Colloques en ligne

José-Luis Diaz

La « littérature pittoresque » en procès (1833-1844)

1Le débat sur la « littérature illustrée », baptisée d’abord « littérature pittoresque », prend son essor au début des années 1830, et se poursuit tout au long du siècle. S’il ne concerne pas exclusivement la presse périodique, comme le requiert notre problématique commune, il lui est très étroitement lié : d’abord, en ce que la montée en puissance de l’illustration, grâce à divers progrès techniques, dont le passage à la gravure sur bois et à la lithographie, la concerne tout autant que le livre ; ensuite parce que c’est dans la presse que le procès se tient ; enfin parce que les « livres à illustrations », vu la cherté de leur prix, se vendent eux-mêmes « par petites livraisons »1. D’ailleurs, c’est autour d’une publication périodique, le Magasin pittoresque, que s’esquisse un premier débat dès 1833, et que l’on en vient à parler de « littérature pittoresque » l’année suivante. Quant à la « littérature illustrée », l’expression ne sera lancée qu’une décennie plus tard2, par un article célèbre publié dans la Revue des Deux Mondes en 1843 sous la signature-omnibus de Lagevenais qui arbore l’expression en titre, (et emploie aussi le mot « périodicité »3). Mais remarquons que, là encore, cet autre nom de baptême coïncide avec le lancement, en mars de la même année, d’un « journal universel » hebdomadaire, inventant une nouvelle forme de « presse nouvelliste » : L’Illustration4.

2Vu le temps imparti, je me contenterai pour cette fois de me focaliser sur la première décennie du débat, et de m’attacher à préciser la chronologie et la nature des discours, souvent polémiques, qui accueillent, entre 1833 et 1844, les premiers pas de la littérature dite pittoresque puis de la littérature dite illustrée, souvent accusées de mettre à mal la littérature proprement dite.

3Mon exposé s’appuie sur des relevés lexicologiques exhaustifs de ces deux notions, relevés rendus bien plus complets grâce aux progrès constants de Gallica, qui mérite de plus en plus tous nos hommages.

Naissance de la « littérature pittoresque »

4Il n’est pas surprenant de trouver aux premiers postes des attaques contre ce qui va se nommer bientôt la littérature pittoresque, le trop célèbre proscripteur de la « littérature facile », Désiré Nisard. C’est dans son article-charge contre elle, publié dans la Revue de Paris en décembre 1833, qu’il lance une première salve contre « la presse pittoresque, vaste refuge des auteurs en décadence, qui offre les invalides, avec petite paie, à toutes les gloires éconduites par les libraires », et sans laquelle « quelques-unes en seraient réduites, pour subvenir au nécessaire, à entreprendre en grand le prospectus, qui n’avait fourni jusque-là qu’à leurs menus plaisirs »5. La littérature pittoresque vue, donc, du côté de la prolétarisation des écrivains qu’elle entraine. Et voilà donc le débat lancé autour de la publication, à partir de février de la même année, du Magasin pittoresque. C’est cette même publication que Balzac a en vue sans le dire, lorsque, toujours en décembre de la même année, il note dans L’Illustre Gaudissart, en historien de l’édition quant à lui, que les libraires se sont dépêchés d’inventer le pittoresque quand le fantastique a commencé à décliner6. Le pittoresque, donc, vu du côté du marketing. Le Figaro n’attend pas longtemps pour se lancer dans la mêlée. Dès février 1834, deux articles intitulés « Les pittoresques » s’emparent de ce « nouveau ridicule » qui tient à ce que tout est devenu tout à coup pittoresque7, et qui consiste, pire encore qu’à illustrer de manière abusive et inexperte un texte qui n’en peut mais, à ce qu’un « littérateur d’affaires » fasse écrire des textes par des « ouvriers littéraires » pour servir de justification à des illustrations achetées par lui au meilleur prix en Angleterre. C’est en cette même année qu’on parle pour la première fois de littérature pittoresque ; et c’est le très compromis Émile de Girardin qui emploie par deux fois la formule, dans un article de la Revue de Paris d’août 1834 intitulé « La littérature à six sous »8, dans lequel lui aussi s’en prend aux « maisons de commerce pittoresques » dont la « richesse foncière » consiste en vignettes de rebut importées de Londres par des « entrepreneurs pittoresques », qu’il appelle aussi des « négriers littéraires »9. Avec, de sa part aussi, l’idée que le texte tend ainsi à devenir secondaire, puisque la littérature pittoresque c’est d’abord la vignette, l’accessoire étant devenu le principal : « c’est-à-dire qu’on a imaginé un voyage pour justifier la vue d’un vaisseau »10. Selon lui aussi, une telle forme de production littéraire entraine la prolétarisation des écrivains11, et, du coup, une décadence de la littérature tombée dans le bon marché.

5Au début de 1835, la même Revue de Paris rend compte, sans grand enthousiasme, d’une revue théâtrale de fin d’année, jouée au Théâtre du Palais-Royal, intitulée : 1834 et 1835, revue, qui, entre autres cibles, dont le Juif errant, le bric-à-brac et les rentes espagnoles, fait le procès aux « journaux pittoresques, cette plaie de la littérature »12.

6La même année, toujours dans la Revue de Paris, nouvel emploi de l’expression « littérature pittoresque », dans un article sur « Les Industries pittoresques », qui ne manque pas de s’en prendre de manière acerbe à « cette misérable littérature pittoresque stigmatisée par son ignorance et ses bévues »13. L’auteur affecte de n’évoquer que par prétérition cette « pauvre littérature à deux sous »14 :

Ce n’est point de la littérature pittoresque que nous entendons parler ici ; l’industrie littéraire n’a rien à faire dans notre Revue : les prières des agonisans [sic] ne sont pas de notre ressort, et nous laisserons la moribonde expirer en paix et en silence. Disons-le seulement à l’honneur du pays, il y avait peu de conditions de vie pour cette mesquine création, pour cette littérature à deux sous qui s’en va par les rues à grands cris, qui se traîne sur les banquettes du théâtre ; littérature mendiante qui a mis sur son avide enseigne : Au gagne-petit.

7Et sans plus ample argumentation, à « cette bohémienne de la presse », l’auteur, Paul Vermond, souhaite déjà une « douce fin », avec ses « insolentes bouffées d’ambition déçue »15.

8En 1837, un collaborateur anonyme de la même Revue de Paris, dans un article intitulé « Livres illustrés »16, s’en prend de manière plus systématique à cette « littérature pittoresque et enluminée », dans laquelle, dit-il, « nous voguons à pleines voiles » ; ce qui fait, dit-il, que « la prose s’est inclinée devant la lithographie ». D’où ses cris d’oie du Capitole : « Une grande usurpation se trame. Prenons-y garde, une autre royauté menace notre pauvre royauté littéraire. À qui le trône ? à qui la palme ? Hélas17 ! » Ce qui revient à reprendre la formule titre d’un article de Gustave Planche publié en 1835 dans la Revue des Deux Mondes : « Les Royautés littéraires »18. Et l’auteur de craindre déjà, filant la métaphore royale, que le public, en raison de sa « complaisance barbare » pour les gravures, ne mette « la littérature dans un véritable état de vasselage » avec « pour seigneur suzerain […] le dessin gravé sur acier ; pour châtelaine dame vignette, et pour demoiselle la légère arabesque. Notre domaine sera resserré entre les filets de l’encadrement, et nous remercierons Tony Johannot, Roqueplan, de vouloir bien nous laisser un peu de place au soleil et un peu de vie ».

9Mais le pire, finit par avouer ce journaliste, chantant la palinodie, c’est que lui-même, pourtant soutien éloquent du « parti de la littérature », se prend parfois sur le fait de complaisance à l’égard des « aimables tromperies » de la littérature pittoresque :

Ce qui m’indigne le plus, c’est que, moi qui vous parle, j’en suis à me laisser prendre à toutes ces charmantes tromperies. J’ai beau m’adresser des reproches et soutenir éloquemment le parti de la littérature ; je vois bien que, malgré moi, je deviens infidèle à ma propre cause, et que toutes ces folles images l’emportent19.

10De quoi lui permettre d’introduire une recension tout à fait favorable20 d’une des premières performances de l’édition illustrée du temps : le Molière illustré par Tony Johannot et préfacé par Sainte-Beuve que lance, en ce début de 1837, l’éditeur Paulin, déjà célèbre pour son édition illustrée du Gil Blas (1835-183621), tout aussi remarquée à titre de montée en puissance de l’illustration luxueuse et originale que le célèbre Paul et Virginie de l’éditeur Curmer22 qui ne paraîtra en volume que l’année suivante (183823). Ce qui l’amène à confesser que, lorsqu’il traverse le « péristyle de l’Odéon », il se prend à « regarder, avec une cupidité coupable, ces livres de toute sorte et de toute couleur qui tombent là chaque semaine ». Première mention d’une localisation rive gauche de la librairie pittoresque, qu’on retrouve dans la physiologie de « L’Étudiant piocheur ou rangé », baptisé Gobinard, que le Musée ou magasin comique de Philipon, soit l’un des fleurons à la fois populaire et périodique de cette librairie-là, peint, en 1842, comme se tenant « au courant de toute la littérature pittoresque et illustrée » en flânant les jours de pluie sous les galeries de l’Odéon24.

11Signe des temps, un critique bien connu, J. Chaudesaigues, manifeste en 1842, dans L’Artiste semblable ambivalence25. Lui aussi commence par formuler ses réserves contre ce qu’il nomme, jouant au puriste, la « littérature pittoresque, ou, pour parler un langage plus correct et plus précis, la littérature qui demande à la vignette le secours d’une popularité rivale ». Mais il est bien forcé d’admettre qu’elle « prend un singulier développement chez nous, depuis quelque temps ». Ce qui le conduit à se demander : « Est-ce un bien pour la littérature ? À vrai dire, je n’en crois rien. Je serais porté, bien plutôt, à penser que c’est là une tendance des plus fâcheuses et qui sent le mercantilisme d’une lieue ». Mais une fois ces réserves exprimées, qui tendent à mettre la littérature pittoresque dans le même sac que la littérature industrielle, ainsi baptisée en 1839 par Sainte-Beuve, Chaudesaigues, « laissant à d’autres le soin de discourir sur ce sujet », rend compte avec sympathie des Petites Misères de la vie humaine, qui commencent à paraître en 60 livraisons à 25 centimes en cette année 1842, chez H. Fournier, grâce à la collaboration d’un célèbre illustrateur (Grandville), et d’un écrivain journaliste, Old Nick, pseudonyme d’Émile Daurand Forgues (1813-1883) avec lequel notre critique ne cache pas avoir des liens de camaraderie26. Ce qui permet à la revue L’Artiste, elle aussi illustrée, et donc liée par solidarité industrielle aux diverses entreprises de l’édition pittoresque, de reprendre, conformément à la pratique alors habituelle, les illustrations du livre, pour en rythmer le long article de réclame de Chaudesaigues, habilement commencé sous les auspices d’un rejet du mercantilisme.

12La montée en puissance incontestable de la littérature pittoresque ne tarde pas à lui ouvrir la voie des dictionnaires encyclopédiques. C’est le cas dès 1838 dans l’article « Pittoresque » du Dictionnaire de la conversation. Le signataire de l’article, Charles Farcy, remarque que

Depuis peu d’années, une nouvelle signification, née de l’usage d’orner certains livres d’un nombre considérable de figures, a été donnée à ce mot. La gravure à l’eau-forte, la lithographie, et surtout la gravure sur bois, ont été mises à contribution pour ces publications dites pittoresques. Jadis, on entendait par Voyage pittoresque, par Guide pittoresque du voyageur en France, en Allemagne, etc., un ouvrage écrit en vue de ce qui doit exciter l’attention du peintre sous le rapport des sites de la nature ou des œuvres de l’art. Aujourd’hui, on donne cette qualification à tout livre dont les pages sont entre-mêlées de figures gravées, placées à propos ou hors de propos, soit en regard du texte, soit dans le texte même. Cette mode, imitée de ce qui se pratiquait au XVe et au XVIe siècle, à l’aide de la gravure sur bois, ou xylographie, a été poussée à un degré d’exagération qu’on a peine à comprendre27.

13Mais se retenant de pousser de telles réserves, l’auteur de cet article se contente de pester contre cette littérature au rabais, dépendante des vignettes au préalable acquises par un éditeur commercial, et de constater que, du fait de l’augmentation rapide de ces sortes de publications, on a été porté à faire, « par abréviation, de l’adjectif pittoresque un substantif ». « On a dit, particulièrement dans le commerce, les pittoresques pour les publications pittoresques : tel libraire tient les pittoresques, etc. » Et de conclure sur un vain espoir déjà entendu : « Espérons que cette dénomination tombera en désuétude, ainsi que les ouvrages bâtards qui y ont donné lieu. »

14Même jeu en 1843 dans l’article que l’Encyclopédie des gens du monde consacre à son tour au « pittoresque »28. L’auteur anonyme y insiste lui aussi sur le nouveau sens éditorial du mot29, note le lancement prometteur en cours d’année du journal L’Illustration, et conclut de manière un peu plus équilibrée : « Cette littérature pittoresque, en répandant des idées plus nettes, a certainement son avantage ; mais elle a aussi son inconvénient en supprimant pour les lecteurs le travail de l’imagination dont le dessinateur se réserve en quelque sorte le monopole. »30

15Ce qui constitue un autre argument, souvent repris ensuite, du procès à charge contre la littérature pittoresque, fait au nom de la défense de la littérature proprement dite, perdant ainsi sa prééminence ancestrale.

Lagenevais contre la « littérature illustrée »

16Après avoir vu comment ce débat se dessine sans s’instituer vraiment depuis 1833, il est intéressant de le voir à l’œuvre, de manière plus réglée, dans le célèbre article signé Lagevenais sur et contre « La littérature illustrée31 », paru le 15 février 1843 dans la Revue de Deux Mondes, lequel répond sans doute à un feuilleton de Janin, paru un mois et demi auparavant, dans le Journal des Débats32, très favorable quant à lui à la littérature pittoresque. De quoi espérer voir s’instituer un débat en règle.

17Lagevenais a beau avoir intitulé son article « La Littérature illustrée », c’est bien encore la synonymique « littérature pittoresque », qui est de préférence sur la sellette. Plutôt que la « littérature d’illustrations », mentionnée une seule fois33, c’est bien à la « littérature pittoresque » qu’il en a, et cela par quatre fois. La première fois, il demande qu’on lui pardonne « ce nom de baptême »34, après avoir affecté d’abord de ne pouvoir la désigner que par une périphrase dépréciative, comme « cette littérature qu’on ne peut nommer d’aucun nom, qui est aux trois-quarts faite par les dessinateurs »35.

18Lagevenais prélude par une réflexion plus générale sur « la décadence toujours croissante de la littérature française », qui tient au fait que les écrivains ont cédé l’initiative aux « spéculateurs »36. Et il souligne l’opposition entre les intérêts de la librairie et ceux de la littérature, ainsi déchue de sa royauté : « Si la librairie française trouve son intérêt à se transformer en magasin d’estampes et de gravures, nous aurons sans doute le droit de nous plaindre de voir la littérature déposer la première de toutes les souverainetés et marcher à reculons vers la civilisation mercantile de l’Amérique »37.

19La mode envahissante de la littérature pittoresque, selon cet observateur, a pris la suite de celle du roman. Elle s’explique par le moindre coût de la production des gravures, passées du cuivre au bois et à la lithographie, laquelle, « au train dont elle va », menace de devenir le seul art et la seule langue écrite38. Si Lagevenais est prêt à lui passer les productions de son ressort — « ses albums, ses voyages, ses caricatures, ses keepsakes […], ses musées, ses femmes nues » —, voire à accepter que des journaux « se soient fondés, dont la lithographie est le principal élément de succès »39, il n’admet pas que, sortant de « ses attributions », elle ait fini par « chasser la littérature du logis et par prendre la première place dans les livres », y compris dans les livres sérieux, tous « impitoyablement illustrés », même « le grave Bossuet […] bariolé d’arabesques sur toutes les marges »40. Se revendiquant pourtant non iconoclaste et comprenant à ce titre l’usage que le catholicisme médiéval a pu faire de l’illustration, il pense que c’est désormais « aux basses classes de la société qu’il faut abandonner le luxe indigent de l’image », ce « premier alphabet des peuples »41.

20S’ensuit un double réquisitoire, d’abord contre l’image accusée de participer à l’objectalisation du livre, qui tend à devenir à cause d’elle une potiche sur une étagère42, puis s’appuyant sur la phénoménologie de la lecture littéraire, l’illustration étant accusé de la perturber, de l’interrompre, de la diriger de l’extérieur, se substituant ainsi au poète, et mettant aussi à mal le « droit précieux d’intervention du lecteur dans sa lecture »43 :

La grande ressource de la parole écrite est de contraindre, par son côté mystérieux et infini, l’esprit de celui qui lit à travailler lui-même, à être poète avec le poète, penseur avec le savant. Nos âmes ne sont pas uniquement passives dans nos lectures ; elles sont, beaucoup plus qu’on ne croit, parties actives. Lorsque le dessinateur vient donner des formes précises tantôt aux rêveries, tantôt aux récits de l’écrivain, il arrive nécessairement que l’esprit ne s’habitue plus à comprendre ces récits et ces rêveries que sous les figures dont le peintre les a revêtues. Le dessinateur se substitue ainsi au poète, il impose son interprétation personnelle au lieu de cette interprétation multiple et vivante que chacun pouvait faire selon sa fantaisie ou selon son caractère44.

21De quoi se scandaliser que les écrivains eux-mêmes « aient pu consentir à laisser travestir et mutiler ainsi leurs œuvres par cette irruption exorbitante de portraits, de majuscules et de figurines », sans comprendre que, dans ces conditions, « le plaisir des yeux l’emporterait infailliblement sur la volupté laborieuse, patiente et réfléchie de la lecture », ni qu’ainsi leurs œuvres ne s’adresseraient plus qu’aux femmes et aux enfants, « qui ne lisent qu’en feuilletant et qui traitent les livres comme des chiffons »45.

22Après des complaintes contre le matérialisme esthétique que cette profusion de l’image suppose, qu’on retrouve aussi dans la dramaturgie contemporaine46, tout comme contre l’utopie à la mode de la fusion des arts47, Lagevenais met dans le même sac les principales productions de cette « prétendue littérature, née de l’illustration », dans laquelle les « écrivains n’ont eu d’autre travail que de commenter, expliquer et développer l’œuvre du crayon »48. Avec ses « diableries, ses almanachs », avec ses « physiologies » surtout, son genre phare49, elle n’est « autre chose qu’une littérature de foire, de colporteurs, de femmes et d’enfants ». « Faite pour la rue et l’étalage aux vitres50, elle a pris les farces et les grimaces comiques de la rue », alors que « jusqu’à présent, la littérature […] cherchait son auditoire dans l’aristocratie des âmes »51. Enfin, après évoqué avec moins d’acrimonie l’œuvre des principaux illustrateurs (Tony Johannot, Gavarni, Grandville), Lagevenais conclut en s’en prenant aux jeunes écrivains qui, acceptant ce « servage littéraire », se sont distribués les parts des Français peints par eux-mêmes52, et en dénonçant la « solidarité latente entre la littérature des pittoresques et celle des feuilletons ». Ce qui peut constituer une allusion discrète au feuilleton de Janin déjà mentionné, et sans doute à d’autres feuilletons du même ordre, auxquels, par l’organe de son pseudonyme omnibus, la Revue des Deux Mondes en corps a sans doute éprouvé le désir de répondre, au nom de ses propres canons esthétiques53.

Le « siècle de l’image »

23Paru dans le Journal des Débats le 30 décembre 1842, soit à une époque de l’année où, sur un mode détendu, il est de mise d’évoquer les livres d’étrennes, le feuilleton de Janin est loin de faire le poids, par avance, face au très dense réquisitoire qu’on vient de relire. Intitulé « Les Élégances de Paris », c’est dans le cadre d’une revue des livres illustrés présentés Place de la Bourse, en vitrine et sur les étalages de la célèbre maison Aubert, que Janin y exprime son admiration envers « toute cette caricature immense dont Philipon est le grand maître », et qui, à elle seule, témoigne « de la grâce, de l’esprit, de la bonne humeur, de la verve ingénieuse et inépuisable que possède la nation française, pour rire aux éclats d’elle-même et des autres ». Mettant en pratique la solidarité entre littérature pittoresque et feuilleton dénoncée par Lagevenais, et dont on a vu déjà d’autres exemples, Janin énumère en style exclamatif de sa façon les merveilles de la littérature illustrée qu’on y peut admirer : « Le Don Quichotte et le Molière de Johannot, le Gil Blas de Gigoux, une Corinne illustrée, « les Français illustrés par eux-mêmes et les Animaux illustrés par eux-mêmes », mais aussi des livres tout en images : « Ce ne sont pas des livres, ce sont des images, ce sont des tableaux, ce sont les femmes de tous les poètes, les femmes de lord Byron, les chastes jeunes filles de Walter Scott qui vous sourient et vous saluent » dans le Livre de Beauté, où figurent aussi les plus belles femmes de l’Angleterre. Ce qui l’amène à conclure, d’une formule-phare utilisée pour la première fois, et qui, à elle seule, donne à ce léger feuilleton toute sa valeur :

Nous sommes dans le siècle de l’image, dans le siècle de la chose dessinée et gravée. Point de livres sans images, point de succès sans le secours d’une armée de dessinateurs et de graveurs. Voltaire serait vivant de nos jours, et il annoncerait — Candide, on demanderait : — De qui sont les illustrations ?

24Ce que Janin complète en se réjouissant au nom de tous ses confrères les « illustrés » qu’ils n’aient plus lieu de craindre ce qui arriva à Dorat au siècle antérieur : voir acheter leurs livres pour y découper les gravures. Cela en raison du fait que, depuis l’Histoire du roi de Bohème de Nodier illustré par Johannot, les illustrations sont, pour beaucoup d’entre elles, entremêlées au texte.

25Point nombreuses les défenses du même ordre de la littérature illustrée dans la presse du temps. C’est ce qui fait tout le prix d’un article publié dans La Sylphide, en 1843, qui a son tour dialogue, cette fois de manière explicite, avec Lagevenais. L’article porte sur un petit journal intitulé Les Omnibus, qui en est à sa troisième livraison54 et où les illustrations dues à Bertall viennent sans cesse étoiler le texte55. Comme pour signifier sa complicité avec la littérature pittoresque et permettre à La Sylphide de profiter gratis de ses images, l’article lui-même est très illustré par des dessins empruntés à ce petit journal. À Lagevenais, donné par lui comme l’un de ses jeunes confrères à La Sylphide, l’auteur de l’article répond, non sans admettre que « cette tendance au style hiéroglyphique, ce retour à l’adoration des images peuvent faire naître des pensées fort sérieuses relativement à l’avenir de notre littérature »56. Il lui donne acte de certains aspects de son argumentation. Oui, il a eu raison de juger qu’« aujourd’hui, l’accessoire a envahi le principal ». Car « les livres à images sont les seuls que recherche le public ; le dessinateur a absorbé l’écrivain ; on n’écrit plus — on dessine et l’on grave, — on illustre. Ce n’est même plus, à vrai dire, le dessinateur qui orne l’œuvre de l’écrivain, c’est l’écrivain qui enrichit de prose et de vers les dessins de l’artiste57 ». Mais, du coup, ce journaliste en profite pour retourner habilement l’argumentation de son confrère : « Ce sont aujourd’hui les dessinateurs qui ont des idées, qui les écrivent avec des figures plus ou moins convenables ou spirituelles, et qui vont demander à l’écrivain de vouloir bien les expliquer par quelques phrases de vile prose58. » À son confrère Lagevenais, l’auteur de l’article fait observer non sans raison qu’une telle évolution est « le résultat nécessaire de l’esprit de matérialisation des arts, de la préférence accordée à la vérité réelle sur la vérité idéale et artistique » qu’a prônée l’école romantique59. Et il justifie la préférence que le public accorde à l’illustration sur le texte, par « l’esprit élevé, la finesse d’aperçus et la vérité d’observation » dont font preuve les meilleurs illustrateurs60. Ce qui est vrai de Bertall, dont « le dessin spirituel nous en dit plus que deux pages de prose », tout comme de Gavarni, puisqu’aucun écrivain ne se risquerait à commenter les Contes fantastiques d’Hoffmann après ses illustrations, ou à « écrire un livre sur la vie d’étudiant, les enfants terribles, le carnaval » après ses « physiologies au crayon ». Ce qui justifie une conclusion¸ aux antipodes de Lagevenais, en forme d’encouragements prometteurs à la littérature illustrée, qui, non contente de rappeler sa popularité, son coté amusant et spirituel, insiste sur son incomparable profondeur :

C’est ainsi que la littérature illustrée poursuit sa course, se mettant à la portée de tout le monde, devenant la plus économique, la plus amusante, parfois la plus spirituelle et la plus profonde des littératures modernes61.

26Mais ce sont là des éloges relativement rares pour l’instant. Dès 1836, Rodolphe Töpffer les annonçait pourtant, mais bien discrètement, par ses propos anonymes de la Bibliothèque universelle de Genève sur « la littérature en estampes », inventée selon lui en Angleterre au siècle précédent par Hogarth, continuée par lui-même ensuite62. En novembre 1843, ses Voyages en zig-zag sont considérés par la critique comme un chef-d’œuvre de la littérature illustrée, tout juste baptisée ainsi63. En 1845, Töpffer appuie encore dans le même sens, lorsqu’il s’exclame dans ses Nouvelles genevoises : « Vivent les pittoresques »64

27Mais ce renversement de tendance, auquel, à tout seigneur tout honneur, collaborera le Baudelaire commentateur des caricaturistes en 1855-1858, prendra encore toute la seconde moitié du siècle pour tenter de s’affirmer, sans vraiment y réussir. De cet état des choses témoignent les divers analystes et historiens de la « littérature pittoresque » qui vont bientôt se succéder après 185065 : un collaborateur du Portefeuille de l’amateur qui, en 1858, se propose de suivre le « mouvement rapide, incessant qui se fait dans notre littérature pittoresque »66 ; Émile Deschasnel en 1862, qui se propose d’écrire une « Histoire de l’imagerie »67 ; Jules Brivois, en sa Bibliographie des ouvrages illustrés du XIXe siècle, en 188368 ; John Grand-Carteret, en 1888, dans son livre sur Les Mœurs et la caricature en France69; et, mieux encore, Albert Wolf qui publie le 27 décembre 1890 une synthèse historique sur « Les Journaux illustrés » dans le Supplément du Figaro70. Mais vu les limites de cet article, ce sera pour une autre fois.

« Un livre ressemble à un obélisque » : variations et avatars d’Eugène Pelletan

28L’impression globale qui prévaut à suivre le fil de cette histoire après 1843, c’est que l’opinion commune reste partagée face à la littérature pittoresque — ce qui va, de nouveau, jusqu’à cliver certains des commentateurs, pris entre leurs résistances de professionnels patentés de la littérature et leurs obligations de feuilletonistes : faire la réclame des livres illustrés qui paraissent, surtout aux approches de la fin de l’année. C’est ce qui arrive à Eugène Pelletan, finissons par lui, dans son feuilleton de La Presse du 24 décembre 184471. Il y prélude par des moqueries contre « une littérature écrite à peu près à la façon des obélisques72, avec toute sorte d’oiseaux, de quadrupèdes et de personnages » :

Écrivains, feuilletonistes, nous n’allions presque plus parler qu’à coups de crayons. Était-il question d’un chien, vite on voyait surgir un épagneul, un lévrier, un terre-neuve. Était-il question d’un nez, vous aviez le croquis d’un nez ; d’oreilles, le croquis d’une paire d’oreilles. On avait trouvé le moyen de mettre tous les grands poëtes en rébus.

29Mais, vu son mois de parution, l’article n’en finit pas moins en réclame pour Les Beautés de l’Opéra, livre illustré dont le texte est dû à la collaboration de Gautier, Janin et Philarète Chasles73 :

S’il était un livre de luxe, un livre qui sollicitât toutes les finesses, toutes les ressources du burin, ce beau songe oriental de l’arabesque en même temps que tout l’esprit, que toute la fantaisie de la littérature de feuilleton, c’était assurément l’histoire de l’Opéra.

30En 1860, toujours dans un feuilleton de La Presse, de nouveau publié à l’occasion de la fin de l’année74, Pelletan revient sur la « littérature illustrée », ainsi nommément désignée, et il se plaît à commencer par elle :

À tout seigneur tout honneur. La gravure aujourd’hui a détrôné la parole. On écrit avec le crayon. On parle au regard. Cela soulage l’esprit de la fatigue de penser. Un livre ressemble à un obélisque. Le lecteur y trouve à chaque page un animal ou un personnage, à cette différence près qu’un chien y représente un chien et non un rébus75.

31Mais comme c’est la grande époque de parution des produits de l’édition pittoresque en vue des cadeaux de fin d’année que, par fonction, il se doit de saluer, il déroge à ses prévenances en disant du bien d’un livre illustré pour les enfants, de divers almanachs, l’un rédigé par Janin, l’autre illustré par Cham, ainsi que d’un Voyage autour du monde illustré, lancé par l’éternel Édouard Charton, le créateur du Magasin pittoresque puis de L’Illustration. Tout cela en s’émerveillant qu’on puisse ainsi de feuille en feuille, « faire d’un coup de pouce le tour de la planète », et en se plaisant à remarquer que « si la gravure convient à quelqu’un, c’est surtout à l’enfant ».

32En revanche, quelques années plus tard, en 1863, dans La Nouvelle Babylone, le même Pelletan revient bien plus nettement à la charge contre la littérature illustrée, et cela en reprenant certaines des réflexions de Lagevenais, voire certaines de ses formules. Comme lui, il s’affirme non iconoclaste malgré tout76 ; comme lui, il propose une phénoménologie de la lecture comme « collaboration du lecteur avec l’auteur »77, troublée par les illustrations78, et il reprend son expression : la « volupté de la lecture »79 ; comme lui, il fait de la littérature illustrée un art mineur destiné aux femmes, « qui traitent les livres comme des chiffons »80 ; comme lui, il rend malgré tout hommage aux illustrateurs, et choisit presque les mêmes81. Ce qui nous oblige à opter entre deux solutions : soit Pelletan plagie le texte de 1843 qu’il a sous les yeux, qu’on attribue parfois aussi à Blaze de Bury82 ; soit c’est lui-même qui l’a écrit ou co-écrit sous pseudonyme, et en donne une variante accélérée, et moins marquée par l’idéologie Revue des Deux Mondes83.

33Mais là aussi, la preuve, si elle est possible, pour une autre fois.

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34De ce procès en forme de dialogue de sourds, retenons quatre idées. La première, c’est que la littérature pittoresque apparaît souvent comme « un genre bâtard de littérature »84, déclinaison sui generis de la « littérature industrielle », aggravée de « littérature facile », opposé à la « littérature sérieuse »85 et à la « haute littérature »86, comme le dit Lagevenais. La seconde, c’est que le « parti de la littérature » a pu se sentir en effet menacé dans ses privilèges par cette irruption de la « littérature en estampes », appelée aussi « littérature en images »87, accusée de reléguer l’écrivain au rôle de « faiseur de libretti »88, et, en raison de cela, boutée hors du Parnasse par les gardiens du temple : poussée vers les arts mineurs, vers le comique le plus bas, vers les femmes et le peuple, en même temps que furent condamnés comme « saltimbanques littéraires » les auteurs de cette littérature-là, rejetés vers « les bas-fonds de la littérature des pittoresques »89, et souvent de manière explicite, vers la bohème90. La troisième idée à retenir, c’est que, malgré les couplets alors en vigueur sur la « fraternité des arts », longues seront les résistances contre la prise en compte des bénéfices réciproques de la Plume et du Crayon, pour parler comme Grandville91, en d’autres termes, contre ce que nous nommons aujourd’hui intermédialité. Mais la dernière idée enfin, c’est que, ne serait-ce que par ces appellations de « littérature pittoresque » et de « littérature illustrée », c’est bien la littérature qui reste au centre du débat ; c’est elle qui est à la fois la lice et l’enjeu, en ces temps où elle se voit bousculée par l’illustration, et se sent à la fois détrônée et contestée en ses prérogatives. Et ce sont bien les écrivains critiques, et non les illustrateurs, qui fixent les hiérarchies et dessinent les limites du nouveau champ de jeu qui est aussi un champ de bataille. Aussi, écrire l’histoire de ce qui s’appela, au sens éditorial de l’expression92, la littérature pittoresque, c’est bien écrire un chapitre, trop longtemps négligé jusqu’ici, de l’histoire de la littérature du XIXe siècle.