« Au même moment tous les hommes tressaillirent sous la commotion » : la vulgarisation scientifique selon La Science populaire d’Adolphe Bitard (1880-1884)
1La Science populaire n’est pas le périodique de vulgarisation scientifique le plus important de son temps. Publié sous la direction d’Adolphe Bitard à partir de février 1880, cet hebdomadaire cherche à s’insérer dans un paysage médiatique déjà bien défini : d’un côté, des titres anciens tels que la Revue scientifique, La Science pour tous ou Cosmos perdurent malgré les coups d’arrêt qu’ont marqués la guerre de 1870 et la Commune ; de l’autre, la seconde génération de titres spécialisés a déjà remodelé le terrain. En fondant La Nature en 1873, le chimiste et aéronaute Gaston Tissandier s’est effectivement associé à l’éditeur Masson pour proposer un périodique richement illustré auquel ses collègues savants ne dédaignent plus de participer. C’est ainsi que La Nature est devenu la nouvelle vitrine de la vulgarisation scientifique.
2Outre cette arrivée un peu décalée sur le marché, le périodique de Bitard ne bénéficie pas de l’appui d’un éditeur puissant et emploie une équipe rédactionnelle peu développée et sans prestige scientifique. On peut dès lors s’interroger sur l’intérêt de consacrer une étude détaillée à un titre de second rang. C’est que La Science populaire est tout sauf anecdotique au sein du parcours d’Adolphe Bitard. Effectivement, la presse de vulgarisation scientifique de l’après-1870 évolue globalement selon deux paradigmes : le premier, représenté par Gaston Tissandier, est celui du savant ayant décidé de devenir vulgarisateur. Ce paradigme est le plus prestigieux car il crée un pont relationnel direct entre les grands savants et le grand public. Le second est celui du vulgarisateur professionnel, qu’Adolphe Bitard incarne le mieux1.
3Si l’on en croit l’édition de 1887 du Dictionnaire de biographie contemporaine française et étrangère – qu’il dirige lui-même pour le compte de l’éditeur A. Lévy, Bitard a fait ses premières armes en tant que journaliste au sein de la presse politique, avant de se spécialiser définitivement dans la vulgarisation des sciences et techniques au sortir de la guerre de 1870. À ce moment, l’éditeur Georges Decaux le prend sous son aile, lui permettant de collaborer à divers périodiques avant de lui offrir en 1878 la direction d’une publication limitée dans le temps, L’Exposition de Paris, qui s’avère être un succès. Fort de cette expérience, Bitard semble décidé à prendre son autonomie en lançant, seul, La Science populaire. Il s’agit donc d’un titre crucial dans la carrière de ce vulgarisateur professionnel : c’est un moment de prise de risque pour lui, mais aussi un moment d’expérimentation éditoriale dans un contexte médiatique sur le point de devenir encombré.
4L’approche que nous nous proposons d’adopter est double : d’un côté, nous souhaitons montrer en quoi La Science populaire fait preuve d’originalité vis-à-vis de sa concurrence ; de l’autre, nous voulons insister sur le fait que ce périodique participe aussi à une démarche commune qui s’appuie sur des représentations pittoresques d’où naît bien souvent le merveilleux scientifique. Autrement dit, La Science populaire est le meilleur exemple du corpus de presse spécialisée pour prouver que, en dépit de variations parfois importantes dans les approches éditoriales, l’ensemble de ce corpus fonctionne selon un même régime de merveilleux scientifique.
Politique éditoriale de La Science populaire
5La Science populaire a été publié pendant environ quatre ans, de février 1880 à octobre 1884 : si elle est peu élevée, cette durée est comparativement suffisante pour faire de ce titre une petite réussite, nombre de concurrents ayant connu un échec fulgurant. Faisant mine de rejeter tout « programme officiel », le rédacteur en chef déclare « pren[dre] le mot science dans son acception la plus étendue », c’est-à-dire qu’il souhaite évoquer pêle-mêle les applications scientifiques employées dans les arts et métiers, les « procédés de la grande industrie » et les usages modestes de la science au sein du foyer, sans oublier les découvertes géographiques, les mœurs et institutions des différents peuples, la « culture de la terre et des eaux », etc., c’est-à-dire « toute la série si nombreuse des connaissances utiles auxquelles on a tous les jours quelque chose à demander »2.
6Deux éléments de cet avant-propos permettent de situer d’emblée La Science populaire parmi les titres secondaires en matière de vulgarisation spécialisée3 : tout d’abord, il n’est jamais fait mention de disciplines perçues comme strictement scientifiques, c’est-à-dire que des mots tels que « chimie », « physique », « mathématiques » ou « mécanique » ne sont pas employés. Généralement, lorsqu’un périodique refuse de prendre des atours trop scientifiques, c’est qu’il n’emploie pas un personnel suffisamment qualifié pour faire illusion dans les domaines les plus exigeants (le plus souvent les sciences pures). Le second point, remarquable, tient à l’usage souligné de l’expression « connaissances utiles » : celle-ci n’est pas anodine, le Journal des connaissances utiles étant un périodique de vulgarisation généraliste connu, malgré une existence plus chaotique que des concurrents plus puissants tels que le Magasin pittoresque. Dès le texte liminaire, le périodique de Bitard joue donc sur deux tableaux : son titre le présente comme un périodique spécialisé dans la vulgarisation scientifique, mais son avant-propos élargit tant le contenu qu’il en devient aussi un concurrent des magasins généralistes. Mais ce n’est pas là que réside la plus grande originalité de La Science populaire : l’expérience de l’homme de presse Adolphe Bitard prend ici toute son envergure.
7Nous avons signalé précédemment que Bitard évolue tout le long des années 1870 sous la bannière de la Librairie illustrée de Georges Decaux : il a notamment participé en 1875 à la première incarnation de La Science illustrée, que Decaux réinventera avec succès fin 1887 ; Decaux, qui cherche visiblement à créer un titre à succès, lance plusieurs périodiques en 1875 et 1876 : Sur Terre et sur mer, La Science illustrée, Les Beaux-Arts illustrés, et peut-être d’autres titres encore. Cette expérimentation prend fin le 12 juillet 1877, moment où Decaux s’apprête à abandonner la publication de ces divers périodiques pour s’associer à Maurice Dreyfous, avec qui il transforme Sur Terre et sur mer en l’un des titres iconiques du xixe siècle : le Journal des voyages.
8Témoin privilégié de cette phase d’expérimentation éditoriale, Adolphe Bitard sait s’en souvenir lorsqu’il fonde La Science populaire en février 1880. Ainsi, la grande originalité du titre est qu’il imite dans les moindres détails la maquette du Journal des voyages. Chacun de ces périodiques est hebdomadaire, coûte 15 centimes le numéro, répartit son contenu sur trois colonnes, offre une double page centrale consacrée à l’image et fait usage d’une page frontispice qui change chaque semaine, les trois derniers éléments étant exceptionnellement rare au sein du corpus spécialisé dans les sciences.
Fig. 1 – À gauche, exemple de page frontispice de La Science populaire (n°11, 29 avril 1880) ; à droite, exemple de page frontispice du Journal des voyages (n°147, 2 mai 1880).
Sources : BnF (LSP) et Gallica (JDV)
9De même, lorsque Bitard annonce dans son avant-propos qu’il compte s’intéresser aux découvertes géographiques, ce n’est pas un vain mot : il emprunte très fréquemment ses thématiques au Journal des voyages. La prime qu’il offre aux mille premiers abonnés montre que cette volonté de concurrencer le Journal des voyages est consciente : il s’agit d’un « grand roman de voyages » écrit par le baron de Wogan et intitulé Les Aventuriers et pirates4. Voici donc que, grâce au savoir-faire de Bitard, La Science populaire parvient à s’inscrire au croisement des magasins généralistes, de la presse de vulgarisation scientifique et des périodiques spécialisés dans la géographie et les voyages.
À science populaire, images spectaculaires
10Lorsque paraît La Science populaire en 1880, la tendance générale est à la spectacularisation de la science, tant dans l’espace public que dans la presse : sous l’impulsion de La Nature, la presse de vulgarisation scientifique s’intéresse de plus en plus aux lieux spectaculaires, qu’il s’agisse de théâtre, d’expositions diverses, universelles ou non, de grandes constructions dans l’espace public, ou plus largement de science amusante. Cela se traduit par une montée en puissance des rubriques « Mécanique », « Théâtre scientifique », « Génie civil » ou « Récréations scientifiques » au sein des périodiques spécialisés. Or, parce qu’il concurrence et délocalise la politique éditoriale du Journal des voyages en l’appliquant à la vulgarisation scientifique, Bitard ignore volontairement cette tendance au sein de La Science populaire : à la spectacularisation de la science, Bitard oppose la spectacularisation de l’image. La question de la taille de l’illustration devient donc prioritaire. Celle-ci peut occuper trois espaces différents : nous nous concentrerons sur les deux premiers espaces, la page frontispice et la double page centrale, sachant que les images périphériques, situées dans les autres sections du numéro, ont la fonction plus traditionnelle de rendre intelligible ou illustrer le texte.
11Commençons par ce seuil très particulier que représente la page frontispice de La Science populaire. Si cette caractéristique est directement héritée du Journal des voyages, le contenu n’adopte pas la même orientation. Certes, les paysages exotiques et les scènes se situant en mer sont parfois représentés, mais c’est d’abord la composante biographique qui prime : sous la direction de Bitard, chaque page frontispice met en scène un inventeur ou un savant ayant contribué à faire progresser la science. Cette image illustre toujours un premier article signé Bitard et placé en première position dans le numéro. L’unité thématique de l’illustration contrebalance donc la variation des images et permet à la page frontispice d’affirmer l’identité du périodique. Ce choix éditorial fort n’en demeure pas moins sujet à une hésitation initiale. L’intention semble être au début de privilégier les temps forts de l’histoire des sciences : la légende de la toute première page frontispice a pour titre principal « L’invention de la poudre », passant sous silence le nom de son inventeur Berthold Schwartz, à qui est pourtant consacré le texte. Outre la métaphore possible d’un périodique rêvant de voir son premier numéro causer une déflagration dans le milieu de la vulgarisation scientifique, cette illustration écarte l’homme pour privilégier la découverte et valoriser l’histoire des sciences.
12La Science populaire en vient cependant rapidement à privilégier une approche biographique, certaines pages frontispices n’ayant parfois aucun intérêt du point de vue de l’histoire des sciences : le numéro 29 daté du 2 septembre 1880 met par exemple en scène l’accident traumatique dont Pascal a été victime alors que son fiacre traversait le pont de Neuilly. Ce réajustement éditorial se traduit par une modification des légendes, dont le titre ne porte plus sur des objets scientifiques, mais sur les personnages ayant découvert ou inventé ces objets, en l’occurrence ici « Blaise Pascal ».
Fig. 2 – À gauche : « L’INVENTION DE LA POUDRE. – Le mélange s’enflamma subitement avec une violente explosion » (n°1, février 1880) ; à droite : « BLAISE PASCAL. – L’accident du pont de Neuilly » (n°29, 2 septembre 1880). Sources : Gallica (à gauche), BnF (à droite).
13On comprend ce qui a poussé Bitard à opérer un tel changement : se cantonner à des événements ayant une incidence directe sur l’histoire des sciences limite la possibilité d’exploiter des images spectaculaires, le progrès scientifique ne donnant pas toujours lieu à des accidents. Ainsi, La Science populaire use jusqu’à la corde la thématique de l’explosion catastrophique. De même, en concurrent déterminé du Journal des voyages, le périodique de Bitard réinterprète la thématique alors très en vogue des « martyrs de la science »5 pour développer celle des « martyrs de la science géographique ». Ces thématiques ont leur limite : ouvrir ses pages frontispices à des événements n’ayant eu d’impact que dans l’intimité de la vie des savants et inventeurs permet dès lors à La Science populaire d’introduire une diversité salutaire dans ses images. Quantités de thématiques biographiques sont ainsi développées : savants et inventeurs victimes de la colère populaire, ou inversement détruisant leurs travaux sous le coup de la colère ; savants et inventeurs en tant qu’hommes d’action ou figure morale, ou encore triomphant de l’ignorance populaire. Ainsi la page frontispice du numéro paru le 3 novembre 1880 met-elle en scène l’abbé Nollet se livrant à l’expérience de la bouteille de Leyde – qui est un ancêtre des condensateurs électriques – sur une petite assemblée : l’illustration représente huit hommes se tenant par la main comme s’ils faisaient une farandole, le premier touchant du bout du doigt la bouteille de Leyde, tandis qu’à l’autre bout de la chaîne le huitième tombe comme foudroyé. La légende met l’accent sur le moment le plus spectaculaire d’une expérience pourtant routinière pour Nollet : « Au même moment, tous les hommes tressaillirent sous la commotion ».
Fig. 3 – « L’ABBÉ NOLLET. – Au même moment tous les hommes tressaillirent sous la commotion » (LSP, n°38, 3 novembre 1880). Source : BnF
14Mises bout à bout, ces images finissent par créer une sorte de feuilleton plus épique que biographique, le passé simple lapidaire des légendes jouant un rôle clé dans ce processus. La Science populaire ne cesse donc d’explorer le monde, les époques et les couches sociales afin de décrire à ses lecteurs une histoire des sciences où les personnalités semblent plus importantes que leurs travaux et découvertes. Une fois la formule rôdée, le périodique adopte une vision hagiographique, les savants et inventeurs venant remplacer la masse des saints fabriqués par l’Eglise. La transparence même de l’analogie du « martyr » de la science, que nous avons évoquée plus haut, rend la démarche évidente, alors même qu’elle n’est jamais revendiquée. C’est l’un des aspects les plus frappants de l’ensemble de la presse spécialisée : alors même qu’elle emploie des journalistes connus pour être agnostiques, socialistes ou anarchistes6, elle prend rarement parti pour ou contre la religion, préférant purement ignorer la question7. Elle affiche préférablement – sans jamais l’évoquer – un matérialisme dont la conséquence est ici l’étrange fusion de la figure du saint et du savant dans ses récits. À tout point de vue, la presse de vulgarisation scientifique avance masquée.
15Passons à présent à l’autre espace spécifiquement dédié à l’image au sein de La Science populaire : la double page centrale. C’est un autre emprunt au Journal des voyages, mais c’est le principe de variété qui prédomine ici, tant dans le choix des sujets que dans le trait du dessin ou le choix de mise en page : la double page peut ne proposer qu’une seule image occupant tout l’espace, ou proposer deux images pleine page ; par la suite, elle peut aussi proposer un assemblage de vignettes, l’association texte/image affichant alors davantage ses intentions pédagogiques.
16Initialement, cette double page semble avoir pour vocation de couper le souffle du lecteur : la volonté forte tout le long du premier semestre de proposer une seule image sur les deux pages, tantôt à l’horizontale, tantôt à la verticale (imposant donc un temps de pause pour faire basculer le numéro, cf. « Fig. 4 »), invite à penser que l’on est en présence d’un ancêtre de ces posters détachables que l’on trouve souvent aujourd’hui dans les périodiques spécialisés (automobile, jeunesse, cinéma, érotisme, etc.). Dans tous les cas, le lecteur est obligé de marquer un temps d’arrêt pour scruter l’image, chercher les points de fuite ou étudier le fourmillement des détails. Dans sa quête de spectaculaire, le périodique s’approprie parfois des tableaux, dont il omet probablement le titre véritable pour leur attribuer une légende plus prosaïque (voir ci-dessous, image de droite).
Fig. 4 – Deux exemples de double page centrale. À gauche : « LES CHEMINS DE FER SUSPENDUS DE NEW YORK. – Vue générale » (LSP, n°29, 2 septembre 1880, p. 456-457) ; à droite : « L’ornithologiste » (LSP, n°2, février 1880, p. 24-25 – nous respectons le sens d’impression) ; Source : Gallica.
Le dévoilement d’une mécanique poétique commune
17Adolphe Bitard se montre malheureusement trop ambitieux : certainement influencé par les expérimentations éditoriales dont il a été témoin lorsqu’il travaillait au sein de la Librairie illustrée de Decaux, il décide à son tour de multiplier les titres sur le modèle de La Science populaire : La Médecine populaire paraît en septembre 1880, suivi de L’Enseignement populaire en février 1881. Pour financer une telle entreprise, il s’associe à la Société des Villes d’Eaux, sur qui il s’appuie logiquement pour lancer la Société des journaux populaires illustrés. L’affaire échoue en moins d’un an : on peut lire dans le numéro du 19 janvier 1882 que le tribunal de commerce de la Seine a prononcé la dissolution de cette société. Le nom de Bitard continue tout de même de paraître en première page jusqu’au 8 juin 1882.
18À partir de ce moment, La Science populaire entre dans ce qu’il convient d’appeler sa phase de déclin, ce dernier connaissant divers cycles que nous ne pouvons que résumer très brièvement8 : le fait principal est que, une fois Bitard disparu, le périodique fonctionne sans rédacteur en chef officiel. Divers gérants se succèdent donc : d’abord un certain Boudard, qui maintient à peu près le titre malgré le bouleversement de contenu que connaissent les pages frontispices, désormais ouvertes à divers sujets. Boudard disparaît en avril 1883, cédant la gérance – c’est un cas probablement unique dans le corpus – à une femme, A. Breynat, nommée directement suite à l’assemblée générale du conseil d’administration de la Société anonyme des journaux populaires illustrés – qui a donc perduré malgré son échec initial sous la direction d’Adolphe Bitard.
19Malgré une gestion efficace au cours des premières semaines, le contenu se dégrade très visiblement dès l’été. Les pages frontispices, qui pouvaient être occasionnellement incertaines, basculent de plus en plus dans le pseudoscientifique : auparavant variées mais tenant à peu près leur rang, elles proposent de plus en plus de reproductions de tableaux – sans le signaler – accompagnées d’une légende forçant le lecteur à y trouver une scientificité absurde (les exemples ci-dessous ne doivent pas être considérés comme des exceptions). À bout de course, le périodique passe aux mains du gérant Troyaux au début du mois d’octobre 1884. Deux numéros plus tard, La Science populaire disparaît : non illustrée, la livraison du 10 octobre ne compte plus que quatre pages.
Fig. 5 – À gauche : « Les chats » (LSP, n°201, 20 décembre 1883) ; au centre : « Psychologie de l’artiste » (LSP, n°216, 3 avril 1884) ; à droite : « Perte de l’équilibre » (LSP, n°232, 24 juillet 1884). Source : BnF
20Suite à ce parcours très accéléré, il serait tentant de considérer que la première période du périodique est seule digne de notre intérêt ; nous préférons insister sur la valeur globale de cette entité qualitativement fluctuante qu’est La Science populaire en regard du corpus de presse spécialisée. Cette hétérogénéité est même essentielle à la bonne compréhension du fonctionnement du merveilleux scientifique au sein de ce corpus ; cela implique ici de s’arrêter brièvement sur son fonctionnement général.
21La presse de vulgarisation scientifique est régie par une loi d’airain selon laquelle l’encyclopédisme ne doit être diffusé que de façon aléatoire au sein des numéros. Cet encyclopédisme aléatoire a été inauguré dès le début des années 1830 par les magasins généralistes d’Émile de Girardin et Édouard Charton, dont le Magasin pittoresque rencontre un succès tel qu’il devient un modèle structurant pour l’ensemble de la presse de vulgarisation scientifique. En dépit de particularités nettement marquées, la relation qu’entretient La Science populaire avec le principe d’encyclopédisme aléatoire en fait donc un exemple représentatif à l’échelle du corpus.
22Lorsqu’un périodique entre en déclin, l’imprévisibilité constitutive perdure mais l’incertitude du lecteur augmente radicalement, le contenu ayant tendance à se diversifier de façon trop voyante. Le lecteur peut être amené à se demander si le contenu est bien de première main ou s’il a un réel intérêt scientifique. Le processus de dégradation éditoriale a donc pour conséquence l’exagération des procédés traditionnels de la vulgarisation scientifique. Incidemment, ce processus a aussi pour conséquence de dénuder la mécanique poétique régissant la presse de vulgarisation scientifique ; c’est-à-dire que ces périodiques sont certes d’efficaces machines à égrener les images, mais l’expérience du feuilletage les transforme en formidables outils à fabriquer des combinaisons poétiques.
23La phase de déclin de La Science populaire offre de remarquables manifestations de ce que nous décrivons. En premier lieu, la relation texte/image devient instable. Le 19 octobre 1882, l’article intitulé « Astronomie populaire » est par exemple illustré mal à propos : la légende de l’illustration invite le lecteur à observer une représentation de Jupiter, mais voici qu’en lieu et place de la fameuse planète il se trouve nez-à-truffe avec un chien semblant lui-même se demander ce qu’il fait là. La rupture de la relation texte-image crée une nouvelle association savoureuse : Jupiter devient le nom du chien, mais son attitude et son gabarit en font une divinité dérisoire.
Fig. 6 – « Jupiter », image illustrant l’article « Astronomie populaire »,
LSP n°140, 19 octobre 1882, p. 568. Source : Gallica
24En second lieu, la succession même des textes devient souvent étrange : les échos bizarres et autres dissonances semblent presque inviter le lecteur à plonger dans l’inconscient de l’équipe rédactionnelle. Ces maladresses permettent définitivement de valider une règle d’or formulée dans La Science pittoresque près de deux décennies auparavant, à savoir que « la vulgarisation est (…) une œuvre d’art et de logique ; il y faut beaucoup d’ordre sous une apparence de caprice. »9 En toute fin de carrière, La Science populaire entasse dans ses livraisons des textes de plus en plus courts, de plus en plus souvent anonymes, et parfois bizarrement unis par des titres qui se suivent très maladroitement du point de vue éditorial. L’ordre implicite qui permettait de moduler discrètement le passage d’un article à un autre disparaît définitivement, seul demeure le caprice.
25Prenons l’exemple du numéro paru le 18 octobre 1883, qui s’inaugure sur une relation texte-image bancale avant de proposer un enchaînement de textes pédagogiquement malheureux. La page frontispice est probablement une reproduction de tableau dont la légende modifie l’interprétation, l’image devenant une représentation de « l’art et la science chez la femme ». La légende est équivoque : autant l’art demeure identifiable dans la présence du personnage en train de peindre, autant la science nous échappe. Faut-il comprendre que le personnage au premier plan incarne à elle seule l’art et la science ? Faut-il y voir une allégorie, chaque personnage incarnant l’un la science, l’autre l’art ? Et que faire de la scénarisation que suggère la mise en scène mais que supprime la légende ? Une chose est sûre : on tient là un exemple typique des méthodes éditoriales de la presse spécialisée lorsqu’elle est aux abois et qu’elle doit tirer le meilleur parti des images qu’elle possède.
Fig. 7 – « L’ART ET LA SCIENCE CHEZ LA FEMME » (LSP, n°192, 18 octobre 1883).
Source : BnF
26Ce numéro débute donc sous le signe de la féminité. Les deux pages succédant immédiatement à la page frontispice ne déçoivent pas. Non illustrées, elles offrent le choix entre trois articles s’enchaînant fort malheureusement : « L’art et la science chez la femme » d’Émile Massard, qui accompagne le frontispice, développe quantité d’affabulations, le lecteur apprenant par exemple que « le cerveau féminin est – toute proportion gardée – inférieur d’un dixième au cerveau masculin toujours plus fort »10. La question féminine semblant être la préoccupation du jour, le second article poursuit sur cette lancée pour évoquer non plus le cerveau réduit des femmes, mais la réduction de leurs pieds : « La déformation des pieds et l’infanticide en Chine »11 introduit une note exotique et morbide au sein de la même thématique. Enfin, par un effet d’écho annonciateur de la théorie du chaos, il semblerait que, par un hasard cosmique, à la « déformation » des pieds réponde nécessairement « La formation des mondes »12. Voici qu’à une thématique féminine torturée répond le dérèglement vertigineux des échelles : la femme, ses pieds et les mondes se trouvent réunis par un fil d’Ariane aussi improbable qu’évident.
27On est ici en présence de la manifestation la plus pure d’une poétique dont Lautréamont creusera le sillon une poignée d’années plus tard : la célèbre formule des Chants de Maldoror, « Beau comme la rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection », trouve son origine dans ce type d’accident éditorial. Jean-Jacques Lefrère a montré que Lautréamont a probablement forgé sa formule en puisant dans un recueil annuel publié en 1869 à Montevideo : à la fin du volume figurent sur la même page des réclames pour divers établissements fabriquant des machines à coudre, des parapluies et des chapeaux13. Lautréamont n’a eu qu’à cueillir ces fleurs poétiques pour les inclure dans Les Chants de Maldoror. La triple succession de textes que nous évoquons relève du même fleurissement poétique intempestif : nul besoin d’être Lautréamont pour percevoir l’originalité littéraire de cet assemblage conçu par un maquettiste anonyme, et qui fonctionne aussi – ce sera notre ultime anachronisme – comme un ready made poétique.
28D’un point de vue littéraire, une conclusion s’impose : la décomposition éditoriale de ces périodiques agit comme un champignon qui, à mesure qu’il ronge la crédibilité scientifique du contenu, dévoile le réseau poétique unissant les images, les rubriques et les textes entre eux.
Un apport exemplaire au merveilleux scientifique
29Le phénomène que nous venons d’observer est le propre des périodes finales de ces périodiques. Il encourage cependant à réexaminer l’ensemble du corpus sous un nouveau jour. Dans le cas de La Science populaire, les scories de fin de parcours attirent l’attention sur des éléments se répondant étrangement dès le lancement du titre : le répertoire faiblement développé des expressions corporelles dans les pages frontispices en est un excellent exemple. Les rimes visuelles sont faciles à repérer, comme le montrent les quatre silhouettes au bras levé que nous isolons ci-dessous.
Fig. 8 – De gauche à droite : détails de pages frontispices de La Science populaire (LSP n°5 du 19 mars 1880, LSP n°21 du 8 juillet 1880, LSP n°20 du 1er juillet 1880, LSP n°42 du 2 décembre 1880). Sources : Gallica (image de gauche) et IRIS-LILLIAD-Université Lille 1 (pour les trois autres images)
30Mises bout à bout, ces postures répétitives et le fait qu’elles accompagnent fréquemment la mise en scène d’un événement violent tendent à dénaturer la démarche hagiographique que nous avons précédemment identifiée : la fulgurance de la scène, que marque toujours le passé simple des légendes accompagnant l’image, n’a donc pas pour seul effet d’isoler le moment de bravoure du récit biographique ; elle renvoie de façon souterraine à un imaginaire du fait divers, qu’il s’agisse de crimes ou d’accidents morbides. La fulgurance de la légende s’accompagne d’illustrations simulant elles aussi une saisie sur le vif. Les destinées évoquées peuvent parfois s’être jouées des siècles auparavant, toutes passent par le filtre d’une représentation moderne, où le goût populaire pour le mélodrame le dispute au fantasme d’une netteté de détails relevant de l’instantanéité photographique (laquelle commence à peine à être réellement envisageable au moment où paraît La Science populaire): eau stoppée au moment du jaillissement, corps figé alors qu’il est projeté par une explosion, chapeau et canne arrêtés en plein vol tandis qu’un personnage s’effondre, les exemples abondent.
Fig. 9 – À gauche : « BICHAT. – Bichat descendait l’escalier de l’Hôtel-Dieu lorsqu’il fut pris d’une syncope » (LSP n°34, 7 octobre 1880) ; double page au milieu : « LE GRISOU : Hommes, femmes, enfants se précipitent vers le lieu du sinistre » (LSP n°7, 2 avril 1880, p. 104-105) ; à droite : « BUFFON. – Le valet avait ordre de lui jeter une cuvette d’eau glacée » (LSP n°9, 16 avril 1880). Source : IRIS-LILLIAD-Université Lille 1
31En second lieu, cette omniprésence des corps des savants et inventeurs, et surtout l’insistance à mettre en scène des interactions sociales paroxystiques dans les pages frontispices, finissent par connoter politiquement cette imagerie malgré l’asepsie politique des textes. Ainsi, l’obsession des illustrateurs pour le geste solennel surcharge La Science populaire de stéréotypes, la symbolique du bras levé y étant explorée de fond en comble. Ces pages frontispices semblent puiser leur inspiration dans la statuaire et surtout la peinture historique récente : Le Serment du jeu de Paume de David (1792), Le Radeau de la Méduse de Géricault (1818), La Liberté guidant le peuple de Delacroix (1830), L’Assassinat de Marat de Jean-Joseph Weerts (1880), toutes ces œuvres et bien d’autres sont confusément convoquées lorsqu’il feuillette La Science populaire. C’est une spécificité permettant d’identifier très clairement le périodique: le réseau poétique unissant les textes et images dépasse très largement le cadre de la publication pour s’approprier la culture visuelle de l’époque.
Fig. 10 – À gauche : David, Le Serment du jeu de Paume, 1792(détail) ; à droite : Jean-Joseph Weerts, L’Assassinat de Marat, 1880 (détail). Source : Wikipédia
32Prenons deux exemples. La page frontispice du n°2, paru en février 1880, met en scène Joseph Marie Jacquard, l’inventeur lyonnais du métier à tisser, aux prises avec une foule hostile persuadée que son invention provoquera la faillite de l’artisanat. Son arrière-plan peut paraître inspiré de La Liberté guidant le peuple : on y voit une imitation possible de l’étudiant coiffé de sa faluche et levant le bras dans une attitude comparable, tandis que l’aristocrate du tableau de Delacroix a abandonné son fusil pour assurer le maintien de son haut-de-forme. Le positionnement surélevé des personnages évoque aussi l’amoncellement à franchir dans la peinture de Delacroix. La probabilité que le célèbre tableau ait influencé le dessinateur paraît élevée.
Fig. 11 – En noir et blanc : page frontispice complète et détail extrait du coin supérieur droit de l’image (« Ils allaient le précipiter dans le Rhône », LSP n°2, février 1880) ; en couleurs : Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830(deux détails). Sources : BnF (LSP), Wikipédia (Delacroix)
33Passons au deuxième exemple. Il s’agit d’une illustration parue le 25 octobre 1883, probablement de seconde main sachant qu’elle est signée d’un nom aux connotations anglaises partiellement illisible. Intitulée « Mon premier gorille », elle se veut décrire une scène de chasse en Afrique équatoriale. L’image cherche à suggérer le geste stéréotypé d’un gorille se frappant le torse. L’intervalle du mouvement est cependant mal choisi car la position des bras augmente l’anthropomorphisme de l’image : visuellement, le gorille bombe le torse en faisant une déclaration solennelle avant de mourir. L’anthropomorphisme exacerbé lui fait reprendre les codes de la peinture historique, d’autant plus que l’organisation spatiale de l’image, très horizontale, détruit l’exotisme postiche pour suggérer une scène d’exécution. Typiquement, Tres de Mayo de Goya, tableau réalisé en 1814 dans lequel on voit des soldats français exécuter des révoltés espagnols, adopte la même organisation du cadre. L’influence de Goya sur le dessinateur est certes improbable, ce qui n’enlève rien au pouvoir de suggestion d’une image qui, par la vertu de l’anthropomorphisme, bascule dans le champ de la représentation historique.
Figure 12 – À gauche : « Mon premier gorille », LSP n°193, 25 octobre 1883, p. 1388 ; à droite, Goya, Tres de Mayo, 1814. Sources : BnF (LSP), Wikipédia (Goya)
34Lorsque nous évoquions la répétitivité des images dans La Science française, nous nous sommes d’emblée focalisé sur la seule représentation du corps humain en action (corps de l’inventeur, du savant, de l’homme du peuple, etc.). Rien de plus frappant dès lors que de constater la similitude des postures de Joseph Marie Jacquard et du gorille. La rime visuelle est indéniable alors même qu’elle est très certainement involontaire.
Fig. 13 – À gauche : « Ils allaient le précipiter dans le Rhône », LSP n°2, février 1880 (détail) ; à droite : « Mon premier gorille », LSP n°193, 25 octobre 1883, p. 1388 (détail).
35Cette répétition/variation incontrôlée est un précieux indice permettant selon nous de commencer à comprendre le langage de l’image telle qu’elle est employée dans la presse de vulgarisation scientifique, et comprendre aussi par conséquent l’un des modes de déploiement du merveilleux scientifique au sein de ce corpus.
36De manière générale, les périodiques de vulgarisation scientifique ont deux alternatives en matière d’illustration : mettre l’accent sur l’aspect technique ou sur la mise en scène pittoresque. Pour être justifiée du point de vue de la politique éditoriale, l’image pittoresque doit conserver un vernis scientifique, qui se valide habituellement par une légende très prosaïque : pour schématiser, le lecteur perçoit d’emblée le pittoresque, la légende lui permet d’en constater la scientificité14. La richesse des disciplines abordées ne fait pas disparaître les restrictions de cette charte pédagogique imposée à l’image. Pour poursuivre l’analogie linguistique, la mise en espace de l’image15 constitue un axe syntagmatique très contraignant : tout élément présenté aura des proportions facilitant l’observation, sera centré et disposé frontalement. L’axe paradigmatique autorise quant à lui des variations diverses : le lieu en tant que tel offre un nombre de possibilités relativement importantes16, tandis que les objets présentés offrent un nombre très supérieur de possibilités17.
37Ainsi, les éléments entrant en compte dans la poétique combinatoire que nous avons commencé à délimiter sont certes riches mais ils ne sont pas illimités, ce qui augmente la probabilité que se forment des rimes (Le point commun de deux images est clairement identifiable) et des échos (telle image évoque telle autre de manière diffuse) visuels internes au périodique – involontaires jusqu’à preuve du contraire. Pour paraphraser Georges Didi-Huberman, l’efficacité de la poétique combinatoire à l’œuvre au sein de la presse de vulgarisation scientifique se nourrirait donc d’une « attention flottante, une longue suspension du moment de conclure, où l’interprétation aurait le temps de s’éployer dans plusieurs dimensions, entre le visible saisi et l’épreuve vécue d’un dessaisissement »18. La répétitivité des éléments paradigmatiques peut ainsi devenir obsédante : ce peuvent être une foule devant un spectacle forain, une foule devant un animal au jardin d’acclimatation, une foule devant une machine à l’Exposition universelle ; un inventeur en train de subir une explosion, un inventeur en train d’être molesté par la foule, un inventeur en train de détruire sa création, un inventeur en train de faire une démonstration ; une femme à trois têtes, une femme tronc, une femme amphibie, une femme marchant au plafond, une femme sujette à un dermographisme extrême (des femmes comme on en trouve donc dans La Nature) ; des mains représentées comme flottant dans le vide en train de manipuler un verre, une pièce, une règle, un zootrope, etc., dans le cadre d’articles récréatifs ; etc.
38Aussi simple soit-elle, cette répétitivité est magique, c’est-à-dire que cette collection de rimes (d’anaphores) et échos visuels entretient un merveilleux scientifique qui peut certes jaillir tout armé de tels ou tels textes et illustrations s’ils sont suffisamment spectaculaires, pittoresques ou étranges, mais qui demeure omniprésent par la grâce d’un réseau poétique infiniment plus vaste que la somme des passages les plus spectaculaires du corpus. Ce réseau poétique ne devient percevable que lors du feuilletage. C’est d’autant plus vrai que la répétitivité de certains éléments de l’image (un bras levé, un rouage, des fils électriques en tire-bouchon, etc.) se combine à l’imprévisibilité dictée par le principe de l’encyclopédisme aléatoire : cela crée un continuum visuel où l’image est toujours différente, et pourtant toujours proche d’autres images déjà vues au cours du feuilletage.
39Dans ce contexte peuvent se créer des combinaisons poétiques simples ou complexes, comme la rencontre non pas d’un parapluie et d’une machine à coudre, mais d’un gorille et d’un inventeur de métiers à tisser, accidentellement unis au sein d’un enchaînement de paradigmes communs : un homme/un gorille bombe le torse face à une agression humaine potentiellement mortelle se déroulant au bord du Rhône/en Afrique équatoriale. Prises séparément, aucune des deux images n’est particulièrement source de merveilleux scientifique ; placées côte à côte, elles font dérailler le projet pédagogique : la biographie rencontre le récit d’aventures, l’histoire naturelle cohabite avec l’histoire des sciences et techniques, le cadre exotique se superpose à la banalité du territoire lyonnais ; le ressort commun demeure ici la violence de l’acte, et la scientificité déjà vague des sujets se trouble au contact d’éléments fictionnels, triviaux, scabreux, poétiques. Selon nous, cette poétique combinatoire peut faire renoncer le lecteur au programme pédagogique pour le faire entrer en poésie, c’est-à-dire rêver la science plutôt que la comprendre.
40L’ensemble des exemples que nous avons développés depuis le début de cette étude permet de comprendre comment certains motifs répétitifs ou disruptifs19 peuvent engendrer une réorganisation poétique du contenu, laquelle concurrence ou remplace un ordre rationnel bien trop tardivement dicté par des tables des matières publiées a posteriori, en fin d’année. Au sens strict, le rapport poétique à la lecture de ces périodiques précède donc le rapport rationnel au savoir. La valeur poétique de ces périodiques, dont nous n’avons exploré ici que quelques caractéristiques, existe donc dès le premier jour de parution, ce qui ne l’empêche pas d’augmenter au fil du temps, à mesure que le contenu pédagogique se périme ; ce qui n’empêche pas, de même, que nombre de ces titres tombent dans l’oubli et que des lectures plus tardives aient lieu dans l’optique d’exercer, selon l’étude menée par Hughes Marchal20, un droit d’aubaine sur leur contenu : Max Ernst livrera notamment dans les années 1930 de magnifiques exemples de réemploi issus entre autres de La Science populaire.
41La Science populaire est certes un titre secondaire dans le corpus spécialisé ; sa grande originalité reste d’avoir proposé un modèle assez original de vulgarisation scientifique, au sein duquel la promesse de l’ailleurs et du voyage a un temps pu cacher la volonté de proposer une biographie au long cours des hommes et – grâce à la seule Hypatie – femmes de science. Spécialement intéressant du point de vue du parcours d’Adolphe Bitard, le titre est aussi représentatif des pratiques des périodiques du corpus. Il permet de mesurer pleinement que l’« inconscient optique » théorisé par Rosalind Krauss n’a pas attendu le surréalisme pour se révéler21, tant il affleure page après page au sein des divers titres du corpus.
42La Science populaire s’inscrit donc de façon exemplaire au sein d’un merveilleux scientifique dont il reste encore beaucoup à dire. De ce point de vue, la légende de la page-frontispice illustrant les effets de la bouteille de Leyde nous semble révélatrice d’une concupiscence intellectuelle qui n’est pas tout à fait la libido sciendi et qui est propre à la presse de vulgarisation scientifique : « Au même moment tous les hommes tressaillirent sous la même commotion ». Ce tressaillement de surprise fait écho au tressaillement de plaisir et d’inquiétude que l’on éprouve face à la masse illimitée de textes et d’images se succédant sans fin entre variété infinie et perpétuel retour du même ; un tressaillement poétique spécifique car, en se jouant sur le terrain de la science, il offre le plaisir tantôt trouble, tantôt naïf, de transformer un savoir illustrant aisément – du moins à l’époque – le fantasme d’une objectivité inaltérable, en réserve illimitée d’objets merveilleux combinables à volonté par la vertu de l’imagination. De la bouteille de Leyde à la corne d’abondance du merveilleux scientifique, il n’y a qu’un pas.
Annexes
43Cet article est accompagné d’une histoire détaillée de la publication deLa Science populaire, à consulter sur notre carnet de recherche; URL :https://lasciem.hypotheses.org/189.
Liste des illustrations
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1. La Science populaire (n°11, 29 avril 1880) ; Journal des voyages (n°147, 2 mai 1880).
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2. : « L’INVENTION DE LA POUDRE. – Le mélange s’enflamma subitement avec une violente explosion », La Science populaire n°1, février 1880 ; « BLAISE PASCAL. – L’accident du pont de Neuilly », La Science populaire n°29, 2 septembre 1880.
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3. « L’ABBÉ NOLLET. – Au même moment tous les hommes tressaillirent sous la commotion », LSP n°38, 3 novembre 1880.
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4. « L’ornithologiste », LSP, n°2, février 1880, p. 24-25 ; « LES CHEMINS DE FER SUSPENDUS DE NEW YORK. – Vue générale », LSP, n°29, 2 septembre 1880, p. 456-457.
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5. « Les chats », LSP, n°201, 20 décembre 1883 ; « Psychologie de l’artiste », LSP, n°216, 3 avril 1884 ; « Perte de l’équilibre », LSP, n°232, 24 juillet 1884.
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6. « Jupiter », LSP n°140, 19 octobre 1882, p. 568.
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7. « L’ART ET LA SCIENCE CHEZ LA FEMME », LSP, n°192, 18 octobre 1883.
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8. LSP n°5, 19 mars 1880 ; LSP n°21, 8 juillet 1880 ; LSP n°20, 1er juillet 1880 ; LSP n°42, 2 décembre 1880.
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9. « BICHAT. – Bichat descendait l’escalier de l’Hôtel-Dieu lorsqu’il fut pris d’une syncope », LSP n°34, 7 octobre 1880 ; « LE GRISOU : Hommes, femmes, enfants se précipitent vers le lieu du sinistre », LSP n°7, 2 avril 1880, p. 104-105 ; « BUFFON. – Le valet avait ordre de lui jeter une cuvette d’eau glacée », LSP n°9, 16 avril 1880.
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10. David, Le Serment du jeu de Paume, 1792 ; Jean-Joseph Weerts, L’Assassinat de Marat, 1880.
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11. « Ils allaient le précipiter dans le Rhône », LSP n°2, février 1880 ; Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830.
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12. « Mon premier gorille », LSP n°193, 25 octobre 1883, p. 1388 ; Goya, Tres de Mayo, 1814.
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13. « Ils allaient le précipiter dans le Rhône », LSP n°2, février 1880 ; « Mon premier gorille », LSP n°193, 25 octobre 1883, p. 1388.
44Nous avons utilisé trois sources principales pour consulter La Science populaire :
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a) les ouvrages conservés à la BnF (site Tolbiac, cote FOL-R-65)
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b) les numéros numérisés à l’unité sur Gallica (cote NUMP-2868), URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32865941j/date
45c) les volumes reliés numérisés par la bibliothèque numérique IRIS de l’université de Lille.