Entretien avec In Koli Jean Bofane (28/11/2016)
1Né en 1954 en République Démocratique du Congo, installé depuis 1993 en Belgique, Jean Bofane est l’auteur de trois romans parus aux éditions Actes Sud : Mathématiques congolaises (2008), Congo Inc. (2014) et La Belle de Casa (2018).
2Afriques transversales : Nous aurions aimé commencer par lire un bref extrait de votre dernier roman, Congo Inc. paru en 2014 aux éditions Actes Sud et couronné par de nombreux prix, entre autres par le Prix des Cinq Continents en 2015. Nous avons choisi cet extrait parce qu’il nous semblait particulièrement représentatif de la tonalité de vos romans et de la façon dont ils décentrent le regard qu’on peut porter sur la mondialisation. Il s’agit ici du cas de Modogo, un jeune enfant des rues ou shege qui a été rejeté par sa famille parce qu’on le prenait pour un enfant-sorcier. Le personnage principal, Isookanga, s’interroge à son tour sur ce que signifie l’identité magique prêtée contre son gré à Modogo par tous ceux qui lui imputent leurs malheurs :
Isookanga était mitigé. Mukulutu exagérait mais peut-être que, oui, les paroles de Modogo pouvaient avoir un effet néfaste sur celui qui savait écouter. Lorsqu’une agence de notation parle, il ne se passe peut-être rien tout de suite, mais l’effet papillon sera immédiat. Tout le monde commence à vous regarder de travers, les prêts à échéances se retrouvent brusquement grevés de taux d’intérêt faramineux, parfois même avant qu’on puisse solliciter l’asile financier dans un paradis fiscal, on pourrait, comme Madoff ou Mukulutu, se retrouver facilement en prison, sans parachute, sans rien, ruiné. Le jeune blindé avait raison : les mots – selon qui les prononçait – pouvaient parfois avoir un poids fatal ; avoir même plus d’effet que le choc d’une photo de soi menotté, pas rasé, pas coiffé, à la une de tous les journaux. (p. 217-218)1
3Ce passage nous a frappé pour deux raisons majeures. D’abord parce qu’il pose l’idée d’une puissance, d’une effectivité de la parole devenue performative – ce qui conduit évidemment à s’interroger sur le rôle du texte littéraire. On peut d’ailleurs rapprocher cette efficacité prêtée aux mots de ce qui se passe dans les dernières pages de votre premier roman, Mathématiques congolaises, où c’est la publication d’un cahier de mémoires qui permet de compromettre le politique corrompu qui sévit depuis le début du récit. D’autre part, votre analyse de la situation de l’enfant sorcier nous intéresse : elle montre qu’en somme, de la parole magique d’un enfant-sorcier de Kinshasa aux constructions financières bancales de Wall Street, il n’y a qu’un pas aisément franchi. Il n’y aurait donc pas lieu de distinguer entre une pensée magique irrationnelle et une pensée moderne, capitaliste. Tout au contraire, vous montrez que la mondialisation constitue un point de jonction où tous ces éléments se mélangent. C’est donc ces deux pistes – l’efficacité de la formule et la mondialisation – que nous aimerions aborder avec vous aujourd’hui.
4 Vous présentez fréquemment votre écriture comme un engagement, comme une façon de faire entendre au monde ce qui se passe au Congo : comment définiriez-vous le rôle de l’écrivain aujourd’hui ? Vous dédiez par exemple Congo Inc. à une série de grandes institutions internationales (l’ONU, le FMI, l’OMC) : pensez-vous que l’écrivain soit appelé aujourd’hui à entrer en dialogue avec ces organisations ?
5Jean Bofane : Pour dénoncer ces actions, j’aurais pu me faire journaliste, politicien… et puis non. Mon but est simplement de prendre la parole. Je viens du peuple mongo, comme Isookanga dans Congo Inc., et, chez nous, il y a peu de statuaire et même peu de griots, qui sont une caste qui se réserve l’art de la parole : chez nous, la parole est réservée à tout le monde. Le mythe de la création du peuple mongo a été écrit par tout le monde, il n’y a pas d’auteur. Je me suis donc contenté d’utiliser la parole, qui est pour moi créatrice. C’est pour cela que je fais le parallèle avec les agences de notations : du jour au lendemain, la note « A » peut vous permettre d’emprunter pour presque rien, mais si on vous l’enlève, l’argent s’évanouit. Il suffit de dire pour que la situation change.
6 Mon écriture est issue du traumatisme. Moi qui suis un Congolais, né six ans avant les indépendances, j’ai commencé à parler dans le traumatisme de la colonisation : j’écris en français aujourd’hui, et pour moi la parole est née de ce traumatisme. Le français est une langue traumatique avec laquelle on nous insultait tous les jours, j’entendais des ordres, il fallait obéir, et c’est dans cette langue-là que cela se passait. Dès que le Blanc disait « Fais ceci », tu le faisais. Au moment de l’indépendance du Congo, j’avais pratiquement six ans. Pour d’obscures raisons, il y a eu des soldats qui ont débarqué à la maison et qui voulaient nous tuer. Ce qui nous a sauvés, c’est uniquement une parole de ma mère : elle s’est insurgée, elle a ouvert la bouche et j’ai vu que le malheur s’est arrêté.
7 Et puis le temps a passé. J’étais un amoureux de la littérature, j’ai lu mon premier roman à dix ans. Il y avait encore la guerre à ce moment-là, mais Papa, pour me faire m’évader, me lisait des textes, la nuit, le soir. C’était souvent le soir que les rebelles arrivaient, alors le soir était une période inquiétante : ils n’étaient pas loin ! Mon père me faisait voyager à travers les textes et il me demandait de choisir un roman. Moi, je regardais la bibliothèque : on n’avait rien, on était dans une bourgade au Nord-Est du Congo… Je regardais tous ses romans et, soudain, j’en vois un : dessus il y avait écrit « Émile Zola » et un titre qui était « Nana », écrit dans ce français qui me traumatisait. Entre temps, j’avais été à l’école, on était même partis en Belgique et puis nous étions revenus. Là, on était en 1964. Je parlais le français et j’apprenais à le lire. Zola, pour moi c’était un mot congolais, ça veut dire « amour » en lingala. Et parmi tous ces mecs-là dans la bibliothèque, je me suis persuadé que le seul qui était Congolais, c’était lui. J’en étais sûr ! Mais au bout d’une demi-page, je me suis rendu compte que j’avais été floué : on était à Paris et les personnages étaient français. Mais j’ai continué la lecture.
8 Et puis, il y a eu le génocide au Rwanda en 1994. J’ai vu des gens venir raconter des choses sur le Rwanda, les Tutsi, les Hutu : tout était faux. On nous parlait de deux tribus, mais en réalité c’étaient des castes, c’était une question sociale. Un Belge est arrivé et a dit : celui-ci est Hutu, celui-là est Tutsi. Encore une fois, la parole est créatrice, il suffit de dire et les choses surviennent. Je l’ai vu quand on tuait des gens au Rwanda, quand des gens en découpaient d’autres en morceaux. J’étais déjà de retour en Belgique à ce moment-là, depuis juin 1993. Sous les noms de ceux qui s’exprimaient à la télévision – c’étaient des chercheurs universitaires –, il y avait écrit « africaniste ». Je me demandais ce que c’était. Pourquoi fait-on parler des africanistes et pas des Africains ? Je ne connaissais pas le mot ! Je me suis dit que la paix peut se créer par la parole : je crois en la force de la parole, c’est primordial. On rêve de ce pouvoir de la parole, nous tous. On rêve que le texte peut agir.
9Quand je me suis lancé dans Congo Inc., j’ai écrit un tiers du texte et puis cela n’avançait plus parce que j’ai eu des problèmes personnels qui m’ont saboté l’âme pendant un an et demi. Je n’ai plus écrit une ligne. Je traitais de la mondialisation, de ces groupes rebelles du Congo, de la tentation de mettre le Congo sous le joug des multinationales. À ce moment, un groupe armé nommé le M23 a repris les armes. J’ai été complètement bouleversé : j’étais en train d’écrire sur eux, ils s’étaient calmés un peu et moi aussi, puisque j’étais resté en friche pendant un an et demi, et voilà qu’ils se remettaient à attaquer ! Alors après un an et demi, je me suis aussi réveillé de ma léthargie, j’ai pris mon crayon et un morceau de papier et j’ai commencé à rédiger en Belgique. On rêve d’instaurer la paix, on rêve au bonheur, à la fin de la guerre. Et peut-être est-ce avant tout là ce qu’espère l’artiste : arrêter les malheurs de ces guerres. Donc quand eux tiraient à la kalachnikov, j’ai décidé d’attaquer au calame à Bruxelles. Et je me suis assis et, pendant un an, j’ai écrit entre quatorze et dix-huit heures par jour. Quand ils ont déposé les armes à Kampala, j’ai reçu un prix littéraire à l’Université de Naples. Je crois que la littérature a remporté une victoire sur la guerre ce jour-là…
10AT : Vous consacrez de nombreuses pages à l’enrôlement des jeunes garçons. Cette violence extrême, que vous associez à celle des jeux vidéos, est pourtant contrebalancée régulièrement par le rire. Il y a par exemple ce shege, un enfant des rues pourvu d’une kalachnikov, qui rêve d’un pistolet à eau. Il a un geste très beau : il achète à prix forcé son fusil à eau et il tire vers le soleil :
Au Grand Marché, il était tombé en arrêt devant le pistolet à eau. Il était resté en arrière du peloton et avait fait demi-tour pour revoir le jouet et peut-être l’acquérir. Le vendeur avait accepté un prix moindre. Omari avait immédiatement rempli l’arme en menaçant un vendeur d’eau pire. Quand il avait pressé la détente, une irrésistible envie, vite réprimée, de rire lui était venue. Il l’avait à nouveau pressée, et avait ri à n’en plus pouvoir. (p. 124)2
11Pensez-vous que le rire ait sa place dans l’écriture de la guerre ?
12JB : Le rire, c’est l’échappatoire. En général, quand on vit une situation dramatique et qu’on en réchappe, on en rit après. J’ai eu la malchance de vivre des choses extrêmement difficiles avec ma famille et, plus tard, les choses se sont reproduites avec le temps : ce que j’avais vécu en ne voulant pas que mes enfants le vivent, ils l’ont vécu à leur tour. On n’est pas maître du destin. Avoir réchappé aux drames vous donne de la distance. Quand cela ne finit pas mal, on devient un homme habité par beaucoup d’espoir.
13 Je me souviens d’un épisode : les nantis avaient été dépouillés, les tireurs avaient tout pris. Après trois jours, il n’y avait plus rien. La première chose que l’on fait en regardant à droite et à gauche pour s’assurer qu’on ne tire plus, c’est aller voir les voisins. On allait voir les amis, la famille, et ensuite, on cherchait à manger : c’était le pain que nous cherchions, on roulait en suivant l’odeur du pain. Je ne pouvais pas imaginer avant que l’on pouvait sentir l’odeur du pain à deux cent mètres ! Tous les boulangers de Kinshasa avaient été pillés. Quand quelqu’un vous voyait en voiture avec du pain, il vous arrêtait pour savoir où était le seul boulanger encore en activité. Ce sont des choses essentielles qu’on oublie. Tout devient merveilleux quelque part, et c’est aussi le rôle du rire. Je ne sais pas comment je fais pour en réchapper mais à chaque fois, il y a le rire : parce que tout cela est dérisoire, finalement. Tuer son semblable, pour obtenir quoi ? Si on n’en réchappe, on rit deux fois, parce que toutes ces atrocités sont dérisoires : c’est pour cela que je dresse un parallèle avec les jeux vidéos, ce sont des fous qui jouent avec nos destins, pour rien. Je ne voyais pas comment expliquer cette guerre au Congo : cela fait plus de vingt ans qu’elle dure, mais comment expliquer une telle absurdité ? On viole et on mutile des femmes pour obtenir des matières premières pour fabriquer des LEDs, des voitures électriques, ce que le Président américain appelle le high way of life. C’est terrible et en même temps, on ne peut qu’en rire. Comme ces petits shege qui rient à gorge déployée… C’est pour cela que je dédie mon livre au FMI, à l’ONU et aux organisations internationales. Congo Inc., c’est un archétype, un algorithme : on appelle ça un pays, mais c’est surtout la première réserve mondiale de matières premières. Le Congo est le laboratoire du futur. Ce qui se passe là-bas, il ne faut jamais croire que c’est parce que ça se passe à 8 000 kilomètres que c’est loin. J’explique aux gens en Europe qu’un jour le FMI vous traitera pareil, et même pire que des nègres. Regardez comme ils traitent les Grecs : ils vont mettre cent ans pour payer leurs dettes ! L’important, c’est le triple A et rien d’autre. Un Allemand ou un Français va emprunter à un pourcentage dérisoire alors que nous, on emprunte à 25% d’intérêt : une folie ! Mais comment ne pas rire de tout cela ? On ne peut vraiment pas prendre tous ces gens au sérieux. Nos livres doivent les aider à comprendre qu’ils ne sont pas sérieux.
14AT : Vous avez commencé par un livre pour enfants, dont le titre, Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux, laisse bien entendre qu’il s’agit d’une fable politique allégorique. Qu’avez-vous retiré de cette expérience d’écriture particulière ? Vos personnages principaux dans Mathématiques congolaises et dans Congo Inc. sont de jeunes garçons, à l’entrée de l’âge adulte. Pourrait-on dire que vous écrivez des romans de formation ? Dans les deux cas, vous mettez en scène des personnages d’ambitieux : Célio Mathématik n’hésite pas à compromettre ses valeurs pour accéder à un poste important et Isookanga se rêve en mondialiste parfaitement intégré aux réseaux du commerce international. François Busnel, dans une critique de Congo Inc. parue dans L’Express, fait d’ailleurs d’Isookanga un « Rastignac Pygmée ». J’aurais donc voulu vous interroger sur cette caractéristique de vos héros, qui sont toujours des jeunes gens ambitieux, qui vont de l’avant, et qu’on pourrait effectivement imaginer lançant au monde un défi, à la façon de Rastignac surplombant Paris. On peut citer à cet égard la fin de Congo Inc. :
Être allé en ville s’était avéré utile : cela lui avait permis de savoir qu’il ne règnerait plus seulement sur kambala et des pangolins, mais aussi sur des valeurs plus terre à terre, du genre de celles qu’on attribuait facilement à n’importe quel monarque un peu glamour. Pourquoi pas à lui, Isookanga Lolango Djokisa, jeune Ekonda et mondialiste de surcroît ? (p. 294)3
15Est-ce une façon pour vous de lutter contre le préjugé qui fait de l’Afrique un continent passif, qui ne se prend pas en main ?
16JB : On n’est pas dans une époque facile. Ma mère me disait : nous, à votre âge, nous avions un emploi, une voiture… La question que je me pose c’est : comment construire sa vie dans des conditions impossibles ? Dans Mathématiques congolaises, le personnage n’a qu’un roman avec lui pour construire sa vie. Avec ce gobelet ou cette bouteille d’eau, je peux construire ma vie et je parviendrai à quelque chose. Mes personnages, c’est la littérature qui les aide à prendre leur place dans le monde. Pour Isookanga dans Congo Inc., tout part d’un ordinateur : à travers son écran, il entrevoit le monde et il devient un démiurge à partir de cet outil qu’il vient juste de découvrir. Il ne faut pas rater son histoire vers trente ans, c’est un âge difficile : c’est là où tout le monde vous attend au tournant. J’aime beaucoup cet âge-là, car c’est un âge très complexe.
17 Les récits pour enfants, c’est autre chose. Je débarque du Congo en juin 1993 : deux ou trois semaines avant, il y a eu des fusillades partout comme je n’en n’avais jamais vu. Des types nous ont tiré dessus et on les avait traqués ensuite. Une fois en Belgique, je découvre que c’est difficile d’expliquer ce qui se passe à Kinshasa et au Congo. Les gens vous regardent avec de grands yeux. J’ai trouvé ça épouvantable. Je me suis dit : « Bon, les adultes de toute façon, ils ne comprennent rien, donc je vais d’abord m’intéresser aux enfants. Les grands, on s’en occupera plus tard… ». Et c’est vrai que les romans sont venus plus tard. Pourquoi le lion n’est plus le roi des animaux est un livre sur la démocratie : il n’est plus le roi parce qu’il a déconné, il a joué au dictateur et il s’est fait déboulonner par la mangouste. Il fallait montrer aux enfants ce qu’est la dictature : les enfants sont très touchés par la justice. Lorsqu’un enfant dit « ce n’est pas juste », c’est grave. Même si tu es une petite mangouste, tu peux faire quelque chose contre l’injustice : c’est ce que je voulais montrer.
18AT : Vos romans sont porteurs d’un formidable espoir. Il y a une grande énergie dans cette bande d’enfants des rues, ces shege, qui terrorisent tout le monde et en viennent à imposer leur loi. Vous évoquez également un conflit de générations : lorsque le personnage de l’oncle vient en ville apporter une peau de léopard pour alerter sur la crise écologique qui se dessine, il se trouve confronté à un jeune Rastignac orgueilleux et insouciant. Quel sens donnez-vous à ce dialogue de sourds entre les générations, avec d’un côté le vieil oncle grognon qui ne comprend pas tous les enjeux, et de l’autre son neveu, obnubilé par ses écrans au point qu’il serait prêt à raser toute la forêt pour obtenir ce qu’il désire ?
19JB : L’oncle se rend compte qu’un léopard a été tué par des phacochères, et que là, il faut se poser des questions. Cette histoire m’a été inspirée par un fait d’actualité : j’ai entendu un jour au Canada qu’un ours blanc avait été tué par un ours brun. C’est la fin d’un monde : l’ours blanc, c’est le plus grand et le plus costaud des ours ! Il a dû descendre, descendre, parce que la banquise fond : il a cherché à manger, il s’était amaigri en descendant et c’est pour ça qu’il s’est fait tuer. L’oncle est dans cette logique-là : il est convaincu que l’ordinateur ne sauvera pas le climat. C’est quelque chose qu’on oublie. On est trop concentrés sur les écrans.
20AT : Vos personnages d’ambitieux sont aussi souvent des arnaqueurs, ou pour reprendre le terme des Mathématiques congolaises des « esquiveurs » qui trouvent des combines pour parvenir à leurs fins, et éventuellement dépouiller leur prochain. Je pense par exemple au pasteur-sapeur qui sévit dans Congo Inc. et invite ses ouailles à souscrire des chèques à l’ordre du paradis. Comment expliquez-vous cette récurrence des figures de l’arnaqueur dans vos livres ? Est-ce encore une façon de parler de la mondialisation et du libéralisme ?
21JB : Mes personnages, même s’ils sont attachants, ne sont pas vraiment recommandables. Le titre de travail de Congo Inc., c’était « Putain de pygmée » : je voulais que ce soit une personne issue d’une minorité ostracisée, mais que cela ne l’empêche pas d’être un salaud comme n’importe qui. Je voulais faire de ce gars un mondialisateur qui serait aussi un « esquiveur » : un personnage qui peut faire des trucs douteux mais qu’on aime quand même.
22Par ailleurs, j’ai toujours beaucoup de personnages secondaires, sept, huit environ. Ils sont toujours très chargés, même si on ne les voit pas trop. Ils existent vraiment. Je ne conçois pas de ne pas construire entièrement un personnage, avec son passé, sa gestuelle… Je suis obligé de les fabriquer totalement pour pouvoir les visualiser quand j’écris. En somme, je n’aime pas beaucoup le terme de « personnage secondaire » : chacun joue le premier rôle dans sa vie, personne n’a de rôle secondaire. Moi qui suis le narrateur, je m’attribue le premier rôle, parce que c’est moi qui gère les narrations et je ne donne que des rôles principaux. Même s’ils ne passent que cinq minutes, les personnages sont bien là. C’est un souci que j’ai, que l’on soit bien représenté sur cette terre, que l’on ait son importance.
23AT : Dans Congo Inc., il y a notamment trois femmes qui se révèlent toutes portées par le désir de vengeance et qui parviennent, à la fin du roman, à sortir du rôle qui leur était attribué. Je pense à Adeïto Kalisayi qui parvient à ce qu’un seigneur de guerre soit lynché par la foule, à la jeune prostituée, Shasha-la-jactance, qui, à petit feu, empoisonne le représentant de l’ONU qui profite d’elle. Et il y a aussi le personnage de Chiara Argento, l’enquêtrice, qui se rend compte des collusions de l’ONU avec les rebelles. Comment envisagez-vous ces différentes figures féminines ?
24JB : La guerre du Congo n’est pas une vraie guerre : il n’y a pas d’idéologie, il n’y a pas de revendication territoriale, il n’y a rien. C’est une guerre de pillage. Pour moi, c’est le premier grand drame de la mondialisation. 500 000 femmes ont été violées et mutilées, au poignard et au fusil d’assaut. Le fil rouge de la guerre du Congo, c’est la violence faite aux femmes. Je voulais donc retracer des parcours de femmes, sujettes à différentes violences. Adeïto était esclave sexuelle dans la forêt d’un seigneur de guerre qui a rasé son village. Le seigneur de guerre s’est attaché à cette femme et il ne peut plus se séparer de son corps : lors des accords de paix de Kinshasa, il l’emmène avec lui. Shasha-la-Jactance est une enfant des rues, de 14-15 ans, qui est prostituée et qui a comme client un agent de l’ONU : on parle là de pédophilie. Il y a aussi la Chinoise Gong Xiyan, harcelée moralement et sexuellement par un agent chinois qui en a après son mari parti travailler au Congo. Toutes ces femmes sont des femmes fortes. Je voulais montrer une scène sexuelle entre la gamine, Shasha, et son client. Ça a pris des mois et des mois pour que je puisse l’écrire. Il fallait que je me mette à la place de Shasha : elle s’appelle la Jactance parce que c’est la parole qui la sauve. Elle est insolente, alors elle s’en tire. Je voulais écrire une scène et que personne ne puisse plus ressentir de désir après avoir lu ça. Je voulais montrer la nudité cruelle de ces actes.
25 Et puis, il y a aussi le personnage de Chiara Argento, qui a beaucoup d’humanité. Elle a une sorte de nausée, comme un médicament qui ne passerait pas. Vous avez beau faire, ça ne passe pas. Chiara c’est ça : elle n’en peut plus, de tous ces morts, de l’impunité des dirigeants. Dans les rouages même de l’ONU, tout le monde ment à tout le monde. Elle n’en peut tout simplement plus. Je précise bien que ce qui lui arrive n’est pas intellectuel, pas du tout : elle est à un concert de Rostropovitch – qui était mort en 2007, que j’adore et à qui je voulais rendre hommage, je voulais l’entendre encore une fois jouer le Prélude numéro 1 de Bach – mais dès que le concert est terminé, dans les rues de New York, elle est prise d’une énorme nausée.
26 En parlant de ces personnages secondaires qui n’en sont pas, vous savez parfois je pleure encore en pensant à Shasha-la-Jactance. Je pleure comme un enfant. Chiara, j’en suis tombé amoureux et je n’ai pas fait exprès ! Au début, je l’avais mise dans un bureau et non pas à un concert. Elle est là, devant l’Hudson River, elle termine ses dossiers, elle défait ses cheveux, elle enlève ses lunettes. Devant la baie vitrée, elle est un peu ankylosée et elle fait un certain geste... Et à partir de là, j’étais foutu ! Quand elle a fait ce geste, j’en suis tombé fou amoureux ! Quand on vous parle de personnages secondaires ou principaux, tout peut arriver ! Je balise souvent mes récits, je fais des plans avec des sections, c’est très minutieux, mais parfois le personnage vous échappe.
27AT : Il y a aussi une autre femme dont nous n’avons pas parlé, Aude, cette anthropologue belge qui est prise d’une attraction irrépressible pour le héros. Ils font l’amour mais elle est habitée par un intense sentiment de culpabilité…
28JB : On doit revisiter la mémoire coloniale absolument. On ne peut pas continuer ainsi. Comment voulez-vous que l’Europe puisse parler de son avenir lorsqu’elle oublie son passé ? Je représente l’Europe qui a couché, ou plutôt qui a forniqué avec plusieurs concepts : le christianisme, l’esclavage, la colonisation, la théorie des races, le capitalisme. Ce n’est pas rien. Quand vous n’arrivez pas à admettre que la théorie des races a existé, quand vous ne voulez pas en parler, on ne peut pas discuter ni construire d’avenir ! L’Occident a été bâti sur des millions et des millions de bras qui étaient gratuits, des minerais et des matières premières gratuites. Du jour au lendemain, il n’y a plus eu tout cela. Il faut en parler. Il faut parler du passé. Les petits dans les Cités, ils ne se sentiraient pas si mal si on parlait ouvertement de l’existence de la théorie des races. Aude croit qu’elle peut absorber tous ces maux en se donnant à un jeune Congolais. Je ne lui ai concédé qu’un demi-orgasme. Elle est pleine de clichés et de stéréotypes. Elle incarne l’impossibilité du débat.
29AT : Joseph Tonda dans son dernier livre, L’impérialisme postcolonial, revient sur l’un de vos personnages, Modogo. Selon lui, cet enfant des rues qui répète les phrases entendues dans les films d’horreur américains, incarne à lui seul une facette de la mondialisation, qui greffe dans nos inconscients certaines images, certaines paroles obsédantes :
[…] je suggère de considérer Modogo comme un sujet réellement possédé, c’est-à-dire obsédé et hanté par le Verbe d’un colonisateur qui est l’imaginaire cinématographique américain des films d’épouvante. Un imaginaire qui a ici toutes les caractéristiques d’un impérialisme dont le colonialisme se manifeste par une présence-absence : les images visuelles et auditives des acteurs américains. Cet impérialisme colonial des images, c’est-à-dire ce colonialisme de ces « abstractions réelles » que sont les spectres, est celui que j’ai suggéré de conceptualiser avec la notion d’impérialisme postcolonial. (p. 66-67)4
30Que pensez-vous de cette lecture ? Modogo est-il la victime d’un « impérialisme postcolonial » ?
31JB : Il y a deux ans, j’étais dans un taxi à Paris. J’ai eu une absence d’un quart de seconde, et j’ai regardé à travers la fenêtre en me demandant où j’étais. La voiture était en train d’avancer, je me demandais si c’était Lyon, Alger, Brazzaville. Je n’osais pas demander au chauffeur. De nos jours, toutes les villes se ressemblent, avec leur Starbucks et compagnie. On a le même vocabulaire, on a le même code. Tout le monde est sous Android ou Apple. Le monde s’uniformise. Modogo, lui, crée des brèches que personne ne comprend. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il est décalé – parce qu’il prononce mal l’anglais. C’est plus facile pour les autres de le désigner comme enfant-sorcier : on se débarrasse du problème.
32 Avant que je me marie, je vivais dans une maison qui était pleine, il y avait quatorze chambres à coucher ! L’une de mes cousines, Valentine, quatorze ans, déconnait tout le temps. C’était l’âge difficile : on ne parlait que de Valentine. Un jour ma maman, sa tante donc, appelle tout le monde : « Montrez-moi à Kinshasa une poubelle où l’on peut jeter les enfants et j’y jette Valentine ! » Il n’y a aucun endroit où on peut jeter un enfant. Ce phénomène d’enfant-sorcier, c’est ça : l’incapacité à gérer les enfants. Au Congo, les enfants-sorciers, c’est un prétexte pour se débarrasser de sa progéniture pour des raisons économiques. Dès que quelqu’un qui dispose d’une certaine autorité le décrète, ce mot « d’enfant-sorcier » fait loi.
33AT : Outre les shege, vous évoquez un autre phénomène congolais bien connu : la SAPE (ou Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes) est omniprésente dans vos romans. Je citerai à titre d’exemple ce passage des Mathématiques Congolaises :
Des sapeurs et des sapeuses défilaient dans la rue. Matonge, égal à lui-même, méritait sa réputation de quartier-phare de la ville. Les jeunes gens rivalisaient d’élégance dans des vêtements inspirés des grands couturiers. Là où Hampâté Bâ et Sartre n’avaient pas réussi, Giorgio Armani, Gianfranco Ferre, Takeo Kikushi et Thierry Mugler avaient, depuis belle lurette, intégré l’inconscient collectif des jeunes Kinois. (p. 136-137)5
34L’accès au statut de sapeur dans vos textes coïncide souvent avec une perversion morale : ainsi Célio se chausse-t-il de Westons en même temps qu’il compromet ses principes… Quel regard portez-vous sur ce phénomène vestimentaire qui trouve un large écho dans l’art et la littérature congolaise ?
35JB : Le phénomène de la sape est au-delà des marques. Dans un pays délabré où les infrastructures sont défaillantes, où les soins de santé ne sont pas disponibles, l’État et la gouvernance sont cassés, il ne reste que l’individu. Tout ce qu’il a, c’est lui-même, c’est la façade et la performance. Pour se nourrir, il faut passer par le secteur informel. Ce n’est pas le salaire qui va vous nourrir à Kinshasa aujourd’hui. Le salaire, ce n’est rien, c’est la fonction. Donc les sapeurs du Congo sont plutôt des performeurs, ils se mettent en scène : être sapeur, c’est tout autre chose que montrer uniquement telle ou telle marque, c’est montrer une individualité. Il y a un dicton à Kinshasa qui dit que ce qu’il faut revêtir en premier quand vous rentrez quelque part, c’est le charisme. La vie est courte, là-bas, on a cette conscience que la mort peut venir en quelques heures : je pense à la malaria cérébrale par exemple et à Kiripi Katembo, ce grand photographe congolais, décédé l’an dernier en quelques heures. La performance, c’est la vie aussi.
36Kiripi Katembo, qui a fait la couverture de mon livre, s’est battu pour la représentation des familles congolaises, en réaction aux histoires misérabilistes que véhiculent les médias européens. Le Congolais, en général, n’aime pas l’objectif parce qu’il sait que les images qui circuleront ne lui ressembleront pas. On ne peut pas décrire la misère uniquement par la misère. L’objectif est interdit à Kinshasa, sinon il se fait arrêter. Kiripi Katembo, lui, a pointé sa caméra sur les flaques d’eau partout dans la ville, à la saison des pluies. Il a saisi l’image même de la mauvaise gouvernance. Un trottoir qui serait bien propre, il ne laisserait pas stagner l’eau. Dans un pays bien géré, il y aurait un système de drainage de l’eau. Mais là, il y a des nappes d’eau partout et c’est là que les moustiques pondent le plus. Kiripi Katembo reflétait la vie de Kinshasa, saisie à l’envers. Kiripi Katembo, ce génie, en est mort, ce sont les moustiques qui l’ont tué à 34 ans. Dans des territoires traumatiques, la littérature ne peut pas être juste un récit. Il faut pouvoir rendre une individualité aux personnages.
37AT : Vos œuvres accordent une grande importance aux médias, aux écrans : ils font l’objet de manipulations politique dans les Mathématiques Congolaises, ils donnent un écho à la manifestation des shege dans Congo Inc. Comment l’écrivain s’inscrit-il dans ce dense réseau médiatique, où il est parfois difficile de distinguer le vrai du faux ?
38JB : Je n’ai pas commencé ma carrière comme romancier : j’étais publicitaire. Je peux vous faire acheter n’importe quoi. Si vous n’aimez pas le Coca, je vous fais une publicité et vous aimerez le Coca toute votre vie. Mon métier, c’était de manipuler les gens. Aujourd’hui, je reprends des éléments de discours, je les démonte et j’en fais des livres. J’étais en train d’écrire Mathématiques congolaises quand Colin Powell a déclaré la guerre à l’Irak. Tout le monde l’a cru, sauf moi qui étais en train de faire la même chose dans mon roman, où mon personnage procède exactement pareil : Tromper les gens par de la rhétorique ! Nous sommes devenus des consommateurs, qui absorbons des slogans, des phrases toutes faites, avec des mots-clés. En cela, le discours publicitaire et le discours politiques sont complètement similaires. Dans Congo Inc., lors de la révolte des shege, Zhang Xia utilise un discours communiste plein de phrases toutes faites, complètement plaqué sur la réalité, sans objet. Dans Mathématiques congolaises, il y a aussi la construction de fausses images, d’une fausse rébellion, d’un faux coup d’État. Une couveuse démontée devient une arme de destruction massive à la télévision, où elle passe pour un détonateur. Parmi vous, qui a déjà vu un détonateur ? Personne, c’est aussi simple que ça. La réalité dépasse la fiction. J’entends des choses, et ce que je fais, c’est que j’atténue ! Ce que l’on fait croire aux gens en ce moment, c’est inimaginable !
39AT : J’ai beaucoup apprécié dans Congo Inc. votre recours au support du jeu vidéo qui permet également de penser l’impérialisme. Le personnage principal ne se lasse pas du jeu de pouvoir et de stratégie Raging Trade, dans lequel il est aisé de reconnaître les avatars du monde contemporain. Pourquoi ce recours au jeu vidéo ? Vous êtes-vous inspiré de jeux existants ?
40JB : Quand j’écris, je discute énormément de ce que je suis en train de faire. D’autres me disent que je vais me faire voler mes idées, mais cela me semble absurde : je me nourris au contraire du partage. Au début, je détestais les jeux vidéos. J’ai horreur de ça. Mais je me suis dit que j’allais écrire un jeu vidéo que moi-même j’allais adorer…