Caricature, culture médiatique et addiction comique, au siècle de la modernité
1L’objet de ma communication se situe à l’intersection exacte des deux objets de recherche qui, parallèlement à mes travaux de poétique historique et d’herméneutique sur les grandes figures du romantisme français, m’occupent depuis une vingtaine d’années : l’histoire de la culture médiatique, qui prend appui sur l’histoire sociale et la sociologie de la communication, et la théorie du rire, qui implique au contraire de privilégier, du moins préalablement à toute investigation littéraire, la perspective anthropologique. Il y a déjà plus d’un demi-siècle, Fernand Braudel, dans son grand article récapitulatif de 19581 sur la longue durée où il rappelait sa distinction fondamentale entre le « temps court » de l’événement et la « longue durée » qui concerne les évolutions réellement structurelles, avouait également sa prédilection d’historien pour ce temps si ralenti qu’il semble s’être immobilisé. Puis il donnait deux exemples de cette temporalité extraordinairement distendue : d’abord, le temps de la géographie physique et du climat ; ensuite, de manière beaucoup plus surprenante, celui de la vie intellectuelle et littéraire, qu’il illustrait par l’exceptionnelle permanence de l’imaginaire occidental et du modèle aristotélicien. De fait, les historiens de la littérature et des idées pensent trop souvent se plier aux exigences de l’histoire longue lorsqu’ils enjambent une centaine d’années – d’autant que, étant eux-mêmes le plus souvent spécialiste d’un siècle, conformément à l’usage académique, ils hésitent à sortir de leur champ de compétence reconnu. Or la culture est sans doute le domaine où, en dehors des réalités géomorphologiques ou climatiques, on se rapproche le plus du temps très long, où les phénomènes doivent s’observer à une échelle millénaire.
2Il n’y a donc pas lieu d’opposer la recherche historique, qui serait attentive seulement à des ruptures visibles et observables avec les instruments de l’histoire conjoncturelle (la « conjoncture » est le moyen terme que Braudel insère entre le court et le long terme), et l’approche anthropologique ou cognitiviste qui a, aujourd’hui, la faveur de la critique littéraire et où les faits historiques sont seulement considérés comme les illustrations datées de mécanismes par nature anhistoriques – puisqu’ils renvoient à la nature humaine considérée en elle-même. Il me semble au contraire que les deux démarches doivent se combiner, pour contribuer à esquisser une anthropologie historique qui, enfin, permettrait de dépasser les apories bien connues, et tant de fois rappelées, de l’histoire littéraire, faute d’une profondeur de champ suffisante.
3Ces préoccupations croisées expliquent le double parcours qui sera suivi ici. Le premier temps, qui sera aussi le principal, sera d’ordre théorique : il visera à mettre en regard le problème spécifique que posent à l’anthropologie, considérés ensemble, le phénomène de la périodicité médiatique et la mécanique du rire. Le deuxième proposera une application de ces propositions théoriques à un corpus actuellement en voie d’exploration, la presse satirique du xixe siècle.
Pour une phénoménologie de la périodicité
4L’histoire culturelle des médias, malgré ses récents renouvellements, continue à sous-estimer la question de la périodicité. Bien sûr, elle a repéré les divers rythmes de publication : quotidien (pour l’actualité immédiate), hebdomadaire (pour le divertissement ou l’information à distance de l’événement, sur le mode du magazine), de bimensuel à trimestriel (pour le recul qu’implique, notamment, la revue qui est, comme son nom l’indique, une re-vue, une révision rétrospective de ce qui a eu lieu), annuel (aussi bien pour l’almanach populaire que pour les livraisons annuelles des vieilles revues universitaires) – voire, sur le mode comique, quadriennal (dans le cas de La Bougie du sapeur, paraissant chaque 29 février. Cependant, la question proprement théorique de la périodicité, examinée du point de vue de ses effets sur les attentes, les émotions et les plaisirs du public des consommateurs des médias, est généralement négligée. En fait, deux composantes de la culture médiatique, qui sont en effet d’une importance considérable, sont principalement prises en compte : la médiaticité et la sérialité.
5La médiaticité désigne la fonction spécifique à tout média, qui consiste à s’interposer, d’une part, entre la réalité, censée être représentée par le média, et le récepteur, d’autre part, entre les récepteurs eux-mêmes. Dans les cultures comme les nôtres, saturées d’industries médiatiques puissantes et conçues pour une consommation de masse, cette intermédiation généralisée qu’assurent les systèmes de communication et de diffusion finit par provoquer une confusion, abondamment pointée dans le domaine de l’information, entre la réalité et sa représentation : c’est l’« universel reportage »2 dénoncé par Mallarmé dès 1897 dans Crise de vers. À l’heure des réseaux sociaux et de l’interactivité permise par le numérique, cette médiaticité s’est également infiltrée dans les relations interpersonnelles, si bien qu’il n’est plus aucun domaine de la communication ou de la diffusion de contenus culturels (ceux des jeux électroniques, par exemple) qui ne soit touché par cette virtualisation induite par les médias.
6La sérialité, elle, caractérise le fonctionnement à la fois économique et culturel de la culture médiatique. Celle-ci, parce qu’elle repose sur des entreprises industrielles, implique la diffusion en série de productions identiques, capables de fournir au public des plaisirs attendus, calibrés et renouvelables à la diffusion de chaque élément de la série. La sérialité est donc une donnée structurelle de nos sociétés de consommation, qu’elle vise à satisfaire une demande massifiée ou, au contraire, à se diversifier selon les besoins d’une stratégie de niche. Aussi est-elle confondue, à tort, avec la périodicité : si la périodicité implique ipso facto la sérialité, l’inverse n’est évidemment pas vrai. Une collection de livres, qu’elle relève d’ailleurs de la production restreinte ou de la culture de masse, forme une série non périodique ; on sait que, même si les volumes paraissent à un rythme régulier (comme c’était fréquemment le cas pour les collections populaires au xxe siècle), ils ne constituent pas des « périodiques », au sens bibliographique du terme. De même, alors qu’il est banal de distinguer les médias d’information (essentiellement la presse écrite, la radio, la télévision et aujourd’hui internet) et les médias diffusant des contenus fictionnels (notamment, le cinéma et les jeux vidéo), la distinction entre média périodique et média non périodique, qui est selon moi de très loin la plus importante, est rarement formalisée.
7Soit donc la périodicité. Elle se définit, très simplement, par le retour régulier (i.e. à intervalles réguliers) du même. L’identité de contenu concerne la totalité du phénomène périodique ou ne porte que sur quelques éléments : dans le cas du journal, si les rubriques et la mise en page sont globalement identiques, le contenu change bien sûr à chaque numéro. On pourrait imaginer un périodique dont les numéros seraient strictement identiques, mais il est probable qu’il perdrait assez vite ses lecteurs. Ceux-ci ont cependant plaisir à se retrouver dans un cadre globalement familier et même, jusqu’à une certaine dose, à relire des articles au contenu similaire : c’est le principe du « marronnier ». De façon très générale, la périodicité est la caractéristique fondamentale de l’être. C’est vrai pour la matière inerte, qu’il s’agisse, à l’échelle de l’univers, de la révolution des corps célestes, qui est régie par la loi d’attraction universelle, ou, au niveau atomique, de la mécanique ondulatoire, qui détermine en particulier le mouvement des électrons. La périodicité régit également le monde du vivant : elle détermine, notamment, l’alternance du jour et de la nuit, la succession des saisons, les périodes de fécondité et, de façon globale, tous les cycles liés aux biorythmes organiques. Dans tous les cas, la périodicité est liée aux notions de cycle ou de circularité, par opposition aux conceptions linéaires de l’écoulement du temps.
8Bien entendu, l’animal humain est concerné autant que tous les êtres vivants par la périodicité. L’étude de la manifestation à la fois la plus banale et la plus importante de la périodicité, l’alimentation, permet d’en comprendre le mécanisme. Sauf dérèglement pathologique, l’homme, comme tous les animaux, se nourrit à des moments spécifiques du jour (le plus généralement, au début et en fin de la phase diurne ou, du moins de la période active). Sachant qu’il va manger à une heure précise que son organisme a intégrée, l’attente de ce plaisir attendu provoque un phénomène psychosomatique qu’on nomme le désir (et, plus spécifiquement en ce cas, l’appétit). Le désir est souvent interprété en termes de manque – un manque qui susciterait le besoin de le combler pour satisfaire l’attente : les morales traditionnelles, en règle générale, apprennent donc à maîtriser ce sentiment de manque, pour ne pas dépendre d’un événement à venir qui est hors de présent, qui est donc par définition absent de notre réalité et sur lequel nous n’avons pas prise : désirer reviendrait toujours à vouloir ce qu’on n’a pas, à fuir le temps présent qui serait le seul réel. Mais il est aussi légitime de concevoir le désir de manière positive, selon un processus psychique déjà suggéré par Paul Ricœur, dans Temps et récit3. On ne peut désirer qu’une chose peu ou prou connue, car l’étrangeté radicale est incapable de susciter une véritable attente. Or, désirer une chose connue consiste à se projeter en esprit (par représentation) dans cette chose connue. Le désir se vit au présent, mais c’est un présent habité par le travail de l’imagination. Baudelaire a fait de cette leçon de morale le poème en prose « Les Projets ». Le je du poème s’imagine aller vivre dans trois lieux également idylliques (un palais, une case en bois dans un cadre exotique, une jolie chambre d’auberge). Puis il rentre chez lui, satisfait des pleines jouissances qu’il s’est procurées, mais en imagination : « J’ai eu aujourd’hui, en rêve, trois domiciles où j’ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? »4.
9Résumons : le désir est le plaisir éprouvé à la représentation d’une chose attendue et connue. Il est donc naturel et logique de rendre aussi prévisible que possible cette attente, en créant les conditions certaines de sa réitération. C’est le principe de la périodicité : chaque matin et chaque soir (voire chaque midi), l’animal humain sait qu’il va être nourri. Il peut donc, en toute confiance, prendre plaisir à imaginer son repas. Ce principe du plaisir attendu vaut évidemment pour tous les phénomènes périodiques, qu’il relève de la nature ou de la culture. Puis, dans un deuxième temps, après le plaisir projectif de la représentation imaginative, vient le plaisir de la reconnaissance, lorsque l’homme retrouve effectivement le plaisir dont il s’était fait l’idée. L’intensité jouissive de la périodicité vient de cette alternance, réglée dans le temps, de plaisirs de représentation et de plaisirs de reconnaissance.
10Mais la périodicité, qui fait toujours attendre le retour du plaisir, peut dériver en un état pathologique, qui est l’addiction. L’addiction désigne le désir compulsif de voir revenir le plaisir attendu, en accélérant toujours davantage le processus de réitération, au point extrême de ne plus même supporter l’attente, qui est pourtant la condition du désir. La périodicité est le mécanisme qui, paradoxalement, crée et entretient la logique addictive, tout en permettant de la gérer. D’où l’importance de ritualiser la périodicité, pour mieux la stabiliser. Ce n’est pas un hasard si, dans les sociétés traditionnelles, tous les phénomènes périodiques (rites, cérémonies, fêtes, rythmes de la vie collective ou privée) sont de la responsabilité du religieux et du sacré, car ils touchent à la sphère du plaisir, qui est la plus importante mais potentiellement la plus déstabilisante pour la vie du groupe. Dans les cultures religieuses, le plaisir périodique le plus développé est celui de la prière (répétée à des moments fixes de la journée), auquel s’adonnent le plus intensément les moines et les clercs : par une sorte de compensation, ceux qui jouissent de manière addictive de la prière périodique sont ceux qui, par ailleurs, sont généralement privés des plaisirs ordinaires de la vie profane.
11C’est par rapport à ce cadre général, fondé sur une périodicité ritualisée et soumise au religieux, qu’il faut interpréter le bouleversement civilisationnel induit par l’émergence bientôt hégémonique de la culture médiatique qui, à partir du xviiie siècle, fait basculer dans l’espace profane et, surtout, généralise le principe de périodicité pour tous les aspects de la vie sociale. Comme l’explique Jürgen Habermas5, le recours pour la communication littéraire à une publication périodique a d’abord répondu à une logique de rationalité et de commodité : il assurait à un public de plus en plus large de lecteurs bourgeois et cultivés de lire les mêmes contenus de manière à peu près synchrone et d’en faire ainsi l’objet d’un débat commun : à ce titre, la périodicité a sans doute joué un rôle décisif dans la constitution d’une opinion publique. Mais, très vite, le rendez-vous régulier que chacun avait avec son journal, au café ou chez lui, a obéi au principe de plaisir, qui faisait attendre avec impatience le retour de son journaliste ou de sa rubrique préférée : à l’ère de la télévision, la célèbre « messe de 20h », qui réunit un très large public autour du journal télévisé, repose sur la même attente addictive. La logique médiatique (et périodique) s’est progressivement étendue à l’ensemble des composantes (politique, culturelle, économique) de la vie sociale. Au xixe siècle, la presse obéissait à trois rythmes fondamentaux : la vie parlementaire au jour-le-jour (en période de session), l’actualité théâtrale (qui alimentait les feuilletons hebdomadaires), les salons annuels de peinture. Mais il s’est bientôt ajouté les cours de la Bourse et des denrées marchandes, la multiplication des loisirs (voyages, spectacles en tout genre, sports), chacun ayant sa temporalité propre. À mesure que les sociétés se sont complexifiées et urbanisées et que la sphère médiatique s’y est plus profondément immiscée, la vie collective a vu s’additionner les rituels culturels de tout sorte, orchestrés par une presse à la spécialisation elle-même croissante (en fonction des publics et de leurs attentes spécifiques). Elle a ainsi été toujours davantage perçue comme un empilement de rythmes cumulés, se substituant à la perception essentiellement durative de la temporalité des sociétés traditionnelles, comme une succession de plus en plus rapide et compulsive de plaisirs attendus et aussitôt reconnus.
12C’est pourquoi la périodicité, par l’attente compulsive du plaisir qu’elle suscite, est par nature addictive. Ce n’est sans doute pas un hasard si les troubles addictifs se sont développés parallèlement à la progression des médias, qui ont profondément déréglé notre rapport au temps. L’alcoolisme fut la principale addiction populaire du xixe siècle – du moins la plus popularisée –, au moment où la presse diffuse, sur un mode plus ou moins humoristique, les vertus sociales et politiques de la consommation alcoolique, s’opposant ainsi à l’attitude répressive des autorités (notamment religieuses). Mais il y a autant d’addictions que de pratiques sociales : l’addiction, sous toutes ses formes, est la grande pathologie de nos sociétés médiatiques, vécue comme une suite sans fin de rythmes et de plaisirs projetés – donc de plus impatiemment attendus. À la périodicité généralisée qui régit la culture moderne répond une addictivité tout aussi systématique. Mon hypothèse est que, au-delà de la compulsion de répétition que la psychanalyse a clairement repérée et analysée dans le prolongement des travaux de Sigmund Freud et de Jacques Lacan6, la prodigieuse prolifération des pratiques addictives est historiquement liée au dérèglement contemporain de notre perception de la temporalité (rythmique, et non plus durative), qui est corrélatif de l’extension de la logique médiatique à l’ensemble des activités sociales.
L’empire de la parodie
13Or il n’est pas d’addiction plus puissante ni plus massivement répandue, dans nos sociétés industrielles ou post-industrielles, que celle du rire. C’est le deuxième terme de ma démonstration.
14Ce n’est pas le lieu de revenir sur les diverses théories du rire, visant à expliquer ses motivations aussi bien que ses mécanismes7. Cependant, quel que soit le modèle explicatif, il existe nécessairement deux éléments qui, dans tous les cas, conditionnent le déclenchement du rire et qui nous intéressent directement ici.
15En premier lieu, le rire se déclenche lorsque, placé dans une situation potentiellement inquiétante, le futur rieur découvre qu’il n’a à redouter aucune interaction dangereuse avec le réel : le rire découle du brusque soulagement nécessaire au relâchement de la tension, auquel s’ajoute l’excitation liée à l’effet de surprise, indispensable à la physique musculaire du rire. Le prototype du rire est celui du bébé reconnaissant soudain l’un de ses parents qui s’amusait à se cacher le visage : à l’angoisse succède, chez l’enfant, le bonheur intense de retrouver son univers familier. Ce mécanisme est systématiquement utilisé dans les spectacles comiques. Non seulement le rire naît toujours du brusque retournement d’une circonstance potentiellement dramatique ou pathétique en scène risible, mais le public est d’autant plus préparé à rire qu’il se sait à un spectacle : il est d’avance rassuré puisque l’action qu’il regarde est séparé de lui par la frontière invisible mais infranchissable qui sépare la scène (ou l’écran) de la salle. À l’exception du rire qui éclate spontanément dans les interactions ludiques (où l’on rit, sans trop de méchanceté, de l’emporter sur ses adversaires), l’hilarité naît toujours de situations où le monde est considéré comme un simple spectacle, que le rire sert précisément à maintenir à distance : c’est cet effet de distanciation que Bergson appelait « l’anesthésie momentanée du cœur »8, d’ailleurs de façon impropre (car le rire n’empêche absolument pas les émotions). Or la logique médiatique, on l’a vu, consiste précisément à substituer systématiquement au monde présent sa représentation, à traiter le réel comme un spectacle permanent, offert au lecteur-spectateur-consommateur. D’où le plaisir pervers que procurent les faits divers, qui constituent l’un des principaux produits médiatiques de masse : on jouit d’autant mieux des crimes les plus spectaculaires qu’ils ne sont, justement, que des spectacles, présentés sur la scène médiatique. Le comique, sous toutes ses variantes (humoristique, parodique, satirique), est l’autre produit de consommation diffusé par les médias, car il existe une convergence structurelle entre le rire et la logique médiatique, qui repose sur leur commune propension à la spectacularisation du monde.
16Cependant, on oublie généralement l’essentiel, à propos du rire : on rit toujours parce qu’on sait que l’on va rire ; on s’y est préparé et on retire par avance du plaisir de cette attente, car le rire est une jouissance. C’est d’ailleurs pourquoi le rieur est « bon public » : il veut jouir aussi intensément que possible et n’a donc aucun intérêt à faire la fine bouche. Il en découle la (mauvaise) réputation de facilité qui poursuit le comique : elle reflète seulement la puissance (aussi vitale qu’élémentaire) du plaisir de rire, qu’il serait légitime au contraire de mettre à son crédit. Précisons encore. Non seulement on rit parce que l’on sait que l’on va rire mais, de manière encore plus concrète, on rit parce que l’on reconnaît un élément (un gag, une situation, un procédé, une allusion, etc.) dont on a déjà ri. Si l’on se trouvait face à quelque chose de totalement nouveau, l’attention (voire la vague inquiétude) suscitée par l’effet de surprise empêcherait le relâchement nécessaire au déclenchement du rire. Le comique est pour cette raison un art minimaliste : il lui suffit d’éveiller le processus de reconnaissance pour que le rieur fasse le reste. Or, répétons-le : la périodicité est la façon la plus simple et la plus efficace de susciter et de consolider une attente. Le rire se prête très souvent à des formes de ritualisation, dont le carnaval offre la version traditionnelle : on retrouve régulièrement ses amis (aux soirées after work, par exemple) pour blaguer ensemble, on attend (quotidiennement ou hebdomadairement) la chronique ou l’émission de ses humoristes familiers, etc. Le moment de rire est prévu à l’avance et, davantage encore, ses procédés : car on sait par avance de quoi ce rire sera fait, toute la difficulté pour l’amuseur étant de parvenir paradoxalement à surprendre tout en offrant du déjà connu.
17Qu’on l’envisage donc sous l’angle de la médiaticité ou de la périodicité, on arrive à la même conclusion. La culture du rire et le système des médias reposent sur les mécanismes analogues qui se renforcent mutuellement. Il n’est d’ailleurs pas excessif d’avancer que, depuis le xixe siècle, les innovations du comique sont nées de la presse puis des nouveaux médias. Les journaux du xixe siècle ont inventé, particulièrement en France, toute une série de genres et de pratiques, humoristiques ou ludiques, qui n’ont cessé de resserrer les liens entre les deux domaines. Il y eut d’abord les nouvelles à la main, les logogriphes, charades ou rébus, les blagues et les histoires drôles, les caricatures, les puffs et les mystifications, les chroniques journalistiques ; puis la radio, et la télévision ensuite, ont inventé leurs propres usages, en exploitant l’effet d’intimité que ces nouveaux médias peuvent créer d’une part entre les humoristes et leurs publics, d’autre part entre les chroniqueurs censés susciter collectivement un sentiment euphorique de bonne humeur partagée, exactement comme le faisaient au xixe siècle les journalistes de la presse satirique ; enfin, internet a aujourd’hui démultiplié, virtuellement à l’infini, les sources médiatiques du comique.
18Le rire est à ce point omniprésent dans nos existences désormais rythmées par la culture médiatique (par ailleurs saturée de publicités, elles-mêmes essentiellement constituées de motifs humoristiques) que nous finissons par ne plus y faire attention. Or le rire, parce qu’il est une jouissance organique, est profondément addictif : en réalité, le rire est la principale addiction de nos sociétés contemporaines – mais une addiction douce et indolore qui, n’entraînant aucun phénomène de dépendance pathologique, reste invisible. De surcroît, si le comique se fortifie grâce à la périodicité, il est vrai aussi, symétriquement, que la périodicité est dans son principe potentiellement comique. Comme l’écrivait déjà Marx en 1851, à propos du 18 Brumaire, « tous les grands événements se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce »9. Toute répétition, si elle n’est que la réitération du même, est guettée par la parodie. La culture médiatique, qui implique la systématisation à grande échelle du principe de répétition, repose donc sur la parodie. Ou plutôt, sur l’association de deux mécanismes à la fois complémentaires et contradictoires. Nommons sensationnalisme le premier, que le fait divers a déjà permis d’aborder : il consiste à effacer l’écran de la représentation médiatique, à donner l’illusion au public qu’il est présent à l’événement représenté ; pour cette raison, il est mobilisé pour tout ce qui touche à l’actualité la plus brûlante. Le deuxième, au contraire, transforme en pur spectacle (et en spectacle parodique) ce qui est représenté, en l’évidant de tout contenu sérieux. L’esprit français du xviiie siècle, qui apparaissait alors comme le nec plus ultra de la civilisation aristocratique d’Ancien Régime, était essentiellement ironique. Mais la nature du comique se trouve modifiée par l’ère médiatique : il repose désormais sur une dynamique globale de parodisation qui, par ses vertus anesthésiantes face à un monde réel peu ou prou inquiétant, crée l’addiction du rire.
L’assomption médiatique de l’image comique, au XIXe siècle
19Il reste à introduire le troisième terme de l’équation que j’ai entrepris de poser ici, l’image, et qui permet, sur un autre plan, de nouer plus étroitement encore la culture médiatique et le rire.
20Tout élément comique découle de la perception, par le rieur, d’une incongruité quelconque – à la condition que cette incongruité ne soit pas source d’angoisse et soit traitée sur le mode mineur. C’est la représentation de deux éléments présentant une forme d’incompatibilité qui déclenche le rire. Par définition, le comique fait image. L’image peut être seulement mentale (dans le cas d’un jeu de mots, par exemple) ou reposer sur la succession très rapide des deux éléments – une succession si rapide qu’elle donne l’illusion de la simultanéité (comme dans un gag cinématographique). Mais il est préférable que le comique prenne appui sur une véritable image visuelle, présentant simultanément au regard les deux éléments incongrus. Dans ce cas, pour que le trouble ne s’installe pas, le repérage de l’incongruité (et de sa nature comique) doit être immédiat, grâce au recours à un fond commun de motifs et de gags que tout le public partage et mobilise à volonté. C’est précisément l’une des fonctions de la culture médiatique, par sa capacité au ressassement et à la saturation de l’imaginaire social, de diffuser à grande échelle ces images comiques – aujourd’hui grâce aux médias audio-visuels ou numériques, hier par le cinéma, avant-hier (au xixe siècle) par la caricature.
21De fait, l’arrivée en masse de l’image et de l’illustration, dans le monde de l’imprimé, coïncide avec l’explosion de la presse au xixe siècle. Les progrès techniques (la mise au point de la lithographie, de la gravure sur bois de bout puis de toute la panoplie des procédés photomécaniques) ont joué un rôle décisif, mais ils ne suffisent pas à expliquer la différence, aujourd’hui encore, entre un monde du livre où l’illustration reste globalement cantonnée au rôle secondaire d’illustration et l’envahissement de la presse par la culture de l’image. C’est que la lecture du périodique, soumise à la rythmicité régulière de la publication, est une lecture beaucoup moins motivée que celle du livre : plus que le livre, le périodique se prête au feuilletage et à la circulation aléatoire du regard. Or l’image (dessin gravé, illustration en couleurs ou photographie) se prête bien mieux à ce papillonnage de l’attention que le texte (les « gros titres » des journaux sont eux-mêmes des interprétations graphiques de l’écrit). À l’exception du livre d’art et du livre de bibliophilie, l’illustration du livre n’a jamais eu une place aussi centrale que celle de l’image dans la presse périodique.
22En particulier, le xixe siècle est marqué par l’âge d’or de la caricature, à l’intersection de la culture médiatique, du comique et de la culture de l’image. Bien sûr, il y avait eu des caricatures bien avant l’ère de la presse moderne10 – notamment à l’atelier des frères Carrache, au xvie siècle –, mais il ne s’agissait que d’un procédé de peintre, pour styliser de manière expressive et pittoresque les figures secondaires d’un tableau. Mais c’est dans la presse du xixe siècle, au moment où la photographie n’a pas envahi les colonnes des journaux et où la force de stylisation burlesque du gag cinématographique est encore inconnue, que la caricature joue pleinement son rôle de figuration satirique de la réalité quotidienne et que, en conséquence, l’image comique s’installe au cœur de la nouvelle culture issue de la révolution libérale de 1830. Il n’est en effet pas excessif de considérer que toute la tradition réaliste11, telle qu’elle se fixera en France aussi bien en littérature qu’en peinture, est une expansion de la caricature, ou, du moins, aurait suivi de tout autres voies sans l’influence de la caricature : c’est donc elle qui, à titre d’illustration, servira ici de conclusion.
23Plus précisément, la caricature triomphe dans des journaux aux formats réduits (d’où le nom de « petite presse » qu’on leur accolera) et qui font entendre, dès les années 1820, un ton nouveau, fait d’impertinence, de joyeuse provocation et d’humeur blagueuse. Grâce à une équipe de chercheurs réunie depuis 2011 autour de programmes internationaux12, cette petite presse fait désormais l’objet d’un travail de repérage, de dépouillement et d’interprétation lourd et systématique13. Le titre culte de cette presse nouvelle restera pour toujours le Figaro, créé le 15 janvier 1826 à la double initiative d’un écrivain du Boulevard, Maurice Alhoy, et d’un intellectuel républicain, Étienne Arago : il y eut, flottant sur la presse fantaisiste du xixe siècle, un « esprit Figaro », que Villemessant ressuscitera d’ailleurs avec succès en 1854, comme il règnera sur les médias de la fin du xixe siècle un « esprit Canal ». Cependant, au sein de milliers de titres plus ou moins éphémères, il faut faire un sort particulier à un autre must de cette petite presse : la presse satirique illustrée, premier pas vers cette civilisation de l’image où nous baignons actuellement. Il y eut donc La Silhouette en 1829, pour laquelle Balzac s’associa à Girardin, le William Hearst du xixe siècle français, puis les créations de Philippon, La Caricature (1830) et Le Charivari (1832), imité par le titre-phare de Commerson, autre vedette de la petite presse, Le Tintamarre (1843). Puis, le Second Empire, malgré l’œuvre satirique et militante d’un André Gill (dans Le Hanneton,La Lune ou L’Éclipse), a favorisé un rire graphique plus léger et plus ludique – qui fait le succès, en particulier, de la bien nommée La Vie parisienne.
24Il faut donc imaginer que, pendant ce mitan du xixe siècle où l’aspiration générale à la liberté d’expression s’est heurtée presque sans discontinuer à une censure plus ou moins rigoureuse, le public des journaux (pour l’essentiel, la bourgeoisie ou petite bourgeoisie citadine et, notamment, parisienne) a consommé addictivement, à un rythme hebdomadaire ou pluri-hebdomadaire, cette presse pour rire dont il est facile, dans l’attente d’études plus systématiques14, de dégager les traits les plus caractéristiques. Faute de libre contestation, son contenu se résume, pour l’essentiel, à un persiflage permanent, à une allure de moquerie qui vise tous azimuts mais ne se fixe sur rien de concret (sinon sur la société en général). Cette parodie à vide, perpétuellement ressassée, qui paraît à distance extraordinairement répétitive, met à nu la jouissance brute de la répétition comique, reposant sur un jeu perpétuel d’échos et de reprises. C’est précisément ce ressassement qui permet de créer le sentiment réconfortant de reconnaissance et de connivence implicite grâce auquel le public se donne l’illusion de contourner la censure. On y retrouve à nu, de manière exacerbée, les effets de réitération comique qui caractérisent toute culture médiatique : les procédés de sérialité (grâce à la répétition d’un motif, à l’intérieur d’un même journal), les jeux d’échos (par la reprise d’un motif, cette fois d’un journal à l’autre), les métamorphoses parodiques, où le même revient toujours, mais sous des apparences inattendues). Le lecteur d’aujourd’hui, qui a perdu une vraie familiarité avec l’ambiance de l’époque et ses codes culturels, peut se sentir accablé par l’impression monotone de vacuité qui ressort de ces milliers de journaux, compulsivement consommés par un public essentiellement masculin et conquis d’avance par les mêmes historiettes joyeusement grivoises (dont les femmes sont les victimes désignées d’avance), par les cascades de calembours approximatifs, par les clins d’œil malicieux que la petite bohème journalistique s’adresse, tout en se donnant en spectacle pour le plaisir du chaland. Il aurait tort. Par son inconsistance même, dont la censure était en grande partie responsable, cette « petite presse » du xixe siècle met à jour, sous sa forme la plus pure, cette addiction du rire médiatique dont j’ai essayé de définir ici la formule. Il passait alors par la presse écrite (soit par les images suggérées à l’esprit au moyen de ses jeux de mots ou de ses chroniques ironiques, soit par les dessins insérés dans ses colonnes ou en pleine page) ; mais on tirerait des conclusions très similaires de la culture contemporaine de l’humour mass-médiatique, qui passe désormais par d’autres canaux de diffusion.
25En guise de post-scriptum, terminons donc par un petit imagier, tiré de nos dépouillements15 – du moins en guise d’illustrations pour qui n’aurait pas l’habitude de fréquenter ce corpus. Bien sûr, l’image la plus célèbre – véritable emblème de toute la caricature française – est la poire de Philippon (fig. 1),
Fig. 1, Charles Philippon et Honoré Daumier, La Caricature, 24 novembre 1831.
26que le caricaturiste invente en 1831 mais qui poursuivra Louis-Philippe jusqu’à sa chute en 1848 (fig. 2-3),
Fig. 2, Honoré Daumier, Masques de 1831, La Caricature, 8 mars 1832 (à gauche) ; Fig. 3, Je vous porte tous dans mon cœur, Le Charivari, 29-30 juillet 1833 (à droite).
27comme le sparadrap du capitaine Haddock – et même au-delà puisque la poire deviendra, sous le Second Empire et la Troisième République, melon ou potiron (fig. 4-6).
Fig. 4, André Gill, Monsieur X… ?, L’Éclipse, 9 août 1868 (à gauche) ; Fig. 5, Valère Morland, Le Roy des potirons, Le Sifflet, 21 septembre 1873 (au centre) ; Fig. 6, Henry Meyer, Quel est le plus mûr, Le Sifflet, 13 juillet 1873 (à droite).
28Mais la manifestation la plus vertigineuse du ressassement comique, dans la culture médiatique, nous fait remonter au premier motif de la caricature politique, dès la Restauration : à l’éteignoir (fig. 7),
Fig. 7, Éteignoirs, Le Nain jaune, 15 février 1815.
29dont les tristes partisans de la Contre-Révolution monarchique étaient inévitablement coiffés mais qui se retrouvera en 1879 dans La Lune rousse d’André Gill et, en 1887, dans le Sans-Culotte d’Alfred le Petit (fig. 8-9).
Fig. 8, André Gill, L’Éteignoir, La Lune rousse, 22 juin 1879 (à gauche) ; Fig. 9, Alfred Le Petit, L’Éteignoir, Le Sans-Culotte, 25 frimaire 1887 (à droite).
30Et l’on ne peut s’empêcher de penser que l’entonnoir de fou dont Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale, était systématiquement affublé par les dessinateurs de Charlie-hebdo, avait une furieuse allure d’éteignoir (fig. 10).
Fig.10, Georges Wolinski, Enfermez Debré, Charlie Hebdo, 20 novembre 1972.
31Et l’histoire de l’éteignoir n’a sans doute pas fini de se répéter. Sinon, ce ne serait pas drôle.