1Les réussites intellectuelles d’Annie Ernaux, sa présence régulière, sollicitée et médiatisée sur la scène internationale et le nombre important d’ouvrages collectifs, de colloques et de numéros de revues qui lui sont consacrés témoignent de la grande visibilité dont jouit aujourd’hui l’écrivaine. Or, comme nous le détaille Nathalie Heinich dans son ouvrage De la visibilité : Excellence et singularité en régime médiatique (2012), la visibilité est un capital – aussi bien social et symbolique qu’économique – « mesurable, accumulable, transmissible, rapportant des intérêts, convertible1 », un capital qui se gagne et qui se perd au gré du temps, des modes et des événements de l’actualité. C’est aussi une valeur de reconnaissance qui prend de l’ampleur et qui se précise tout au long d’une carrière. Loin d’être stable, la visibilité d’un écrivain, et donc, dit Heinich, la place qu’il occupe dans les hiérarchies sociales2, dépend de nombreux facteurs, car, capricieuse et pointilleuse, la machine publicitaire peut transformer en un clin d’œil la surabondance en manque, la pénurie en richesse.
2Comme en témoignent les études récentes sur la présence médiatique des écrivains contemporains3, il n’est pas anodin de nous intéresser à la spécificité des discours tenus par les écrivains dans l’arène publique aussi bien qu’à ceux qui s’élaborent à leur sujet dans les quotidiens, à la radio, sur les blogs, à la télé. Il est, au contraire, indispensable de le faire. Disposer d’une visibilité accrue, cela veut aussi dire profiter de la liberté de création et d’expression accordée aux artistes d’une certaine renommée, une liberté qui s’exprime par la possibilité de participer à la vie culturelle de diverses manières. Comme tout privilège, cette position exceptionnelle engage une énorme responsabilité. Il est tout à fait concevable qu’un écrivain investisse mal sa visibilité (pour reprendre le langage des affaires utilisé par Heinich) – en signant un texte incohérent, par exemple, ou en laissant échapper des commentaires irréfléchis lors d’un entretien. Non seulement la visibilité peut-elle alors vite prendre des nuances négatives – car les idées, les façons de se comporter et les prises de position ne sont pas toutes admissibles ou valorisées – mais elle peut se muer, parfois sans avertissement, en notoriété. En tant que spécialistes de la littérature, nous ne pouvons pas faire abstraction du lien fondamental qui existe entre la parole publique, exprimée à chaud par un écrivain dans des forums médiatiques variés, et celle, mûrie et avisée, que l’on retrouve dans son corpus consacré et que nous sommes habitués et habilités à analyser.
3Chercher à comprendre la manière dont s’exprime un écrivain en dehors du cadre du texte littéraire, saisir sa façon de lire les signes de la vie, de déchiffrer l’actualité et de réagir à elle, c’est étudier comment il manie le capital de visibilité dont il dispose, c’est cibler où et à quelles fins il met au service ce capital-là. Plus que tout autre chose, c’est, comme le dirait Marielle Macé, identifier son « style », un style qui dépasse l’œuvre de l’écrivain tout en le nourrissant, en lui servant de base. Dans les premières pages de son ouvrage Styles. Critiques de nos formes de vie (2016), Marielle Macé fait un saut à la fois lexical et philosophique pour décrire l’entrelacement de chaque projet intellectuel avec ce qu’elle nomme la « stylistique de l’existence » :
[U]ne vie est […] inséparable de ses formes, de ses modalités, de ses régimes, de ses gestes, de ses façons, de ses allures… qui sont déjà des idées. […] [P]our un regard éthique, tout être est manière d’être. Et […] le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en « styles », qui sont autant de phrasés du vivre4.
4Un peu plus loin, Marielle Macé établit un parallèle entre l’engagement que prend une personne donnée – qu’il soit politique, littéraire, éthique ou autre – et la manière d’être au monde que cette personne formule, en précisant qu’« une forme de vie ne s’éprouve que sous l’espèce de l’engagement, là où toute existence, personnelle ou collective, risque son idée – non pas l’idée que l’on a d’elle, mais l’idée qu’elle est5 ». Pour Marielle Macé, les choix de forme, de langue et de style qu’effectue un écrivain sont indissociables des gestes qu’il pose et des jugements qu’il édicte, le travail d’écriture, de lecture6, de réflexion, et celui de la vie se confondant inéluctablement.
5Dans la réception des œuvres d’Annie Ernaux, on signale la facilité avec laquelle l’écrivaine réussit à saisir les grandes lignes de l’histoire grâce à sa plume limpide, mais on étudie moins sa façon d’être dans le monde, qui, par moments, se révèle plus réactive et moins mesurée que celle qui se reflète dans ses ouvrages. Les moments d’excès linguistique, de feu rhétorique et d’imprévu stylistique qui sont présents dans les textes en dehors du corpus reconnu d’Annie Ernaux méritent une étude soignée car ces marques de contingence sont souvent nées de la colère de l’écrivaine. Le présent article partira du constat de Marielle Macé – à savoir que « chaque style d’être […] fait sens par la valeur générale de forme qu’il institue et risque dans le réel7 » – pour chercher la spécificité de la présence médiatique d’Annie Ernaux. En décrivant les nuances linguistiques du régime public, et, donc, performatif, vivant, presque immédiat, du discours qu’Ernaux exploite depuis les débuts de sa carrière, je décèlerai les traits caractéristiques de sa façon d’être écrivaine et, simultanément, je ciblerai ceux qui font la puissance et la beauté de son style littéraire.
Portrait de l’écrivaine contemporaine : engagement et savoir-faire médiatique
6En plus des émissions radiophoniques auxquelles Annie Ernaux a participé, en plus de ses passages à la télé (notamment, sur les plateaux d’Apostrophes et de Bouillon de la culture), en plus des nombreux événements publics organisés en son honneur, en plus du documentaire Les Mots comme des pierres. Annie Ernaux, écrivain (2014) réalisé par Michelle Porte sur sa vie et son œuvre, et en plus, encore, de ses entretiens consacrés, soit L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (2003) et Le Vrai Lieu. Entretiens avec Michelle Porte (2014), il existe une variété de documents qui témoignent de la posture extra-textuelle et publique qu’Ernaux a esquissée au fil des années.
7Sans aucun doute, les documents les mieux connus et le plus souvent cités par la critique universitaire sont les entretiens avec Ernaux publiés dans les ouvrages scientifiques et les revues savantes aussi bien que les courts textes signés par Ernaux dans les mêmes publications. Empreints de gravité et diffusés dans un cercle restreint, ces écrits, dont le registre est nettement érudit, se caractérisent par leur visée métatextuelle. Dans cette catégorie se rangent, entre beaucoup d’autres, le très court essai « Raison d’écrire8 », dans lequel Ernaux réfléchit sur l’influence qu’a eue la pensée de Pierre Bourdieu sur son cheminement intellectuel, le bref texte autoréflexif « Écrivaine devant ses critiques9 » et l’article-manifeste sur Paul Nizan « Tout livre est un acte10 ». Au même titre, il convient de noter les articles repris en 2011 dans le Quarto Écrire la vie – entre autres, « Littérature et politique » et « Le chagrin » – dont la redécouverte nous a permis d’élucider comment Ernaux conçoit la notion d’engagement. Qui plus est, la plupart des livres sur Ernaux, qu’il s’agisse de monographies ou de collectifs, comptent un entretien inédit avec l’écrivaine : elle se prête régulièrement et très aimablement à cet exercice, ce qui augmente – c’est incontestable – l’intérêt de l’ouvrage en question11.
8Il existe, bien sûr, aussi, de nombreux entretiens avec Ernaux publiés dans les grands quotidiens internationaux et dans les revues de vulgarisation littéraire à l’occasion de la parution de ses œuvres. Étant donné qu’ils permettent au public, avisé mais pas forcément lecteur d’ouvrages savants, de constater une évolution dans la vie et dans les idées de l’écrivaine, ces textes ont une double fonction – d’abord, promotionnelle et ensuite, informative – qui s’éloigne légèrement de l’objectif affiché des publications scientifiques. Les journalistes littéraires et parfois les universitaires choisis interrogent Ernaux sur ses œuvres, et, comme il est d’usage, elle répond en apportant des informations supplémentaires sur leur genèse et sur les échos qu’ils ont pu susciter dans sa vie et dans celle de ses proches, sans pour autant entrer dans les débats pointus qui se jouent à leur sujet entre les spécialistes (sauf, pour clarifier, une fois pour toutes, qu’elle ne fait pas de l’autofiction12). De toute évidence, la parole d’Ernaux, rendue conforme aux normes de l’institution littéraire, sert d’inspiration, de guide et de garantie à ses lecteurs-critiques.
9Quand on se penche sur les papiers signés par Annie Ernaux dans la presse, on découvre une variété de textes aux buts multiples qui sont tout aussi intéressants pour les fins de la recherche que les articles qui se veulent savants. On trouve des comptes rendus critiques publiés dans les quotidiens français grâce auxquels Ernaux fait ostensiblement monter la cote de ses collègues moins connus – tels qu’Anne Tristan et Didier Eribon13 – et apporte, par sa propre visibilité, une plus-value à leurs ouvrages. Elle répond, de temps à autre et en toute bonne volonté, à des sondages ciblés, du genre « Pensez-vous que le surréalisme a eu une influence majeure sur le XXe siècle14 ? ». Il arrive aussi qu’Ernaux accorde une très belle faveur au journal de son choix en faisant paraître, dans ses pages, un texte inédit. Songeons, entre autres, au texte « Le jeune homme de Venise15 » paru dans le journal québécois Le Devoir en 2011. Le fait que ces contributions au discours populaire existent n’est pas du tout exceptionnel. Elles témoignent, tout simplement, du savoir-faire de l’écrivaine : afin d’être reconnue comme un membre important et intéressant de l’élite littéraire, Ernaux doit se montrer généreuse envers les médias et envers ses lecteurs. Elle doit se prêter au jeu et aux convenances.
10La valeur scientifique de ces documents parfois assez légers n’est pas, non plus, à méconnaître. Par exemple, on discerne le projet intellectuel d’Ernaux dans sa description de Retour à Reims de Didier Eribon: d’après elle, il s’agit d’une « démarche [d’écriture] qui lie étroitement l’intime, le social et le politique, [et qui] unit le corps usé d’une mère à la division injuste d’une société à changer16 ». S’esquisse ainsi le réseau intellectuel et la filiation littéraire dans lesquels Ernaux tient à s’inscrire. « Moi aussi, j’ai puisé dans le surréalisme une force de rébellion17 », déclare Ernaux dans Le Figaro en 2002. Ses lecteurs avertis, notamment de L’Événement publié deux ans plus tôt, saisissent la résonance profonde et personnelle de cette remarque et y reconnaissent, en creux, la jeune étudiante de Rouen. Quant à la parcelle autobiographique qu’Ernaux a livrée au Devoir, elle fournit un contrepoint poétique à l’une des entrées du Journal du dehors, soit celle où la narratrice découvre qu’un jeune pickpocket s’est intéressé à son sac plutôt qu’à son corps. L’italien du « Jeune homme de Venise » saisit spontanément la main d’Ernaux et ils vivent ensemble une nuit d’amour. « C’était il y a vingt ans18 », précise l’écrivaine : l’humiliation, donc, à Paris en 1991 ; le bouleversement, la jouissance et l’émerveillement à Venise, la même année.
11Ce n’est pas tout : Ernaux fait paraître, ponctuellement, des tribunes aux revendications politiques évidentes qui dépassent les préoccupations traditionnelles de la littérature. En fait, le billet anti-Sarkozy intitulé « Le Président ou le présent à perpétuité » qu’elle a publié dans Libération en 2008 (l’année de la parution des Années) marque, en quelque sorte, un tournant dans sa posture médiatique. Depuis, il semble que les journalistes l’interrogent autant sur ses idées politiques que sur ses ouvrages. Par exemple, dans l’article « Annie Ernaux : “Les classes sociales n’ont jamais disparu” », Raphaëlle Rérolle l’interroge sur les émeutes de Tottenham à Londres et lui demande si elle attend une révolution, à quoi elle répond que « l’ordre actuel est foncièrement injuste19 ». L’écrivaine se trouve portée, de plus en plus souvent, à rédiger des tribunes enflammées en réaction à des situations qui la touchent particulièrement, que ce soit la parution d’un ouvrage problématique par un confrère de sa maison d’édition (« Le pamphlet de Richard Millet déshonore la littérature ») ou l’appropriation de la Fête du Travail par un président de droite (« 1er mai, alerte à l’imposture ! »). On la sollicite aussi pour donner son avis sur les événements du jour, phénomène rare, surtout pour les femmes écrivains. Par exemple, à la demande du Point, Ernaux s’est exprimée en 2016 sur les remarques de François Fillon au sujet de l’interruption volontaire de grossesse20. Plus que jamais, l’opinion d’Annie Ernaux semble faire autorité. Plus que jamais, Annie Ernaux joue le rôle de penseur, de commentateur respecté.
12Finalement, Ernaux signe régulièrement des manifestes, cédant ainsi son rôle d’écrivaine pour devenir d’abord et avant tout citoyenne, une citoyenne qui réclame la justice pour tous. Depuis les années 1990, elle a, entre autres, soutenu les femmes victimes de viols dans l’ex-Yougoslavie, demandé la création de l’Association indépendante des écrivains en Iran, affiché sa solidarité avec Ahmed Meguini, souligné l’importance de fournir de bons manuels scolaires aux écoliers français et mis en cause l’Europe libérale. Même si les manifestes nous révèlent peu sur le style d’Ernaux aux sens littéraire et linguistique du terme, ils sont parlants du regard qu’elle porte sur le monde. Ce sont les traces concrètes de ses engagements et de ses revendications.
Tracer le style d’Ernaux : l’expression d’une colère saine
13Face aux discours publics, la question méthodologique suivante pourrait se poser : comment faire le tri entre les divers documents qui engagent des postures différentes et dont les destinataires ne sont pas forcément les mêmes ? Tout autant, on pourrait débattre de la pertinence d’une étude qui s’éloigne autant du corpus ernausien même. Ce serait rester trop fidèle aux processus de légitimation de l’institution littéraire, trop fidèles à ses hiérarchies de valeur. Ce serait aller, en quelque sorte, contre le projet intellectuel d’Annie Ernaux, soit celui de l’écriture qui engage ou de l’écriture impliquée (pour reprendre la formulation de Bruno Blanckeman21), de l’écriture comme un acte.
14Tous les écrits et toutes les paroles d’Ernaux relèvent de son style, c’est-à-dire qu’ils sont nés de sa façon de voir et d’évaluer le monde. Ce sont les traces – empreintes d’oralité ou mises en forme avec rigueur – de ce qui, d’après elle, mérite d’être noté, analysé, critiqué, repris, reformulé, savouré, nuancé. Grâce à sa curiosité et à son désir de trouver « [une] forme susceptible de contenir sa vie22 » (ou même « la vie » plus généralement), il y a une cohérence puissante dans les entretiens, les manifestes, les comptes rendus critiques, les tribunes d’Ernaux : ces documents sont des expressions, des formulations de l’attitude d’esprit de l’écrivaine, chacun adapté et infléchi expertement, avec plus ou moins de retenue, plus ou moins de délicatesse, plus ou moins de vigueur, selon le cas, pour donner une forme populaire et bien diffusée à sa pensée. Depuis le début de sa carrière, Ernaux se confronte aux enjeux éthiques, civiques, esthétiques et personnels de l’écriture, mais la poursuite de cette entreprise exaltante s’étend en dehors des textes publiés par les maisons d’édition parisiennes. Certes, Ernaux présente des situations aux enjeux éthiques et sociaux dans ses œuvres littéraires mais elle le fait sur le mode du constat, sans concrètement exprimer les opinions et les prises de position qui les sous-tiennent. Dans la presse, elle est transparente et déclarative.
15À chaque fois qu’Ernaux constate une grave infraction non pas à un règlement ni à une loi mais à une valeur qu’elle considère comme essentielle, elle tâche d’analyser les structures sociales qui y ont donné lieu : ce procédé, qu’elle met à l’essai dans toutes les œuvres de son corpus, est au cœur même de ses discours publics. Ernaux fait tout pour éviter les pièges du misérabilisme, mais ceci ne l’empêche pas de donner libre cours à sa fureur à l’aide d’une langue précise et enflammée quand elle écrit pour les journaux. Impossible de ne pas noter sa « colère », son « dégoût » et son « effroi » face au pamphlet de Richard Millet23. C’est « l’ahurissement24 » qui la porte à signer son premier billet contre Nicolas Sarkozy, la « stupeur » et la « blessure » qui inspirent le second25. Marie-Laure Rossi signale le fait que les vives émotions qui poussent Ernaux à s’exprimer dans la presse sont les mêmes qui alimentent son élan créateur : « L’argumentation d’Annie Ernaux […] s’énonce à partir de l’idée que tout choix esthétique est un choix politique, qui est au fondement de ses propres choix d’écrivain26. » Dans l’entretien mené par Pierre-Louis Fort en 2014 et publié dans l’ouvrage collectif Annie Ernaux, un engagement d’écriture (2015), Ernaux ne dément pas :
Je ne peux pas faire une tribune sans colère. Je ne suis pas du genre tiède. Cette colère n’est pas une pulsion aveugle, c’est le moteur qui me permet de voir. Je pars d’un sentiment que j’ai besoin d’éclaircir : pourquoi cette colère ? qu’est-ce qu’il y a dans ce que je vois, ce que j’entends, qui fait que je pense « ce n’est pas juste, ce n’est pas bien », et qui ferait que je serais prête à aller dans la rue ? Mais plutôt que de sortir dans la rue (toute seule !), j’écris. Ce moteur de la colère a toujours joué un rôle de premier plan dans mon écriture27.
16Ernaux se sert des mots de l’urgence pour justifier ses interventions dans l’arène publique mais ses remarques élucident aussi plus globalement son projet créateur. Les marques de l’affect et les mots de jugement employés par Ernaux pour condamner les formes que Marielle Macé nommerait inhabitables et pour exprimer la conception démocratique et inclusive de la vie qui est la sienne, sont les pierres angulaires de sa manière d’être écrivain.
17Comment cette colère s’exprime-t-elle ? Par des jugements. Par des exclamations. Par des règlements des comptes faits avec dérision. À l’aide de phrases déclaratives. À l’aide d’un ton accusateur. Par des appels à l’action. Dans la tribune « Le pamphlet de Richard Millet déshonore la littérature », par exemple, Ernaux est catégorique : « Jamais je n’accepterai qu’on lie mon travail d’écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d’autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l’humanité28. » Elle choisit bien l’adjectif dont elle se sert pour condamner « la rhétorique perverse29 » de Millet et elle cible ses confrères et ses consœurs directement pour les faire réagir : « La gravité [de la déclaration incroyable de Millet] devrait interpeller tous les écrivains30 ». Elle s’efforce ainsi de faire sentir le poids de la responsabilité dont est chargé chaque écrivain. Pour Ernaux, le danger du texte de Richard Millet est précisément celui d’encourager une façon de penser qui assujettit au lieu de libérer. Pour contrer cet abus fondamental du privilège d’écrire, Ernaux mobilise les forces dont elle dispose, puise dans son réseau de connaissances et lance un appel, pressant, à la réaction collective.
18Les formulations directes, même didactiques, qui se trouvent dans le papier contre Millet, ne sont pas uniques. Elles se trouvent en forme atténuée dans les entretiens qu’Ernaux a réalisés au fil du temps et elles existent de façon implicite dans ses ouvrages, notamment, dans ceux le plus portés vers l’extérieur. Les traces de la sensibilité de l’écrivaine, blessée par l’indifférence et l’apparente impuissance de la littérature, affleurent partout, que ce soit dans La Vie extérieure, où Ernaux déplore le fait que la littérature est devenue un objet quelconque de la consommation31, ou dans Regarde les lumières mon amour, où Ernaux note la gêne qu’elle éprouve en déposant un livre sur le tapis de caisse. « Un sacrilège », dit-elle (RLL, p. 62). Ernaux souligne tout aussi sèchement l’indulgence exagérée des dialogues entre écrivains, cinéastes et artistes qui passent à la télé, rapporte avec une ironie prononcée les paroles d’un collègue, qui « de sa voix intellectuelle et péremptoire » lui conseille d’adopter un chat puisqu’« ‟il n’y pas d’écrivain sans chat” » (JDD, p. 519), et met en évidence la naïveté élitiste de ceux et de celles qui préfèrent la vie d’écrivain, « la liberté, le sentiment de faire partie d’une population à part, supérieure » (VE, p. 115), à l’entreprise intellectuelle, éthique et politique d’écrire32. C’est sans doute à ces mêmes écrivains qu’Ernaux destine en 2012 le billet contre Richard Millet.
19Interrogée en 2016 par Nicolas Truong, journaliste au Monde, sur le prix Nobel de Bob Dylan, Ernaux se sert des guillemets pour tourner en dérision et dévaloriser la production culturelle qu’elle considère comme illégitime : « Le pire, ce sont tous ces “non-livres” qu’on présente comme des œuvres littéraires et qui ne vaudraient rien sans le passage de leurs auteurs dans les médias33. » Cela fait écho à un passage du Journal du dehors dans lequel Ernaux refuse de désigner par le terme écrivaine une femme qui participe à un lancement littéraire dans une librairie près de Beaubourg. Elle met le mot sacré entre guillemets pour souligner la théâtralité comique et l’indulgence de celle qui proclame qu’« écrire c’est choisir de déchoir » (JDD, p. 540). Ernaux met en œuvre une stratégie semblable en 2011 dans l’entretien « Annie Ernaux : “Les classes sociales n’ont jamais disparu” », en traitant implicitement de lâches tous ceux qu’elle nomme « les intellectuels médiatiques », à savoir, les écrivains qui se prononcent sur l’actualité internationale et défendent Roman Polanski mais qui ne s’intéressent pas aux conflits sociaux en France. Elle émet un jugement succinct et tranchant en une seule phrase : « J’aurais pu trahir ma classe d’origine en écrivant des romans flottants en l’air34. » Comme l’explique Nathalie Froloff, se cristallise ainsi l’enjeu central du projet créateur d’Ernaux : c’est « une trajectoire précise et cohérente, qui, par le détour de la sociologie, réintroduit dans la grande Histoire des vainqueurs celle des vaincus, des oubliés, ainsi que le présent comme révélateur de l’étude historique, ce qui témoigne d’une réflexion sur l’historiographie propre aux historiens mêmes35 ». Le recours au régime public de l’écriture est indispensable à cette démarche.
Ce à quoi l’on tient
20Marielle Macé décrit le lien qui existe entre la création et la colère comme suit : « Le désir de voir et de qualifier les formes du vivre va rarement sans colère ni déploration36 ». N’est-ce pas, précisément, ce que sous-entend Annie Ernaux quand elle avoue à Pierre-Louis Fort qu’elle « ne sai[t] pas, en fait, ce que c’est qu’une écriture qui n’est pas politique37 » ? N’est-ce pas, justement, ce que fait l’écrivaine quand elle choisit la forme et le style propices à « intervenir dans le monde pour le changer » (comme elle le dit si bien dans Le Vrai Lieu, p. 108) ? D’après Marielle Macé, c’est par la colère que se révèle « ce à quoi l’on tient38 ». À quoi, alors, tient Annie Ernaux ? D’abord, aux valeurs françaises : dans ses tribunes contre Richard Millet et Nicolas Sarkozy, l’écrivaine condamne la « destruction à grande vitesse des principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité39 » qui « fondent la démocratie française40 ». Comme on le sait très bien pour avoir lu les œuvres de son corpus et comme en témoignent les trois entretiens suivants de 2016 – « Le vivre-ensemble commence à deux » dans Marianne ; « Ce n’est pas simple d’être une femme » dans La Presse et « La France est vraiment un pays sexiste » dans L’Obs –, tous axés contre « l’hégémonie masculine41 », elle est attachée aussi aux droits des femmes. Celle qui considère que « la littérature apporte des modèles d’existence42 », tient également au pouvoir transformateur de l’écriture et de la lecture. Il est rare qu’elle ne s’exprime pas à ce sujet lors d’un entretien – souvent par la négative, c’est-à-dire, en critiquant une façon de faire ou une manière d’être – par exemple, quand elle met en cause les « autobiographies bêtement centrées sur soi43 » et « les livres qui sont des réponses44 ». Autrement dit, en puisant dans la riche source des discours publics d’Annie Ernaux, en restant à l’écoute de la colère qui caractérise son style, on ne peut qu’apprendre les valeurs et les partis pris de l’écrivaine.
21Finalement, il convient de noter qu’Annie Ernaux tient aussi au bon et juste usage de langue française, à son usage ciblé, décisif, éthique, responsable. Dans la dernière phrase de l’article « Le pamphlet de Richard Millet déshonore la littérature », Ernaux choisit l’expression « appeler un chat un chat » pour justifier son utilisation de l’étiquette « fasciste » à l’égard du pamphlet outrageux de Millet : « Il est encore temps […] d’appeler un chat un chat et l’Éloge littéraire d’Anders Breivik un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature45. » C’est la même expression dont elle s’est servie avec humour et mordant en 2005, quand elle a signé le manifeste « Écrivaines et fières de l’être » avec Florence Montreynaud, Benoîte Groult et Maryse Wolinski. Je me permets de citer le dernier paragraphe du manifeste au complet :
Pourquoi ne sommes-nous pas des écrivains ? Parce que nous sommes des femmes de notre temps. Un temps où toutes les professions sont ouvertes aux deux sexes. Un temps où on appelle un chat un chat, une chatte une chatte, et des femmes comme nous des écrivaines46.
22Ainsi, Ernaux prend position impérativement pour l’emploi des mots qui comptent, des mots qui « n’affaibliss[ent pas]… ce que certaines vérités peuvent avoir de dur ou de choquant47 », et c’est cela le fondement même de son style.