Colloques en ligne

Marta Caraion et Barbara Selmeci Castioni

Revisiter l’essor de la presse illustrée (XVIIe-XIXe siècles). Introduction

Des territoires distincts ?

1À l’origine du colloque « Littérature, image, périodicité (xviie-xixe siècle) », dont sont issues les présentes contributions, il y a, comme souvent, un étonnement. À savoir ici le constat que d’un côté comme de l’autre de la frontière historiographique qui sépare traditionnellement Ancien Régime et Modernité, les périodiques, dans le domaine francophone, occupent l’attention de nombreux chercheurs et équipes depuis plusieurs décennies, formant des territoires de recherches importants mais, étrangement, distincts.

2Depuis une vingtaine d’années, un foisonnant champ de recherche s’intéresse en effet à la naissance de la presse au xixe siècle, qui a remodelé de manière décisive les approches de l’histoire littéraire, la réflexion sur les genres, la question des trajectoires d’écrivains, la conception de la modernité, les approches de sociologie de la littérature. Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant en ont été les précurseurs. S’il ne faut citer qu’un titre de ce vaste ensemble de publications, ce sera la synthèse collective constituée par La Civilisation du Journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, volume dirigé par Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (2011), riche d’une bibliographie de référence. L’idée d’une mutation culturelle présidant, au xixe siècle, au moment de l’essor de la presse, à l’institution d’une civilisation nouvelle détermine l’émergence de travaux qui en examinent les domaines spécifiques : formes littéraires et journalistiques inédites, littératures populaires, vulgarisation scientifique, rubriques, formats, temporalités, publics.

3La vitalité des recherches sur la presse périodique d’Ancien Régime est également grande. En 1976 paraissait le Dictionnaire des journalistes (1600-1789), suivi en 1991 du Dictionnaire des journaux, dirigés par Jean Sgard, et dont la réédition en ligne a été confiée à l’équipe xviiie siècle de l’UMR LIRE, dirigée par Anne-Marie Mercier-Faivre et Denis Reynaud, responsable en outre de la publication d’un salutaire répertoire, le Gazetier universel, qui permet d’accéder en ligne à de nombreux périodiques d’Ancien Régime. Les travaux de cette équipe, dont le récent Nouvelles formes du discours journalistique au xviiie siècle (2018),dirigé par Samuel Baudry et Denis Reynaud, ont par ailleurs permis de souligner l’importance quantitative et qualitative de la presse d’Ancien Régime, ainsi que certaines de ses spécificités par rapport à la grande presse du xixe siècle : notamment, des rédactions plus petites et une plus grande participation des lecteurs. Ces travaux soulignent également qu’à l’origine, les périodiques sont essentiellement composés de lettres, réelles mais aussi fictives, mises en ordre par un rédacteur souvent unique. Avec l’importance des cadres épistolaires fictifs qui sous-tendent l’essor de la presse périodique aux xviie et xviiie siècles, on voit ainsi à quel point littérature et journalisme ont partie liée, dès les premiers titres. Les travaux fondateurs d’Alain Viala sur le premier champ littéraire ainsi que sur la galanterie, ont par ailleurs montré que la presse périodique prend en France, dès le xviie siècle, le relai des publications collectives en recueil pour constituer une innovation éditoriale significative, qui modifie en profondeur la circulation de l’information et contribue à constituer un nouveau public. C’est donc, dès le xviie siècle, un mouvement de démocratisation du savoir, si l’on peut dire, qu’amorce le développement des périodiques, mouvement qui s’accélère encore au cœur du xviiie siècle, parallèlement à la publication de l’Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert.

L’image comme passerelle

4Le jalon incontournable que représente la Révolution, la diversité des techniques d’impression et d’illustration entre les deux périodes, les frontières institutionnelles qui séparent encore trop souvent dans le monde académique la recherche en tranches séculaires, ont sans doute retardé l’avènement d’un véritable dialogue entre les recherches sur la presse périodique d’Ancien Régime et celles qui portent sur les journaux du xixe siècle. À noter toutefois un premier jalon significatif : le volume dirigé par Alexandre Lévrier et Adeline Wrona, Matières et esprit du journal. Du Mercure galant à Twitter (2013).

5Nous avons ainsi souhaité, dans les limites de ce recueil, participer également au développement de ce dialogue, en nous concentrant cependant sur l’avènement d’un certain type de presse périodique – la presse périodique illustrée en France – envisagée dans un empan chronologique qui transcende les frontières historiographiques usuelles.

6Plusieurs domaines de recherches connexes aux recherches sur la presse stimulent un tel questionnement. Premièrement, la constellation de travaux en histoire éditoriale dont le spectre chronologique est bien plus étendu (on citera les volumes fondateurs de l’Histoire de l’édition française dirigée par Roger Chartier et Henri-Jean Martin, et les travaux récents de Jean-Yves Mollier) et qui entrecroisent histoire économique du livre, des éditeurs et des collections, étude des stratégies promotionnelles et des idéologies, histoire des pratiques de lecture et des supports, histoire des cultures matérielles liées à l’édition, etc. En second lieu, les recherches sur l’illustration et l’image imprimée ainsi que les études sur les médias et sur les techniques de reproduction. Historiens, historiens de l’art et littéraires arpentent également depuis plusieurs décennies les riches territoires des relations entre texte et image – citons notamment l’ouvrage de Michel Melot, L’Illustration. Histoire d’un art (1994) ou celui de Philippe Hamon, Imageries. Littérature et image au xixe siècle (2001) – en précisant les contours des différentes cultures visuelles qui émergent entre les xviie et xixe siècles. La question de la reproductibilité, envisagée au prisme de la technique ou des valeurs qui lui sont associées, constitue aussi un pan de recherche significatif qui croise potentiellement celui des recherches sur la presse illustrée (voir par exemple le colloque de l’Association Internationale pour l’Etude des Rapports entre Texte et Image qui portait, en 2017, sur la reproduction des images et des textes).

7Dans le cadre des recherches sur la presse, l’histoire de la presse illustrée apparaît cependant comme un territoire récent (voir notamment Les périodiques illustrés (1890-1940). Écrivains, artistes et photographes, dirigé par Philippe Kaenel en 2011), encore relativement peu exploré et centré sur l’époque moderne. Jean-Pierre Bacot (La Presse illustrée au xixe siècle. Une histoire oubliée, 2005)associe ainsi l’émergence de la presse illustrée en Europe avec l’essoufflement de la diffusion commerciale de l’Encyclopédie au début des années 1830. Pour pertinent que soit ce constat, il ne prend pas en compte l’intense production périodique des xviie et xviiie siècles, laquelle a pu pourtant constituer, sur les plans textuel et iconographique, un jalon sur la voie de l’encyclopédisme des Lumières .

8Au cœur de notre intitulé, nous avons ainsi souhaité que l’image fonctionne comme une passerelle entre des territoires à priori éloignés : le journal illustré dont l’essor puissant marque tout le xixe siècle, et la presse périodique d’Ancien Régime, prise au moment où, encore imprégnée du modèle du livre illustré, elle commence à s’en émanciper. Or si le premier continent s’impose avec la force de l’évidence, les contours du second demeurent à ce jour incertains, tant il est vrai que l’on ne voit pour ainsi dire pas d’illustration lorsque l’on feuillète les périodiques des xviie et xviiie siècles ! Prémisse embarrassante, souvent mise au compte de la lourdeur des procédés d’illustration de cette période, qui s’articuleraient mal avec le flux tendu d’une publication périodique. L’affaire semble entendue :

dans les occasionnels comme dans l’ensemble des périodiques, il ne semble pas que jusqu’au xixe siècle, on se souciât de la moindre fidélité à une quelconque réalité ; le plus souvent on se contentait de réutiliser des gravures disponibles. Il faut donc attendre le xixe siècle, une nouvelle technique et une nouvelle disposition des esprits pour que l’illustration, peu à peu, s’impose dans la presse, en plusieurs étapes qui marquent la montée de l’actualité illustrée, longtemps avant que la photographie, puis le cinéma et la télévision n’imposent l’image comme un support majeur, ou écrasant, de l’information1.

9Position paradoxale, qui reconnaît l’existence d’une certaine forme de presse illustrée avant le xixe siècle (qui serait notamment fondée sur les réemplois de gravures), tout en la disqualifiant d’emblée au regard de ce qui est appelé à constituer un enjeu principal de la presse illustrée moderne : la restitution visuelle rapide, et supposée fidèle, d’une réalité immédiate.

10Il n’en demeure pas moins que les périodiques des xviie et xviiie siècles sont illustrés, et que cette illustration interpelle. Le Journal des sçavans, le Mercure hollandois, le Mercure galant, le Mercure de France, entre autres, comportent des gravures, certes en nombre limité (une dizaine au maximum par volume, parfois un seul frontispice) et tributaires de leurs conditions de production matérielles (essentiellement en taille-douce), mais des gravures qui disent assurément quelque chose de l’ordre d’un rapport au monde et à ce qui ne se nomme pas encore « actualité2 », articulé à la faveur d’une alliance spécifique, tissée entre le texte et l’image, et inscrite dans un rapport au temps cadencé. Ce rapport est complexe, car l’un des aspects qui caractérise l’illustration de la presse d’Ancien Régime, encore inscrite dans une culture du livre, est le lien privilégié qu’elle entretient avec la mémoire, par le biais d’un imaginaire spécifique de la gravure, dont on retrouve trace par exemple dans la définition de Furetière : « GRAVER, se dit figurément dans les choses spirituelles et morales. Les exploits des Heros sont gravez au Temple de Mémoire » (Furetière, 1690). La presse illustrée d’Ancien Régime interroge ainsi à la fois les événements qui lui sont contemporains et leur inscription dans la postérité.

11Pour être spécifique dans ses formes, ses fonctions et ses modes de diffusion, la presse illustrée d’Ancien Régime constitue en conséquence bien un objet qui gagne à être interrogé, à la lumière notamment des riches travaux consacrés à la presse de l’époque moderne ; en retour, elle est susceptible de proposer peut-être des éclairages originaux sur des questions qui intéressent tout particulièrement cette recherche, et en premier lieu le problème du temps.

Fixer le temps, penser les valeurs

12L’illustration de la presse périodique pose en effet avec une acuité particulière le problème de la saisie du temps. Le basculement de la presse périodique d’Ancien Régime vers celle du xixe siècle semblerait ainsi accompagner naturellement le basculement des régimes d’historicité décrits par François Hartog (2003), d’un côté, un régime d’historicité héroïque qui pense l’événement dans la durée, de l’autre un régime présentiste progressivement happé par sa propre accélération. Destinée à faire mémoire dans les périodiques anciens, l’image au xixe siècle, soutenue par la modernisation des techniques d’impression, servirait en ce sens la restitution éphémère et mécanique d’une immédiateté. Or une analyse comparée des périodiques illustrés anciens et modernes tend à nuancer ce présupposé.

13Si les gravures des périodiques anciens (portraits royaux, plans de batailles, élévations de monuments, médailles, etc.) hissent les événements au fronton du « Temple de Mémoire », et qu’elles se prêtent à la conservation grâce, notamment, à leur caractère souvent (trop) aisément détachable du livre, leur publication suit aussi le rythme des saisons, s’agissant par exemple des gravures de mode vestimentaire. Par ailleurs, le croisement de différentes traditions iconographiques, lorsqu’il est question d’illustrer par exemple un « prodige » les montre hésitantes entre un régime épistémologique de curiosité et de scientificité (fig. 1 et 2) :

img-1.jpg

Fig. 1 Enfants siamois. Mercure galant, octobre 1681

img-2-small450.png

Fig. 2 Figures de l’enfant double. Mercure galant, février 1683

14Il semble bien que la monstration de ces figures d’enfants « siamois » ou « double », dans un périodique mondain, serve moins à conserver la mémoire de ces naissances insolites qu’à faire impression sur le lecteur. Point alors une incertitude : veut-on informer le lecteur, ou cherche-t-on à le manipuler par l’émotion en vue de le mettre, peut-être, dans la disposition d’attendre avec impatience la parution des prochains volumes ?

15Les résistances s’amplifient au xixe siècle. Pris dans les représentations du présent et un régime de sérialité, la presse illustrée soulève alors la question sensible de la reproductibilité liée, dans ses objectifs, à celle de la vulgarisation, et conduit à problématiser les doutes et disputes qui traversent le siècle au sujet de l’industrialisation et de la démocratisation des arts. De là, se dessine obligatoirement une réflexion sur les valeurs et les contre-valeurs de la nouvelle civilisation de la presse, de l’image, de la scansion rapide du temps et des produits de l’art.

16Le rapport constamment tendu, tout au long du xixe siècle, entre sérialité, reproductibilité et vulgarisation – proche dans les arguments en opposition de certains des aspects sélectionnés par Pierre Bourdieu pour définir les déterminations du champ littéraire(Les Règles de l’art, 1992) – se comprend plus largement dans la perspective d’une mutation socio-économique déterminée par une culture matérielle en radical bouleversement. L’image qui a servi d’affiche au colloque (fig. 3), soit une photographie carte de visite de Disdéri – « Les jambes des danseuses de l’Opéra », dans la série des Mosaïques – résume à la fois la nature et le problème de cette mutation.

img-3.png

Fig. 3 Disdéri, « Les jambes des danseuses de l’Opéra »

17Produit caractéristique du Second Empire, Disdéri est le promoteur de la deuxième révolution photographique, moment où la photographie, d’une part, entre véritablement dans l’ère de la reproductibilité et devient, d’autre part, une pratique sociale de diffusion sérielle d’images. Disdéri dépose, en 1854, juste avant l’Exposition Universelle dont il est le photographe officiel, le brevet pour la photographie carte de visite qui, grâce à un châssis multiplicateur, propose 6-8 négatifs sur une plaque, et donc la production démultipliée de photographies de petit format (environ 6x9cm), collées ensuite sur des cartons de cartes de visite qui comportent la signature et l’adresse du photographe, distribuées ensuite à tout va, offertes lors des visites mondaines, ou imprimées, pour les célébrités, à grande échelle et commercialisées. De cet usage nouveau de l’image qui signe la porosité entre le privé et le public, les cartes « mosaïque » – titre générique signifiant – sont la figuration hypertrophique : compositions de portraits de personnalités politiques, de célébrités culturelles et mondaines, généralement disposées en pyramide, et vendues en kiosque, elles déclinent les variantes thématiques, techniques et sociales de la sérialité. Triplement sérielle – reproductible, en circulation commerciale intensive et exhibant un motif obsessionnellement périodique – la mosaïque de jambes séquencées jusqu’à l’indistinction référentielle exprime le phénomène de la reproduction sérielle dans ce qu’il a pu avoir à la fois de plus inventif et ludique (voire, ici, de parodique) et de plus haïssable au xixe siècle.

18On en vient par ce biais à la question que l’ensemble constitué ici – sérialité, reproductibilité et vulgarisation, auxquelles il faut donc ajouter le problème posé par les arts et technologies de la reproduction, photographie, cinéma, etc. – pose de manière parfois dramatisée : question des valeurs et de la moralisation du débat esthétique dès lors qu’il est question de ce que Sainte-Beuve appelait, en 1839 (année officielle d’invention de la photographie) déjà, « La littérature industrielle »3. La dévalorisation esthétique et morale à l’œuvre dans les débats autour de la vulgarisation, de la presse, de la photographie, de la paralittérature, des productions populaires de divertissement, etc. est indissociable d’une réflexion sur leurs modes mêmes d’existence, leurs identités définitoires et les caractéristiques de leur réception.

19Or avant même l’avènement de cette « littérature industrielle », les périodiques et leurs rédacteurs éveillent la suspicion : à l’anathème de La Bruyère (« le H.G. [Hermès Galant pour Mercure galant] est immédiatement au-dessous de rien ») fait écho la pièce satirique de Boursault (La Comédie sans titre, 1683)qui pointe l’opportunisme du rédacteur du Mercure galant et le ridicule de lecteurs avides de se servir du périodique pour se donner de l’importance. L’on sait par ailleurs la profonde animosité qui opposera au siècle des Lumières journalistes et Philosophes. Si au temps de la censure préalable, les rédacteurs de périodique n’échappent pas aux accusation de vénalité et de partialité, les soupçons se déplacent à l’ère moderne aux supports mêmes de la presse, a fortiori lorsqu’elle est illustrée. L’image, elle-même en proie à une suspicion séculaire dans le monde occidental, offre en ce sens assurément un prisme original pour envisager à nouveaux frais les multiples formes de défiance que suscite, tout au long des xviie-xixe siècles, l’essor de la presse périodique.

Pour une histoire longue de la presse illustrée

20En tenant le pari de confronter la très riche presse illustrée du xixe siècle aux possibles témoins précoces de périodiques illustrés aux xviie et xviiie siècles, le présent volume suscite une rencontre qui évoque celle de David et Goliath ou, mieux, celle du parapluie et de la machine à coudre… Nous tenons donc à redire ici notre vive reconnaissance aux auteurs qui ont accepté de déposer leurs objets sur la table de dissection et d’envisager l’histoire de la presse illustrée selon une perspective qui surplombe la barrière séparant traditionnellement l’Ancien Régime et la Modernité.

21Monographiques ou transversaux, les articles réunis présentent des parti-pris différents, mais aussi des échos multiples, qui ouvrent autant de pistes de réflexion. Aussi, l’ordre dans lesquels nous les présentons constitue une possibilité de regroupement parmi d’autres. En l’occurrence, nous avons privilégié les appariements qui permettent de faire ressortir des lignes de forces diachroniques, éclairant d’un jour original l’histoire de la presse illustrée.

22Ainsi, les premiers articles interrogent la presse illustrée à la lumière de ses fondements anthropologiques et culturels. À travers l’étude d’un cas de résurgence du galant dans la presse illustrée au xixe siècle, Alain Viala explore « le jeu entre le faire savoir », dévolu au texte, « le faire voir », apanage de l’illustration, « et le faire croire », domaine de la fiction, qui, envisagé comme une raison culturelle possible de la presse illustrée, fonctionne comme un outil générateur de connivence et contribue à remodeler les solidarités et les oppositions au sein d’une société donnée. Alain Vaillant, quant à lui, développe une « phénoménologie de la périodicité », appliquée ensuite au corpus spécifique de la presse satirique au xixe siècle, et souligne combien la périodicité (distincte de la sérialité), est associée à un plaisir suscité par l’attente et la reconnaissance (susceptible de se dérégler en addiction) – plaisir amplifié par l’image, en phase avec un type de lecture spécifique à celui de la presse (un « papillonnage de l’attention » plutôt qu’une lecture systématique et approfondie). Enfin, José-Luis Diaz visite à nouveau frais le débat séculaire entre le lisible et le visible, « la Plume et le Crayon », au moment où ce débat se trouve exacerbé par l’essor fulgurant de la presse illustrée. Il montre à quel point la résistance, autant que la fascination, suscitées par ce qui ne se nomme pas encore intermédialité trouve alors dans et autour de la presse illustrée un espace de polémique intense.

23Les articles de Barbara Selmeci Castioni, Anne Piéjus et Timothée Léchot, étudient le fonctionnement de deux représentants de ce que l’on pourrait nommer la presse illustrée avant la presse illustrée: le Mercure galant et le Mercure de France. Couvrant un siècle de publication périodique illustrée (1678-1778), ces deux revues d’Ancien Régime, relèvent encore pleinement, du point de vue matériel, du « livre à figures », mais, à la faveur d’expérimentations multiples pour soumettre la représentation des « nouvelles » (essentiellement littéraires, mondaines, scientifiques, politiques) aux rythmes de publication tendus et aux nouveaux publics des périodiques, ils regardent aussi résolument vers la Modernité.

24Les contributions d’Adrien Paschoud et Sara Braemer d’une part, celle de Hugues Marchal d’autre part, mettent en lumière différents moments charnières de l’histoire de la presse illustrée : la publication de l’Encyclopédie de Diderot et de D’Alembert, d’abord, qui met à l’épreuve la forte tension, exacerbée par l’illustration, entre le livre, lieu valorisé de la totalité, et le périodique, espace déprécié du fragmentaire ; la fabrique d’une figure d’écrivain, ensuite – le « cas » Delille – par « l’ensemble de la sphère imprimée (qui inclut textes et gravures) », avant que la presse n’atteigne « un degré d’autonomie médiatique l’autorisant à s’ériger en espace de traitement privilégié de l’actualité ».  

25Parallèlement à ces différentes tensions entre texte et image, amplifiée par la périodicité, d’autres éléments, plus spécifiquement littéraires, constituent des charpentes puissantes, autour desquelles se modèle et se remodèle dans le temps la presse illustrée. Les propos de Jean Rime sur les personnages littéraires et de Matthieu Letourneux sur l’illustration romanesque des périodiques sont en ce sens particulièrement stimulants, ouvrant à une réflexion diachronique sur les mécanismes de reprise et de sérialité, de constitution de canevas et de stéréotypies, dont la presse illustrée se présente à travers le temps comme un support privilégié.

26L’analyse de journaux plus spécialisés, consacrés à la vulgarisation scientifique d’une part, à l’essor du cinématographe d’autre part, permet en outre à Axel Hohnsbein et à Martine Lavaud,  d’explorer les ambitions universalistes de la presse illustrée, rattrapées dans le premier cas par des logiques poétiques qui prennent le pas sur les logiques rationnelles, en quête dans le second de « l’improbable mariage de l’accélération et de l’expertise ».

27Des questionnements qui intéressent également les périodiques d’Ancien Régime, dont certains se rêvent, grâce à l’image, les pourvoyeurs d’une information universelle :

comme chez toutes les Nations du Monde les yeux ont le mesme langage, & qu’on n’a qu’à les ouvrir pour voir également dans tous les Pays les objets qui sont presentez à la veuë, on peut dire que ce n’est que par les Estampes seules qu’on peut voir par toute la Terre ce que l’on veut representer. Elles parlent également par tout aux yeux, & tous les yeux voyent également ce qu’elles représentent. Ainsi rien n’est plus agreable, rien n’est plus utile, & rien n’instruit en moins de temps, sans qu’il soit besoin d’aucune étude pour apprendre à voir ce qu’elles contiennent (Mercure galant, Avis, janvier 1686).

28Delphine Gleizes livre pour terminer une étude stimulante sur près d’un siècle de presse illustrée (en l’occurrence la presse de vulgarisation au xixe siècle et début du xxe) et met en lumière  les procédés figuratifs, textuels et iconographiques, par lesquels les transformations du rapport au temps se manifestent dans la presse illustrée, susceptible de « particip[er] pleinement à [l’]avènement » de différents régimes d’historicité.

29Réunissant des contributions monographiques aussi bien que des approches comparatives ou théoriques, ce recueil livre sur la presse illustrée en France (à défaut de pouvoir l’envisager encore dans une perspective internationale) des pistes de réflexion inaugurales qui, nous l’espérons, ne paraîtront dorénavant plus surréalistes – sinon dans un sens heuristique.