Les Rencontres d’Afriques Transversales : entretiens littéraires à l’École Normale Supérieure (2016-2017) – Introduction
Devant lui des hommes, des anciens nomades qui arborent des colliers d’échos, vocalisent avec, dans la main, un cahier roulé en guise de microphone. (Abdourahman Waberi, Cahier nomade, p. 154)
1Nous rassemblons ici huit entretiens, accordés entre 2016 et 2017 par les auteurs et artistes invités à l’École Normale Supérieure dans le cadre du séminaire d’élèves « Afriques Transversales »1. Ces invitations ont été adressées à deux plasticiens – le photographe sénégalais Omar Victor Diop, connu notamment pour sa série historique intitulée « Diaspora », et Hassan Musa, artiste calligraphe et tapissier d’origine soudanaise – ainsi qu’à six auteurs contemporains : Sami Tchak, Abdourahman Waberi, Jean Bofane, Hemley Boum, Marie Darrieussecq, et Sylvain Prudhomme.
2Si notre priorité n’a pas été de mener un travail de sociologie littéraire, la question du positionnement dans le champ a constitué un sujet récurrent pour nos invités : Hassan Musa se définit ainsi comme un « provocateur », dénonçant les biais de « l’artafricanisme », quand Sami Tchak s’interroge sur la génération d’écrivains qui lui est contemporaine, revenant entre autres sur le sens à donner aux interventions remarquées d’Alain Mabanckou au Collège de France. Notre propos n’est pas ici de prolonger ces réflexions, mais plutôt de penser, ainsi qu’y invite Anthony Mangeon à la suite de Jérôme Meizoz, la posture comme articulation dynamique des « options esthétiques » et des « positions dans le champ »2.
3L’un des enjeux de ces rencontres a été de considérer le continent africain, héritier de prolixes imaginaires coloniaux, précoloniaux et postcoloniaux, comme un sujet littéraire commun et comme un objet visuel partagé. La réunion de ces entretiens se fonde en d’autres termes sur un double postulat de porosité : la première pourrait être dite interpersonnelle ou cosmopolite3, la seconde intermédiatique. En nous adossant à l’essai que Sami Tchak intitule La couleur de l’écrivain, nous avons d’abord pris le parti d’interroger aussi bien des écrivains issus des diasporas que des auteurs français qui n’avaient séjourné que ponctuellement en Afrique : Sylvain Prudhomme évoque ainsi son enfance sur les bords du lac Tanganyika et son séjour plus récent à Ziguinchor, au Sénégal, tandis que Marie Darrieussecq rappelle le passé colonial de sa famille et mentionne ses propres voyages dans la forêt équatoriale. Un tel postulat va de pair avec la volonté de ne pas s’arrêter à ce que Claire Ducournau appelle un « impensé raciste » du champ littéraire4 et à récuser les cloisonnements entre littératures françaises et francophones. Nous avons ainsi fait le pari que Tanganyika Project de Sylvain Prudhomme, Les Grands du même auteur, ou encore Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieussecq pouvaient entrer en résonance avec La divine chanson d’Abdourahman Waberi ou avec Congo Inc. de Jean Bofane. Il appartient au critique d’établir la nature des échos, des éventuelles divergences ou convergences, des franches ruptures et des parentés souterraines qui émergent entre ces œuvres.
4De même, il nous a semblé pertinent de mettre en évidence des points de jonction entre pratiques littéraires et artistiques : force est ainsi de constater que l’écrivain togolais Sami Tchak et l’artiste d’origine soudanaise Hassan Musa ont en partage un goût prononcé pour la citation et l’emprunt, tandis qu’Omar Victor Diop comme Sylvain Prudhomme fondent leur entreprise sur le commentaire contemporain d’une image d’archive dans laquelle trouve à se projeter leur propre subjectivité. On ajoutera encore que d’autres liaisons intermédiatiques se dessinent dans le corpus constitué par nos invités : Sylvain Prudhomme dans Les Grands et Abdourahman Waberi dans La Divine chanson placent ainsi la musique au cœur de leur récit, imaginant des romans qui ne se conçoivent pas sans leur bande originale. Un lien étroit pourrait également être tissé entre l’hommage que rend Hemley Boum au combattant de l’indépendance Ruben Um Nyobè dans Les Maquisards et le récent album du chanteur Blick Bassy, 1958.
5Bien que les conversations retranscrites ici se soient d’abord voulues le reflet de l’actualité artistique et littéraire, entendant offrir aux artistes et aux auteurs invités l’occasion de présenter leurs œuvres les plus récentes, leur compilation rétrospective ne nous a donc semblé ni vaine ni artificielle. Elle témoigne du surgissement de préoccupations, de méthodes et de thématiques récurrentes, qui ne nous ont pas paru résulter uniquement d’un biais inhérent aux questions formulées. La volonté de publier une version écrite de ces entretiens se fonde par conséquent sur le constat qu’ils peuvent être lus comme autant de « colliers d’échos » autorisant des rapprochements fructueux entre les œuvres évoquées, au-delà des cloisonnements qui jalonnent encore aujourd’hui le champ littéraire. Nous nous contenterons dans ce bref propos introductif de signaler quelques-uns d’entre ces points de jonction, laissant aux lecteurs le soin de les multiplier.
Exotisme, clichés, éblouissements
6La première et sans doute la plus problématique d’entre ces lignes de fuite réside dans le traitement réservé au cliché. Dans l’étude imagologique qu’elles consacrent aux stéréotypes, Ruth Amossy et Anne Herschberg-Pierrot tendent à démontrer qu’un locuteur « est toujours traversé par le discours de l’Autre, la rumeur publique qui sous-entend ses énoncés » (p. 99)5. Plusieurs des auteurs invités au séminaire ont entendu se faire l’écho conscient, distant et déformé, de cette omniprésente rumeur : Marie Darrieussecq va jusqu’à faire du cliché le support même de son écriture romanesque. À propos de Il faut beaucoup aimer les hommes, elle souligne l’inépuisable richesse des stéréotypes imposés au continent africain, abondamment alimentés par la publicité6 et la culture populaire. Comme Sami Tchak, elle se reconnaît une prédilection pour les narrateurs naïfs qui seraient, dans leur implacable candeur, particulièrement propices à la mise à nu du stéréotype : Solange comme René dans Al Capone le Malien sont des personnages de touristes européens déroutés, « idiots du voyage7 », pigeons idéaux plus qu’oiseaux voyageurs, partis à la recherche d’une Afrique largement imaginaire.
7Le travail sur le cliché que mène Abdourahman Waberi relève d’une autre approche : son roman d’anticipation, Aux États-Unis d’Afrique, se fonde sur l’inversion systématique des stéréotypes appliqués à l’Afrique et sur un renversement qui conduit à les attribuer à une Europe rongée à son tour par la guerre et la pauvreté. Le motif touristique se voit là encore exploité, puisque l’un des derniers épisodes du roman est présenté par l’auteur comme la discrète transposition d’un tourisme macabre pratiqué au Rwanda au lendemain du génocide.
8La mise en scène de l’exotisme, la traque du lieu commun, le cache-cache avec le truisme constituent donc des préoccupations récurrentes dans les œuvres étudiées, justifiant le déploiement de dispositifs narratifs et imagologiques variés. Le sociologue Joseph Tonda évoque à ce titre la prégnance d’un « impérialisme postcolonial »8, manifeste selon lui dans la colonisation des imaginaires blancs par les fantasmes stéréotypés que nourrit une Afrique « noire ». Ainsi écrit-il à l’orée de son essai :
Une manière simple de définir dans une première approximation l’impérialisme postcolonial est de le concevoir comme un impérialisme invisible ou noir (le noir comme paradigme de l’invisibilité, de l’invisible ou de la magie) qu’exercent les « systèmes magiques des sociétés primitives » dans les imaginaires des sujets appartenant à des sociétés capitalistes ; imaginaires constitués en possessions ou en territoires coloniaux de ces « systèmes » que l’on ne peut pas ou ne veut pas voir du fait de la puissance des éblouissements des technologies scientifiques (p. 13).
9Il existerait en d’autres termes une violence de l’imaginaire, véhiculée par les moyens de communication du monde capitaliste, et notamment par la prolifération contemporaine des écrans. L’Afrique, dans cette perspective, devient un agent de colonisation des imaginaires et une force aveuglante que Joseph Tonda définit comme un « éblouissement ».
10La lecture qu’il offre, en accordant une attention toute particulière à l’érotisation spectaculaire du corps noir, éclaire indubitablement certains des textes étudiés : le sociologue cite d’ailleurs volontiers à titre d’exemple et d’illustration de ses thèses le roman de Jean Bofane, Congo Inc. Évoquant le sort de la jeune Shasha, qui se prostitue dans les rues Kinshasa, l’auteur décrit ainsi les « fantasmes séculaires » que suscite le corps noir dans l’imaginaire blanc :
Ils venaient à elle en 4x4 estampillés UN, avec la liste qu’ils avaient dressée de leurs fantasmes séculaires : la peau sombre à la texture soyeuse, l’odeur de poivre qui sourd des aisselles et enivre comme de la cocaïne, la chair ferme et élastique qui résiste à toute pression insistante, les hanches qui se meuvent comme une houle déchaînée capable de conduire à la perdition et d’abandonner à la tempête, comme la vague le ferait d’un naufragé à la dérive. (Bofane, Congo Inc., p. 226)
11Bien que les configurations choisies soient structurellement différentes, Jean Bofane et Marie Darrieussecq examinent l’un et l’autre des amours interraciales grevées par le poids de l’histoire et par le souvenir de la domination. Pas plus qu’Aude, l’anthropologue belge imaginée par Bofane, Solange ne parvient ainsi, dans Il faut beaucoup aimer les hommes, à surmonter les obstacles qui entravent un amour présenté comme inéluctablement teinté de politique.
12De même, on pourrait arguer que le photographe Omar Victor Diop, en incluant dans les images de sa célèbre série « Diaspora » les symboles chatoyants d’exploits sportifs éminemment médiatisés, embrasse la double dimension de « l’éblouissement » analysé par Joseph Tonda. Tout en renvoyant le spectateur à la communion télévisuelle que constituent les Coupes du Monde et autres tournois internationaux, il se joue du stéréotype qui réduit l’homme noir à la plastique d’un corps d’athlète tout en occultant son inscription dans l’histoire.
L’artiste en enquêteur9 : littérature et sciences humaines
13Le contrepoids du cliché et de l’exotisme réside, pour de nombreux artistes et auteurs, dans un investissement littéraire et artistique des sciences humaines, en particulier de l’histoire et de la géographie.
14Modalité étendue du writing back postcolonial, cette volonté de réécrire l’histoire est manifeste dans plusieurs des projets littéraires et artistiques étudiés. Les Maquisards d’Hemley Boum explore ainsi l’histoire de Ruben Um Nyobè et retrace ce que l’auteur considère comme une indépendance bâclée. Hemley Boum rappelle à plusieurs reprises au cours de l’entretien son attachement aux pouvoirs de la fiction, mais elle souligne également l’importance accordée à une documentation rassemblée sur le terrain. Elle prête à son texte une véritable vocation pédagogique qui justifie son souci d’ouverture au plus large public et motive le choix formel du roman-fleuve et de la saga familiale.
15 Chez Abdourahman Waberi, les modalités de l’enquête sont multiples : dans Passage des larmes, l’évocation de l’histoire djiboutienne croise le modèle du roman d’espionnage et la référence intertextuelle à Walter Benjamin. Le goût du palimpseste que manifeste l’auteur trouve un précédent dans Cahier nomade, couronné en 1996 par le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire. Intitulée « Traces », la première section du récit conduit l’auteur à souligner son statut de « témoin », et par conséquent d’historien par devoir :
16Khalif, Nasr et Mahdi s’abîmèrent dans un soliloque sans fin. Le gouvernement avait pratiqué une lobotomie sur tous les hommes pour qu’ils n’aient plus jamais à chuchoter les secrets douloureux de cet août 1966. Pour son grand malheur, il avait oublié les bébés – promesse et menace d’un futur. J’avais un an. (Waberi, Cahier nomade, p. 32)
17Ce siècle avait soixante-six ans : au terme d’un faux massacre des innocents, l’auteur se trouve investi d’un devoir de mémoire, qui fait de lui le garant de l’avenir du pays. Le souci de préserver, grâce à l’enquête, le trésor d’une mémoire en péril se retrouve également chez Sylvain Prudhomme pour qui Les Grands sont l’occasion d’une recherche historique fouillée au sujet du Super Mama Djombo, un groupe autrefois célèbre, dont l’efflorescence coïncida avec l’indépendance de la Guinée Bissau. Le point de départ du roman est une photographie, qui constitue l’une des « traces » dont s’inspire librement le romancier pour élaborer une fiction dont il revendique par ailleurs pleinement la part romanesque. Sylvain Prudhomme évoque dans l’entretien ses rencontres avec les chanteurs du groupe, habités par la nostalgie d’un passé révolu et d’une grandeur déchue : affirmant sa prédilection pour les personnages âgés, déjà éprouvés par l’existence, il note le plaisir qu’il a pris à écouter les musiciens lui raconter leurs vies.
18Si l’histoire constitue un contrepoint fréquent aux représentations statiques et stéréotypées, le statut de la géographie s’avère plus ambigu. À l’opposé du format de la « carte postale » prisée par les amateurs de clichés, plusieurs des œuvres évoquées ici sollicitent le modèle de la carte géographique, perçue comme un instrument adéquat pour cerner le continent. La mappemonde n’est pourtant pas sans reconduire un contingent de représentations pré-construites, qui remontent à la période de l’exploration puis de la colonisation africaine. Sans adopter le pli géographique réducteur que pointe à juste titre Éloi Ficquet10, les auteurs et artistes interrogés s’essaient fréquemment à transformer la carte en un support narratif interactif. Marie Darrieussecq et Sylvain Prudhomme évoquent tous deux un usage créatif et critique des outils fournis par Google Maps, dont les personnages, après un fugitif moment d’émerveillement, constatent en dernière instance la faillite. Jean Bofane, dans Congo Inc., fait de la carte le support de Raging Trade, un jeu vidéo qui reconduit et accentue les logiques impérialistes à l’œuvre sur le continent africain. Quant à Hassan Musa, il transforme volontiers le fond de carte, envers lequel il préconise par ailleurs une scrupuleuse méfiance, en un support plus ou moins estompé et occulté par des formes étrangères.
19Histoire et géographie offrent ainsi aux artistes et aux auteurs un matériau prolixe : elles donnent lieu à des usages qui, s’ils adossent fréquemment à un souci de réparation ou de rectification, ne sauraient être réduits ni à l’énoncé d’un engagement postcolonial ni à un simple travail documentaire.
Romances sans paroles
20L’apport du roman ou de l’œuvre plastique réside pour partie dans l’invention de nouveaux points de vue et dans le comblement d’irréparables lacunes : le rôle que s’assigne le créateur, au-delà même de l’adoption d’une hypothétique posture postcoloniale, est bien celui de « réparer le monde11 ».
21La part des personnages féminins, qui comptent souvent parmi les grandes muettes de l’histoire, se révèle prépondérante chez les auteurs invités. Le constat s’impose d’emblée chez Hemley Boum, qui évoque avec insistance la présence de combattantes dans les rangs des maquisards et décrit dans Le clan des femmes la violence de la domination masculine en situation de polygamie. La présence féminine n’est cependant pas l’apanage d’autrices mobilisées par les enjeux contemporains du Black Feminism. Faisant suite à ses études sur la prostitution, les romans de Sami Tchak entendent donner voix à une sexualité féminine dont l’auteur déplore qu’elle soit trop souvent placée sous le boisseau d’une sentimentalité convenue. Sylvain Prudhomme fait quant à lui de Dulce, dont il réinvente de toutes pièces la trajectoire, le point de départ et la ligne mélodique de son roman. Jean Bofane, s’il cède systématiquement la première place à de jeunes ambitieux, volontiers comparés à autant de Rastignac africains, souligne l’importance qu’il accorde à des personnages qu’il refuse de considérer comme « secondaires », et parmi lesquels il mentionne essentiellement des figures féminines entrées en résistance contre les agents de leur domination. Hassan Musa enfin représente sur plusieurs d’entre ses toiles les silhouettes reconnaissables de la Vénus Hottentote et de Joséphine Baker, incarnant ainsi deux représentations du corps de la femme noire livrée aux regards d’un Occident qu’il assimile aux vieillards voyeurs poursuivant de leurs assiduités la baigneuse Suzanne.
22On ajoutera que le souci de donner voix aux sans-voix s’étend bien au-delà de la cause féminine. Il est ainsi frappant de constater que plusieurs des auteurs interrogés concèdent un rôle significatif au règne animal : c’est le cas chez Marie Darrieussecq, qui affirme son intérêt pour les thèses antispécistes, mais aussi, plus discrètement, chez Sylvain Prudhomme ou chez Abdourahman Waberi, qui confie la narration de La Divine Chanson à un chat doté de parole. Le recours plus ou moins appuyé à ces perspectives animales, incitant à une lecture zoopoétique des textes concernés, témoigne souvent d’une volonté accentuée de décentrement.
23La voix peut enfin être accordée à des textes négligés, relégués dans les marges de ce que Bernard Mouralis appelait dès 1975 les « contre-littératures »12 : c’est ainsi qu’on peut interpréter l’entreprise oulipienne de Sylvain Prudhomme qui s’essaie, dans Tanganiyka Project, à la retranscription systématique des inscriptions trouvées sur les murs de Kigoma, puis d’une rue de Paris et, dans un ultime passage soustrait à la version finale du récit, d’un village franc-comtois. La démarche de Sami Tchak, qui introduit dans les phrases de Place des fêtes les titres de romans qu’il considère comme autant de classiques africains méconnus, procède pour partie d’une même volonté de mise en circulation littéraire.
24Adressant nos sincères remerciements à chacun de nos invités et à tous ceux qui, par leur présence, ont contribué à faire vivre le séminaire, nous émettons le souhait que la transcription de présents entretiens contribue, à sa modeste échelle, au déploiement de ces précieuses mobilités textuelles.