Ekphraseis photographiques dans Mémoire de fille
1Dans Mémoire de fille (2016), le dernier livre en date d’Annie Ernaux qui se concentre principalement sur deux années de son existence – de 18 à 20 ans – qui n’avaient pas encore été abordées en détail dans son œuvre, on retrouve sans surprise une quinzaine de descriptions d’images photographiques en tout genre. Celles-ci sont en effet devenues un dispositif récurrent dans ses récits autobiographiques depuis la publication de La Place en 1983, et elle a même expliqué dans divers entretiens qu’elle consacrait un soin tout particulier à l’écriture de ces passages ekphrasistiques, ces derniers jouant souvent un rôle central dans la structure des récits dans lesquels ils sont insérés, au point de leur faire prendre la forme d’un album, comme c’est le cas dans Les Années (2008) – grand continuum narratif retraçant l’histoire sociale de la France de 1940 aux années 2000, mais interrompu par de fréquents « arrêts sur image » qui scandent le texte. Au même titre que d’autres archives personnelles, tels les agendas, les journaux intimes et les lettres, les photographies offrent à la fois à l’écrivaine un point d’appui mémoriel et un ancrage dans la réalité passée dans le cadre de sa démarche d’écriture autobio- voire « auto-socio-biographique » (ÉC, p. 21) refusant la fiction et se présentant comme un engagement dans le réel. Sachant qu’Ernaux n’a inséré d’images effectivement reproduites que dans très peu de ses livres (notamment L’Usage de la photo)1, les descriptions de photos lui offrent dès lors un cadre paradigmatique dans lequel peut se déployer son écriture « trans-personnelle » caractéristique faisant sans cesse le lien entre l’individuel et le collectif, ou retrouvant plus précisément le collectif à travers une trajectoire singulière. À cet égard, les photos semblent informer le souvenir (dans tous les sens du terme) autant qu’elles le convoquent, et le texte se construit sur l’absence physique, matérielle de ces images, qui fournissent cependant une trame à la narration/description, une sorte d’embrayeur narratif et mémoriel.
2Si Mémoire de fille, qui ne contient aucune illustration, reprend bien dans une certaine mesure ce modèle, nous voudrions analyser ici les spécificités de l’écriture ekphrasistique qui y est développée, en montrant comment le recours au support photographique influe sur les choix génériques, stylistiques et linguistiques opérés par l’auteure.
Le paradigme ekphrasistique ernausien
3Mémoire de fille s’apparente comme nous l’avons vu à un portrait de la jeune femme que fut Annie Ernaux entre 1958 et 1960, et comprend schématiquement trois parties distinctes : les vingt premières pages du livre la décrivent avant son entrée dans la colonie de Sées, dans l’Orne (seulement désignée par l’initiale « S » dans le texte) à l’été 1958, puis la partie centrale (jusqu’à la page 79) est dédiée à son expérience de monitrice dans la colonie, où elle fêta ses 18 ans et connut ses premières expériences sexuelles. La dernière partie du livre revient pour finir sur les deux années qui ont suivi cette expérience traumatisante (l’année du bac philo au Lycée Jeanne d’Arc de Rouen, l’été 1959 passé à travailler dans diverses colonies normandes, le stage écourté à l’École normale d’institutrices de Rouen, quittée en février 1960, puis les six mois passés comme jeune fille au pair à Londres, de mars à octobre 1960), marquées par des symptômes de dépression et des troubles de l’alimentation, jusqu’à l’entrée en propédeutique à la faculté de Rouen en octobre 1960, qui fut l’occasion d’un nouveau départ dans la vie d’Ernaux. Chacune de ces sections s’ouvre par la description d’une photographie permettant de repérer les évolutions dans l’apparence physique et vestimentaire de la jeune fille, mais aussi les fluctuations de son état psychique et émotionnel. Ces pauses ekphrasistiques permettent à la fois de faire progresser la narration et de compléter le portrait dressé, l’écrivaine opérant des ponctions mémorielles à des moments précis, et souvent décisifs, qui dépassent bien sûr le contenu strict de chaque cliché. Il est d’ailleurs à noter que même lorsqu’aucune photo n’existe pour une période donnée, le récit est malgré tout scandé par de telles descriptions (MF, par exemple p. 23, p. 48, p. 54 et p. 71-72), l’auteure semblant alors poser le même cadre ekphrasistique en décrivant une image mentale, fixe, ce qu’elle fait de façon emblématique avec l’image qui constitue sans doute le point focal au cœur du livre, et qui l’aurait représentée juste au moment de son entrée dans la colonie de Sées, en août 1958 (MF, p. 23 et suiv.). Ainsi, comme elle le note dès la cinquième page de l’ouvrage, dans une sorte de prolongement du « topos » ekphrasistique que nous évoquions plus tôt : « Il n’y a aucune photo d’elle l’été 1958 » (MF, p. 15). Cela ne l’empêche pas d’embrayer son récit/portrait un peu plus loin en affirmant : « Même sans photo, je la vois, Annie Duchesne, quand elle débarque à S du train de Rouen en début d’après-midi, le 14 août » (MF, p. 23). Cette affirmation est tout à fait révélatrice de l’importance qu’a prise la référence à la photographie dans l’écriture d’Ernaux, et surtout de sa tendance à s’appuyer sur des images fixes dans ses textes autobiographiques, comme on avait déjà pu l’observer dans La Place, Une femme, La Honte et bien sûr Les Années. La description qui suit cette évocation d’une image étant donc présente « en creux » est en tout point similaire à celle des photos réelles, ce qui montre bien la prégnance du paradigme de l’ekphrasis (photographique) dans l’ensemble du livre, quel que soit le type de photographie envisagé, qu’il s’agisse de clichés qui existent bel et bien et qui ont pu ou pourront être publiés dans d’autres publications contribuant à former « l’espace autobiographique » ernausien (tels le carnet iconographique de Retour à Yvetot et le « photojournal » d’Écrire la vie), de photos imaginées comme on vient de le voir ou même de photos perdues.
4L’écriture qui caractérise ces divers passages descriptifs dans Mémoire de fille ne paraît pas fondamentalement différente de celle employée dans les ekphraseis des précédents livres d’Ernaux, combinant une tendance à recourir à des énumérations qui vont jusqu’à rompre la structure grammaticale de certaines phrases en se contentant d’accumuler une suite de groupes nominaux, et à souligner des détails ayant une signification sociologique particulière, qui sont aussi souvent source d’émotion chez l’écrivaine. À cet égard, on peut considérer que la liste qui se déroule à partir de la description de la photo du baccalauréat au début du livre (MF, p. 20) est tout à fait représentative de cette tendance, enchaînant de courts syntagmes sans signes de ponctuation ni majuscules grâce à de fréquents retours à la ligne, dans un style télégraphique auquel aboutissent souvent les ekphraseis ernausiennes qui s’étendent hors du cadre strict du cliché évoqué, après une première phase de description plus classique. On observe alors une forme de contamination du registre déictique de la photographie vers l’écriture elle-même, celle-ci présentant, montrant certains détails, certaines images qui ressortent du processus de remémoration, et qui apparaissent comme autant d’îlots mémoriels, fragments épars, disjoints, sauvés de la disparition (dans ce qui évoque parfois un sentiment d’urgence), sans servir pour autant directement au travail d’analyse et d’interprétation réalisé par ailleurs par l’auteure. Reprenant le modèle d’enregistrement photographique, fragmentaire, immédiat (instantané), et se faisant toujours sur le mode du présent (et non rétrospectif, comme c’est traditionnellement le cas dans les récits autobiographiques), ces notes ou notations créent un effet de présentification, conditionnent le rapport que le texte instaure vis-à-vis du monde extérieur et de la réalité passée, et impliquent une conception particulière de la temporalité autobiographique et de l’identité personnelle, bien plus « épisodique » que « diachronique2 », Ernaux ayant affirmé à ce propos dans un entretien que « la seule continuité, ou forme d’identité qu’elle pourrait se reconnaître, c’est la mémoire3. »
5Comme on le voit ici, les descriptions de photos dans Mémoire de fille ne mettent en jeu qu’une alternance de la première et de la troisième personnes du singulier, du « je » et du « elle », sans passage au « nous » ou au « on » collectif comme on pouvait l’observer dans La Honte et surtout Les Années. De fait, le face-à-face intime mis en scène dans ce nouvel opus entre la narratrice et la jeune fille qu’elle fut un demi-siècle plus tôt semble moins mettre en avant la dimension transpersonnelle que d’autres ouvrages précédents, même si les enjeux du texte dépassent bien entendu la seule existence d’Ernaux, ce que soulignent par exemple les multiples références à Simone de Beauvoir, s’inscrivant dans un double questionnement : comment situer (a posteriori) son expérience personnelle dans le contexte de la publication du Deuxième Sexe (en 1949), et donc par rapport à l’histoire du féminisme et de l’évolution de la place des femmes dans la société française d’après-guerre, mais aussi comment ces références théoriques, critiques et philosophiques ont été rencontrées, perçues et vécues par la jeune fille qu’était Ernaux à l’époque. On sait que l’œuvre de cette dernière établit un dialogue constant avec Beauvoir, ce dont on trouve une trace dans le titre même de Mémoire de fille, qui fait directement écho aux Mémoires d’une jeune fille rangée, en opposant à la pompe du genre historique (et historiquement masculin) la mémoire, au singulier – et forcément singulière, idiosyncrasique –, d’une jeune femme (à bien des égards « dé-rangée » et désorientée) dont l’expérience est indissociable des conditions socio-historiques de son temps, et qui a fait face à des problématiques et des comportements rencontrés par tant d’autres qu’elle. C’est dans cette perspective qu’Ernaux évoque au milieu du livre « l’espérance qu’il y a au moins une goutte de similitude entre cette fille, Annie D, et n’importe qui d’autre » (MF, p. 88). Ceci tend à renforcer la lecture que l’on peut faire de son recours aux descriptions de photographies comme un vecteur d’identification offert aux lecteurs, les photos familiales, scolaires ou amicales sur lesquelles elle s’appuie – ici désingularisées en outre par le choix de ne pas les reproduire dans le livre – s’inscrivant dans un cadre référentiel commun, collectif, chacun pouvant projeter ses propres photos sur celles des autres.
Enjeux énonciatifs et effets de dédoublement identitaire
6Les choix énonciatifs et l’alternance des pronoms utilisés constituent sans conteste l’un des principaux enjeux formels des ekphraseis photographiques dans Mémoire de fille, l’auteure affirmant dans la première partie du texte que « La fille de la photo est une étrangère qui [lui] a légué sa mémoire » (MF, p. 21), avant de se demander une page plus loin « dois-je fondre la fille de 58 et la femme de 2014 dans un “je” ? » (MF, p. 22), et de répondre elle-même à cette question en annonçant son choix programmatique de « dissocier la première de la seconde par l’emploi de “elle” et de “je”, pour aller le plus loin possible dans l’exposition des faits et des actes » (MF, p. 22). Au terme de la partie centrale du livre décrivant la fille de l’été 1958, elle conclut finalement : « Je peux dire : elle est moi, je suis elle » (MF, p. 79). Avant d’arriver à ce stade, somme toute précaire et transitoire, la charge d’altérité portée par la photographie – et a fortiori par les photos de jeunesse – a joué à plein, la narratrice allant même jusqu’à soutenir à propos de la « photo d’identité en noir et blanc » (MF, p. 19) prise l’année du bac en février 1958: « Plus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde […]. C’est elle qui me submerge, suspend mon souffle, me donne brièvement l’impression de ne plus exister hors de l’écran » (MF, p. 20-22). Le dédoublement spéculaire opéré ici exacerbe les effets de diffraction identitaire et signale une prise de distance (une altération/aliénation, ou devenir autre) par rapport au pacte autobiographique dans sa forme la plus pure, lorsque je (auteur) = je (narrateur) = je (personnage). Cette relation est en l’occurrence inquiète et inquiétée, en particulier par les spectres que les photographies font resurgir à la surface (on rejoint là le thème du double, fondateur dans le sentiment d’« inquiétante étrangeté » décrit par Freud). C’est donc un « moi » très ancien qui revient hanter la narratrice, dans une forme de retour du refoulé4, au point qu’elle se retrouve tout entière occupée pendant de longs mois – c’est-à-dire pendant le temps de l’écriture du livre – par cette autre, cette étrangère qu’elle appelle aussi parfois « Annie D » (Duchesne), patronyme qui renvoie (littéralement) à son nom de jeune fille. Évoquant le « tableau qui se re-présente chaque matin devant [elle] au moment d’écrire », elle affirme ainsi
[qu’] Il n’y a pas de moi dans le tableau, il n’y a que des autres, imprimés sur elle, Annie D, comme sur une plaque sensible. Il n’y a pas non plus, au-delà de l’espace clos, délimité par les murs du château, le reste du monde de cet été 58. (MF, p. 68)
7Au niveau stylistique et formel, on trouve une parfaite mise en scène de ce phénomène dans le passage des litanies de « je » aux « elles » de la page 20, qui marquent à la fois l’effort de remémoration et d’auto-projection de la narratrice, dans un balancement vertigineux. En plus de la mise à distance (rhétorique, temporelle, etc.) et de l’effet de dédoublement qu’il permet, ce procédé (de va-et-vient entre le « je » et le « elle ») apparaît également illustrer et mettre en pratique dans et par l’écriture « l’avènement de moi-même comme autre » et la « dissociation retorse de la conscience d’identité » diagnostiqués par Barthes dans son analyse de la photographie dans La Chambre claire5. Cette caractéristique fondamentale de la photographie, qui montre et révèle la part d’altérité dans le moi, semble être convoquée dès le paragraphe d’ouverture du livre, qui évoque le fait d’être « englués dans la présence des autres » (MF, p. 11). Si la (description de) photo constitue un excellent outil pour s’extérioriser et s’exposer (dans tous les sens du terme) dans un texte autobiographique, il semble cependant y avoir pour Ernaux quelque chose d’inconvenant et même de cruel dans le fait de s’épier soi-même en se référant à son « moi » passé à la troisième personne, ce geste littéraire revenant à se présenter comme un objet offert au regard – et donc à s’objectifier en toute connaissance de cause –, dans une démarche aliénante, « à la manière de ceux qu’on entend derrière une porte parler de soi en disant “elle” ou “il” et à ce moment-là on a l’impression de mourir » (MF, p. 22). Cette démarche s’inscrit en l’occurrence dans un effet de congruence (et redondance) avec l’expérience qu’elle décrit dans la colonie de Sées, où elle fut traitée à l’âge de 18 ans comme un objet sexuel et stigmatisée par l’ensemble des moniteurs. Dans un entretien sur l’usage de la photographie dans son œuvre, l’écrivaine a expliqué
[qu’] À la fin des Années, [elle établit en effet une correspondance entre la troisième personne et le « sans cesse autre des photos », et la photo est le moyen, moins de détruire toute « identité narrative » que de déconstruire celle-ci, de montrer à quel point, aussi, elle vient pour ainsi dire du « dehors », portée, apportée, par les modes, les différents milieux traversés6.
Temporalité photographique et images fétiches
8Comme nous l’avons vu,le recours à la troisième personne du singulier et au pronom « elle » participe entre autres du registre déictique de la description, ce « elle », dont les prédicats sont de nature primordialement visuelle, étant davantage « extrospectif » que le « je », plus analytique et « introspectif », et qui cherche à retrouver la vision du monde et les mots servant à l’exprimer de la jeune fille que fut Ernaux. L’alternance entre ces pronoms est en particulier suscitée par la référence aux photographies, celles-ci étant un agent de fragmentation du texte comme de l’identité du sujet qui y est présenté, et donnant souvent lieu à la description de ce que l’auteure appelle elle-même des « scènes ». Ces dernières s’apparentent à des jalons qui permettent de fixer et d’écrire le passé – comme présent, et non comme passé – tout en ouvrant un espace propice à l’expression et à l’investigation de la mémoire personnelle et collective, qui peuvent parfois aller jusqu’à l’hypotypose tant l’écriture descriptive d’Ernaux anime certaines de ces images afin de faire revivre des bribes de la réalité passée. Ainsi affirme-t-elle à propos de la photo de la chambre dans laquelle elle a résidé durant l’année de son bac philo, en 1958-59:
Je ne cherche pas à me souvenir, je cherche à être dans ce box d’un foyer de jeunes filles en train de photographier, y être sans débord en arrière et en avant, juste en cet instant. … C’est là que j’y suis vraiment, dans la même sensation de désolation, d’attente ou plutôt de rien de dicible, comme si d’y être plongée de nouveau supprimait le langage. Elle est, cette chambre, le réel qui résiste, dont je n’ai pas d’autre moyen pour en rendre l’existence que de l’épuiser de mots. Je me demande si je n’ai pas voulu, en fixant interminablement cette photo, moins redevenir cette fille de 1959, que capter cette sensation spéciale d’un présent différent du présent réellement vécu – … un présent antérieur, d’une conquête fragile, peut-être inutile, mais qui me paraît une extension des pouvoirs de la pensée et de la maîtrise de notre vie. (MF, p. 83)
9Cette citation peut être lue comme un commentaire métatextuel concernant les ekphraseis photographiques dans Mémoire de fille, et souligne en premier lieu la force de fascination, voire de sidération, de certains clichés anciens pour Ernaux, qui affirme vouloir s’y abîmer sans avoir d’autre réponse littéraire qu’une tentative d’épuisement par les mots, et toujours sur le mode de ce « présent antérieur » qui traduit à ses yeux le temps verbal de la photographie. On peut aussi lire dans ces propos une dimension fétichiste dans l’approche de la photo et de la mémoire qu’adopte l’écrivaine, qui a tendance à découper et isoler des pans de souvenir en faisant ressortir des détails en particulier, et à recourir au cadre photographique comme un moyen (illusoire) de contrôle dans l’évocation de sa vie passée, par nature élusive. Cela va de pair avec une forme de prédilection de sa part pour la fixité des images qui tend à la rapprocher du Barthes de La Chambre claire, essai dans lequel on peut lire que « l’image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter7 ». Dans cette perspective, le contenu représentationnel de la photo apparaît trop dense, trop riche en détails pour être pleinement exploité et épuisé dans et par l’écriture, même si c’est précisément ce désir qu’il suscite. C’est ainsi que l’on peut comprendre cette remarque d’Ernaux dans Mémoire de fille selon laquelle « [elle doit bien plutôt résister pour ne pas laisser les images … s’enchaîner les unes aux autres et faire [d’elle la spectatrice fascinée d’un film dépourvu de signification » (MF, p. 36), l’imaginaire mémoriel de l’écrivaine étant comme celui de Barthes fondamentalement fixe, statique, d’où une certaine réticence par rapport au flux représentatif de l’image filmique (moins facilement contrôlable et donc fétichisable), même si l’on retrouve bien sûr une telle dimension dans certains passages de Mémoire de fille et d’autres textes d’Ernaux. Il n’en demeure pas moins que la mémoire que cette dernière déploie dans son écriture paraît être essentiellement visuelle et langagière, et de nature plus photographique – c’est-à-dire instantanée, relevant d’un présent ou d’une scène arrêtés dans le temps – que cinématographique, les sensations charnelles, auditives, olfactives, etc., étant parfois évoquées, mais demeurant plus rares dans ses textes autobiographiques. Comme elle l’écrit dans la première partie de Mémoire de fille à propos de celle qu’elle était durant l’été 1958 : « Je la vois, je ne l’entends pas » (MF, p. 24)8.
Histoires de jeunes filles : l’intertexte durassien
10Pour conclure cette étude, et afin de préciser la spécificité de l’écriture photobiographique ernausienne, nous souhaiterions explorer cet aspect plus avant en opérant une rapide comparaison avec L’Amant de Marguerite Duras, qui se construit aussi autour de descriptions d’images – réelles et imaginaires – absentes du texte, et plus particulièrement d’une photographie absente – que l’auteure appelle « l’image absolue9 » –, qui si elle avait été prise l’aurait montrée à l’âge de 15 ans et demi sur un bac traversant le Mékong dans l’Indochine coloniale où elle a grandi, juste avant sa rencontre avec l’homme chinois qui allait devenir son premier amant. En dépit des différences radicales entre les modalités et finalités des projets autobiographiques respectifs des deux écrivaines, ce rapprochement intertextuel avec le cliché jamais réalisé d’Annie Ernaux à son entrée dans la colonie de « S » décrit au début de Mémoire de fille nous paraît justifié par leur commun recours à une matrice textuelle alimentée par l’imaginaire photographique – qui comme on le sait reconfigure l’œil descriptif – pour évoquer un moment qu’elles présentent comme décisif dans leur existence, ayant symboliquement marqué à leurs yeux la fin de l’enfance et de l’innocence, la séparation d’avec leur milieu familial et social d’origine (et avant tout d’avec leur mère), et finalement le début de leur vie d’écriture, tous ces aspects étant en quelque sorte présents à l’état de négatif, et donc à révéler et développer, dans la photo « absolue » (et absente, parce qu’absente) de leur jeunesse. On peut ainsi identifier chez Duras comme chez Ernaux un même besoin de retrouver et d’imaginer les jeunes filles qu’elles étaient juste avant ce passage irréversible, ce premier geste non d’émancipation sexuelle mais d’éloignement, de détachement par rapport à leur cellule familiale qu’elles présentent toutes deux comme dysfonctionnelle, précisémentpar le truchement du paradigme photographique. Celui-ci leur donne l’opportunité d’opérer un arrêt sur image et une sorte de pause dans le temps – ce qui se traduit au niveau textuel par des pauses ekphrasistiques –, avant que le temps ne s’accélère de façon inexorable dans leurs existences respectives. Il y a bien sûr un certain paradoxe dans le fait qu’aucune photo n’existe de ce moment qui a constitué un véritable tournant dans leur vie (intime, personnelle), ce manque n’étant comme on l’a vu qu’imparfaitement comblé par la description d’autres clichés de jeunesse, mais ce qui compte le plus ici est que c’est justement l’absence de cette image centrale qui lui donne sa valeur matricielle et textuelle, Duras affirmant à cet égard dans L’Amant que « c’est à ce manque d’avoir été faite qu’elle doit sa vertu, celle de représenter un absolu, d’en être justement l’auteur10 ». C’est le caractère « absolu » de cette image, que certains critiques ont pu décrire comme une « photo-fétiche absente11 », et que l’on pourrait qualifier d’« image fantôme » pour reprendre l’expression d’Hervé Guibert, qui explique l’approche holistique des deux écrivaines à son égard, se traduisant par leur commune tendance à vouloir « tout » retrouver a posteriori dans cette image fondatrice, le mot « tout » revenant d’ailleurs à de multiples reprises sous leur plume, comme ici chez Duras :
j’avais en moi la place du désir. J’avais à quinze ans le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance. Ce visage se voyait très fort. Même ma mère devait le voir. […] Tout a commencé de cette façon pour moi, par ce visage voyant, exténué, ces yeux cernés en avance sur le temps, l’experiment12.
11Ernaux remarque pour sa part à propos de la jeune fille qu’elle était en 1958 que « Tout en elle est désir et orgueil. […] Elle attend de vivre une histoire d’amour » (MF, p. 25). Le développement textuel des photos absentes qui sont le point focal central de L’Amant comme de Mémoire de fille montre en particulier que leur lecture est indissociable de la relation mère-fille intense et tendue que les deux écrivaines ont connue, entre amour et haine, toujours au bord de la folie, des emportements et des excès en tous genres. Ce lien inextricable est souligné par deux expressions nominales figurant au cœur de ces récits, « la saleté, ma mère, mon amour » évoquée par Duras trouvant un écho et une forme de prolongement dans cette expression employée par Ernaux pour exprimer le point de vue de sa mère à son sujet : « sa fille, sa fierté, sa colère, son œuvre » (MF, p. 61). Le contrôle exercé par le regard de la mère, omniprésent et oppressant pour les deux jeunes filles, se lit en creux dans leur image « absolue », dont la description permet en même temps de s’en émanciper. Mais le plus frappant concernant cette photo absente décisive est que les deux auteures y voient une image consacrant leur entrée dans la littérature, lecture rétrospective qu’Ernaux formule de la façon suivante :
Je me demande si, en commençant ce livre, je n’étais pas aimantée par cette image du Jardin de Woodside Park, la fille sur un banc, comme si tout ce qui a eu lieu depuis la nuit de la colonie aboutissait, de chute en chute, à ce geste inaugural. Ce récit serait donc celui d’une traversée périlleuse, jusqu’au port de l’écriture. (MF, p. 144)
12L’effet d’écho avec le récit de Duras, qui décrit tout autant la traversée du Mékong que celle de son auteure vers sa vie future d’écrivaine13, est ici manifeste, le tableau Birthday (1942) de la peintre américaine Dorothea Tanning, si important pour Ernaux, constituant à cet égard un modèle iconique parlant, la multiplicité des portraits d’une même femme aux différents âges de sa vie étant en quelque sorte contenue dans une image première, fondatrice, et figurée par un enchaînement de portes ouvertes autant sur son passé que son avenir.
13L’expansion textuelle qu’initie le schème de la photo absente dans L’Amant comme dans Mémoire de fille, marquée dans les deux ouvrages par le registre déictique et visuel – ce qui se traduit par une litanie de verbes de perception, à commencer par « Je la vois… », maintes fois répété dans le livre d’Ernaux –,ne se fait cependant pas dans la même optique. En effet, l’écriture essentiellement au présent de Duras est bien plus d’inspiration filmique que photographique – l’image « absolue » étant davantage appréhendée chez elle comme une image en mouvement –, et elle s’appuie surtout sur le cadre de l’ekphrasis pour exploiter le potentiel fictionnel de l’image en déployant un texte qui assume sa dimension fantasmatique et ne se soucie guère de distinguer faits et fiction. Ceux-ci sont mis sur le même plan dans ce qu’elle appelle son « écriture courante », qui fait ressortir les images marquantes de sa mythologie personnelle et qui s’inscrit dans une perpétuelle réinvention de « l’histoire » de son passé et de sa vie (qui « n’existe pas » comme elle l’affirme au début de L’Amant14). En cela, sa démarche ne peut pas être plus opposée à celle d’Ernaux, qui se démarque clairement de toute entreprise fictionnelle voire autofictionnelle, malgré une nécessaire communauté de moyens stylistiques et linguistiques propres à la photobiographie (présentification, extrospection, fragmentation, etc.).
14Au terme de cette étude, il apparaît clairement que l’écriture des ekphraseis photographiques dans Mémoire de fille ne se limite pas aux seules descriptions de photos à proprement parler, mais qu’elle constitue un véritable paradigme alliant un cadre formel dont nous avons vu les multiples déclinaisons, une grille de lecture du réel mais aussi une forme de gage de la réalité passée et d’engagement dans le processus mémoriel, conformément au parti pris éthique et esthétique non-fictionnel d’Ernaux dans son travail autobiographique. Comme elle l’indique elle-même dans le livre, la réalisation de ce nouvel opus a représenté pour elle un défi en termes de forme et de composition, le recours à la photographie lui ayant été à cet égard d’un grand secours : « Un soupçon : est-ce que je n’ai pas voulu, obscurément, déplier ce moment de ma vie afin d’expérimenter les limites de l’écriture, pousser à bout le colletage avec le réel» (MF, p. 56). Cette entreprise de « colletage » est parfaitement incarnée par la photographie qui constitue un vecteur emblématique de mise aux prises avec le réel, et peut être mise en perspective avec ce qu’Ernaux elle-même a appelé une « écriture photographique » caractérisant ses textes (voir JDD, p. 500), et notamment ses journaux extérieurs dont l’exemple le plus frappant est sans doute Journal du dehors, qui pousse le plus loin la mise en application stylistique de cette qualité photographique de son écriture.