Colloques en ligne

Céline Gahungu et Anthony Mangeon

Introduction

« Coup de foudre, éblouissement, envoûtement ! »

1Dans un bref essai intitulé « Un rayon précieux dans ma bibliothèque1 », Henri Lopes évoque son parcours de lecteur depuis ses premiers émois, lorsque, enfant, il se dérobait aux regards de son père pour feuilleter les volumes d’une encyclopédie qui ornaient les rayonnages de la bibliothèque familiale, jusqu’aux goûts de l’âge adulte. Les transports suscités par la littérature traversent de fait la plupart de ses écrits, où la lecture est souvent associée aux puissances du désir. Dans la revue L’Atelier du roman, sa reconstitution des enchantements recelés par la bibliothèque laisse également transparaître une réflexion sur la création littéraire et les plaisirs auxquels elle donne lieu. Vivre et écrire se confondent ainsi chez un écrivain dont le rythme des dernières publications suggère la vitalité créatrice – durant les cinq dernières années se sont succédé un roman, Le Méridional (2015), de volumineux mémoires (Il est déjà demain, 2018), et un roman, Petit Mao, est à paraître en 2021, tandis qu’un nouveau projet romanesque est déjà en gestation.

2De cette séduction exercée par la littérature Henri Lopes s’est souvent ouvert dans des entretiens. On la mesure aussi à l’aune d’une œuvre toujours remise sur le métier, au gré d’une trajectoire ambulante, menée dans les fracas de l’histoire. Né en 1937, l’écrivain appartient à une génération pleinement consciente des enjeux philosophiques, idéologiques et géopolitiques de Dipanda ; lui et ses compagnons de route en ont vécu les enthousiasmes, les réussites ainsi que les revers et les insondables contradictions. Du tournant des années soixante au début des années quatre-vingt, Henri Lopes occupe d’importantes fonctions ministérielles au sein d’une République populaire congolaise en crise ; cependant l’écriture, avec le tempo qui lui est propre, introduit une salutaire distance avec les urgences auxquelles il est sans cesse confronté. La création littéraire ne consiste toutefois pas à fuir le réel, encore moins à s’en satisfaire ni à s’en accommoder. Dans un entretien avec Apollinaire Singou-Basseha paru en 20122, Henri Lopes se remémore son itinéraire artistique avec une idée majeure : l’attrait exercé par l’idée d’univers littéraire. Au fil de ses réponses, il ne se décrit pas en auteur porté par l’ambition totalisante d’organiser le réel dans des livres sur le modèle des encyclopédistes de son enfance, mais il exprime sa fascination pour des mondes fictionnels denses, cohérents et autonomes.  

3La cartographie des écrits lopésiens, à première vue, semble simple. Au cours de ses débuts, Henri Lopes cultive la poésie, puis la nouvelle. Vient ensuite la maturité de l’écrivain qui se découvre romancier, sans pour autant s’interdire d’autres genres : outre neuf romans, se manifeste un vif intérêt pour l’essai et l’autobiographie. À cette logique générique et chronologique, s’adjoignent des dynamiques poétiques et thématiques dont on devine aisément les mutations au fil d’une trajectoire de cinquante années. Si des stations se distinguent dans cette production littéraire, on perçoit aussi, d’un écrit à l’autre, une même ligne de basse : écrire, c’est vivre, mais c’est aussi « réinventer la vie » selon l’épilogue du Lys et le flamboyant (1997), formule qui a donné son titre à une journée d’étude organisée le 15 juin 2018 par le Centre international d’études francophones de Sorbonne Université3. Depuis ses premiers pas, Henri Lopes pratique un art de l’écart fictionnel, manière de rémanence du « mentir-vrai » théorisé par l’un de ses modèles, Aragon. Fondés sur une ironique mémoire de la littérature et la quête de nouveaux territoires narratifs, les récits d’Henri Lopes sont constitués de subtiles oscillations entre matériau biographique et goût du romanesque jusque dans ses stéréotypes les plus ludiques, dévoilement et travestissement, attrait de la fiction et désir de lucidité, histoire collective et individuelle. Depuis ses débuts, il est un choix qui oriente son projet littéraire : l’idée d’indépendance et l’importance d’une libre vie de l’esprit. Si l’engagement militant, la politique et la diplomatie suscitent coteries, accommodements et servitudes, l’écriture est le lieu d’une conscience critique et d’une recherche créatrice qui, pour être singulières, sont nécessairement solitaires. Henri Lopes, il est vrai, a noué de solides amitiés littéraires au point d’occuper un rôle de premier plan dans la phratrie congolaise – mais à partir des années quatre-vingt, il s’est efforcé d’échapper à ce champ de forces pour se réinventer ailleurs. Pour autant, nulle mystique de la création ne l’anime. Puisque l’écrivain n’est ni un martyr ni un héros, ni un sage ni un esthète détaché du réel, qu’il ne faut attendre nulle rédemption du travail de l’écriture et que tout a déjà été dit, que reste-t-il à faire ? Jouer sa partition « avec beauté, distinction, et générosité surtout4 ».

4C’est à cet écrivain majeur, qui s’est toujours défié des cloisonnements et des frontières5, que nous souhaitons consacrer de nouveaux travaux. Intitulé « Henri Lopes, nouvelles lectures façon façon-là », ce dossier poursuit le geste critique initié par Anthony Mangeon dans le quarante-cinquième numéro des Études littéraires africaines, « Henri Lopes, lectures façon façon‑là6 ». Les articles issus de la journée d’étude organisée le 15 juin 2018 se mêlent ici à de nouvelles contributions, avec pour dénominateur commun une même volonté de commenter les textes au plus près de leurs rythmes, de leurs élans.

5Le dossier commence par une réflexion sur la naissance littéraire d’Henri Lopes au prisme de ses premiers récits regroupés dans le recueil Tribaliques. Mises en relation avec l’ensemble de ses écrits et une partie de la production de la phratrie, les nouvelles de Tribaliques composent un ramage, métaphore filée dans ses différentes acceptions. Les images charriées par cette analogie correspondent à un recueil qui a suscité des phénomènes mimétiques au sein de la phratrie et dans la pratique d’Henri Lopes lui-même, devenu tout à la fois son maître et son épigone. Les dynamiques poétiques, existentielles et symboliques aux origines de cet espace dialogique originaire sont étudiées par Céline Gahungu (EUR Translitterae).      

6À sa suite, Anthony Mangeon (Université de Strasbourg) propose une étude du couple, objet transversal inscrit dans les développements d’une œuvre foisonnante. Au fil d’un examen des configurations amoureuses mises en scène d’un roman à l’autre, l’analyse porte sur un dispositif amoureux prisé par l’écrivain : le « couple domino ». Ce dernier, dans les circulations, les recompositions et les stratégies qu’il suppose, interroge l’histoire intime de la relation coloniale dont les contradictions sont restituées via une analyse des personnages féminins.

7Éros en ses infinies variations est également l’objet de Catherine Mazauric (Aix Marseille Université) dont l’article s’intéresse à la séduction littéraire – la lecture n’est-elle pas l’« art de se laisser séduire, détourner, amener ailleurs » ? Dans les trajectoires d’héroïnes affranchies des normes destinées à les circonscrire, Catherine Mazauric distingue une éthique narrative à laquelle le lecteur est sensible. Cette dimension est plus particulièrement étudiée dans le roman Sur l’autre rive (1992) dominé par un être double, Marie‑Ève Saint-Lazare alias Madeleine Atipo. C’est à travers trois notions que des existences fictionnelles accomplies sous le signe de la métamorphose sont observées : l’errance, l’enracinerrance et l’entremonde.  

8Mobilités et labilités occupent aussi Bernard Mouralis (Université de Cergy Pontoise) qui invite à une réflexion sur les espaces romanesques à la lumière d’une audacieuse question : Henri Lopes est-il un écrivain provincial ? Dans un article où l’œuvre lopésienne est comparée à des univers littéraires francophones, aussi bien africains que français, il est avant tout question d’un roman : Le Méridional. À partir d’une intrigue dont le cadre principal est l’île de Noirmoutier « branchée sur le reste du monde », Bernard Mouralis examine les espaces relationnels conçus par Henri Lopes et interroge des dichotomies encore très largement mobilisées dans les études littéraires : le nord vs le sud, l’Europe vs l’Afrique, le centre vs la périphérie.

9Mis en perspective avec Dossier classé (2002) et Le Lys et le flamboyant, Le Méridional est le lieu, selon Ninon Chavoz (Université de Strasbourg), d’une « narration triangulée » dont les singularités sont mises au jour. Cette construction narrative est envisagée à travers un motif pensé à l’aune de ses implications poétiques et anthropologiques : celui de l’enquête. Dans les démarches chaotiques élaborées par les personnages d’Henri Lopes, Ninon Chavoz, à son tour enquêtrice, traque les secrets d’un art romanesque retors, polarisé par une réflexion sur la source et sa métamorphose.

10Florian Alix (Sorbonne Université) s’empare de l’enquête anthropologique pour livrer une proposition heuristique quant à l’écriture d’Henri Lopes. Dans Le Pleurer-rire (1982), Le Chercheur d’Afriques (1990), Dossier classé et Le Méridional apparaît une logique contre‑ethnographique dont les modalités et les nuances sont scrutées. Si, d’après Florian Alix, Henri Lopes fait un usage abondant des discours ethnographiques, l’ironie qu’il ne cesse de déployer sonde les limites d’un modèle épistémologique et se montre attentive à la construction des identités.  

11Charlaine de la Taille (Université de Strasbourg) explore l’une des dimensions les plus saillantes de la création d’Henri Lopes : sa musicalité. Les six romans publiés depuis 1990 sont l’occasion de cerner avec précision les caractéristiques et les lieux d’une écriture sensuelle qui puise dans une discothèque métisse. Charlaine de la Taille renouvelle l’approche d’un Lopes mélomane grâce à l’examen de tapuscrits inédits qui dévoilent les talents de compositeur du romancier.

12Bo-Hyun Kim (Université de Strasbourg) clôt ce dossier avec un article relatif à la publication la plus récente d’Henri Lopes, Il est déjà demain. Mémoires ? Autobiographie ? Le projet littéraire d’Il est déjà demain se caractérise par une ambiguïté générique perçue selon cet axe : la dynamique autobiographique et mémorialiste qu’on y rencontre se comprend à la lumière de la trajectoire littéraire et politique d’Henri Lopes. La « double vie » de l’écrivain, qui fut aussi ministre et ambassadeur, est tout à la fois le générateur et le matériau recomposé de son dernier ouvrage publié.