Diderot et Chardin : la voie du silence
1Il y a plus d'une raison pour parler de silence à propos du rapport entre Chardin et Diderot, la plus voyante étant le contraste entre l'importance reconnue par le critique au peintre et l'étendue relativement modeste des textes qu'il lui consacre.
2Diderot (presque) réduit au silence ? C'est ce que suggère l'ironique et admirable tautologie de 1769 : « Qu’est-ce que cette perdrix ? Ne le voyez-vous pas ? C'est une perdrix. Et celle-là ? C'en est une encore » (1769, p. 420 ).
3La nature morte (pour user de ce terme moderne, mais qui couvre bien le domaine du peintre dit « à talents » ou « dans le talent des animaux et des fruits") n'a pas toujours été silencieuse. Les Vanités du XVIIe siècle (en sa première moitié surtout) tiennent un discours sur les fins dernières et le crâne, la montre, le sablier ramènent le spectateur au texte biblique. Ainsi se trouve mimé le paradoxe évangélique : de grandes choses sont dites avec, sinon de petits mots, du moins de petits, de pauvres objets. Discours symbolique dont l’effacement se compense mal, à l'ère louis-quatorzienne, par le luxe et la complexité de grandes machines décoratives ; du moins cette dernière solution donne-t-elle à l'écrivain de quoi décrire. Enrichir le modèle, éventuellement en l'animant indirectement : Diderot n’envisage pas d'autre voie, lorsqu'il entreprend en 1766, dans les Essais sur la peinture, de réformer les catégories du genre et de l'histoire (Essais, p. 68). En quoi Chardin semble comme oublié, qui ne représente que des objets humbles, dont rien n'indique en outre qu'ils reprennent les significations symboliques du passé, objets dont il ne semble y avoir guère autre chose à faire que de les nommer.
4Devant cette menace de silence, on peut s'étonner des discours que Diderot n'a pas tenus. De ses hypothèses sur la nature de la matière, l'auteur du Rêve de d'Alembert ne tire nul parti pour animer ces objets muets (alors que ces mêmes hypothèses affleurent à propos du paysage). D'autre part, les scènes de genre (Chardin n'en invente plus après 1751, mais produit encore de nombreuses « redites » après cette date) offraient l'occasion d'un commentaire plus aisé à l'homme d'écriture, supposé spécialiste de l'âme, et les contemporains (La Font de Saint-Yenne, Le Blanc, Baillet de St Julien) ne se sont pas privés de souligner l'intérêt psychologique de ces toiles, par lesquelles Chardin semble échapper un peu à sa « bassesse » originelle. (Chardin se voit même dédier en 1753 une lettre sur « les caractères en peinture »…). Diderot qui pourtant n'hésite pas à bâtir le roman d'une défloration autour de la jeune fille de Greuze qui pleure son oiseau mort, s'en tient, pour Chardin, à un bref commentaire, assez critique, de la Pourvoyeuse, en 1769. Rien non plus en conséquence sur Chardin comme apôtre d'un « nouveau goût » (selon l'expression du Mercure de 1738), dont Mariette craignit la concurrence pour les grands genres. Quant au discours biographique, si productif lorsqu'il s'agit de Boucher le corrompu, il est à peu près inexistant : l'image passagère d'un Chardin « homme du monde » et « peintre négligé », en 1761, peut faire sourire, tant elle décèle l'ignorance de Diderot quant à la personne de Chardin (il hérite peut-être ici du Chardin paresseux évoqué dans les Jugements anonymes de 1751) et quant à la pratique de ce que Roger de Piles appelait le style « ferme », et que l'auteur des Salons appellera manière « heurtée », un peu plus tard. Mais cette image ne sera pas remplacée par une autre : rien ne s'annonce ici du Chardin moral, sérieux, porteur des valeurs bourgeoises de l'intimité, qu'affectionneront certains critiques ultérieurs. Le penchant au moralisme de Diderot semble avoir été, dans ce cas, curieusement inhibé. Et pourtant le critique a bien connu le peintre, dont il rapporte souvent les propos.
5Diderot préfère se casser le nez, comme les oiseaux de Zeuxis, sur cette nature « basse, commune et domestique » qui décourage la parole. Sans tenter de dresser ici le catalogue de ses dettes, on ne saurait dire que cette nature lui inspire des réflexions particulièrement originales, la majorité des termes et des idées mis en jeu ayant déjà connu, en 1759, une large circulation chez ses prédécesseurs : ainsi de l'invention (« pinceau inventeur », disait La Font), de l'originalité inimitable, de la manière qui s'accorde inexplicablement avec la vérité (Baillet, 1758, p. 63), du magicien, de cette parole produite par les « compositions muettes » (qui nous fait remonter aux Conversations de 1677, de Roger de Piles...). L'analyse de Diderot ne décèle aucune supériorité marquée sur celles qu'ont pu faire ses contemporains à propos de Chardin.
6En revanche, fleurit, dans les Salons, le discours que j'appellerai de la parfaite imitation, incessant développement d'un « comme ça ressemble » dont la rhétorique permet de varier les figures. Depuis les bouteilles que l'on prendrait « par le goulot », les pêches et les raisins qui « éveillent l'appétit », du Salon de 1759 (1759, p. 97), Diderot répète sans se lasser le thème de la « nature » et de la « vérité ». Il énonce donc gravement en 1763 que cette porcelaine est de la porcelaine, et que Chardin manie non point des couleurs mais « l'air et la lumière » (1763, p. 220). Discours parfaitement creux, puisque le spectateur sait parfaitement qu'il n'en est rien, qu'il ne sera pas tenté de manger des fruits en peinture, et que la question éludée est celle des moyens de cette « magie". Or l'ébauche de description semi-technique qui suit les assertions de 1763, tourne court et n'aura pas de suite dans les autres Salons. Si Diderot a entendu le « discours des tableaux », il en a bien gardé le secret et s'est trouvé, en tous cas, dans l'incapacité de le transcrire. Tout au plus apprendra-t-on en 1767 que Chardin, dit-on, se sert de son pouce... (1767, p. 131).
7Mais lorsque Diderot tente d'échapper à une célébration rhétorique et d'appliquer la théorie de l'imitation pour expliquer l'effet du tableau de Chardin, un malin démon semble le conduire à d'étranges et inaperçues fautes de logique. Ainsi, en 1765, soucieux de comprendre pourquoi une nature morte de Chardin l'enlève à un paysage de Vernet (dont le genre est supérieur), il affirme : c'est « comme dans l'univers » - où pourtant les êtres inanimés intéressent « moins » que les animés... (1765, p. 117). Autre exemple : le commentaire de la Raie en 1763. Le raisonnement peut se résumer ainsi : 1/ l'objet est « dégoûtant » ; 2/ l'imitation est parfaite ; 3/ la copie a donc le même effet que l’original ( « l'aspect » même de la chose n'affecterait pas autrement) ; 4/ le tableau n’est pas dégoûtant (ceci sous la forme d'une leçon à Pierre : « sauver par le talent le dégoût de certaines natures »), (1763, p. 220). Visiblement, Diderot bute ici en un point où il lui faudrait remettre en question la théorie même de l'imitation et celle de la hiérarchie des genres. À examiner de près ce dégoût, Diderot pourrait-il se dispenser de songer à l'emploi péjoratif du même terme, lorsqu'il qualifie l'échec à susciter l'horreur, dans les tableaux d'histoire ? question périlleuse, pour diverses raisons.
8Tout d'abord parce que cette question rejoindrait de trop près le désir évident qu'a Diderot d'appliquer à Chardin les éloges qui conviendraient à un « grand » peintre. Céder à ce désir, ce serait ébranler les bases sur lesquelles le reste de sa critique s'est fondée, et le discours dominant qui la soutient. Et c'est bien pourquoi la parole de Diderot s'arrête ou trouve moyen de placer de manière indirecte les mots qu'il a envie de dire.
9Dès 1759, la catégorie de « grandeur » vient se dessiner obliquement à travers celle de « largeur » appliquée au « faire » de Chardin, tandis que celle de l'histoire apparaît par la mention du nom de Raphaël, modèle idéal du peintre d'histoire. L'idée de réduire expérimentalement les dimensions de la Sainte Famille est assurément quelque peu hérétique en regard de la position classique comme de celle d'Aristote. Mais surtout l'amalgame Chardin/Raphaël induit un glissement subreptice du faire à l’idée, que Diderot ne saurait assumer théoriquement, puisqu'il s'applique partout ailleurs à opposer les deux notions. C'est marginalement, en 1765, à propos de Bachelier, mais lui donnant l'exemple de Chardin, que Diderot évoque le thème scandaleux d'un faire qui pourrait remplacer l’idée (« point de milieu : ou des idées intéressantes un sujet original, ou un faire étonnant »), pour aboutir à la formule étonnante, mais à peine intelligible dans le contexte de l'époque, du sublime du technique, véritablement trop explosive pour supporter le développement (1765, p. 111). Un triomphe de la main, ou du pouce, peut-être...
10Comme le mot sublime, le terme créateur (employé alors, en matière d'art, comme adjectif et non comme substantif) ne peut guère qualifier que l'artiste qui a pu faire, au sens précis du terme, pleuve d'invention. Dans l'hyperbole du Salon de 1763 précédemment évoquée, celle d'un Chardin maniant l'air et la ]lumière, on est tout près de l'image du démiurge (que Diderot peut appliquer moins malaisément au paysagiste Vernet) ; mais il faudra attendre le Salon suivant et une allusion complexe à l'idéalisme des sensualistes pour arriver à une comparaison en règle entre Chardin et le Créateur, au sens théologique du terme (1765, p. 220). Le détour philosophique permet ici de supposer que Chardin mérite la comparaison pour être arrivé au comble de l'imitation, non pour avoir « créé », ce qui évite de poser la difficile question du rapport entre invention et imitation pour les œuvres dont le modèle est présent. Diderot semble ici se satisfaire d'avoir prononcé le mot désiré, le signifiant, même si le signifié ne suit pas : la majuscule et sa justification interdisent qu'on lui impute une conception « créatrice » de la nature morte, qui ne peut manquer pourtant de venir à l'esprit.
11Un grand artiste est immortel, en ce sens que la postérité continuera à s'intéresser à ses œuvres. « Ses tableaux seront un Jour recherchés » (1759, p.98) prédisait Diderot. En 1767, cette immortalité prend corps d'une curieuse façon : une méditation sur les pastels de La Tour (dont les portraits ont plus de « mérite » que les natures mortes) condamnés à s'envoler dans les airs, méditation ornée d'une citation de la Bible (« memento homo, quia pulvis es...»), conduit à évoquer par contraste le caractère durable de la peinture à l'huile, et donc le fait que l'on verra Chardin, et — conclusion non tirée — qu'il bénéficiera d'une immortalité effective... Si le lecteur vient à penser que Chardin est plus grand que La Tour, Diderot n'y est en somme pour rien. Le signifiant immortel est entré en contact avec le nom Chardin, et c'est tout. (Faut-il ajouter qu'à cette date, il y avait une vingtaine d'années que La Tour avait inventé un vernis préservant les pastels, ainsi devenus durables, et non exposés, en outre, comme le soulignent Cochin et Le Blanc aux altérations entraînées par le vieillissement de l'huile... ?)
12Le grand artiste, on le sait, est voué à fournir des modèles au futur enseignement académique, conjointement avec les marbres de l'antiquité. En imaginant de faire copier à « son enfant » les tableaux de Chardin en 1763 (p. 220), en écrivant en 1769 : « Chardin est entre la nature et l’art » (p. 418), c'est bien dans une position tierce analogue à celle des modèles antiques que Diderot situe le peintre, proposition apparemment absurde dans la perspective de l'époque, puisque la nature des sujets de Chardin ne conduit. en rien à la belle nature, et que l'on tomberait dans le risque d'imiter une manière. (On ne trouve rien d'analogue ni dans les propos de Chardin en tête du Salon de 1765, ni dans les propositions faites par Diderot pour la réforme de l'enseignement académique. dans ses Essais).
13Faut-il voir dans le même passage du Salon de 1765, au moment où Diderot compare l'harmonie de Chardin à l’esprit selon les théologiens « sensible dan le tout et secret en chaque point » une résurgence de la notion de grâce (elle aussi marquée théologiquement) utilisée par Félibien, notion peu définissable, mais qualité suprême qui appartient au peintre et se traduit en même temps dans ses figures ? Qu'il en soit ainsi ou non, envisager comme un tout indissociable l'effet de la toile, c'est effacer la hiérarchie des objets dans l'œuvre, et par voie de conséquence celle des genres. Encore une fois, le discours s'arrête avant d'arriver à d'inexprimables conséquences...
14Lorsque Diderot, en 1763, entreprend d'expliquer qu'une couleur en peinture ne peut imiter rigoureusement une couleur en nature, et que donc l'harmonie du peintre doit être déplacée par rapport à celle du modèle (p. 212), il autorise un écart modeste au principe de l'imitation, mais il n'invente guère : les critiques classiques avaient déjà donné le pas au rapport des couleurs sur la toile (leur « amitié » ou leur « antipathie") sur leur capacité de reproduction exacte. La nouveauté est de faire, par l'ornement de la comparaison, débusquer Dieu dans ce champ, qui se met à évoquer l'harmonie des sphères... Or cette référence théologique est insistante : qu'il s'agisse de la distance entre Greuze et Chardin (« de toute la distance de la terre au ciel », 1765, p. 123), ou des qualités contradictoires de l'artistes (« C’est le diable à confesser », 1769, p. 419). Diable ou Dieu, on touche au sacré avec ce peintre qui semble devoir tout à la « main » et maîtrise pourtant la « théorie » de son art, qui, malgré cette main, n'a pas de manière, et se fait pourtant reconnaître du premier coup. Lorsque Félibien désignait le « point de manière du tout » comme l'idéal, il n'entendait pas, vu l'imperfection humaine, qu'aucun peintre y pût arriver. Or cette place vide, Diderot la fait occuper par un peintre vivant, après Baillet, sans doute, mais de manière plus troublante, en raison précisément de l'insistance sur la référence théologique. Dans l'idée d'un « style propre à tout », qui est la conséquence directe des considérations sur la manière, on voit resurgir quelque chose de l'usage subversif du sacré qui fut un moment l'apanage des jansénistes du XVlIe siècle — et poindre aussi l'image d’un art moderne au-delà des genres.
15Mais si la question périlleuse à propos de la Raie (comment un objet dégoûtant peut-il produire une copie qui ne l'est pas ?) est éludée, ce n’est pas seulement en raison des difficultés à qualifier le peintre. Soumettre la nature morte à la même problématique que la peinture noble, ne serait-ce pas se demander si Chardin n'a pas fait pour le dégoût ce que le peintre d'histoire a fait pour l'horreur, et si ce peintre « divin » (à sa manière) ne traiterait pas aussi des enjeux essentiels de la vie humaine, normalement réservés à la grande peinture ?
16Malgré l'absence de sujet « touchant », Diderot est parvenu à reconnaître aux œuvres de Chardin des effets d'affect, dans un registre bien limité : « On s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, dans presque s’en apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du silence, des eaux, de l’ombre et du frais » (1767, p.131).
17Tableau second qui n'est pas sans faire penser à certains paysages de Poussin et pourrait être une représentation symbolique de la vie humaine. Mais les affects évoqués, encore qu'inexplicables, n'empiètent pas trop sur l’expression des passions, du fait qu’ils en désignent une sorte de degré zéro. Et puis le « comme » dispense de théoriser…
18Il est difficile, en revanche, d'ignorer que la « peau », la « chair », le « sang », évoqués à propos de la Raie, sont des termes qui renvoient directement à un registre normalement réservé au peintre d'histoire, et particulièrement à celui qui représente ces martyres dont Diderot était friand. Ce qui n'exclut pas la dimension érotique : la même triade resurgira à propos d'une jeune fille de Greuze (1769, p. 451).
19Ce qui autorise une telle assertion est l'étonnant exercice de voltige intellectuelle auquel se livre Diderot dans le chapitre des Essais sur la peinture consacré au coloris. La thèse est claire et dans la droite ligne de celle de Roger de Piles : c'est la couleur, et non le dessin, qui donne la vie et l'âme à l'œuvre ; d'autre part, la couleur est le don naturel d'une minorité d'artistes, du côté du génie et de l'apprentissage ; points de vue qui pour n'être pas étroitement académiques, peuvent être aisément acceptés par nombre d'académiciens de l'époque. La part propre de Diderot consiste ici notamment en une description de la gesticulation pittoresque du peintre génial, c'est-à-dire du coloriste. Comme pour justifier les prétentions du peintre d'histoire, spécialiste par définition du nu, le critique affirme que la chair est en effet l'objet le plus difficile à rendre (accord merveilleux de la hiérarchie et de la technique qui ferait presque oublier que la peinture d'histoire s'est jusqu'alors définie surtout par le dessin...). On s'attendrait à ce que Diderot trouve alors, pour illustrer ses thèses un coloriste peintre d'histoire. Or, de façon inattendue, c'est Chardin qui survient. Le malheureux Bachelier fait une fois de plus les frais de l'opération : ses échecs montrent bien qu'il est plus difficile de peindre la chair que des fleurs, aussi le renvoie-t-on à son œillet. Pourquoi en revanche Chardin réussit-il si bien ses « imitations d’êtres inanimés… » : « C'est qu'il fait de la chair quand il lui plaît » (Essais, p. 24). On croit rêver. Il est arrivé sans doute à Chardin de « faire de la chair » dans ses scènes de genre, mais dans des espaces étroitement délimités, même si le résultat est admirable. Et si Chardin a ce don prodigieux, comment expliquer qu'il s'en soit tenu à la carrière modeste et souvent humiliée de peintre « à talents » ? Ou bien faut-il mettre aussi au crédit de l'artiste la chair, la peau et le sang de la Raie ? Quel rapport de ceci avec la « rougeur aimable » qui colore les joues d'une fille, et qui serait « la plus belle couleur qu'il y eût au monde » ? L'acrobatie qui accole le mot chair à Chardin dispense de se poser au moins directement ces questions.
20Il arrive plus rarement qu'au lieu de risquer un raisonnement boiteux, Diderot avoue la contingence d'un enchaînement donné, au point même d'évoquer la censure qui pourrait l'inhiber « Il faut, mon ami, que je vous communique une idée qui me vient et qui ne me reviendrait pas dans un autre moment… » (1765, p. 118). Et de poursuivre : la peinture de genre est celle des vieillards ; à cet âge, on recherche la vérité, et c'est aussi celui des philosophes (terme qui, on le sait, qualifie par excellence Diderot pour ses amis) ; et puis ceci qui ne se rapporte à rien, un « à propos » qui semble hors de propos : dans le miroir, Diderot a découvert ses cheveux gris, l'argent de son âge, et songe qu'il a passé le temps de l'amour. Un hasard, en somme. Que les fruits et légumes de Chardin aient quelque chose à voir avec ces grands sujets que sont la mort et l'amour, il n'est pas question de le soutenir. Entre ceci et cela, Diderot parvient tout de même à tracer un chemin.
21En cette affaire, le signifiant vérité permet le pivotement d'un signifie à l'autre. Y a-t-il quelque rapport entre l'exactitude de l'imitation demandée au peintre de nature morte et la connaissance attribuée aux philosophes, appelée normalement à s'énoncer sous forme abstraite ? On est à la limite du jeu de mots. Mais s'il y a quelque rapport, quel est alors exactement le savoir du peintre ? Est-ce savoir sur la peinture, les objets ou l'homme ? Diderot donne au moins cette question à rêver.
22Curieuse expérience. Diderot au miroir se découvre tel qu'il ne se connaissait pas. Le signifiant mort apparaît dans la glace. Or au moment où se produit la mise en écriture de cette expérience, la voici transformée par une identification à la Chardin, qui la lie à un plaisir, malgré la perspective peu séduisante de la mort, de l'absence de génie et de verve, de la patience — le contraire de l'amour, en somme. Une fois de plus, ce que Diderot dit sans vouloir l'énoncer est que le tableau le ramène à son corps et au destin de ce corps, à son équilibre entre Éros et Thanatos.
23Rien à voir ici avec ces identifications bavardes, positives ou négatives, avec Greuze ou Boucher, où Diderot se pose en face de ses modèles et sait dire nettement ce qu'il aime et ce qu'il déteste. En Chardin, il se reconnaît tel qu'il ne se connaît pas, ou du moins cette prétendue connaissance de soi n'est-elle qu'un pont bien fragile pour accéder à sa vérité. « C'est celui-ci qui est un peintre... » (1763, p.219), écrit Diderot, un et non mon peintre, comme il le fait à propos de Greuze. Point de sentiment de propriété, mais plutôt, pour l'écrivain, d'une certaine dépossession de soi, qui atteindrait en premier lieu son langage menacé par le silence.
24De Salon en Salon, le terme qui devient dominant à propos de Chardin est le mot harmonie. En musique, ce mot prête au discours. En peinture, en revanche, la tradition critique désigne par là le lieu où s'affirme le plus nettement l'irréductibilité du langage pictural au verbal, où la nomination trouve ses limites, où l'on a droit au silence. Mais surtout la notion d'harmonie, en tant qu'elle désigne un rapport existant entre tous les points de la toile, fait bon marché de l'importance inégale reconnue par la théorie classique aux différentes parties de la peinture. Pour les contemporains de Diderot, c'est dans leurs figures que les peintres d'histoire (et même un Greuze) sont véritablement eux-mêmes, et qu'un Poussin ou un Le Brun accèdent à la grandeur. D'autre part, les parties privilégiées que sont les corps des personnages, nous permettent, grâce à la psyché de ces derniers, de nous faire une idée de la psyché, de lui attribuer une identité psychologiquement définie. Rien de cela n'est possible avec Chardin : le « pont » psychologique des personnages entre le spectateur et l'artiste est coupé. « Sensible dans le tout, secret en chaque point » : il reste la présence d'une personne, dont l'identité ne peut être spécifiée, sinon comme l'auteur de ce rapport mystérieux entre tous les points de la toile. C'est l'œuvre — et non son sujet — qui la manifeste.
25On s'amusera de retrouver ici le mot harmonie, qui fut celui de Rameau et des partisans de la musique française, contre Rousseau et ceux qui avec lui, comme Diderot, entendaient réserver à la seule mélodie la capacité de rendre les passions. C'est qu'il ne s'agit plus, avec Chardin, de communiquer des passions. L'autre qui surgit derrière la toile, nous ne saurons pas ce qu'il est. Est-il bon ? Est-il méchant ? Pour le critique, il est seulement détenteur de sa vérité et maître de son désir. Mais on en a fini ici avec le primat de l'expression.
26Aussi arrive-t-on tout de go au jugement existentiel, en 1769 : « Chardin n’est pas un peintre d’histoire, mais c’est un grand homme » (1769, p. 417). Symptomatiquement, le terme attendu « grand peintre » n'est pas prononcé. Autrement dit, on peut hésiter sur le titre auquel Chardin a droit de figurer dans la série des grands hommes.’'Il n’y a rien en lui qui sente la palette » (1769, p. 418). Diderot, à travers cette expérience particulière et destinée à le rester, touche à une appréhension moderne de l'artiste, supposé devoir sa grandeur non à l'art qu'il pratique, mais bien à une irremplaçable singularité qui lui fait excéder les bornes de l'univers esthétique, étendre hors de l'art même ses pouvoirs. Appréhension exclusive, bien entendu, de toute généralisation.
27Dans ces conditions, on s'étonnera moins que Diderot ait éprouvé ;si souvent le besoin de rappeler que le genre de Chardin était « le plus facile », qu'il avait « moins de mérite » que d'autres, et ait adopté, à ce propos, une attitude assez conservatrice. Peut-être est-ce pour se réserver quelque garde-fou devant la place exorbitante que tend à occuper l'artiste dans ses préoccupations... Mais c'est surtout parce que, dans cette expérience esthétique, la question du genre n'a pas pour lui de réelle pertinence.
28Aussi bien Chardin ne trouve-t-il pas sa place dans le système du Paradoxe. Sans doute il a joué un rôle dans l'évolution qui conduit Diderot à apprécier le travail, la lenteur, l'application, et la notion d'harmonie s'oppose en une certaine mesure à celle de sensibilité. Mais rien de plus petit, dans son existence propre, que le comédien modèle (l'application au peintre étant d'ailleurs à peine ébauchée). Le Paradoxe marque aussi le temps d'une désillusion : l'artiste n'est que cela. Chardin, apparemment n'y est pour rien.
29Dans le Paradoxe, c'est le « mannequin » qui est grand, comme le veulent les genres nobles, non l'homme. L'inverse est vrai pour Chardin : l'humilité du genre ne peut empêcher la grandeur personnelle de s'affirmer.
30L'autre en tant que je me reconnais en lui sans le connaître : c'est une des possibles définitions de l'inconscient. Que le destin d’Éros se joue plus parmi les fruits, poissons et légumes de Chardin que dans les libertinages de Boucher et les grivoiseries de Greuze, c'est là un des paradoxes et l'une des zones obscures du siècle des Lumières, essentielle pourtant pour saisir le surgissement d'un art moderne. C'est bien cela que désigne indirectement le texte de Diderot, à travers la rhétorique, l'ornement, le creux, le silence, autrement dit à travers son éventuelle défaillance comme critique, à travers l'aveu d'une impuissance de l'écriture. Tout cela n'était guère possible sans braver parfois le bon sens, et parfois aussi le sens tout court…
31Un grand homme et donc, en face de lui, un petit homme, un petit d'homme peut-être. Pour une fois, cet incorrigible narcissique que fut Diderot reconnaît une loi qu'il consent à subir, même sans pouvoir la comprendre ou l'énoncer. Or cette loi ne se confond pas avec celle qui régit l'univers social. Chardin reste bien au bas d'une certaine échelle hiérarchique. Comment ne pas voir que Diderot, sans le savoir, a affaire ici avec la figure du père, cette figure que, comme tout son siècle, il n'a cessé de questionner ? À reconnaître ce père humilié, à se dire qu'il suffirait d'être Chardin, l'enfant Diderot renonce enfin peut-être quelque peu à son rêve d'omnipotence. C'est peut-être aussi à cela que nous devons Jacques le Fataliste...