1Sami Tchak est né au Togo en 1960. Il est l’auteur de plusieurs romans, entre autres de Place des fêtes (2001), Hermina (2003), Le paradis des chiots (2006), Al Capone Le Malien (2011) ainsi que d’un essai, La couleur de l’écrivain (2014).
2Afriques transversales : Sami Tchak est un écrivain aux parcours multiples : après une licence de philosophie au Togo, où il enseigne pendant trois ans, il réside depuis 1986 en France, où il obtient en 1993 un doctorat en sociologie. Il a publié plusieurs essais, comme La sexualité féminine en Afrique en 1999 ou encore, la même année, La prostitution à Cuba : ses œuvres littéraires en portent la trace. Il est également l’auteur de nombreux romans, édités d’abord à Lomé, puis à Paris (Femme infidèle paru 1986 aux Nouvelles Éditions Africaines, puis dans la collection « Continents noirs » de Gallimard : Place des fêtes en 2001 et La fête des masques en 2004). Plusieurs de ses textes situent leur intrigue en Amérique Latine : cette « expérience latino-américaine » concerne à la fois Hermina (2003) et Le paradis des chiots, couronné par le prix Ahmadou Kourouma (2006). Paru au Mercure de France, Al Capone le Malien (2011) se situe à la fois en Guinée, au Mali, et au Cameroun. Plus récemment, Sami Tchak a publié aux éditions La Cheminante, dans la collection « Harlem Renaissance », La couleur de l’écrivain (2014) : il s’agit d’un ensemble de textes comprenant à la fois des réflexions théoriques sur la fiction et le roman, et de petits récits, parfois autobiographiques. Ce texte est également l’occasion de critiquer sévèrement le rôle du critique littéraire et du chercheur en règle générale. Dans les textes de Sami Tchak, les critiques sont toujours obtus, parés d’attributs peu flatteurs, qui n’ont pas manqué de nous interpeller lorsque nous préparions cette rencontre. Ainsi les sujets de thèse, marqués par une inflation du préfixe postcolonial, sont-ils traités avec une saine méfiance :
Les métamorphoses des vers à soie camerounais dans la stratégie des femmes noires en temps de paix et en temps de guerre dans les deux Congo, au Rwanda, au Burundi, en Côte d’Ivoire, en Afrique du Sud, au Tchad, au Soudan, dans le Darfour, au Nigéria, et dans toute l’Afrique avec l’émergence des démocraties incertaines depuis les années 1990 dans les littératures africaines des années 1950 à la mort de Léopold Sédar Senghor à partir des théories de la post-colonie, de la postmodernité, de la post-pornographie, du post-génocide et de l’écriture sur soi africain chez la nouvelle génération débarrassée des carcans des normes occidentales définies pour l’Afrique par l’Occident et de l’originalité de la perpétuelle errance afropéenne (p. 67).1
3Plutôt que de nous risquer à parler des vers à soie, nous avons résolu d’ouvrir cette rencontre par quelques lectures. Commençons par un parcours dans les bibliothèques. Chacun de vos romans regorge de citations venues aussi bien du grand canon de la littérature mondiale – romans africains, russes, américains, poésie, essais – que d’articles universitaires : vous citez souvent Nicolas Bancel par exemple. Ces sources sont à chaque fois explicitées. Il suffit pour s’en convaincre de revenir à cette citation de Hermina :
Il était allé un jour à la cabane de Santiago et avait rencontré le vieil homme, seul, perdu dans ses pensées, simplement vêtu d’un caleçon, exposant son corps osseux au soleil. « Le vieil homme était maigre et sec, avec des rides comme des coups de couteau sur la nuque. Les tâches brunes de cet inoffensif cancer de la peau que cause la réverbération du soleil sur la mer des Tropiques marquaient ses joues; elles couvraient presque entièrement les deux côtés de son visage; ses mains portaient les entailles profondes que font les filins au bout desquels se débattent les lourds poissons. Mais aucune de ces entailles n’était récente : elles étaient vieilles comme les érosions d’un désert sans poissons » (Ernest Hemingway, Le vieil homme et la mer). Habitué à accueillir les touristes qui l’avaient pris en estime ou associé aux curiosités qu’ils ne devaient pas rater chaque fois qu’ils atterrissaient dans l’île, Santiago, sans une surprise particulière, avait accueilli Heberto pour l’écouter exposer son projet d’écriture. (p. 35)2
4Le collage d’Hemingway fait office d’incrustation incorporée dans le texte. Il permet à celui-ci d’avancer : comment construisez-vous cette mosaïque ?
5Sami Tchak : Le principe de la citation ou du collage est à l’origine de la littérature, ce n’est pas tellement une pratique novatrice. La seule différence, c’est que contrairement à des auteurs comme Umberto Eco, qui ont beaucoup de livres dans leurs livres sans le signaler, j’ai décidé de les citer explicitement. J’ai voulu montrer que chaque livre n’est pas simplement le fruit d’une imagination isolée, mais qu’il continue l’histoire de la littérature, pour peu que l’écrivain ait commencé par ce qui devrait être son premier travail : lire. Il y a des écrivains peut-être qui peuvent se passer de lire, je ne sais pas, mais je pense quand même qu’on est d’abord lecteur quand on se prétend écrivain. Dans ce cas-là, on vient des livres qu’on a lus, on écrit avec ou contre les livres qu’on a lus. Moi, j’ai décidé de rendre hommage à certains auteurs, de me moquer d’autres – quand on lit très précisément toutes les citations, on constate quand même que je ne les mets pas tous au même niveau d’admiration. Il y a des auteurs que je cite pour un peu m’en moquer, d’autres parce qu’ils constituent mes guides dans la solitude que je me suis choisie. Je crois que sans ces livres-là, auxquels on revient et qui nous sont comme une leçon, donnée en toute modestie, on ne pourrait avoir cette prétention à proposer ce qu’on appelle pompeusement son « esthétique », son « univers », son « monde ». Les écrivains se définissent toujours comme des créateurs d’univers, d’esthétiques, même quand ils n’en ont pas. On ne peut en aucune façon en proposer, en créer, sans disposer de toutes ces bibliothèques – « bibliothèque » est peut-être un peu prétentieux –sans s’appuyer sur l’ensemble des livres qui ont fait notre parcours. Dans Hermina surtout, j’ai décidé d’étaler, d’exposer avec une certaine vanité une partie de ma bibliothèque.
6AT : Il peut arriver que ces références intertextuelles soient un peu plus dissimulées, ce qui vous conduit à conclure une sorte de pacte ludique avec votre lecteur. Je pense par exemple à ce passage de Place des fêtes :
Le sexe, c’est un bonheur, mais c’est aussi un piège sans fin comme on le disait au Dahomey sous le soleil des indépendances, au moment où l’on attendait, à l’ombre des palmiers et du vaudou, le vote des bêtes sauvages sans la monnaie des outrages et des défis difficiles à lever par les jeunes nations. Quelle aventure ambiguë, mon Dieu, pour mon prof de maths parti à Abidjan par les temps qui courent ! Ah, le pauvre ! (p. 97)3
7On retrouve dans ce passage Olympe Bhely-Quenum, Ahmadou Kourouma, Cheikh Hamidou Kane – des titres de romans africains que vous glissez sans les signaler vraiment. Ce jeu avec la bibliothèque est-il différent de celui que vous pratiquez dans Hermina ?
8ST : Dans Place des fêtes, les titres suffisaient. Le lecteur n’est pas obligé de les connaître : la phrase a du sens ou n’en a pas. Ce n’est pas grave puisque le narrateur est quelqu’un qui a explicitement affirmé, dès les premières pages, que ce qu’il dira n’a pas de sens ! Là au moins, le contrat est connu dès le début : « ce que je dis n’a pas de sens ». Cela permet aussi parfois d’écrire des phrases absurdes qui sont en réalité – comme par exemple celle-là – un hommage ramassé à tous les classiques africains qui constituent mon identité littéraire, mais ne sont pas nécessairement connus par des gens très cultivés, qui ne s’intéressent pas à la littérature africaine ou aux littératures africaines. Parce que ces littératures ont la particularité de ne pas faire partie de celles qui pourraient donner à quelqu’un un complexe sur son ignorance. Ce sont des choses que j’ai expérimentées. Dans un concert de gens très cultivés, très intéressants, il y a des auteurs qui, lorsqu’on les évoque comme une évidence, et que nous ne les avons pas encore lus, ou ne les connaissions pas, deviennent pour nous source d’une certaine honte : on a honte d’avouer ne pas les connaître – on est gêné, on demande les références avec empressement pour combler son ignorance. Auprès d’un public cultivé non africain, le fait de ne rien connaître aux littératures africaines n’est pas source d’un complexe. Lorsqu’on évoque ces auteurs-là, on peut affirmer tranquillement qu’on ne les connaît pas et on passe aux choses sérieuses. En revanche, si on évoque des auteurs comme Sándor Marai, ou Thomas Bernhard, qui font quand même partie de la grande bibliothèque européenne, et qu’il y a des gens très cultivés qui ne les connaissent pas, là, il y a une sorte de gêne. Dans Place des fêtes, j’ai fait un clin d’œil, par la mention de leurs titres, à beaucoup d’auteurs africains, par exemple à Alain Mabanckou, à Bessora, à Daniel Biyaoula, à Kossi Efoui…et aussi à pas mal d’écrivains français comme Romain Gary, Michel, Houellebecq, Virginie Despentes… J’ai fait allusion à des auteurs d’autres espaces géographiques, par exemple Dany Laferrière qui est explicitement cité, Jim Thompson, dont le roman Rage noire m’a beaucoup inspiré pour Place des Fêtes – même si certains critiques ont vu plutôt l’influence de Céline dont on retrouve aussi les titres, surtout Voyage au bout de la nuit. Ce jeu avec les titres me procure une sorte de jouissance, car je communie avec des auteurs que j’admire, qui me nourrissent, sans qu’il soit exigé du lecteur d’avoir tous les éléments de ce jeu, de cette communion. Alors que dans Hermina, je cite mes sources, et le lecteur qui ne connaît pas certains auteurs, ou certains titres, pourrait chercher à les découvrir.
9AT : Votre travail d’écriture me fait un peu penser à celui de Pierre Senges, qui, dans Études de silhouettes, se saisit d’incipits inachevés de Franz Kafka et se met en scène, occupé à broder des petits récits à partir de ce point de départ allographe. Dans Hermina, la citation vient-elle au fil de l’écriture, ou est les histoires prennent-elles parfois forme précisément parce que vous voulez citer un auteur ? Dans quel sens est-ce que cela se passe ?
10ST : En réalité, ça fonctionne dans tous les sens. Il y a des chapitres qui n’auraient peut-être pas trouvé leur place dans Hermina si je n’avais pas pensé à rendre hommage à un auteur. Par exemple, le texte consacré à la chienne qui devient le symbole de la mère d’Heberto, je pense que je ne l’aurais pas écrit si je n’avais pas pensé à La Ville et les chiens de Vargas Llosa. C’est l’un des livres qui m’a le plus marqué. C’est aussi un livre qui m’a un peu angoissé, surtout quand je me rappelle l’âge qu’avait Vargas Llosa à la parution de ce roman : il avait 27 ans tout au plus et c’est un chef d’œuvre ! Je me dis qu’il y a peut-être dans l’hommage qu’on rend à un auteur qui a suscité en nous une fascination provisoire ou durable une forme d’inquiétude : qu’est-ce qu’on fait soi-même ? C’est tout le sens d’Hermina : qu’est-ce qu’on fait soi-même quand on a lu tout ça ? Donc oui, certains passages viennent vraiment d’un hommage à un livre. Il y a d’autres citations qui arrivent parce qu’en écrivant, je me souviens que dans tel livre, il y a tel passage qui pourrait trouver sa place là. Par exemple, je ne pensais pas nécessairement rendre hommage à quelqu’un comme Naipaul, mais je me suis souvenu de cette scène de sodomie dans Guérilleros. Si j’avais effacé les guillemets, je ne suis pas sûr que l’on m’aurait accusé de plagiat, parce qu’on peut avoir lu ces livres et ne plus se souvenir de tous les passages qu’ils contiennent. En somme, toutes les configurations sont possibles : avant d’écrire tel passage, j’ai pensé à tel livre ; au moment d’écrire, j’ai découvert le lien avec tel livre ; après l’avoir écrit, j’ai introduit des citations. Il y a quand même un passage auquel je tiens, mais qui n’est jamais évoqué quand on parle des citations, c’est celui où je cite le Coran. Là, j’avais déjà fini le livre, la rédaction était presque achevée, et puis, en relisant le Coran, j’ai trouvé ce passage qui dit : « même si vous êtes tout au bout de vos tours, on vous atteindra ». C’est ce qu’on lit dans le Coran, et c’est ce qui s’est passé le 11 septembre. Cette citation m’a beaucoup marqué et je l’ai introduite dans le roman.
11AT : « Il referma la Bible pour enchaîner avec le Coran : “Où que vous soyez, la mort vous atteindra, fussiez-vous dans des tours imprenables” », (p. 279-280).
12ST : Voilà. Quand je tombe sur cette citation, je me dis que même si le livre est fini, je vais m’arranger pour l’y introduire… (rires). C’est vraiment venu au moment où je corrigeais les épreuves.
13AT : Ce procédé de collage, est-ce une manière d’aller au-delà de l’inquiétude de la comparaison ? Vous en parliez tout à l’heure : lorsque Heberto ou Samuel lisent des romans, ils sont vraiment habités par une « angoisse de l’influence », pour citer Harold Bloom. Je prends par exemple Hermina :
Il n’y a même plus de raison d’écrire des romans, personne ne peut apporter quoi que ce soit dans ce genre, tout a déjà été fait, aucune innovation n’est plus possible dans aucun genre, aucune. Même si l’on souhaitait faire du style pour le style, il n’y a plus aucun style qui soit franchement neuf, tous les styles ont déjà vieilli. Il n’y a plus aucune structure neuve, aucune forme de narration novatrice. Il n’y a vraiment plus rien. Il n’y a plus rien à déconstruire, rien à construire. L’écriture a atteint ses limites (p. 201)4.
14ST : Bien sûr, il est impossible, quand on écrit soi-même, de lire les grands livres sans avoir quelque part cette angoissante démarche de comparaison. Que vaut ce que je suis en train d’écrire au vu de ce que je viens de lire ? Est-ce que je serai à la hauteur de ce que je lis ? Telles ont été les questions, paralysantes, que n’a pas cessé de se poser Heberto, au point de ne pas parvenir à écrire. Enfin, comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas une grande originalité à affirmer que tout a déjà été écrit. Cette affirmation est déjà vieille de plusieurs siècles, et elle a été maintes fois répétée. Pourtant, on continue d’écrire. Bon, ça donne cette impression de fausse modestie qui est la même depuis Montaigne. Je vous rappelle qu’il disait déjà, grosso modo : « je ne compte pas mes citations, je les pèse ». J’extrais cette phrase d’un passage assez long où Montaigne se moque, disons-le comme ça, de ceux qui, en croyant le critiquer, critiquent en fait de grands auteurs dont il reprend les idées, « par paresse d’esprit », écrit-il, ou tout simplement parce qu’il ne voit pas la nécessité de reformuler des choses qui ont été déjà dites de la manière dont il n’aurait pu lui-même les concevoir.
15AT : J’ai été très intéressée par ces figures d’écrivains qui n’ont rien à dire, comme Heberto dans Hermina, qui se présente comme une sorte de double du Humbert Humbert de Nabokov. Au fur et à mesure que le roman avance, ce personnage, qui était omniprésent au début, se dissout. Est-ce que l’écriture est un moyen d’aller au-delà du risque de la dissolution de soi ?
16ST : Heberto n’arrive pas à écrire, mais il nous dit tout de même beaucoup de choses sur les autres. Grâce à lui, on en apprend beaucoup sur Hermina, le père d’Hermina, la mère d’Hermina. Le seul moment où on accède un peu à sa propre intériorité, c’est quand un autre personnage, Mina, parle de lui. Heberto dans le livre n’existe en réalité que par ses fantasmes, notamment par son obsession pour Hermina, à laquelle il consacre un roman inachevé. Il représente vraiment les complexes de l’écrivain : je crois que quand on entame un livre, au début, on pense toujours qu’on a le livre parfait. Mais cette idée de livre parfait se disloque quand on se met à l’œuvre, et qu’on vit avec cette constante ambition : si Heberto n’arrive pas à écrire, ce n’est pas parce qu’il n’a pas les mots pour le faire, c’est parce qu’il ne s’envisage écrivain qu’en tant que grand écrivain. Or des grands écrivains, il n’y en a pas tant que ça… Quand Heberto commence son texte, il est déjà habité par des écrivains, comme Gombrowicz, par exemple, qui lui rappellent qu’il ne sera jamais à la hauteur de l’art. Les écrivains, du moins beaucoup d’entre eux, je suppose, même les plus prétentieux, éprouvent – enfin je l’espère ! – un peu d’humilité quand ils se retrouvent seuls face à leur œuvre tout en ayant en tête les grands livres qu’ils ont lus. Heberto a placé la barre trop haut : il s’est d’emblée vu à la hauteur des maîtres qu’il vénère. Ce n’est pas un conseil que je donnerais à un jeune écrivain… Il est préférable d’avoir peur de tomber dans la médiocrité, mais de ne pas se mettre dans une sorte de concurrence avec plusieurs siècles de littérature. Mieux vaut avoir conscience que les barres ont été déjà placées très haut et ne pas se contenter de rester au plus bas de l’art.
17AT : À propos du statut de l’auteur, j’aurais aimé revenir sur ce passage de La Couleur de l’écrivain :
Certes, les problèmes de racisme et de discrimination n’ont pas disparu, mais, dans certains contextes, en France par exemple, ils ne fondent plus forcément une conscience commune. Beaucoup d’artistes noirs (écrivains, peintres, musiciens, etc.) naviguent en solitaire, certains d’entre eux évoluant vers leur immortalité illusoire, errant parfois en vide total d’eux-mêmes dans un univers aux frontières floutées. Les auteurs de la Harlem Renaissance et ceux de la Négritude n’ont plus de véritables héritiers. Il semble, comme aiment à le dire nombre des détracteurs de notre génération à nous, que l’ère des aigles royaux a pris fin et que, aujourd’hui, de n’importe quel moineau on peut faire un roi comique, dérisoire (p. 14-15)5.
18J’aurais bien aimé que vous reveniez sur cette vision d’un champ littéraire mis à plat, où il n’y a pas d’ordre ni de hiérarchie, où tout circule dans le flou. Est-ce que c’est une évolution à déplorer ? Est-ce que vous avez l’impression que malgré tout des écoles, des courants se constituent ?
19ST : Il n’y a plus d’écoles, plus de rois. Ce n’est pas nouveau, mais c’est pire quand, comme aujourd’hui, on manque de repères vraiment solides. Si on est sincère, il faut reconnaître que les écrivains de notre époque sont interchangeables : on peut faire de n’importe qui un roi, cela ne changerait pas grand-chose. Les hiérarchies sont très floues : chacun vaut tout, tout vaut chacun. Être roi, dans notre génération, ça peut tomber sur n’importe qui : cela ne veut pas dire qu’on est une référence pour les autres écrivains – je ne parle pas du public, qui peut confondre référence avec visibilité. Les écrivains n’ont pas comme référence ce qui est visible, ils ont comme référence ce qui est nourrissant. Et dans ce cas, on n’a pas tant de références que ça. On peut avoir des têtes d’affiche, mais une tête d’affiche n’est pas nécessairement une référence ! De leur vivant, Senghor, Tchicaya étaient considérés par certains écrivains comme de véritables références, de même pour Sony Labou Tansi. Aujourd’hui, il me semble que de telles figures deviennent rares, ou n’existent presque pas, du moins, je le précise, dans notre espace francophone. Un écrivain qui nous ferait dire : « en termes de qualité, de densité, de profondeur, d’innovation, de création, c’est une référence », un écrivain de cette trempe, on n’en trouve pas facilement. Je crois que mes propres exigences envers moi, le fait surtout de penser que je ne suis pas encore à la hauteur de mes propres prétentions, cela me pousse à juger au-delà des théâtralités, et donc à ne m’intéresser qu’aux livres. Je sais qu’il y a une subjectivité irréductible dans le jugement d’un objet littéraire, mais, quand même…
20AT : Pour rebondir sur cette question de la théâtralité, j’ai eu l’impression, en vous lisant, que le masque et la comédie avaient un rôle prépondérant dans vos écrits. Vous reprenez un peu à votre manière la formule balzacienne de la « comédie humaine » en mettant l’accent sur la supercherie. Par exemple, dans Al Capone le Malien, vous détaillez toutes les petites arnaques dont est victime l’Européen en voyage, de même dans Place des Fêtes, avec la création d’une fausse association en faveur des victimes du racisme qui abrite en réalité un réseau de prostitution. Beaucoup de vos personnages se cachent, se fardent, se maquillent – Carlos déguisé en femme dans La Fête des masques, Al Capone grimé en prince, etc. J’aurais donc aimé savoir ce que ce motif du travestissement représentait pour vous.
21ST : C’est pour ça que La couleur de l’écrivain porte le sous-titre « comédie »… On est tous dans une comédie, nous sommes tous masqués, même si les masques varient. Personne, même à 50°C à l’ombre, ne se baladerait nu. Chacun de nous a besoin de donner une image et cette image varie selon les circonstances : c’est ce que Proust appelait les divers Moi. Ce n’est pas tant une chose que je dénonce qu’une chose qui m’amuse. La réputation est toujours une limitation : chaque fois qu’on se retrouve dans un milieu où on nous a fait une bonne réputation, nous sommes obligés d’être tels qu’on nous affirme que nous sommes. Nous sommes dans l’obligation d’être conformes à l’image qu’on s’est faite de nous. Tous mes personnages déploient les divers masques de la vie pour se faire passer pour... ou pour répondre à une image…
22AT : Dans Al Capone le Malien, c’est un touriste, un « idiot du voyage », pour citer Jean-Didier Urbain, qui part en quête d’Afrique…
23ST : Ce touriste, René, est faussement candide, il fait preuve d’une naïveté stratégique, un peu comme le narrateur de Filles de Mexico. Il trouve son compte à feindre de ne pas savoir où il va : il quitte la France pour un reportage, mais il n’avait pas sa place à Paris. Il vient d’un petit village moribond, et, monté à la capitale, il ne trouve pas sa place dans sa propre société. Dans les pays africains, la Guinée et le Mali, il se retrouve dans un monde de jouissance sans effort : il est happé dans l’univers des autres, mais il n’est pas aussi naïf qu’on peut le penser. Son reportage, s’il ne l’a pas fait sur le balafon sacré comme c’était sa mission, il le fait sur les personnages qui se confient à lui, en raison justement de sa naïveté feinte. Ma démarche est sociologique : c’est celle de l’observation participante, quand on est dedans au point que les autres nous considèrent comme l’un des leurs. Mais lorsque nous nous retrouvons seuls, nous dévoilons tous leurs secrets. Ainsi René nous raconte tout. Inversement, on sait très peu de choses sur lui car quand il essaie de parler de lui, il ne trouve personne pour l’écouter. Les autres qui se sont livrés à lui ne lui ont jamais rien demandé en retour. C’est, en apparence, un homme sans qualité - comme dans le livre de Musil qu’il lit.
24AT : Dans ce roman, vous intégrez énormément des extraits d’articles de journaux, d’articles universitaires –par exemple l’article de Dominique Malaquais sur les feymen au Cameroun. C’est une autre sorte d’intertextualité…
25ST : Très lâchement, c’est une précaution que j’ai prise avec les feymen et les hommes politiques… Ce sont des histoires tirées de l’actualité et si je m’étais mis à nu, si j’en avais parlé sans protection, ça aurait pu susciter des réactions violentes… Je m’y retrouvais dans ce jeu favori de l’intertextualité, tout en me protégeant des répercussions des histoires camerounaises. Je n’ai pas voulu travestir les éléments dont je parlais, mais mettre un peu de distance.
26AT : En dehors de ce cas, l’intertextualité reste souvent liée à l’érotisme dans vos romans. De manière très régulière, le livre est associé au désir. Je cite ici Place des fêtes :
Pour me résumer, je dirais ceci : deux personnes ont bâti ma personnalité, la femme de la police, ma poulette, m'a donné le goût des livres, mon Malien celui de l'inceste. Chacune des deux personnes m'a donné quelque chose à sa manière, chacune des deux personnes a laissé en moi son empreinte. Et ce n'est pas leur rendre un maigre hommage que d'avouer aux yeux de tout le monde que je suis fier d'être un obsédé sexuel et textuel intraitable. Derrière mes faux airs de gosse de la banlieue qui peut vous faire verser des tonnes de ruisseaux de larmes sur son sort, il y a un pervers qui n'est pas du tout bête. (p. 161-162)6
27Il n’y aurait donc selon vous pas d’intellect sans désir, ni de désir sans intellect ?
28ST : Je fais une petite parenthèse : pour Hermina, mon éditeur Jean-Noël Schifano avait souhaité que le roman porte pour titre Le corps du livre. Il disait qu’il y avait un jeu presque érotique entre les livres dans le livre. Il me semble que l’écriture elle-même a une dimension très érotique, je le sens même dans la solitude, le doute, la souffrance qu’elle suscite… J’ai l’impression qu’à partir de l’élément « sexualité », on peut dire toutes les dimensions humaines. C’est presque devenu un piège pour moi : les premières thèses qui ont été écrites sur mon travail se sont focalisées sur l’élément sexuel, alors même que le plus important, c’est ce qu’on en fait. Dans Places des fêtes, par exemple, l’élément sexuel n’est pas nécessairement une chose essentielle, bien qu’il soit présent à chaque page : il permet surtout au narrateur de déconstruire les valeurs qu’on lui a inculquées, en ajoutant une dose d’humour à des sujets sérieux. Au fond, ce n’est pas un motif qui se suffit à lui-même, il sert toujours à autre chose : dans La Fête des masques, il permet de déconstruire le milieu politique, dans Hermina il désigne l’impuissance à écrire. À un moment, je me suis retrouvé avec une réputation d’écrivain sulfureux, ce qui est assez flatteur, mais en même temps, peut-être que je suis passé à côté de mon but réel. S’il n’avait qu’une valeur décorative, le sexe n’aurait pas trouvé sa place dans tous mes romans.
29AT : C’est devenu pour vous une sorte d’instrument stylistique ou conceptuel pour aborder une grande variété de sujets…
30ST : C’est devenu l’espace que j’installe pour aborder n’importe quel thème… Dans une autre vie, j’ai mené des recherches autour de la sexualité. J’ai passé sept mois avec des prostituées à Cuba, ce n’est pas rien… Quand j’ai fait ce travail, au fond, ce n’est pas tant la prostitution qui m’a marqué : c’est pour ça que le sous-titre de mon essai est « communisme, ruses et débrouille ». Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment l’idéologie égalitaire du communisme peut rendre une Cubaine cultivée, étudiante, venant d’un milieu en théorie privilégié, accessible à un touriste de base qui sort peut-être de huit ans de chômage en France, par exemple. Comment le jeu de la monnaie réduit-il des personnes qu’on pourrait considérer comme des privilégiées au rang de simples objets de divertissement, même pour des étrangers issus de milieux assez modestes ? C’est plutôt sous cet angle que la sexualité a un sens dans mes romans. D’ailleurs, dans mes textes, j’ai rarement pris le temps de décrire les actes sexuels : je les évoque, je ne consacre jamais un paragraphe à un acte sexuel, je dis simplement qu’il a eu lieu.
31AT : En revanche, le désir ne cesse de se dire, et notamment le désir des femmes. Affirmer que les femmes ont un corps désirant, est-ce en soi un geste politique ?
32ST : Certains parfois m’ont reproché de réduire les femmes à des objets sexuels : j’ai essuyé plusieurs fois ce reproche-là. Je crois quand même que l’une des premières libertés qu’on peut prendre – et il a fallu, pour certains, des siècles pour l’acquérir – c’est celle qu’on acquiert vis-à-vis de son propre corps. Et dans presque toutes les sociétés, dès qu’on parle de liberté, on la lit de façon très différente quand il s’agit des femmes. Ce n’est pas tant le fait d’être libre qui pose problème, c’est le fait que les femmes affirment leur liberté. Dans mes livres, je tente de leur faire dire qu’elles désirent, de leur faire dire qu’elles existent dans ce que la vie a de plus complet. Dans la plupart des sociétés, on cantonne les femmes au rôle de « celles qui ont des sentiments » : parfois, cette idée est aussi véhiculée par des femmes elles-mêmes. On entend dire, par exemple : « la mécanique des hommes est très différente de celle des femmes », « les femmes accèdent au plaisir à partir de leurs sentiments ». Dans mes textes, j’essaie d’être plus près de la réalité : les êtres humains, hommes ou femmes, ont aussi des instincts et parfois, malgré tout ce que la civilisation s’est efforcée de nous inculquer, nous avons au moins ce bonheur de renouer avec nos instincts. On peut nourrir un désir qui se détache de tout ce qui pourrait être poli – l’amour, la sentimentalité, le romantisme. Et si on accepte cette dimension-là de la part des hommes, on a tendance à penser que, du côté des femmes, c’est différent. Dès qu’il s’agit des femmes, on ne parle plus de liberté, on peut même entendre le mot de « dépravation ». Ce que je dis des femmes n’est pas en soi révolutionnaire, c’est vraiment ce qui, à mon avis, est réel, surtout dans les sociétés qu’on a l’habitude de décrire sous l’angle de la domination absolue imposée aux femmes. Mon essai sur la sexualité féminine en Afrique, Domination féminine et libération masculine, allait déjà dans ce sens-là : je voulais montrer que les discours dominants selon lesquels les femmes sont dominées, bâillonnées dans les sociétés africaines, sont à revoir. Ils ne partent pas de rien, mais ils méritent d’être nuancés, au moins lorsqu’on aborde les questions relatives à la sexualité. Quel que soit leur sexe, les humains sont capables de stratégies pour échapper, dans leurs plaisirs sexuels, aux normes sociales. Les normes sociales sont des indications et chacun essaie de vivre au-delà de ces normes qui nous limitent sur bien des plans. Dans mes textes, ce qui semble choquant pour les personnes qui sont faciles à choquer, c’est que la plupart des personnages féminins ne respectent pas les normes les plus communes, elles répondent à leurs désirs avec une certaine ostentation, une certaine provocation.
33AT : À propos des normes, vous avez récemment contribué à préfacer le roman Les mille et une bibles du sexe de Yambo Ouologuem qui, après sa publication en 1969 sous le pseudonyme d’Utto Rudolf, avait sombré dans l’oubli. J’aurais aimé connaître votre opinion sur ce texte dont on a pu dire qu’il présentait un caractère exceptionnel parce que justement, par sa façon de traiter des pratiques érotiques de la haute société parisienne, il s’insérait dans une tradition européenne. J’aurais donc aimé savoir comment vous interprétez ce roman et surtout le parcours de son auteur qui, on le sait, a eu beaucoup de problèmes liés à l’intertextualité plagiaire...
34ST : Moi, je pense quand même qu’il a été dans une démarche de masque, du double masque. L’écrivain est déjà quelqu’un de masqué : lui, il a voulu vraiment se masquer, se déguiser en écrivain occidental pour certains de ses textes. J’ai découvert ici même avec Claire Riffard et Nicolas Martin-Granel deux autres livres qu’il avait publiés sous des pseudonymes féminins, des pseudonymes très français…
35AT : C’était une littérature rose…
36ST : Oui, une littérature rose sous des pseudonymes de femmes françaises. Je pense que ce que ce livre dévoile, à cette époque, c’est un certain désir de se libérer du statut, réducteur, voire insultant à ses yeux, d’écrivain africain. Il a voulu se situer dans une filiation bien différente. L’auteur a dû aussi, pour pouvoir écrire ce roman-là, connaître les milieux dont il parle, ces milieux qui ne sont pas, à mon avis, originaux. Des milieux comme celui-là, il y en a eu bien avant que Yambo Ouologuem ne vienne à Paris, il y en a actuellement, il y en aura toujours. Ce qui est impressionnant, c’est qu’il les ait connus avec une telle finesse et qu’il ait trouvé le langage adéquat et le « Je » adéquat pour rendre compte de son expérience – parce que moi je dis son expérience. Par ce livre, s’il avait connu un meilleur destin, Yambo Ouologuem, du moins dans l’espace francophone d’Afrique noire, eût été un novateur : il aurait libéré d’autres écrivains africains des thèmes récurrents devenus comme obligatoires. Aujourd’hui encore, on entend dire : « ce n’est pas très africain, son écriture, et puis ses thématiques ne sont pas très africaines ». Les mille et une bibles du sexe est un livre écrit par un Malien, donc si littérature africaine signifie une littérature faite par quelqu’un qui vient d’Afrique, qui est africain, c’est un roman africain, et pourtant il se situe dans des milieux libertins français. C’était une démarche originale, pas courante en tous cas chez les écrivains africains.
37Le parcours de Yambo Ouologuem est très beau et très douloureux à la fois. Son premier roman, Le devoir de violence, un texte d’une immense puissance, a eu le prix Renaudot et a été aussi à l’origine de sa chute, puisqu’il a été accusé de plagiat. C’est vrai qu’aujourd’hui on parle de lui comme d’un auteur qui est tombé dans l’islam radical. On peut dire aussi un islam protecteur, un islam presque thérapeutique. On l’a fait monter rapidement, grâce à son intelligence, à sa qualité d’écriture. Le Renaudot pour son premier roman, ce n’est pas rien ! Et très tôt aussi, on l’a blessé. Peut-être que dans cet islam-là, il a trouvé une forme de refuge, mais c’est aussi à mon sens une forme de suicide. Parce que quand on voit les photos de Yambo Ouologuem – j’ai pu les voir grâce à son fils qui nous les a envoyées – c’est vrai qu’on se dit : « il s’est laissé devenir un autre ». Celui qu’il était avec fierté a été blessé par le milieu auquel il appartenait, auquel il s’était donné tous les moyens d’appartenir. Il était précoce, il était intelligent, il avait une profondeur dans l’écriture : quand on lit ses livres, on regrette qu’il se soit retiré chez lui, qu’il n’ait pas continué à écrire, parce que c’est quand même quelqu’un qui aurait été, à mon avis, une référence. D’ailleurs, il l’est, tout de même… Son cas permet aussi de ramener les choses à leur juste proportion. Assez souvent, les écrivains de ma génération sont tentés de dire : avec nous, le sexe s’est libéré dans les romans. Or, aucun de nous n’est allé aussi loin que Yambo Ouologuem bien avant que nous n’ayons, nous, commencé à écrire. Avant notre génération, il était allé plus loin que n’importe qui aujourd’hui. Personne n’ira aussi loin que les Mille et une bibles du sexe qui rappellent, par certains aspects, l’œuvre du marquis de Sade. Avec une différence pourtant, qui est très importante : Yambo Ouologuem a dû lire Sade, mais Sade, dans le motif sexuel, ne soigne pas l’écriture – ce n’est pas son projet, le motif sexuel est même là comme une provocation. Sade devient cru, il utilise les mots les plus crus possibles, mais il ne soigne l’écriture que lorsqu’il rentre dans la réflexion philosophique. Yambo Ouologuem lui, trouve un langage très riche, raffiné pour parler de la sexualité et du sexe. En même temps, il reste l’héritier de cette tradition, de Sade, de Bataille, de tous ces auteurs que nous connaissons.
38AT : J’aurais aimé vous poser une dernière question sur votre style, ou à tout le moins sur certains de ces aspects. Partons de ce passage, toujours tiré de Place des Fêtes :
Malheureusement, ses rêves ne pouvaient que se faner comme des pétales de fleur le jour de la fête des morts, parce que nous n’avions personne pour les lui arroser à la bonne heure. C’est pourquoi nous étions allés au Père-Lachaise une nuit pour ouvrir le caveau d’un monsieur dormant pour cent ans de la belle au bois, pour enterrer, dans un cercueil en cristal, tous les cadavres de tous les beaux rêves de ma si adorable et douce cousine. Elle avait pleuré comme pleure une femme qui perd son amant qu’elle souhaitait déjà rejoindre au Pérou après avoir tué son mari avec un couteau à viande à Paris (p. 220)7.
39Ce texte témoigne de l’importance que vous accordez aux images, avec une certaine propension à les prendre au pied de la lettre, à réaliser en quelque sorte les lieux communs. J’aurais donc aimé vous demander comment vous mettiez en œuvre cette écriture par association : est-ce une sorte d’écriture automatique à la façon des surréalistes ?
40ST : Je pense que l’écriture des surréalistes est la plus construite de toutes. Pour nous faire croire qu’elle est automatique, il faut y passer des nuits. J’aurais souhaité avoir une écriture automatique, mais je ne le pourrais pas, peut-être parce que j’ai toujours cette impression qu’écrire, c’est quand même fabriquer. J’entends parfois des gens dire : « le texte, il est faux, il est fabriqué » quand ils parlent des auteurs dont les textes ne leur plaisent pas. Moi, je réponds : « le meilleur livre est un livre fabriqué », puisque si c’est pour être fidèle au réel, alors, à quoi bon écrire ? Cela n’a aucun intérêt. En même temps, ce qui est un peu difficile, même pour moi, c’est de définir mon style. On pourrait dire que le narrateur que je choisis m’impose un style. Quand on n’a lu que Place des Fêtes par exemple, on n’a pas nécessairement une idée de ce que serait mon style, parce qu’aucun livre ne ressemble à l’autre dans sa démarche. Ici, c’est vrai, il est dit dès le début que les idées « s’enlacent, s’embrassent comme des serpents ». Dès le premier chapitre, le narrateur commence ces comparaisons qui peuvent parfois n’avoir d’intérêt que pour leur mélodie. Ici, il reste donc fidèle à lui-même. On peut retrouver quelque chose de comparable dans Le Paradis des Chiots. Mais quand on est dans des textes comme Hermina qui sont d’une facture beaucoup plus classique, on ne retrouve pas cette démarche. Cependant, et c’est là que vous avez raison, le recours aux images est une chose qui est récurrente dans mes textes…
41AT : Oui, par exemple dans la description érotique…
42ST : Oui, l’érotisme peut être une source d’inspiration pour mes images, même dans l’essai La couleur de l’écrivain – parce qu’il a aussi des nouvelles dans cet essai. Je varie le style, en ayant quand même des récurrences – les images – qui, à mon avis, donnent un peu de sens à certaines idées que je tente, disons, d'essaimer à travers mes pages. Les images, parce qu’elles portent peut-être un peu plus d’émotion ou d’humour que la pensée, sont au cœur de mon travail. De la Belle au Bois Dormant à la femme qui tue son amant avec un couteau, ça ne me serait pas venu automatiquement… Mais tout ça vient aussi des éléments que je prends ailleurs : on a parlé des livres, mais il y aussi le cinéma, la télévision.
43AT : Ou la chanson aussi…
44ST : Ou la chanson, oui. Je mêle des éléments venus d’une culture qu’on pourrait dire élitiste à des éléments de la culture la plus populaire possible. La chanson la plus niaise possible, je peux la citer, la chanson populaire qui n’a aucun sens, je peux la citer. On retrouvera dans mes romans toutes ces images, les feuilletons qui passent sur TF1 et tout, tout ce qui fait la vie. Je crois que la vie n’est pas faite que de Beethoven : il faut regarder aussi les images populaires. Il n’y a rien de plus déprimant que les gens élitistes ! Leur monde est réduit, puisque l’élitisme signifie littéralement « moins nous sommes nombreux, mieux c’est ». C’est pourquoi je mélange tous les éléments et en les mélangeant, surtout dans Place des Fêtes, j’aboutis à des comparaisons comme celle-là, où on peut passer d’un grand classique à un feuilleton. Le narrateur, qui est cultivé par ailleurs, est issu de la banlieue, il lui est encore plus facile de faire ce genre de mélanges.
45AT : Ma question a trait au champ de la réception. J’ai été frappé par la dimension non plus intertextuelle, mais je dirais interpersonnelle de la littérature que vous développez. On le voit dans la sorte de « politesse littéraire » que vous avez vis-à-vis du lecteur que vous ne voulez pas mettre en danger sur son ignorance dans les citations. On le voit aussi dans la théorie des masques que vous avez, ou même dans la dimension heuristique du sexe qui est le rapport interpersonnel par excellence. Contrairement à certains écrivains qui proclament leur littérature du haut des montagnes, vous semblez très impliqué dans la relation que vous entretenez avec votre lecteur : est-ce que vous écrivez pour un lecteur particulier, qu’il soit singulier ou collectif ? Est-ce que vous cherchez à façonner un lectorat ou un horizon d’attente ?
46ST : Je pense que lorsque j’écris, il y aussi un lecteur que je porte en moi, et ce lecteur, c’est moi. Comme je l’ai dit au début, l’écrivain est aussi et surtout lecteur. Celui qui lit mes livres, je ne sais pas quels sont ses goûts, je ne le connais pas sinon je me mettrais à écrire conformément à ses goûts. Je suppose que ce que je dis est valable pour tous les écrivains : si on a la possibilité de construire une maison, on ne le fait pas en fonction des invités qu’on aura. Les invités découvriront plutôt l’architecture qui a présidé à la construction de notre maison. Le lecteur est un invité, ce n’est pas lui qui commande : il vient, il entre dans mon univers, ce qu’il trouve lui convient ou ne lui convient pas. C’est vrai, si on écrit avec un lecteur autre que soi en tête, dans ce cas-là, je pense qu’on répond plus à une commande et, pour le moment, je ne sais pas le faire : ça pourrait venir, je ne dis pas que je ne le ferai jamais – parce qu’avec l’expérience, je finis par savoir quel est le profil du meilleur lecteur et il n’est pas impossible que je réponde à sa demande. Je souhaite que ça ne m’arrive pas, mais on ne sait jamais, ça peut m’arriver.
47AT : Nous avions une autre question, au sujet des éditeurs. Gallimard a fait connaître Place des fêtes, mais depuis Le Paradis des Chiots, c’est Le Mercure de France qui publie vos romans. Pourquoi ce changement ? Quel est votre rapport à ces collections ?
48ST : Pour les écrivains africains, la géographie des éditeurs est variée et étendue : elle va de l’Harmattan à Présence Africaine en passant par la collection « Afriques » chez Actes Sud, dont on parle moins, mais qui est bien antérieure à « Continents Noirs ». La collection « Afrique » concerne des auteurs africains – en traduction ou en français. La collection « Continents Noirs » ne concerne pas que des auteurs du continent africain, mais aussi ceux qui, dans le reste du monde, ont des origines noires africaines anciennes ou récentes. Cette collection concerne les Afriques – puisqu’il n’y a pas qu’une Afrique – et les diasporas africaines – puisqu’il n’y a pas qu’une diaspora. Elle a une identité fondée sur le continent africain et sur son essaimage dans le monde, mais elle ne condamne personne à une thématique – sinon je n’y aurais pas publié Hermina, ni La Fête des Masques, où les noms sont hispaniques et où rien ne permet de dire que nous sommes dans un pays africain.
49La vraie question est peut-être celle de savoir s’il est problématique qu’une collection soit réservée aux Africains et aux auteurs de la diaspora qui partagent une certaine sensibilité : ce sont des critiques qui ont été énoncées dès que la collection a été créée, alors qu’on n’a pas fait ce genre de procès à Actes Sud pour la collection « Afriques ». Ce problème vient d’une réalité très simple : dans la plus prestigieuse des maisons d’éditions françaises, quand la collection naît, elle attire nécessairement beaucoup plus d’attention. Il existait déjà à l’époque « Monde Noir » chez Hatier – ça n’a jamais posé problème. La maison d’édition Vents d’ailleurs n’a pas non plus posé problème, alors qu’elle ne publie que des gens venus d’ailleurs. Avant « Continents Noirs », il n’y avait pas chez Gallimard un seul auteur francophone d’Afrique Noire – pas un seul. Le problème s’est posé dès que la collection a été créée : on ne s’est pas demandé pourquoi Gallimard ne publiait pas ces écrivains avant, mais pourquoi il ne les publiait pas dans la Blanche. Il faudrait donc revenir à la vraie question : pourquoi Gallimard n’avait pas encore, avant cette collection, publié un auteur francophone d’Afrique noire. Une chose est sûre en tous cas : par le biais de cette collection, des auteurs africains sont entrés dans cette maison. Les critiques venaient aussi de l’intérieur de la maison où certaines personnes ne comprenaient pas qu’il ait fallu créer une telle collection. Ce qui était devenu pénible pour nous autres, auteurs, c’est que où que nous allions – même sur la Lune si on avait pu ! – il y avait toujours quelqu’un de bien intentionné, qui n’avait jamais ouvert nos livres et qui nous attendait pour nous poser la question : « Pourquoi tu publies chez Continents Noirs ? ». Cette personne n’a jamais lu nos livres, ça ne l’intéresse pas, seule une question compte : « Pourquoi tu publies chez Continents Noirs ? est-ce que ce n’est pas un ghetto ? ». Si la personne te disait : « Moi, j’ai lu tel livre et je pense qu’il y a telle faiblesse à tel passage », on serait dans un débat littéraire, là ce n’était pas le cas. À un moment, c’est devenu fatiguant : cette collection existe depuis 2000, et la fameuse question est demeurée dans tous les esprits – même au Collège de France, le jour du colloque « Penser et écrire l’Afrique », Dominic Thomas en a parlé. On se dit que c’est peut-être le destin de cette collection que d’être accompagnée par cette question. On en oublie de faire son bilan : un auteur de cette collection a obtenu le Renaudot, certains textes sont passés en Folio... Heureusement, la collection ne s’est pas écroulée en deux jours – elle a tenu, même si à la place de Jean-Noël Schifano, moi, je serais parti la première année. Il faut le dire et je le dis dans La Couleur de l’écrivain : en moyenne, les écrivains africains ne sont attendus par personne, ils ne vendent pas grand-chose. Ce n’est pas la « pompe à fric » que certains avaient annoncée quand la collection est née. Moi, j’avais décidé de partir ailleurs pour éviter ces questions qui prennent le pas sur les livres.
50AT : Comment évaluez-vous l’apport des leçons d’Alain Mabanckou au Collège de France ? Est-ce qu’on peut parler d’une canonisation ? Le champ littéraire est-il en train d’évoluer ?
51ST : J’ai donné une interview sur la canonisation des littératures africaines à partir de ce qu’Alain Mabanckou vit au Collège de France. Là aussi, c’est quelque chose qu’il faut relativiser : je me suis même à un moment demandé pourquoi on lui volait son destin individuel. Au lieu de parler du formidable itinéraire d’un écrivain, Alain Mabanckou, qui a fait un long parcours pour parvenir à cette reconnaissance, on dit tout de suite : « grâce à lui, les littératures africaines sont canonisées à Paris ». C’est même quelque chose de relativement ambigu : pourquoi est-ce que les littératures africaines attendraient Alain Mabanckou pour être canonisées quand a eu les Senghor, les Césaire – même si Césaire n’est pas Africain, il se considérait comme tel et c’est à Présence Africaine qu’il a publié le Cahier d’un retour au pays natal –, les Damas ? Si le passage d’un Africain au Collège de France suffit pour canoniser les littératures africaines, ça signifie quand même que la place que les gens lui donnaient ne signifiait absolument rien. C’est en revanche un événement très important dans le parcours d’Alain, il faut le situer dans sa vie – la vie de quelqu’un, qui était à Paris, qui est allé aux États-Unis et qui depuis les États-Unis a été découvert pour le Collège de France, avec toute la médiatisation que cela implique. Je ne suis donc pas sûr qu’une fois qu’Alain aura quitté le Collège de France, l’engouement pour les littératures africaines connaîtra un tournant. Bien sûr, il y a de plus en plus d’auteurs africains connus, médiatisés, dont les livres se vendent beaucoup, mais cela est lié à ce qui se passe dans le milieu littéraire... Enfin, même si on a tendance à nous voir comme un collectif, il me semble que quand on parle des écrivains, on parle quand même avant tout de destins individuels.
52AT : On revient donc à ce que vous disiez au Collège de France sur « le Moi » et « le Nous ».
53ST : Oui, et ici on est dans un destin individuel. Il faut aussi, surtout, se rappeler que les littératures africaines ne se font pas qu’à Paris. Nous savons très bien que leur part la plus significative, même au niveau de la qualité, c’est ce qui se fait en langue anglaise, et les auteurs les plus connus à l’échelle mondiale parmi les écrivains africains sont des auteurs anglophones. Le poids de la langue et du marché y sont pour quelque chose, et l’Afrique anglophone est plus étendue, plus peuplée, que l’Afrique francophone. On peut citer par exemple le premier prix Nobel pour un auteur du continent africain, attribué à Wole Soyinka, Ngugi wa Thiong’o, dont le nom revient chaque année pour le Nobel, Nuruddin Farah, un autre nobélisable, Ben Okri, Chimamanda Ngozi Adichie... On ne va dire que ce qui se passe au Collège de France les canonise, eux. Ils sont issus d’un autre espace de canonisation, l’espace qui domine le monde, l’espace anglophone. Bien sûr, je suppose que lorsqu’on part d’un événement situé à Paris pour aboutir à l’idée d’une canonisation des littératures africaines, on pense exclusivement à l’Afrique noire francophone… Il y a un destin presque parallèle pour les littératures d’Afrique du Nord, d’où sont issus des grands noms comme Edmond Jabès, Albert Cossery, Kateb Yacine, le prix Goncourt Tahar Ben Jelloun, le prix Nobel Naguib Mahfouz… Mais enfin, il faut reconnaître à un écrivain ce qui lui appartient, son parcours, et il faut parler du destin de cet écrivain, le destin d’Alain Mabanckou. Un destin que beaucoup d’écrivains lui envient et lui envieront, ça, c’est sûr ! Lui, il est entré dans l’histoire littéraire.