L’art de la liste chez Annie Ernaux : « entre l’illusion de l’achevé et le vertige de l’insaisissable »
1Annie Ernaux1 revendique le refus du style « élégant », et ne souhaite pas prendre « le parti de l’art2 ». Dans son article de juillet-août 2003 publié dans La Revue des deux mondes, « Mise à distance3 », elle dénonce « l’élégance littéraire » comme « dénégation de la violence de la réalité », comme « virtuosité […] ornementale », comme « une littérature sans aspérités ». À partir de cette littérature qu’on pourrait appeler du déni à l’opposé de « l’écriture photographique du réel » (JDD, p. 500) qu’elle cherche à dévoiler, elle précise ce qu’elle entend par « la véritable littérature » : « une imbrication de propositions [qui] met au jour les différentes facettes de la réalité, points de suspension continuels du “délire” célinien, la sous-conversation ininterrompue de Sarraute » – ou à l’inverse « le dépouillement ». Sans doute pouvons-nous voir ici comment l’écriture d’Ernaux met en jeu le trop-plein et le vide, le réel et son absence dans une forme qui trouverait son expression naturelle dans la liste. Pour autant, la liste chez Annie Ernaux ne relève pas seulement d’une pratique parmi d’autres de son écriture qu’elle veut « matérielle » (ÉC, p. 124) : la liste permet en effet de repenser son œuvre, d’y voir une expérimentation formelle qui permettrait, comme les photos dans L’Usage de la photo, ou comme leur ekphrasis dans Les Années, un engendrement du texte, et poserait, avec une grande acuité, la question du statut de cette forme, de son évolution au sein de son œuvre, afin de penser ce que la liste cherche à « sauver », à travers son caractère en apparence banal et elliptique.
Lister la réalité du monde
2Certes les encyclopédies et les taxinomies soulignent un certain « vertige de la liste » qu’Umberto Eco4 mettait en évidence – vertige au sens hitchcockien du double, de la mise en abyme, mais aussi de ce qui conjugue fini et infini, ordre et désordre –, autant d’aspects que Foucault résumait dans sa préface des Mots et des Choses :
[…] ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles dans la dimension, sans loi ni géométrie, de l’hétéroclite ; et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont « couchées », « posées », « disposées » dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun5.
3La liste joue donc de l’utopie, celle de ne pouvoir mettre en ordre le monde6 par le biais d’objets, même dans sa version la plus commune, la liste de courses – pratique, dans toutes ses acceptions – qui décrit le monde et celle qui l’a écrite. Dans Regarde les lumières mon amour, on peut ainsi lire7 :
Liste au stylo-bille noir trouvée dans un caddie :
frisée
farine
jambon, lardons
fromage râpé, yaourts
Nescafé
vinaigre
J’ai comparé avec la mienne :
Ricoré
biscuits cuiller
mascarpone
lait, crème
pain de mie
chat [boîtes et croquettes pour]
post-it
4La liste est donc d’abord la liste de courses, héritée sans doute du café-épicerie de ses parents8, une liste pratique qui pointe de manière implicite, vers des listes plus diverses. Mais cette liste pratique, immédiatement redoublée – une liste en appelant une autre, ad libitum –, renvoie à d’autres listes, sur tous les sujets, mentionnées en tant que listes (mais sans le détail de leur contenu)9. Aussi peut-on lire dans Passion simple : « Un jour j’ai cherché des noms de voyantes sur le minitel. La liste était longue10 » (PS, p. 676).
5Il est en effet impressionnant de reprendre l’œuvre d’Annie Ernaux et de voir la prégnance de cette forme : « Peut-être que je cherche quelque chose sur moi à travers eux, leurs façons de se tenir, leurs conversations » (JDD, p. 512). Cette locution adverbiale « à travers » est bien ce qui est en jeu dans les listes chez Annie Ernaux, car elles « traversent » (JDD, p. 499-500) la vie11, et en gardent la trace dans son œuvre. Pour elle, la liste témoigne d’une recherche de formes nouvelles, d’expérimentations vers 198512 – ce qui se voit aussi dans le choix des titres de chapitres dans L’Écriture comme un couteau – « chercher des formes nouvelles », « la proximité des choses ». L’Atelier noir rend compte à de multiples reprises de cette volonté de « faire sentir l’épaisseur du réel » (AtN, p. 17), du choix du « réalisme le plus extrême, le moins de différence entre la vie et la littérature », car « la mémoire est matérielle » (AtN, p. 63, p. 177). Ce travail sur des formes nouvelles est parfaitement représenté par l’incipit des Années écrit en 1985 (dans une version plus courte) : de brefs paragraphes, séparés par des blancs typographiques, dressent la liste d’images, de sensations, de souvenirs, de références littéraires et culturelles, d’expressions toutes faites, d’objets, de phrases rapportées, et c’est l’absence de majuscule dans le retour à la ligne, la prégnance de l’asyndète au sein de cette disposition en colonne, qui font de ces paragraphes une liste d’éléments épars qui dessinent les points saillants de la mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, sans hiérarchie. On peut lire ici le travail d’écriture qui cherche à « donner à voir13 » et non à raconter, comme un infra-langage avant sa mise en forme, une voix qui sort des limbes et accède peu à peu à la parole, par bribes, par fragments, de façon discontinue, sans vouloir relier les mots dans une religion du beau style.
6Cet incipit comporte des traits définitoires qui sont en fait annonciateurs des textes à venir – et ne les récapitulent pas, puisque l’écriture en est ancienne, après La Place. On y retrouve un premier aspect qui avait surgi dans La Place, le rôle des blancs typographiques que Francine Dugast-Portes a étudié :
Cette puissance de la disposition textuelle corrobore les images textuelles si souvent utilisées par l’auteur elle-même dans les entretiens […] : « [il s’agit toujours d’]écrire une façon qui décharne la réalité pour les faire voir » [in Le Vrai Lieu]14.
7Le début des Années comporte un autre aspect absent de La Place, qui fait pourtant évoluer l’écriture du texte vers la liste. La seule vraie liste dans La Place est constituée de quelques phrases extraites du Tour de France par deux enfants (Pl, p. 445) mais une différence remarquable apparaît dans Les Années, au-delà de la prégnance des listes qui contaminent toute l’écriture : l’absence de majuscule lors du retour à la ligne. Chaque retour à la ligne ne signe alors plus seulement le début d’un nouveau paragraphe, comme dans La Place, mais une liste véritable qui met sur le même plan « toutes les images [qui] disparaîtront. » Dans La Place, cette disposition typographique n’était pas encore un dispositif achevé, même s’il était en germe par la présence des blancs.
8Cette apparition de la liste comme expérimentation vers 1985 et qui, pour Annie Ernaux, ne doit rien à Perec15, va devenir un motif obsédant au point de se retrouver dans toute la suite de son œuvre, d’apparaître comme un modèle structurel, permettant une lecture paradigmatique, verticale et hétéroclite, comme disait Foucault. L’entrée dans l’autobiographie signe ainsi l’apparition de la liste. Parmi la cinquantaine d’exemples, nous n’en retiendrons que quelques-uns pour identifier la structure de cette forme. Deux listes sont concomitantes de l’écriture de l’incipit des Années, comme une application directe d’un modèle opératoire, en particulier dans Une femme lorsqu’elle évoque l’enfance de sa mère et les images16 qui la représentent. La préface du Journal du dehors donne ici de vraies clés pour interpréter ces passages : Ernaux y mentionne « une collection d’instantanés », et cette « recherche d’une écriture photographique du réel » (JDD, p. 500), autant d’éléments qu’elle précise aussi dans L’Atelier noir : « Les images ce début qui date de 85 ! bien mais induit une autre écriture très visuelle. » (AtN, p. 176).
9Les listes sont ici la forme trouvée pour approcher cette écriture matérielle faite d’images et de sensations, ce que montraient très bien les deux exemples pris dans Une femme, et ce que rendra mieux encore La Honte en faisant de la liste une matrice structurante du texte, une forme récurrente17. Mémoire de fille reprendra le même dispositif18. L’effet de liste est alors manifeste grâce au refus de clôture exhibé comme tel – « et ainsi de suite, à l’infini », et grâce à l’absence d’énonciateur –, élément dont Bernard Sève fait un des traits saillants de la liste19.
10En ce sens, la liste participe de cette volonté de fragmentation du texte – forme la plus adéquate pour rendre compte du monde lui-même divers, chaotique et discontinu. La liste, en croisant l’espace par le retour des blancs typographiques et le temps par l’inventaire qu’il propose, permet au lecteur de se projeter, de retrouver l’écho des propres listes de sa vie – tout comme les photos dans L’Usage de la photo permettaient au lecteur, par la présence des seuls objets, de se voir dans la scène photographiée20. Alain Rabatel souligne très bien cette valeur indicielle de la liste :
Moins la liste exhibe ses principes d’organisation et sa signification, plus il revient au lecteur de fournir un important travail interprétatif. Comme la liste est sous-déterminée, il revient au lecteur de dégager les significations multiples de la liste en fonction des parcours qu’il opérera. Cela souligne que la liste requiert l’active participation du destinataire ou du lecteur surdestinataire21.
11Dans toutes ces listes – qu’Annie Ernaux peut aussi combiner de manière horizontale et verticale22 – on peut lire la volonté, ou l’illusion, de faire coïncider les mots et les choses, de dénombrer le réel, dans un vertige d’exhaustivité et de mise en ordre du monde. La liste, brute, multiplie les possibilités d’écriture, opère des raccourcis, joue des ellipses23.
Écrire la liste pour « venger [s]a race24 »
12Si on tente d’interpréter, au-delà de cette rapide tentative de typologie, les usages de la liste, plusieurs aspects peuvent ainsi être mis en valeur. La liste apparaît tout d’abord, de manière récurrente, pour « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais25 ». Elle constitue en quelque sorte un document précieux pour les lecteurs à venir, en illustrant le goût de l’archive. Mais la liste peut aussi avoir une fonction poétique, en tissant des liens entre des textes différents : ainsi de la liste qui revient par trois fois de manière obsessionnelle26, celle des habits de S/A quand il se rhabille après l’amour. La narratrice exprime alors le plaisir jubilatoire de la répétition de la scène dans l’écriture, tout en proposant une récollection des textes, reliés par cette même liste, afin de conjurer la tristesse de la perte et retrouver le temps de « la mélancolie des choses27 ».
13Au-delà de ce rôle mémoriel, on peut remarquer que les listes sont avant tout très hétéroclites : elles agrègent titres de chansons dans Passion simple ou La Honte, slogans de publicité dans Les Années, événements historiques, lieux traversés ou graffitis dans Journal du dehors. Elles apparaissent alors comme des « playlists qu’elle peut décliner avec sûreté » (MF, p. 74), c’est-à-dire des listes avec lesquelles on peut jouer toutes sortes de combinatoires. Les listes proposent alors une accumulation qui donne l’impression la plus exhaustive possible du bruit du monde (JDD, p. 509-510). Elles portent la trace de ce que la narratrice veut sauver mais aussi de ce qu’elle n’a pas oublié, telle une « mémoire implacable » (MF, p. 129), saturée mais toujours vive – comme un miroir inversé et mélancolique de la maladie d’Alzheimer de sa mère : « Sensation de trop à dire, d’une écriture qui ne demande qu’à jaillir […] » (AtN, p. 174).
14Pour comprendre cette valeur mémorielle de la liste, il faudrait alors envisager la liste comme « performative28 » c’est-à-dire comme ce qui fait advenir l’écriture, la liste étant comme un préalable à l’écriture : « […] des films dont j’ai eu besoin de faire la liste avant de commencer à écrire29 ».
15De même elle écrit :
La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques de l’époque, l’année, plus ou moins certaine, dans laquelle elles se situent – les raccorder de proche en proche à d’autres, s’efforcer de réentendre les paroles des gens, les commentaires sur les événements et les objets, prélevés dans la masse des discours flottants, cette rumeur qui apporte sans relâche les formulations incessantes de ce que nous sommes et devons être, penser, croire, craindre, espérer. (LA, p. 1082)
16Les listes témoignent ainsi par excellence de l’ambition mémorielle mais aussi mémoriale d’Annie Ernaux, en inscrivant l’autobiographie dans la mémoire collective, et par ce biais, dans le genre des mémoires.
17Plus encore, cette indifférenciation des objets listés, et l’omniprésence des listes participent alors d’une mise à plat du monde qui l’entoure, d’un refus de la hiérarchie, de la distinction telle que Bourdieu l’a définie, d’une lutte contre la culture du dominant – qui distingue, élit, hiérarchise – dans une volonté de tout araser grâce à un égalitarisme qui passe par les mots : « Il n’y a pas de hiérarchie dans les expériences que nous avons du monde » (JDD, p. 500).
18L’inégalité structurelle de la société est alors remplacée par une égalité de la sensation30 palimpseste qui s’exprime au mieux par la liste – égalitaire de fait, emblématique de l’écriture plate au sens où la liste aplatit et fait accéder à la littérature ce qui n’y avait pas droit de cité : « Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne31 ».
19Il ne s’agit donc pas d’écrire dans la langue de l’ennemi qui relève d’une « littérature polie dans tous les sens du terme, sans lourdeur », « sans aspérité32 » donc, mais de se réapproprier le langage sous toutes ses formes, de glaner, telle Agnès Varda, les bribes du quotidien, les fragments présents dans la mémoire, les mots des autres, les objets disparus. Les listes qui envahissent tous ses textes à partir du moment où elle s’empare de l’autobiographie pour éviter le mensonge de la reconstruction fictionnelle, viennent donc briser, de manière obscène, le cours de la vie par leur incongruité, et la linéarité du récit par une solution de continuité érigée en modèle stylistique. Il s’agit alors de se réapproprier la littérature par un chemin de traverse, par les marginalia qui envahissent le texte, sous forme de parenthèses métatextuelles dans L’Événement33, de photographies dans L’Usage de la photo, des listes dans Les Années ou La Honte.
20Ne peut-on pas alors envisager les listes comme autant de morceaux de bravoure inversés qui permettraient de « venger [s]a race » grâce à la jouissance de l’énumération, au sabotage du beau style, à la mise en pièce de la littérature ?
L’impensé de la littérature : une écriture testamentaire
21Toutefois, « faire la liste de ses ignorances sociales serait interminable » (MF, p. 26) et Annie Ernaux témoigne aussi de la plasticité des listes, entre pratique du discontinu et du fragmentaire et tentation de l’exhaustivité34, les listes venant alors faire trembler le récit35, le décentrer, le miner de l’intérieur. En ce sens, il faut s’interroger sur les limites de la liste : n’y aurait-il pas des listes pour contrecarrer l’ordre du récit maintes fois récusé36 ? Et la forme de la liste elle-même ne contamine-t-elle pas le récit ? Certains passages demeurent en effet problématiques. D’un côté, certains exemples correspondent à la présentation de la liste mais le nombre d’items est très petit – ce qui nous fait nous demander à partir de combien d’éléments la liste peut commencer37. Ainsi, dans Journal du dehors, on peut lire :
Jouir sans entraves
Sexualité libre
Amour libre
Étudiant tu dors tu perds ta vie
Imposons l’égalité économique (JDD, p. 506)
22De l’autre, la prégnance des asyndètes dans l’écriture d’Ernaux fait dériver le texte vers la liste38 : ainsi de ce paragraphe des Années, qui juxtapose des phrases sans lien logique, et propose une sorte de texte-liste de la vie dans « l’ordre marchand », du « temps des choses », de « la contemplation inépuisable des objets » (LA, p. 1054). Ce passage surgit au milieu d’une évocation de la société de consommation et cette description épurée induit un « effet de liste » tel que Philippe Hamon l’évoque dans Du descriptif39. Ainsi le modèle de la liste verticale cohabite avec un autre, tout aussi prégnant, bien que plus diffus, celui de l’énumération horizontale :
On confond une opération générale de listage et son principe, celui d’énumération, avec les résultats, qui relèvent de genres de listes et donc de principes formels différents, lesquels n’ont de pertinence que pour tel ou tel genre40.
23Ainsi la liste ne se résume pas à une succession paratactique : les énumérations, comme application de la structure de la liste, peuvent aussi se lire sur un axe syntagmatique, horizontal, mais qui met en jeu la même hypothétique permutabilité41, produisant le même effet de saturation, la même volonté de mettre des mots sur les choses. Quelques exemples, parmi, là aussi, tant d’autres, sont particulièrement représentatifs dans Les Années :
Ils ne seraient sauvés que vers douze quinze ans, après avoir traversé la coqueluche, la rougeole, et la varicelle, les oreillons et les otites, la bronchite de tous les hivers, échappé à la tuberculose et à la méningite, et qu’on dirait ils ont forci. (LA, p. 947)
24Ou encore :
Les gens étaient habitués à la violence et à la séparation du monde : Est/ouest, Khrouchtchev le moujik/Kennedy le jeune premier, Peppone/Don Camillo, JEC/UEC, L’Huma/L’Aurore, Franco/Tito, cathos/cocos. (LA, p. 975)42
25L’énumération entraîne alors un autre mode de lecture en séparant, en tranchant le texte, comme le dit Philippe Hamon dans « Les mises en liste » : « Le lecteur n’attend plus une fin de l’histoire, mais une suite de mots. Son horizon d’attente est modifié. Il entre dans le monde des paradigmes43. »
26Certes, en théorie, les listes sont formées d’une succession de substantifs, mais que faire de ces listes de verbes à l’infinitif qui, par leur accumulation même, « déverbalisent44 » ces verbes de manière implicite ? Ainsi, dans Les Années, on peut lire une liste de verbes à l’infinitif mis en colonne, mais aussi à la suite les uns des autres, comme si les verbes occupaient tous les espaces, verticaux et horizontaux, ce que l’absence de majuscule au début de chaque retour à la ligne renforce encore :
observer la lune qui règle le moment dès la naissance, la levée des poireaux et les corvées de vers des enfants
ne pas contrevenir au cycle des saisons pour quitter le manteau et les bas, mettre la lapine au mâle, planter la salade au principe qu’il y avait une époque pour tout […]
sur les brûlures appliquer de la pomme de terre crue ou faire « arrêter le feu » par une voisine connaissant la formule magique, guérir une coupure avec de l’urine
respecter le pain […]45
27L’usage de l’imparfait, de même, semble aller dans le même sens lorsqu’elle écrit46 :
L’imparfait, c’est le temps du passage, par exemple, dans les descriptions, comme chez Chateaubriand ou Flaubert : c’est le temps où on place les choses les unes à côté des autres. (LA, p. 942)47
28En somme, cette écriture de la liste, déjà présente dans Les Armoires vides48, même sous un mode moins prégnant, par l’évocation des fringales de Denise dans l’épicerie de ses parents, permet de relire toute l’œuvre d’Annie Ernaux à la lumière de cette structure de la liste qui s’empare des textes de manière progressive. Pour le moins, cette écriture témoigne d’une mise en abyme constante de son œuvre – les listes par leur structure renvoyant les unes aux autres comme forme, telles les portes du tableau de Dorothea Tanning, Birthday s’ouvrant sur les possibles. Cette ambivalence des listes chez Ernaux, leurs limites difficiles à situer se retrouvent aussi dans Mémoire de fille :
Leurs noms et prénoms – huit en comptant H et Jacques R – figurent l’un au-dessous de l’autre dans les dernières pages d’un agenda […] cette liste qui a longtemps matérialisé mon « inconduite » – mot lui-même déjà historique – me paraît en 2015, sinon courte, nullement scandaleuse. Pour rendre sensible aujourd’hui l’opprobre jeté sur la fille de S, il me faut mettre en face une autre liste, celle des railleries grasses, des quolibets, des insultes déguisées en mot d’esprit, par lesquels le groupe de moniteurs l’a constituée en objet de mépris et dérision […] Énumérer donc les plaisanteries joyeusement lancées devant elle […] (MF, p. 61-62)
29Ernaux part donc d’une liste d’amants non reproduite, écho inversé de la fameuse liste de Leporello, car cette liste, au lieu de pouvoir constituer une gloire masculine, ne ferait que reproduire la honte sociale, cette tradition misogyne qui veut que l’indignité des femmes se juge à l’aune de leur vertu : cette liste non reproduite a ainsi « longtemps matérialisé mon inconduite », telle une lettre – une liste – écarlate qu’Ernaux ne veut ni proclamer pour dépasser le passé ni faire disparaître complètement. Comme trace fantomatique de cette liste, Ernaux substitue donc une « énumération » de phrases entendues, sans y ajouter de commentaire, comme un « rapport de faits bruts » (MF, p. 150).
30Ce que dévoile alors Ernaux, par ce détour, c’est que la liste apparaît comme une tentative de réparer l’injustice sociale, de dire la honte atroce de manière oblique et indirecte. En ce sens, elle reste une expérience, un tâtonnement parmi d’autres pour arriver à dire l’indicible. Toutes les listes présentes dans La Honte sont ainsi un moyen d’approcher « la scène du dimanche de juin » (H, p. 256)49 – de même que les ekphraseis de L’Usage de la photo tentaient de dire, de manière oblique, la scène amoureuse. La liste peut donc aussi échouer à pouvoir tout dire et échapper à sa stratégie référentielle :
Sans doute dans cette situation de communication éprouve-t-elle du découragement en mesurant son inaptitude à transmettre autrement qu’avec des mots en circulation et des stéréotypes l’étendue d’une expérience de femme, entre seize et quarante-quatre ans. (LA, p. 1026)
31Elle intègre donc les listes comme forme nouvelle et exploitée de multiples manières, tout en prenant en compte les limites et les ambivalences de la liste, et c’est ainsi que cette forme permet de dire l’indicible, de « penser l’impensé » suivant la formule de Michel Foucault50, qui revient par trois fois dans L’Atelier noir51, comme tentative ultime de réconcilier les mots et les chose, même de manière illusoire :
Sans doute, il y a derrière cette ténacité à défricher – ou cet excès de scrupules – la croyance que, selon la phrase de Flaubert, « chaque œuvre porte en elle sa forme qu’il faut trouver », qu’il existe pour mon sujet une seule forme qui – je note une fois – permette de penser l’impensé52.
32La liste, comme forme nouvelle, permet donc d’élever au rang de la littérature ce qui était dans l’ombre, jugé indigne ou inintéressant car répétitif, banal, sans valeur. L’impensé foucaldien représente alors, semble-t-il, chez Ernaux, non pas seulement ce qu’on ne peut pas penser, mais surtout ce qui n’est pas encore pensé, ce qui n’est pas encore mis en ordre par un langage structuré, tel un amas de mots et de choses qui va faire affleurer la pensée. La liste exemplifie ainsi cet impensé, ce langage en dessous de la littérature, qui suscite émotions et images chez le lecteur : elle est le signe même de la difficulté à identifier, classer, ordonner les signes qui nous entourent.
33Ernaux témoigne donc de toutes les possibilités formelles de la liste et abolit ainsi la distinction faite par Eco entre la « liste pratique », qui n’aurait qu’une fonction référentielle, qui serait finie et inaltérable, et la « liste poétique53 » qui n’aurait de propre valeur qu’elle-même, se mirant dans l’énumération jubilatoire des signifiants54. Ce double usage de la liste est parfaitement illustré par l’inventaire « qui ratifierait le décès du couple » et la « liste des objets accumulés pendant quinze ans » (LA, 1014-1015) : on lit ici la froideur des objets, témoins d’une vie commune passée, et la tristesse implicite devant cette liste qui annule ce qui a existé tout en en rappelant la trace. La liste est alors ce qui tente de conjurer la perte, voire la mort. Ainsi dans un article de La Nouvelle Revue française sur la vie de Jeanne Calment, Ernaux écrit qu’« elle n’avait rien à transmettre, ni œuvre artistique, ni idées, ni témoignages d’une expérience singulière, fût-elle scandaleuse55 ». Pour redonner sens et dignité à cette vie minuscule, connue seulement pour sa longévité, Ernaux achève son article par une liste d’« images et de mots56 » exhumés de l’oubli pour devenir écriture testamentaire. Cet article de La NRF permet ainsi sans doute de comprendre ce qu’est l’art de la liste chez Ernaux : la liste est indicielle puisqu’elle attend l’active participation du lecteur ; mais elle relève aussi de la misologie57, de l’impossibilité de dire l’indicible, en décomposant et tissant, déconstruisant et inscrivant, comme en surimpression, les traces d’une expérience perdue.