Colloques en ligne

Alain Viala

De faire voir et savoir à faire croire : L’Artiste et les fêtes galantes (1845-1846)

1Je m’avance vers ce propos un peu intimidé. En effet, je ne suis pas spécialiste de la presse, ni spécialiste de l’image, ni du XIXe siècle. Je dis cela non par excusatio rhétorique mais pour une infirmitatem réelle, preuve en est que je vais m’en tenir aujourd’hui à ne proposer comme contribution à cette réflexion collective qu’un seul exemple, la revue L’Artiste. De plus, je ne toucherai au sujet de ce colloque que de façon en quelque sorte latérale, voire tangentielle. En effet, si j’ai regardé cette revue, c’est dans le cadre d’une recherche sur autre chose. Et je crois qu’il faut que je dise d’abord brièvement ce qu’était cette recherche, pour avancer ensuite cette modeste contribution.

2Ma recherche consistait en une enquête sur l’histoire de la galanterie. C’est une histoire qui a à voir avec l’actualité. Chacune et chacun connaît les polémiques de l’année 2018 autour de la campagne « Me too » et les défenses et illustrations ou au contraire attaques et dénonciations de la galanterie française qu’elles suscitent. Mais en ce qui me concerne, c’est une vieille affaire. J’avais publié il y a trente ans un petit volume intitulé L’esthétique galante qui traitait d’un courant mal étudié de l’art littéraire au XVIIe siècle. Puis, continuant lentement sur cette piste, j’ai publié il y a dix ans La Francegalante, une histoire de la galanterie depuis ses origines jusqu’à la Révolution française. Au moment de la Révolution, la galanterie a été très violemment attaquée comme un modèle d’Ancien Régime, notamment par des républicains rousseauistes comme Mme de Staël ou Fabre d’Eglantine, et l’idée s’est établie qu’elle était morte avec la monarchie. Ainsi, en 1812, Jouy pouvait écrire « il n’y a plus de galanterie, plus de politesse, la Révolution a détruit tout cela »1. Mais cette mort proclamée n’a pas empêché qu’elle se manifeste ensuite, soit sous forme de retours, de regains, de résurgences du passé, soit sous forme de créations neuves, ou qu’elle ne provoque encore des polémiques, comme on le voit aujourd’hui où, si d’aucun.e.s demandent qu’on l’éradique, c’est qu’il y a encore quelque chose de galant aujourd’hui… J’ai donc poursuivi l’enquête. Oh, joie, pleurs de joie, je m’en suis délivré, le livre est fini, remis à l’éditeur et la publication imminente à l’heure que j’écris ces lignes2. Je ne vais pas vous raconter ce qu’il raconte, je voulais juste indiquer que c’est dans ce cadre que j’ai croisé L’Artiste.

3Je l’ai croisé à propos du genre pictural de la Fête galante. Une anecdote en résumera le cheminement. Le chef d’œuvre (au sens technique du terme) de Watteau Le pèlerinage à Cythère était conservé à l’Académie de Peinture. Il était accroché dans la salle de cours qu’occupa David pendant la période révolutionnaire. Et les élèves de David s’amusaient à le bombarder de boulettes de pain. Si bien qu’un vieux professeur prit pitié de la pauvre toile et la mit à l’abri dans un grenier. Elle en ressortit longtemps après… Pour le dire avec les mots d’un contributeur de L’Artiste dont je vais reparler dans un instant, « il y a trente ans qu’on n’accordait aucune estime à Watteau »3. Et puis Watteau revint. Et avec lui le genre des fêtes galantes, et le style « galant » dans les arts (ici, un mot de parenthèses : dans les polémiques, chacun.e y va de sa définition de la galanterie ; pour ma part, en essayant d’en faire l’histoire, j’ai essayé de prendre en compte les données empiriques endogènes et de regarder ce qu’on a appelé galant, quels objets et pratiques ont pu être qualifiés ainsi selon les milieux et les moments, fin de la parenthèse). Donc, voilà : après 1830, il s’est produit un retour ou un regain du genre des fêtes galantes. Et l’un des hauts lieux de ce retour a été L’Artiste. Voilà comment je me suis confronté à ce périodique.

4Vous le connaissez sans doute, mais à toute fin je rappelle que L’Artiste a été créé en 1831. Il traitait de la « Littérature et (des) Beaux-Arts ». La revue « paraît le dimanche, sous forme de deux feuilles de texte en format In-quarto à double colonne accompagnées de deux gravures, ou eau-forte ou dessins. Les souscripteurs de l’année 1844 reçoivent deux gravures en prime de bienvenue »4. Jusqu’en 1844, des dessins accompagnaient les textes, mais ensuite la part visuelle se limite aux deux pages gravées. Celles-ci sont autonomes. Les livraisons hebdomadaires étaient prévues pour être reliées en volumes. La revue ne se vendait que par abonnement, et relativement cher. Elle a eu environ un millier d’abonnés (ce qui est assez limité, si l’on compare avec le Musée des familles, qui parvint jusqu’à 30 000) : c’est une revue pour une élite sociale et intellectuelle. Les contenus (voir en fig. 1 la table des matières du premier tome de 1845-46) comprennent aussi bien des romans feuilletons et des poèmes que des rubriques d’histoire littéraire et d’histoire de l’art, des études historiques et des articles de critique, des récits de voyage et des informations sur l’actualité mondaine, L’Artiste ayant absorbé en 1843 La Revue de Paris.

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Fig. 1 L’Artiste,Table des matières 1845-1846, 1e série, tome V.

5La revue proposait donc de savoir, par ses textes, et de voir, par ses gravures.

6Sa ligne éditoriale a d’abord été celle du soutien au romantisme. Elle s’est infléchie vers plus de réserve à cet égard et, à la Noël 1841, un changement de direction (au sens concret : de nouveaux propriétaires et un nouveau directeur) amène à l’annonce que « le temps des combats d’avant-garde est passé » et que désormais il s’agit de « prendre l’art au sérieux ». Sans détailler ici5, on peut dire qu’autour d’un noyau constitué par Théophile Gautier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, L’Artiste a été un des lieux propices au développement de l’art pour l’art.

7Ou plus exactement de l’art sur l’art, pour reprendre une formule de Nicolas Wanlin que je trouve très pertinente6. En effet, L’Artiste a fait tout un travail d’histoire de l’art en même temps que tout un travail de critique de l’actualité artistique. Et c’est dans ce travail que se situent ses publications sur la galanterie.

8En particulier sur le genre pictural des Fêtes galantes. Pour procéder inductivement, je reviens un instant sur la table des matières de 1845-1846.

9L’artiste publie alors les 16, 23 et 30 novembre 1845 une série d’articles intitulés Watteau I, II et III, dus à Pierre Hédouin, lui-même peintre et graveur. Le premier de la série est une Vie de Watteau. Elle reprend un article biographique parue en 1839 dans la revue, sous la plume de Léon Gozlan. Le deuxième est davantage une analyse critique de l’œuvre et le troisième est un essai de catalogue des œuvres de Watteau. Il compte 138 items. On a donc là un travail non pas sur l’actualité, mais sur l’histoire. Quelques semaines plus tard, fin janvier 1846, L’Artiste publie une gravure de Massard intitulée Fête galante (fig. 2) et dite « d’après Watteau ».

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Fig. 2, Massard, « Fête galante », L’Artiste, janvier 1846.

10L’ensemble offre donc un récit de l’histoire d’un côté et une vision de cette histoire de l’autre. Mais ce travail d’information historique déconcerte un peu.

11En effet, en voyant la gravure, je me suis plongé dans le catalogue proposé par Hédouin. On pouvait s’attendre à ce que l’image vienne à l’appui ou à la suite du texte et que la périodicité courte des livraisons expliquât le pourquoi d’un possible décalage, mais… Ou j’ai mal lu, ou il n’y a pas de concordance ; les deux semblent autonomes. J’ajoute que je connais assez bien Watteau et que j’ai eu un froncement de sourcils en n’identifiant pas du premier coup d’œil de quelle fête galante il s’agissait. En consultant les catalogues récents de Watteau, ceux dressés par Rosenberg puis par Temperini, j’ai refroncé les sourcils en n’identifiant toujours pas le tableau censé fournir de « d’après ». Sans trop approfondir les détails d’érudition, ce qui apparaît alors, c’est que sous couvert de parler du passé, L’Artiste se livre là en fait à un travail sur l’actualité.

12Sur l’actualité du passé en fonction de ce qu’il advient de l’art galant dans la pratique des collections. 1845 est en effet une grande année pour le marché de l’art puisque c’est le moment de la mise en vente de la collection du cardinal Fesch, l’oncle de Napoléon, qui avait amassé un trésor de cinq mille pièces. Et Hédouin relève que Watteau qui a été ignoré pendant trente ans (voir ma citation de départ) se vend désormais à des prix faramineux : on trouvait des Watteau pour 150 f., ils en valent des milliers. Ainsi il est de fait, à l’appui des remarques de Hédouin, que Le rendez-vous de chasse, que Fesch avait acquis 2500 f a été racheté en 1845 par Morny (donc un neveu de Fesch) pour 25 000 et immédiatement revendu aux Hertford Wallace (ceux qui ont laissé l’actuelle Wallace Collection de Londres) pour le double…. Il y aurait matière à analyser de tels cas de formation de la valeur, tant la valeur marchande, dans une pareille envolée des prix, que la valeur esthétique, qui suppose une orientation du goût. Mais pour ici, je retiens deux choses. L’une, que la revue accompagne un mouvement du marché, l’autre que, curieusement, elle n’associe pas explicitement ses interventions par le texte et par l’image.

13Ainsi parti sur la piste des fêtes galantes et de l’art galant, on ne peut manquer de relever que, la même année, parmi des gravures de toutes sortes de styles et de sujets, figure une autre scène galante, la gravure intitulée La saison des roses (fig. 3).

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Fig. 3, La Pérèse, La saison des roses, L’Artiste, 1845.

14Là non plus, pas de correspondance entre un texte de la livraison, qui l’eût présentée ou critiquée, et sa publication comme image. En revanche, cette Saison des roses a été un tableau de Léon Pérèse remarqué lors du Salon et dont Baudelaire a fait l’éloge : en fait, du point de vue de l’histoire de l’art et spécialement du style galant, c’est à cette occasion que Baudelaire introduit une disctinction-clef entre deux galanteries, celle qu’il appelle la « loyale » et celle qu’il qualifie ironiquement de « sucrée »7. On a donc affaire là avec une autre forme d’actualité de l’art, non plus celle de l’art du passé conservé dans des collections, mais celle de la création nouvelle.

15De la sorte, la même revue offre, dans les mêmes semaines, côte à côte, deux formes de relation à l’objet galant : d’une part une évocation du passé, d’autre part une manifestation au présent. Dans cette configuration voisinent donc une présence que je dirais effective (on fait des tableaux de fêtes galantes en 1845) et une autre présence que j’appellerai spectrale (on voit resurgir des images venues du passé).

16Or dans la même année, la galanterie se glisse aussi dans la livraison du 1er novembre 1846. Dans une chronique qui s’annonce simplement comme une « Revue de la semaine », apparaît une section intitulée « Littérature » (mais elle n’est pas mentionnée comme telle dans la table des matières), et dans celle-ci apparaît un compte rendu du Dictionnaire de l’amour de Joachin Duflot8. Cette critique célèbre « un livre léger, sentimental, amusant » et « le talent de l’auteur » et, pour en donner une idée, entreprend de « mettre sous les yeux des lecteurs un fragment de la Carte de Tendre, pays déjà connu des amoureux et des poètes ». Suit la longue citation de sa description, plus ou moins fidèle ; elle-même suivie d’une déploration de l’état présent des choses : « Bienheureux temps qui n’est plus… Aujourd’hui on vogue du golfe de la désillusion, dans l’océan des déceptions, vers l’île de la tromperie. Ou bien on va du golfe des brigues au promontoire de l’emploi. Voilà ce qu’est devenu le pays du Tendre au XIXe siècle. » Voilà un troisième cas de figure, où il ne s’agit plus d’art, mais des mœurs, et où le passé n’est pas seulement évoqué, mais mis en œuvre pour critiquer le présent au moyen d’une vision qui passe par les mots et non par l’image. Je propose d’appeler ce type de procédé une invocation du passé.

17Ces observations permettent de voir un effet de récidive : la périodicité rapprochée fait qu’en un an il a été au moins six fois question de galant dans la revue. Cette insistance est d’autant plus frappante qu’aucun autre sujet ne donne matière à une pareille récidive. Mais, deuxième trait frappant, le décousu dû à la diversité matérielle entre textes et gravures, à la diversité des contenus, entre le côté savant du catalogue de Hédouin et le côté amusant du Dictionnaire de l’amour, et à la diversité des auteurs au sein du nom collectif que constitue la revue, le tout aggravé par l’absence de coordination avérée obligent à se demander : quelle action menait une revue telle que L’Artiste, en ces années-là, sur un sujet tel que « la galanterie ».

18C’est sur cette question que je vous propose quelques remarques finales à propos de l’art et la manière de produire de la rumeur de connivence.

19Même si les acceptions que prend le terme de galanterie n’est pas le sujet d’aujourd’hui, il faut observer la mise en contexte de ces publications et les enjeux qu’elle révèle. Dans ces années-là, la galanterie est à l’ordre du jour. Du côté de la critique, on a vu comment Baudelaire, dans le Salon de 1846, rend compte de l’activité des peintres de fêtes galantes, notamment de Pérèse et établit « la différence entre la galanterie sucrée du temps de Louis XV et la galanterie loyale du temps de Louis XIII » ; or dans l’histoire de la galanterie, cette distinction est capitale. Car au même moment, du côté du récit historique, Arsène Houssaye lance en 1845 sa galerie de Portraits du XVIIIe siècle. Avec notamment l’histoire de Melle Camargo, qui bouscule toute l’imagerie associée à la figure de la femme galante. Et du côté de la fiction advient peu après la publication, d’abord en feuilleton dans Le Constitutionnel, du roman de Balzac Le Cousin Pons. Comme chacun sait, ce roman s’organise autour de la découverte d’un éventail qui aurait été peint par Watteau et que Pons à exhumé des débris d’un château qui ont échoué chez un brocanteur. Il y aurait foule à dire là-dessus, mais ici il suffit je pense de constater que, contexte littéraire ici, contexte du marché de l’art que nous avons vu tout à l’heure à propos de la vente de la collection Fesch, c’est un moment où la galanterie est à la mode.

20Elle connaît alors un essor assez fort pour que les bien-pensants aient éprouvé le besoin de le contrer. Par exemple Sainte-Beuve publie alors son essai sur Le Chevalier de Méré et l’honnête homme au XVIIe siècle, en truquant le texte de Méré qu’il cite, afin de disqualifier le « galant homme et de construire, contre lui, un modèle de « l’honnête homme » en une étrange version adaptée, très explicitement, aux bons bourgeois.

21Dans un tel contexte, la série de publications proposées par L’Artiste apparaît comme une prise de parti : en faveur, manifestement, du galant. Mais une prise de parti qui ne relève pas d’une campagne organisée, puisqu’il n’y a pas de coordination matérielle et chronologique de ces articles et images. Elle relève plutôt d’une logique de la connivence. De même que le Dictionnaire de l’amour dit que le pays de Tendre est « déjà connu des amoureux et des poètes », de même les lecteurs « poètes et amoureux », donc « artistes » savent bien ce qu’invoquer le galant veut dire. La revue invite alors d’autres lecteurs, les bourgeois les plus cultivés et nantis et amateurs d’art, à entrer dans cette complicité. S’instaure ainsi un jeu. En effet, la raison sociale d’un organe de presse consiste en principe à « faire savoir » (faire savoir qu’un livre vient de paraître, qu’un tableau vient d’être exposé, faire savoir quelle est la liste des œuvres de Watteau, etc.). En cela, elle est le symétrique inverse de celle de la littérature de fiction, qui repose sur le « faire croire » (faire croire qu’une histoire inventée peut-être regardée de même que le vrai, faire croire, par exemple, chez Balzac à l’invention poétique d’un « éventail de Watteau » peint pour la Pompadour, etc.). Or dans les pratiques de publication de L’Artiste on voit que le faire-savoir, qu’il prenne la forme de l’évocation du passé ou de l’information sur le présent, est travaillé de l’intérieur par l’invocation, donc le mode de la connivence, et glisse vers la croyance apparemment bien informée.

22Mon hypothèse finale serait donc que L’Artiste a contribué à tisser une connivence entre gens qui « prenaient l’art au sérieux », les artistes, et les bourgeois les plus avancés. Du point de vue de l’histoire de la galanterie, cette connivence a permis qu’à partir de la brèche esthétique ouverte par le regain de l’art dans un ostracisme qui régnait depuis plus de trente ans, se soient glissées des questions telles que la « galanterie loyale » et de l’amour selon la Carte de Tendre, bref des questions d’éthique amoureuse qui vont à rebours de la doxa de la Monarchie Bourgeoise, névrotiquement attachée à l’ordre moral et au mariage d’alliance. Et du point de vue des réflexions sur les fonctions de la presse illustrée, il m’a semblé que ce jeu entre le faire savoir, le faire voir et le faire croire offrait un cas de rumeur de connivence possiblement utile à observer comme une des raisons culturelles de la presse illustrée.