cas comme dans l’autre, nous avons bien affaire à un regard extatique qui se dérobe à toute justification par la parole ou s’y prête mal — à quelque chose qui, en l’homme, relève de l’inhumanité ou de l’abhumanité, à une fascination qui ne parvient pas à dire ses raisons. Du Bos lui-même, avec sa théorie de l’admiration (que viendrait étayer le langage du connaisseur), se doute bien qu’il évacue à bon compte cet inquiétant pouvoir affectif (mais d’un affect sans nom) de l’image, dont, à propos de Chardin, s’émerveillera Diderot.
19 Mais lorsque La Font de Saint-Yenne écrit (pour expliquer l’attrait de la peinture de genre) : « « La nature a mis dans tous les hommes un penchant mécanique pour l'imitation, & un attrait pour tout objet bien imité. », comment ne pas entendre en écho l’énoncé de du Bos dans la section déjà visée : « Cette émotion naturelle qui s’excite en nous machinalement, quand nous voyons nos semblables dans le danger ou le malheur ».16 S’agissant de peinture, La Font tient que le penchant mécanique en est le fondement, et du Bos reconnaît volontiers que sa version « cathartique » de l’art ne remonte pas à son origine17.
20Mécanique…, machinal… : la jouissance scopique renvoie à l’insensé et c’est comme telle qu’elle inquiète. Et qu’on la renvoie du côté du « gros du public », autrement dit d’une « lie du peuple » incarnant volontiers la barbarie. Du Bos ne réserve pas explicitement au peuple la jouissance de l’exécution capitale (encore qu’il s’agisse par définition d’un spectacle populaire), mais Marivaux, en 1717, avait pris le même exemple pour illustrer ce « vide » intérieur de l’âme populaire qui explique sa sotte et inquiétante curiosité, et son avidité à se repaître du spectacle horrible : « Je regarde en cette occasion l’âme du peuple comme une espèce de machine incapable de sentir et de penser par elle-même, et comme esclave de tous les objets qui la frappent. »18 Nous sommes peut-être ici au coeur du problème : l’image de peinture, réduite à elle-même (entendons : sans sujet « intéressant ») pourrait bien avoir affaire à ce vide qui rend avide, à cette mécanique de l’âme aliénée par son objet, à cette dépossession de soi, propre à tout être humain, mais dont l’individu cultivé parvient à se tenir à distance.
21La peinture avait été autrefois vantée comme langue universelle, échappant à la babélisation du verbal (non sans, d’ailleurs, que cette universalité fût traduite de diverses manières). Faut-il dire qu’au moment où de fait elle touche un public aux limites indéfinies (phénomène concrètement traduit par les expositions des salons), une angoisse se manifeste quant à ce qu’elle peut bien dire, ou même autour du fait qu’elle pourrait ne plus rien dire ? devant cette deixis qui ne conduit pas un logos ?
22Cette peur devant la secrète collusion de l’image et d’un risque d’insensé, (comme dans la nature morte où le plaisir de voir acquerrait une dangereuse autonomie, irrécupérable par les idéaux sociaux) se manifeste aussi bien par la condamnation de l’allégorie, qui à première vue (que l’on pense aux Vanités) aurait permis une injection de sens dans une imitation simple.
23De ce rejet, du Bos exprime clairement le principe, à propos des Rubens du Luxembourg, qui deviennent, au XVIIIe siècle, le lieu rituel d’une mise en question de l’allégorie : « Je l’ai déjà dit, les tableaux ne doivent pas être des énigmes, & le but de la peinture n’est pas d’exercer notre imagination, en lui donnant des sujets embrouillés à deviner. Son but est de nous émouvoir, & par conséquent les sujets de ses ouvrages ne sauraient être trop faciles à entendre.19 »
24Au nom de la bienséance et de la clarté, s’articule un principe fondamental : l’exclusion mutuelle de la jouissance et de la pulsion de savoir. Devant les mêmes Rubens, Diderot lui aussi met en scène son incompréhension : « Qu’est ce que cette figure qui tient un nid d’oiseau, un Mercure, l’arc en ciel, le Zodiaque, le Sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ?20 » Or il est évident qu’il a lui, Diderot, les moyens d’interpréter ces signes supposés obscurs. La stratégie de la critique consiste ici et ailleurs à supposer un destinataire imbécile, inculte, auquel on fait énoncer une incongruité — comme, par exemple, lorsque le même Diderot imagine, en face du monument de Pigalle à Reims, un enfant qui croit que le lion va manger le portefaix endormi, symbole du commerce…21
25Je souligne cet étrange dédoublement auquel se soumet l’énonciateur cultivé. Tout se passe comme si sa propre vision était contaminée par un fantôme du mauvais spectateur, produisant une interprétation égarée dont on peut à bon droit penser qu’elle constitue le refoulé de ce que l’interprète savant ne peut décemment énoncer pour son propre compte. Avec le sentiment confus que ce mauvais spectateur a partie liée avec un fonction archaïque, barbare, de la peinture, que s’efforce d’oublier la version cathartique de l’abbé du Bos. Et non seulement le mauvais spectateur, mais aussi le peintre lui-même22. Cette interprétation égarée a suffisamment de force que les critiques préfèrent renoncer à l’allégorie dans son ensemble, vaguement conscients que les codes traditionnels, ne font, face à cet égarement, plus le poids. Le salut est du côté d’un pathétique finalement rassurant. On le voit : pour le critique, le mauvais interprétant est un ennemi aussi intérieur.23
26À partir de cette hantise de l’interprétation folle ouverte à tout, peut se comprendre le malaise, l’inquiétude devant l’image de peinture qui ne prétend qu’à la simple imitation, comme la nature morte de Chardin : cette dernière, à attirer l’oeil sans le prétexte de l’émotion ouvre, du même coup, sur une pluralité infinie de sens, et peut-être sur le non sens. L’allégorie risque d’égarer la pulsion de savoir, mais la plus simple nature morte risque de la rendre folle. Elle pose au spectateur la question même de la fuite du sens, qu’il cherche à éviter, et de son rapport propre à la peinture. Autrement dit donne à penser l’absence de sens, et la vertigineuse absence de Dieu qui en somme fait l’objet de la fameuse promenade Vernet dans le Salon de 1767, chez Diderot. Point extrême où Diderot en vient à se demander s’il n’est pas lui aussi le spectateur-machine que j’évoquais plus haut. Une panique se devine ici devant l’effondrement des codes qui, durant des siècles, avaient régi l’image de peinture.
27L’image de peinture est-elle un lieu où l’on risque de perdre son âme ? Il revient à Rousseau, ranimant de façon apparemment anachronique,dans l’Essai sur l’Origine des langues , la querelle, qu’on supposait enterrée, de la couleur et du dessin, et d’aller une fois de plus, au prix peut-être de quelque incohérence, jusqu’au bout de ce que d’autres suggèrent. On connaît le schéma de sa démonstration : une opposition peinture/musique (à l’avantage de cette dernière qui trahit la présence de l’être sensible) vient se répercuter du côté de la musique dans une autre opposition mélodie/harmonie (liée à la Querelle des bouffons et à la polémique avec Rameau), du côté de la peinture dans un binôme couleur/dessin. Le terme d’harmonie permet le passage d’un domaine à l’autre : Rousseau projette sur l’harmonie colorée la théorie de Rameau, et en même temps le fantasme du clavecin oculaire du Père Castel, tenant ainsi la couleur pour objet possible d’un savoir de type scientifique, à l’encontre d’une tradition qui y voyait (que l’on pense à de Piles ou Diderot) le lieu d’une pratique irréductible à toute mathématisation, à tout savoir théorisable.
28En cette affaire, il est bien question de mécanique. Une question se pose en effet : les couleurs à elles seules pourraient-elles provoquer des sentiments ? Dans son interprétation de la théorie poussinesque des modes et dans le cinquième Entretien, Félibien accordait une part importante à la couleur dans l’effet affectif du tableau, recourant du reste alors à la comparaison avec la musique, comme le fait aussi et plus nettement encore Antoine Coypel24. Attitude qui s’étaie sans doute sur la présupposition que l’harmonie colorée renvoie, elle aussi, en dernière analyse, à celle de l’univers et du Dieu créateur. Et cela autorise ce qui est presque une transgression à la loi de l’imitation. On pourrait considérer que, chez Fénelon, les effets spécifiques et provisoirement réparateurs de la musique (déliée ici de toute perspective d’imitation) relèvent du même présupposé : l’harmonie musicale apparaît ici comme la dernière trace du divin. A pousser à la limite cette théorie en peinture, on voit qu’elle justifierait une absence de figuration ou du moins une figuration « inintéressante ». Rousseau aborde de front une question qui restait sous-jacente chez du Bos.
29La réponse de Jean-Jacques est claire : « de belles couleurs bien nuancées plaisent à la vue, mais ce plaisir est purement de sensation. […] L’intérêt et le sentiment ne tiennent point aux couleurs ;25 ». C’est « comme signes ou images » que les sensations peuvent nous affecter. Jean-Jacques défend donc la cause de l’imitation, mais à entendre en son sens : imitation de l’être sensible et ému, que le dessin est supposé accomplir, au sein d’une analogie assez peu élaborée avec la mélodie, mais qui permet à Jean-Jacques de mettre dans son camp les défenseurs de la plus académique des traditions.26 Qu’à travers tout cela soient pourtant visées les oeuvres à sujet inintéressant qui préoccupaient l’abbé du Bos, on en a la preuve, entre autres, par cet énoncé non justifié : « Les couleurs sont la parure des êtres inanimés ; toute matière est colorée…27 », « de quoi l’harmonie est-elle signe et qu’y a-t-il de commun entre des accords et nos passions ?28« , s’écrie Jean-Jacques. Le terme maudit, par un curieux renversement, est donc cette harmonie qui avait si longtemps théologiquement connoté l’image de peinture. Ce qui donne sa valeur à la toile, est qu’elle puisse à l’instar de la musique (et il faudrait dire ici : de la musique vocale) renvoyer à l’être sensible, évoquer le cri de la nature.
30Par la même démarche qui lui fait trouver le mal à la fois du côté de l’origine et de la corruption civilisée, Rousseau reconnaît le caractère naturel du plaisir provoqué par le beau son ou la belle couleur, mais en même temps dénonce l’artifice civilisé de l’harmonie colorée. Dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agira que de plaisir de sensation, et non des sentiments par quoi l’homme se distingue de l’animal — de ce par quoi l’homme réagit mécaniquement à son environnement. En ceci, on peut dire que l’image coloriste fait violence au sujet. Aussi bien le coloriste (entendons le peintre coloriste, double du Rameau musicien), loin de saisir par un faire magique un peu de l’harmonie divine, apparaît comme un calculateur sordide et matérialiste qui, grâce à un savoir, agit à coup sûr sur son spectateur, à la fois un chimiste et un intellectuel qui exerce de fait sur son spectateur, une tyrannie. Plus qu’à la bassesse du technique, c’est aux méfaits de l’intellectualisation que s’en prend Rousseau, qu’il situe non pas comme du Bos au niveau de l’interprétation de la toile, mais à l’intérieur du processus même de création. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bien de dénoncer les risques que fait courir la pulsion de savoir.
31Jean-Jacques s’abstient de mentionner directement, dans ce débat, les arguments traditionnels invoqués contre la couleur : imitation d’une nature basse, caractère leurrant de l’imitation. Si les coloristes sont mis en question, c’est précisément parce qu’ils font œuvre de peinture, indépendamment de toute visée représentative. Parce qu’ils font appel (et ceci en somme s’annonçait chez du Bos) à une jouissance scopique éventuellement dégagée de tout objet, et donc de toute socialisation.
32J’ai seulement voulu analyser, de façon nécessairement partielle, quelques-unes des peurs que provoque l’image de peinture, en un moment de son histoire où elle échappe sans le reconnaître à la réglementation des codes et des mythes, où elle confronte le spectateur à l’inquiétante absence ou variabilité de son sens. D’où la condamnation commune et paradoxale de l’allégorie et de la nature morte, sans que cela empêche l’une et l’autre d’exister, et éventuellement de fasciner. Avec Chardin, Diderot vacille voluptueusement au bord d’un inconnu, et c’est bien pour cela qu’il lui faut inventer un monstrueux « sublime du technique », fort anti-rousseauiste bien entendu.
33Face à ces peurs, dont l’objet ne se laisse guère énoncer, on comprend mieux le recours massif à l’imaginaire et au pathétique, préconisé par les théoriciens de l’époque, l’exaltation d’une peinture d’histoire qui installe le spectateur dans un univers où il peut se retrouver, à tous les sens du terme, parce qu’il est déjà balisé d’humanité, et qu’il s’y peut reconnaître, alors que l’image de peinture, réduite à elle-même, risque d’en faire la victime, l’agent d’un univers qui, depuis la mort de Dieu, ne le regarde plus. Le rouage d’une machine…
34Le programme fixé au bon peintre par du Bos comprenait cette injonction : « Il faut pour ainsi dire copier la Nature sans la voir29 ». Traduction partielle des considérations de Roger de Piles sur la « belle nature », cette injonction a ceci d’intéressant qu’elle survient juste après une condamnation de l’allégorie qui pourrait préluder à un retour vers le visible, lui-même aussitôt conjuré par un rappel aux exigences de l’expression des passions et de l’histoire. Pour un peintre, cette interdiction de voir est au moins singulière… Tout se passe comme s’il devenait insupportable de voir la Nature.
35À envisager ce qui fonde cette injonction, on comprendra mieux ce que recèle de profondément subversif la recommandation inverse de Chardin, rapportée par Diderot en tête du Salon de 1765, et accompagnée d’une énergique mise en cause de l’enseignement académique : « Il faut apprendre à l’oeil à regarder la nature30 ». Ce qui suppose que d’une certaine manière nous sommes aveugles. Sans poser ici la question du rapport entre énoncés scientifiques et philosophiques et énoncés, disons, vulgaires, je ne puis m’empêcher de songer à la distinction condillacienne entre voir et regarder, et aussi, dans le Traité des sensations, à cette fable de l’émergence de la vision, qui, grâce à l’étayage du toucher, marque la naissance du moi. Regarder la nature, dans son inquiétante étrangeté, à l’écart du filtre du langage, c’est peut-être renouveler l’expérience fondatrice, et nul ne sait où un tel trajet peut mener. Ce n’est peut-être pas un hasard si le même discours de Chardin, dans sa suite, contient ce qui est en somme une mise en question de la justice sociale. L’expérience picturale, en tant qu’elle renouvelle une autre expérience originelle, pourrait bien ramener à l’insupportable conscience d’un ordre inhumain.
36Devant le fragment d’un Titien que le cadre avait préservé des effets de la lumière et de la patine, le comte de Caylus écrivait : « Ces teintes, incontestablement telles qu’elles étaient sorties de la main du Titien, jetaient dans l’épouvante ; on avait peine à concevoir, avec une telle chanterelle, quel était l’accord que ce tableau pouvait avoir présenté ;31 » Disons que c’est un peu de cette épouvante et de cet inconcevable de l’image de peinture au siècle des Lumières que j’ai tenté d’analyser.