Qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole.
1Signé par Mao, l’adage pourrait avoir été prononcé par Kolélé, l’héroïne du Lys et le flamboyant, à l’époque où elle parcourt les campagnes pour haranguer les foules aux côtés des partisans de Lumumba. Ce n’est pourtant pas la diva qui fait sienne cette expression : le narrateur du Méridional la relève dans la bouche pâteuse de Bébert Palvadeau, lorsque ce dernier se prévaut d’un séjour à Pointe-Noire pour étayer ses prétentions musicales1. Ainsi la devise politique se transforme-t-elle en brève de comptoir : on ne saurait mieux dire que l’enquête, qu’elle préconise, est devenue un lieu commun, circulant souplement d’une réunion de kommunisses à une partie de manille. Par cette ductilité, la forme inquisitoriale ne pouvait qu’intéresser un écrivain du tempérament d’Henri Lopes. Dans un article fondateur, Anthony Mangeon démontre en effet comment l’auteur congolais s’attache à la construction d’un « roman démocratique » perclus de « lieux communs » qui constituent autant de liens entre les personnages et les cultures2. L’enquête s’inscrit pleinement au rang de ces formes démocratiques, véhiculées par une multiplicité de supports parmi lesquelles la littérature ne constitue qu’une option parmi d’autres. L’article que Dominique Kalifa consacre à l’avènement d’une « culture de l’enquête » au XIXe siècle rappelle ainsi que la diffusion du protocole inquisitorial coïncida avec celle de la presse, faisant du premier un terrain largement partagé, ouvert à l’initiative de tous :
« […] tous acceptent l’idée que la vérité est socialement construite, qu’elle est le produit de ces investissements multiples, le produit d’une enquête collective à laquelle chacun a au moins été convié. Cette culture-là nous dit l’entrée dans ce qui est désormais un régime d’opinion3. »
2Les romans d’Henri Lopes participent indubitablement d’une telle construction collective. Trois d’entre eux, à tout le moins, mettent en scène une enquête qui dit plus ou moins explicitement son nom : Le Lys et le flamboyant, d’abord, peut passer dès 1997 pour une enquête portant sur les identités multiples endossées par la chanteuse Kolélé4. En 2015, Le Méridional – qui emprunte de nombreux éléments à la partie « bretonne » du roman de 1997 – donne à lire une double enquête : la première, à la fois la plus apparente et la moins développée, porte sur la culpabilité du personnage éponyme, accusé à tort d’avoir assassiné le fils du tenancier de la gargote locale ; la seconde tourne autour du passé de ce suspect, Gaspard Libongo, dont le narrateur apprend le nom véritable à l’occasion de son incarcération, et sur les raisons qui le poussèrent jadis à se faire passer pour mort au Congo. Entre ces deux incursions à Noirmoutier, Dossier classé, paru en 2002, offre l’enquête la plus clairement désignée comme telle : venu au Mossika au prétexte d’un reportage consacré à l’Afrique postcoloniale, Lazare Mayélé entend avant tout éclaircir les circonstances troubles qui entourent la mort de son père5. Les trois romans peuvent à bien des égards être lus, si ce n’est comme une trilogie, du moins comme une narration triangulée, où Le Méridional fait figure de point de rencontre, à mi-chemin entre Le Lys et le flamboyant et Dossier classé. Du premier, il hérite son cadre breton, certaines configurations amoureuses récurrentes et l’obsédante présence d’une Simca Aronde6. Au second, il reprend son cœur de violences postcoloniales : tandis que Lazare Mayélé s’efforçait d’élucider la disparition de son père, enlevé une nuit par une escouade de miliciens, Gaspard Libongo raconte l’autre versant de la même histoire, en se plaçant cette fois du côté des exécutants.
3Il serait loisible d’étendre encore le champ de cette investigation : Le Chercheur d’Afriques n’offre-t-il pas lui aussi le visage d’un enquêteur, s’évertuant à reconstituer son histoire familiale7 ? Quant à Madeleine, devenue Marie-Ève par « désir de disparaître8 », son éclipse brutale ne donne-t-elle pas prétexte à une enquête bâclée ? Le paradigme inquisitorial semble ainsi s’affirmer, se répéter et s’affiner dans la plupart des romans de la « période française » d’Henri Lopes. En raison de la cohérence d’ensemble de la « trilogie », esquissée plus haut, et de parentés structurelles dont j’espère faire ici la démonstration, la présente réflexion se concentrera sur les romans de 1997, 2002 et 2015 : force est cependant de constater que l’enquête, chez Henri Lopes, est un pli récurrent. Une telle remarque permet de rattacher l’œuvre de l’auteur congolais au paradigme identifié par Laurent Demanze dans la littérature contemporaine9 – preuve supplémentaire, s’il en fallait, de l’artificialité du cloisonnement persistant entre littératures française et francophone. Loin d’être l’apanage d’auteurs parisiens, héritiers unanimes de Patrick Modiano, l’enquête constitue un modèle partagé, dont Henri Lopes – au même titre que Tierno Monénembo10, par exemple – illustre la prégnance dans les littératures africaines. Plus encore, on pourrait aller jusqu’à supposer que les écritures francophones – et notamment africaines – fournissent au « nouvel âge de l’enquête » un terrain privilégié. Selon Laurent Demanze, les dispositifs narratifs en question, marqués par une insatiable soif de réel, présenteraient en effet deux caractéristiques remarquables. La première, qui voue souvent ces récits à une forme de suspension ou d’inachèvement, consiste en une prédilection manifeste pour « un réel opaque, délaissé dans les lacunes de l’Histoire ou les territoires en marge11 ». La seconde tient au rapport entretenu par les enquêteurs contemporains aux sciences humaines : « forme ouverte aux croisements méthodologiques », l’enquête permettrait de « penser de concert littérature et sciences sociales dans une même démarche cognitive12 ». Dans ces conditions, il semble que l’Afrique ait tout pour offrir aux enquêteurs contemporains un sujet foisonnant. Terrain prisé des ethnographes, elle a constitué pour les sciences humaines un véritable laboratoire encyclopédique, sans jamais se départir de sa part d’insondable mystère. Peut-on en somme rêver réel plus opaque que celui du « cœur des ténèbres » ?
4À première vue, les enquêtes inabouties d’Henri Lopes se prêtent merveilleusement à l’exercice, illustrant à plaisir l’évanescence d’une réalité à jamais inaccessible. Il faut cependant se garder des évidences et des « dossiers classés ». Placer la présente investigation critique sous les sanglants auspices d’un roman d’Agatha Christie (Dix Petits Nègres) ne revient pas seulement à rendre hommage à un auteur qui revendique volontiers, à l’instar de certains de ses personnages comme Gaspard Libongo ou Victor-Augagneur Houang, la qualification de « nègre » : en examinant de près la forme des investigations lopésiennes et les pratiques de ses apprentis détectives, il s’agira aussi de rappeler, à la suite de Pierre Bayard13, que rares sont les enquêtes définitivement closes.
Contre-littératures et contre-modèles
5Selon Bernard Mouralis, le roman policier appartiendrait, au même titre que la science‑fiction, la bande dessinée ou le roman photo, à l’ample domaine des contre‑littératures14. Récusées par l’institution, ces dernières ne se plient pourtant pas à la marginalisation : tout au contraire, « par leur seule présence, [elles] menacent déjà l’équilibre du champ littéraire15 » dont elles se trouvent exclues, révélant le caractère arbitraire des lignes de répartition qui le segmentent. Le statut imparti aux romans policiers dans les récits d’Henri Lopes confirme exemplairement ce diagnostic. De fait, si le polar est évoqué, c’est toujours incidemment et souvent pour faire office de contre-exemple. Lorsque Victor-Augagneur Houang se résout à transmettre au Seuil son manuscrit, il précise ainsi que son texte, destiné à être publié dans une « collection de biographies célèbres », ne saurait être confondu avec de la littérature de genre :
« L’éditeur souhaite que je donne un dénouement plus clair et logique à mon récit. Il n’en a pas besoin. Ce n’est pas un roman policier, ni même à intrigue. La fin est annoncée dès la première page. » (LF, p. 429)
6Le narrateur a beau avoir souligné à plusieurs reprises la vocation documentaire de son travail, il n’en demeure pas moins que l’argument est ici spécieux et ne permet pas d’exclure la qualification de « roman policier ». La connaissance de l’issue n’est-elle pas le point de départ de la plupart des polars ? Le cadavre, en général, est là dès les premières pages, offrant au lecteur le mystère de ses plaies béantes : en cela, Le Lys et le flamboyant, débutant par l’enterrement de Kolélé, se conforme pleinement à la chronologie non linéaire qui caractérise l’enquête16. Sans doute l’argument eût-il eu plus de poids, si Victor‑Augagneur s’était prévalu de l’absence de meurtre – ou même de crime – dans les pages de son roman. Encore pourrait-on rétorquer que Le Lys et le flamboyant est une collection de disparitions suspectes : il a fallu que meure Simone Fragonard, épouse Boucheron, pour que naisse Winnie Sullivan, supplantée à son tour par Célimène Tarquin, Malembé wa Lomata et enfin, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses, Kolélé. Le rattachement des romans de Lopes au paradigme de l’enquête policière est plus évident encore dans Dossier classé et dans Le Méridional, dont les pages s’entachent de plusieurs meurtres. Là encore cependant, les allusions aux polars sont essentiellement négatives. En quête d’informations à propos de son père assassiné, Lazare Mayélé déplore ainsi la pauvreté des étals de librairie, où les romans policiers voisinent avec les livres de cuisine et les élucubrations zodiacales :
« L’unique librairie dans laquelle je me suis hasardé n’offrait que des manuels scolaires poussiéreux, des livres d’occasion en solde, quelques romans policiers aux pages jaunies par l’humidité, des magazines obsolètes, des biographies de joueurs de football, des livres de poche révélant les recettes du succès et une collection sur les signes du zodiaque et la magie. » (DC, p. 85)
7Quant au narrateur du Méridional, il établit une distinction tatillonne entre la vraie littérature, dont la maîtrise suscite la curiosité et le respect, et les romans policiers, relégués, cette fois, au même rang que les textes de propagande :
« Il avait toujours dans une poche ou sa sacoche un livre qu’il sortait pour meubler les temps morts et dans lequel il se plongeait sans souci de l’entourage. Au Congo, c’était rare, insolite, apprécié comme un comportement désuet. D’autant plus qu’il ne s’agissait pas de cette littérature insipide que distribuaient à foison les ambassades soviétique, chinoise, coréenne, cubaine, ni de romans policiers ou d’espionnage. » (LM, p. 154)
8Quelques pages plus tôt, la confession de Gaspard Libongo avait pourtant inopinément introduit dans le récit l’ombre de « la reine du crime » : lorsqu’un appel téléphonique doit être passé pour confirmer la présence de traîtres parmi les révolutionnaires, l’expéditeur de la missive, qui prétend n’être autre que le ministre de l’Intérieur du Congo-Léopoldville, Victor Nendaka, se dissimule derrière le pseudonyme prometteur d’« Agatha Christie » (LM, p. 135). L’intervention de cet avatar de la romancière, ponctuellement devenu actrice d’un « roman d’espionnage », a des conséquences pour le moins dramatiques : l’échange avec Agatha Christie se solde en effet par l’enlèvement et le meurtre de trois hommes – parmi lesquels se trouve probablement le martyr de Dossier classé, Bossuet Mayélé. Indirectement, Agatha Christie provoque donc l’exil de Gaspard Libongo, exécutant étreint par la culpabilité, ainsi que son incarcération ultérieure, lorsqu’il est à tort soupçonné du meurtre d’Albert Palvadeau. Ainsi le polar fait-il indubitablement figure de contre-modèle, systématiquement relégué, de roman en roman, au rang de contre-littérature : tout en irriguant indirectement le modèle inquisitorial qui préside aux démarches des narrateurs, il est maintenu dans une position secondaire, évoqué comme un discret rappel avant d’être aussitôt récusé.
9Le détective n’est cependant pas le seul modèle offert à l’écrivain amateur – loin s’en faut. Comme le rappelle Laurent Demanze, le « nouvel âge de l’enquête » incite auteurs et narrateurs à se tourner vers d’autres parangons, moins romanesques, venus cette fois du journalisme et des sciences humaines : écartant le spectre de la littérature de gare, le reporter, l’historien et l’ethnographe sont autant de masques susceptibles d’être revêtus par l’enquêteur littéraire. Là aussi pourtant, le modèle, quoiqu’indubitablement sous-jacent, reste marginalisé.
10 La mise à l’écart de la matrice du reportage est d’autant plus flagrante que deux narrateurs au moins – ceux de Dossier classé et du Méridional – sont journalistes de profession. Lazare Mayélé est ainsi envoyé au Mossika par la revue américaine African Heritage, pour rendre compte des « derniers développements politiques en Afrique francophone » (DC, p. 16). Le reportage en question, tenu de rester conforme à la ligne éditoriale afro-optimiste de la revue, ne saurait être confondu avec l’enquête biographique : il sert tout au plus de couverture, justifiant la présence de l’enquêteur sur le terrain. À plusieurs reprises, Lazare distingue donc le reportage de l’enquête, en veillant à reléguer le premier au rang de simple trompe-l’œil :
« Bien que le journal eût fixé un délai de rigueur à mon reportage, il était possible de différer de quelques jours mon départ pour Likolo. Goma était l’un de ceux qui pouvaient m’aider à élucider les questions qui constituaient, au-delà de mon reportage, l’objet de ma quête : qui étaient les assassins de mon père ? Et pourquoi l’avaient-ils tué ? » (DC, p. 27)
« Autant j’amassais chaque jour une riche matière pour mon reportage, autant je n’avançais guère dans l’enquête sur l’assassinat de mon père. » (DC, p. 170)
11Le reportage, on l’aura compris, est moins éprouvant que l’enquête. Il s’inscrit aussi dans une autre temporalité, plus resserrée, propre au régime journalistique du scoop : l’enquête au contraire requiert toujours un délai supplémentaire. Le narrateur du Méridional semble pris dans le même enchevêtrement chronologique : après avoir renoncé à préparer Science Po et l’ENA, il a en effet fréquenté les bancs de l’école de journalisme de Lille (p. 125). Il semble néanmoins avoir renoncé à cette vocation première pour s’adonner plutôt à un travail historique de longue haleine, en se penchant sur le sort des tirailleurs d’Afrique centrale. Le cas de Victor-Augagneur Houang enfin est sans doute le plus ambigu : cinéaste de profession, il affirme à plusieurs reprises vouloir consacrer à Kolélé un documentaire qui colle au plus près à la réalité et rectifie ainsi les approximations de tous ceux qui se sont essayés avant lui à l’exercice. Les premiers incriminés sont à ce titre les journalistes, coupables de privilégier les formules choc, recyclables à merci (LF, p. 15) : dès les premières pages, le narrateur déplore ainsi l’indigence des articles publiés dans la presse locale (Etumba et La Semaine africaine) à la mort de la diva. Par un effet de symétrie, le roman se clôt sur des récriminations largement similaires : assistant à « une soirée télévisée consacrée à Kolélé » (LF, p. 426), Victor-Augagneur Houang se dit scandalisé par les approximations et les raccourcis que multiplient les participants. Il se résout alors à ne pas attendre la sortie de son film « pour redresser la vérité » et prend la résolution de publier « un livre sur la vie de Kolélé » (LF, p. 427), en réalité les notes qui ont nourri le travail de composition cinématographique et qui se trouvent ainsi livrées à la curiosité du lecteur. Le principal contre-modèle, mentionné dès le prologue du roman, demeure cependant le Kolélé d’Achel – alias Henri Lopes – augmenté par la traduction américaine de Marcia Wilkinson. À cette première biographie, qui ne recule devant aucun rebondissement rocambolesque, le narrateur impute une fictionnalisation outrancière de la vie de la diva : la version qu’il prétend en livrer serait plus proche des faits, restituant à Kolélé une personnalité complexe et nuancée, irréductible à celle de la « passionaria » adaptée au goût du jour. Pourtant, tout en brocardant les libertés prises par Henri Lopes et sa traductrice, Victor-Augagneur Houang n’en renvoie pas moins ponctuellement à leur travail, leur prêtant à cette occasion une rigueur journalistique supérieure à la sienne :
« Je n’ai évidemment pas pris de notes au cours de notre entretien. C’était ma tantine et je n’étais pas journaliste. Ce que je rapporte ici pourrait bien contenir quelques inexactitudes. Ma mémoire me joue quelques fois des tours. Je dois ainsi reconnaître que sur tout ce qui concerne le séjour de Kolélé à Alger, Lopes et Wilkinson sont mieux documentés que moi et je leur ferai crédit pour tout ce qui concerne les pages 272 à 294 de leur ouvrage. » (LF, p. 347)
12Le rapport que le narrateur entretient au modèle journalistique se révèle donc hautement paradoxal : rejetant tout uniment le reportage, auquel il ne consent pas, et le roman, qu’il juge infidèle, il se situe dans une zone d’entre-deux indécise, rattachée, dans la quatrième de couverture, au « mentir-vrai » aragonien.
13Quant aux sciences humaines, leur influence demeure également congrue, récusée par des personnages qui rechignent à s’en faire les praticiens amateurs. L’histoire se voit ainsi dénigrée dans les dernières pages de Dossier classé, lorsque l’ancien instituteur de Lazare, M. Babéla, livre à ce dernier les ferments de ce qu’on pourrait considérer comme un art poétique :
« À l’époque, je n’avais pas encore écrit mon premier ouvrage ; je me suis ouvert à lui de mon désir de devenir romancier. “– Vous avez raison, a-t-il aussitôt lâché, un vrai roman est toujours plus captivant que le meilleur des livres d’histoire. […] Le roman n’a pas pour objectif d’informer mais de former. Je lis pour me construire, pour m’amender. La lecture, c’est ma prière.” […] il n’a parlé que quelques minutes mais j’y ai puisé l’essentiel de ma profession de foi d’écrivain. » (DC, p. 244-245)
14Substituant l’impératif de formation au besoin d’information, M. Babéla invite son élève à tourner le dos à la « science historique », fastidieuse et dépourvue d’élan. L’histoire, qu’Henri Lopes a pourtant enseignée en France et au Congo avant d’être appelé à l’exercice de fonctions politiques, s’en trouve dénigrée, ravalée à un rang inférieur au roman. Quant à l’ethnographie, elle n’est pas traitée à meilleure enseigne. Assistant à l’enterrement et à la veillée mortuaire de Kolélé, Victor-Augagneur se garde précautionneusement de toute investigation de terrain, se bornant à signaler son ignorance des coutumes observées sans chercher jamais à s’informer plus avant :
« Sales, en sueur, les cheveux en broussaille, la peau maquillée de grosses taches de kaolin, les pleureuses psalmodiaient une chanson traditionnelle. Ce n’étaient pas des pleureuses professionnelles. Plutôt des proches de la famille dont le rôle doit correspondre à une coutume dont j’ignore le sens. […] Pieds nus, M’ma Eugénie avait la cheville et le poignet ceints de tissus rouges suivant une coutume que je ne saurais expliquer. » (LF, p. 19-21)
15Plus tard, lorsqu’il concède avoir perdu le contact avec les langues du pays et devoir, pour comprendre certaines pratiques, se reporter aux ouvrages des spécialistes, il se refuse catégoriquement à devenir leur émule :
« J’en suis réduit à consulter les ethnologues, les sociologues et autres anthropologues pour comprendre mon pays et tenter d’élucider le mystère de ma destinée. Ayant désappris mes langues de jeux, je ne peux même pas m’adresser à la mémoire des Anciens. Quand je les interroge, mon accent les rend méfiants. Ils me soupçonnent de dissimuler un magnétophone sous ma chemise et d’être quelque enquêteur à la solde de l’administration. Ils se réfugient dans un mutisme ou bien, s’ils se hasardent à me fournir quelque réponse, le regard malicieux, ils inventent ce que je souhaite entendre pour égarer l’étranger trop curieux qui voudrait percer la source et le sens des mystères dont ils tirent leur autorité. » (LF, p. 160-161)
16L’ethnographe peut certes prétendre au titre d’enquêteur, mais il demeure avant tout un suppôt de l’administration, chargé de découvrir les secrets des indigènes pour mieux assurer leur asservissement : ce fut là le principal grief formulé à l’encontre de l’écrivain dahoméen Paul Hazoumé, auteur d’un essai publié par l’Institut d’Ethnologie de Paris17. À ce modèle décrié, Victor-Augagneur Houang n’a garde de s’identifier : une fois de plus, il se situe ainsi, en bon « fruit dépareillé », dans une zone trouble, refusant la position d’extériorité de l’enquêteur en même temps qu’il reconnaît à plusieurs reprises son ignorance. Une prise de distance comparable avec le modèle de l’enquête ethnographique point discrètement dans les lignes du Méridional : fréquentant assidûment le Refuge du Gois, le narrateur est informé du courroux qu’a suscité un ouvrage où les habitants de l’île, traités en véritables indigènes, se seraient trouvés croqués avec des traits « déformé[s], enlaidi[s], caricaturé[s] », mais malgré tout reconnaissables. Si le texte en question prétend au titre de « roman », son imputation à un auteur dont le patronyme serait « Auger, Angers ou Augier » (LM, p. 56) évoque immanquablement dans l’esprit du lecteur le nom de Marc Augé, ethnologue français, cofondateur du Centre d’anthropologie des mondes contemporains : ce dernier n’a-t-il pas commis en 1997 un essai sur L’Impossible voyage, où il déclinait, sous forme de « reportages », plusieurs destinations touristiques françaises, telles que le Mont Saint-Michel et la plage de la Baule18 ? Ne serait-ce point lui qui, sous le faible travesti d’une orthographe approximative, se trouverait ainsi voué aux pires gémonies ? Une telle hypothèse renforce à tout le moins le postulat de méfiance envers l’ethnologue, toujours soupçonné de lâcheté ou de trahison.
17Détective, reporter, ethnographe et historien se voient ainsi renvoyés dos à dos, laissant l’enquêteur seul face à ses insolubles contradictions. Récurrente dans les romans d’Henri Lopes, l’enquête s’apparente dès lors à une « contre-enquête » – à condition toutefois qu’on comprenne l’antonyme non pas au sens où l’emploie Kamel Daoud s’essayant à une réécriture critique de L’Étranger19, mais plutôt au sens où l’entend Bernard Mouralis lorsqu’il souligne l’importance négligée des « contre-littératures ». Empruntant aussi bien au roman policier qu’au journalisme et aux sciences humaines, la contre-enquête lopésienne se construit à partir de paradigmes variés qu’elle récuse tout en les désignant ouvertement à l’attention du lecteur.
Portrait du narrateur lopésien en « piètre détective »
18Les enquêtes ainsi menées, à rebours de tous les modèles disponibles, ont comme premier point commun de ne pas trouver d’autre issue que le consentement au mystère. Dans les dernières pages du Méridional, Gaspard Libongo, dont la dernière confession avait été prématurément interrompue par un gardien, disparaît pour la seconde fois, non sans recommander à l’enquêteur amateur de ne pas chercher à retrouver sa trace. Quant à la restitution de la vie de Kolélé à laquelle s’efforce d’aboutir Victor-Augagneur Houang, elle semble condamnée aux « points de suspension » (LF, p. 332) :
« À plusieurs reprises, au cours de sa vie, Kolélé a disparu sans crier gare ni laisser d’adresse. Quelques-uns la donnèrent même pour morte. Aujourd’hui, elle a emporté avec elle le secret de ses absences. Mais le reste ? Sommes-nous sûrs de le cerner correctement ? Maintenant que je me penche sur ce passé dont je fus pourtant le témoin, maintenant que je scrute et interroge chaque document et chaque témoignage avec la minutie d’un enquêteur, je dois concéder que ce sont des grains indéchiffrables qui demeurent dans ma main. Tout le sable que je croyais serrer a glissé entre mes doigts. Les grimoires tracés sur l’arène de la vie ont été effacés par le souffle du vent. » (LF, p. 293)
19Un tel jugement ne se borne pas à constater la persistance de zones d’ombres et d’inconnues dont l’enquêteur, ménageant la discrétion de son interlocutrice, ne serait pas parvenu à percer le secret : il porte aussi sur « le reste », jetant le doute sur l’entreprise mémorielle dans son ensemble. Les questions sans réponse de Victor-Augagneur renouent ici avec une image surgie dans les premières pages du roman :
« Avant de me laisser prendre congé d’elle, M’ma Eugénie m’a supplié de raconter notre histoire et de ne pas laisser la vie de sa fille se décomposer dans les sables du cimetière d’Itatolo. » (LF, p. 23)
20Filée à près de deux cents pages d’intervalle, la métaphore de la poignée de sable s’apparente bel et bien à une figure de l’adynaton : mener l’enquête à son terme relève de la mission impossible et le narrateur frustré ne peut qu’embrasser, dans l’épilogue, l’inachèvement d’un récit lacunaire. De même, l’enquêteur de Dossier classé, de retour aux États-Unis, reconnaît amèrement l’échec de ses investigations. Est-ce une rivalité amoureuse, un conflit tribal ou le souci d’écarter un concurrent politique trop brillant qui a motivé le meurtre de Bossuet Mayélé ? La question est vouée à demeurer sans réponse : si le dossier est « classé », c’est que Lazare s’est résigné à ne pas faire la lumière sur le meurtre de son père, allant jusqu’à juger « ridicule » le prénom de Bossuet, que son épouse se proposait de donner à leur enfant. L’enquêteur semble ainsi se rendre aux raisons de l’oncle Goma, qui lui répète sentencieusement que « les enquêtes n’aboutissent jamais chez les Zoulous » (DC, p. 238). Il est vrai que le malheureux Lazare se heurte à des circonstances pour le moins défavorables, butant sur l’absence d’archives disponibles et sur la volatilité de témoignages, devenus l’écho démultiplié de la rumeur :
« J’ai cherché à me procurer, sans succès, les journaux qui relatèrent l’événement. Pourtant, il en existe. Je les avais consultés à l’extérieur : à Paris, à la Bibliothèque Nationale, puis à Washington, à la Bibliothèque du Congrès. Le Mossika, lui, n’a pas d’archives. Par souci d’effacer certaines traces ou par négligence et manque d’organisation ? » (DC, p. 74)
« Nous vivons dans une société où personne ne croit aux démentis. Les démentis sont des documents officiels, donc suspects. Seule la rumeur est crédible. Sans doute parce qu’elle est libre. La rumeur, c’est Robin des Bois. Les communiqués et les démentis sentent les affaires et la propagande ; ils sont suspects. » (DC, p. 220-221)
21Tout porte à croire que l’enquête africaine, privée d’archives et livrée aux bruits de la radio‑trottoir20, est confrontée à des difficultés plus insurmontables qu’ailleurs : en l’absence de documents à consulter, « l’opacité du réel » atteindrait ici son comble, ce qui met les personnages lopésiens en bonne place parmi les enquêteurs frustrés décrits par Laurent Demanze. Évoquant des investigations souvent inabouties, ce dernier revient à plusieurs reprises sur la « modestie » qui contribuerait à distinguer l’enquêteur contemporain de ses augustes prédécesseurs. Là où Zola et ses émules pouvaient prédire l’avènement du « roman expérimental », adossé à la science et l’observation, les écrivains du XXe et du XXIe siècles pâtiraient d’une légitimité bancale, ébranlée par les coups de boutoir des sciences sociales et du reportage : « c’est donc sous couvert de doute ou d’imposture, d’illégitimité revendiquée ou d’inconfort méthodologique que les enquêteurs s’aventurent sur le terrain », privilégiant « une démarche de savoir modeste, qui congédie avec ironie ou discrétion tout héroïsation pour mieux revendiquer la figure de l’amateur, de l’imposteur ou de l’individu ordinaire21 ».
22Pour ce qui concerne les trois enquêteurs mis en scène par Henri Lopes dans Le Lys et le flamboyant, Dossier classé et Le Méridional, c’est peu dire que la modestie est de mise. Point n’est cependant besoin, pour la motiver, d’évoquer une « dépossession de l’artiste par le savant22 » ou le défaut de légitimité structurel dont souffrirait le non-spécialiste à l’époque contemporaine. Que penser en effet d’un détective qui, croisant l’objet de ses incessantes recherches, se trouverait assez pris au dépourvu pour ne pas le reconnaître ? À n’en pas douter, une telle bévue suffirait à justifier le renvoi de n’importe quel privé digne de ce nom ! C’est pourtant là une mésaventure partagée par nos trois enquêteurs amateurs, dans des circonstances peu ou prou similaires. La palme revient ici à Victor-Augagneur Houang : non content de ne pas reconnaître Monette sous les traits de Célimène lorsqu’il la rencontre à La Canne à Sucre23, il entretient avec la chanteuse une liaison passionnée, sans jamais concevoir le moindre soupçon. Il faut, pour que son regard se décille enfin, que la belle l’affuble de son surnom d’enfant, « Sinoa », et lui montre, en guise de preuve, un album photographique où elle pose avec son amant Guy Sergent et son fils d’un premier lit, Léon. Non sans cruauté, Monette retrouvée retourne alors contre son compagnon contrit le vocabulaire de l’enquêteur :
« - Ah ! Sinoa, tu serais un bien mauvais détective. Trop occupé à séduire, tu as manqué d’attention. Plus d’un indice aurait dû t’indiquer que je n’étais pas Célimène mais Kolélé. […] Ne raconte pas notre histoire surtout. Personne ne croira que tu ne m’avais pas reconnue dès le début.
C’est ce que je fais pourtant. Au cinéma, cela ne gênera pas. Il n’y a pas de bon film ni de bon roman sans un zeste d’invraisemblance. » (LF, p. 244)
23L’étourderie est si énorme qu’elle est à peine croyable : Chimène n’a qu’à bien se tenir, son « Va, je ne te hais point » fait pâle figure face aux naïvetés de Victor-Augagneur24. Il est vrai que le lecteur avait été prévenu : l’enquête commence à peine que les jeunes femmes interrogées à La Plantation se gaussent déjà de celui qu’elles perçoivent à raison comme un « piètre détective » (LF, p. 215). Il est à ce titre frappant de constater que notre Sherlock Holmes au petit pied assure la transition souple de la première moitié du roman, composée avant tout de souvenirs d’enfance, à la seconde, où la voix de l’adulte prend le relais, près de dix ans plus tard (LF, p. 212). Ainsi l’enquêteur est-il un adulte demeuré fidèle à ses rêves de gosse, espionnant en tapinois les conversations d’autrui :
« Sûr de moi et trouvant là un moyen de jouer au détective, un métier dont j’avais longtemps rêvé dans mon enfance, je me rendis un samedi soir à La Plantation. » (LF, p. 214).
24Le détective est resté un grand enfant, refusant de négliger les récréations de ses premières années : de même, Kolélé considère le chant comme une de ces « distractions dont la maturité vous ôte le goût, et auxquelles on ne peut s’adonner qu’avec modération et à l’abri des regards » (LF, p. 298). Faut-il dès lors s’étonner que le jeu, mené sans rigueur, tourne à la farce ?
25Recherchant son oncle Goma, auprès de qui il espère glaner des informations sur la mort de son père, Lazare Mayélé ne fait pas preuve d’un plus grand discernement, ni d’un meilleur sens de l’observation. La première scène du roman le montre attablé au Marsouin, se délectant du concert donné par un pianiste qu’il compare successivement à Louis Armstrong, Paul Robeson et Ray Charles. L’aveugle n’est cependant pas celui que l’on croit : le pianiste, que Lazare tente en vain d’interpeller après s’être déplacé dans la salle pour mieux distinguer son visage, n’est autre que l’oncle tant recherché ! Il faudra cependant attendre la fin du roman pour que les retrouvailles se produisent enfin : « comment ne l’avais-je pas reconnu ? » (DC, p. 226), se morfondra alors notre « piètre détective ».
26Quant au narrateur de 2015, il ne fait guère mieux que ses prédécesseurs : il cumule en effet un double aveuglement, portant à la fois sur la partie bretonne et sur la partie africaine de l’intrigue. Pour la première, force est de constater que les efforts qu’il déploie en « enquêteur apparemment désintéressé » (LM, p. 51) pour percer le secret du Méridional manquent de constance : lorsqu’il voit, vers une heure du matin, une furtive silhouette féminine se glisser chez son voisin, il n’y prête pas garde, manquant ainsi une occasion de se comporter en privé zélé et de découvrir une scène d’adultère, susceptible de constituer le mobile du meurtre du mari cocu (LM, p. 76). Pour la partie africaine de l’intrigue, la parenté avec les romans de 1997 et 2002 est plus flagrante encore : lorsque l’arrestation du Méridional permet enfin de découvrir l’identité dissimulée par ce sobriquet, celle-ci est immédiatement familière au narrateur. Gaspard Libongo est loin d’être un inconnu pour notre fin limier : tout au contraire, il était dans le quartier de Poto-Poto une véritable célébrité, connue pour ses prouesses sur les pistes de danse et sur les terrains de foot. Plus encore, Gaspard Libongo comptait parmi les élèves de terminale candidats au bac, à l’époque où l’oublieux narrateur entrait en seconde dans le même lycée : à plus d’un titre, il était ainsi un objet de vénération, propre à marquer la mémoire émerveillée de son cadet. L’histoire ne s’arrête cependant pas à ces souvenirs adolescents : lorsque la mort de Gaspard Libongo est annoncée au pays, Tonton Gankama, un « oncle » dont le narrateur se sent particulièrement complice, refuse de croire à la nouvelle, jugeant impossible qu’un Congolais ait consenti à l’incinération. À chaque fois que son neveu se rend en France, Tonton Gankama lui recommande par conséquent de se renseigner :
« Tous les deux ou trois ans, je revenais en vacances au pays. Chaque fois que je rendais visite à Tonton Gankama, il me demandait si j’avais rencontré Gaspard Libongo en France. […] Je crois que Tonton Gankama est mort avec la conviction que Gaspard Libongo était toujours vivant. Ceux de ses proches que j’ai rencontrés m’ont confirmé cet entêtement. Je n’ai jamais compris comment un homme dont la seule religion était la raison, au point de punaiser au-dessus de sa table de travail la fameuse formule de Voltaire : “la raison finit toujours par avoir raison”, ne démordait pas sur ce point précis, d’une conviction étayée par une simple intuition. […] Lorsqu’il apparaît dans mes cauchemars, c’est pour me demander si j’ai enfin retrouvé Gaspard Libongo. » (LM, p. 126-127)
27On ne saurait mieux dire que l’enquête autour du personnage de Gaspard Libongo est devenue une requête testamentaire, formulée par Gankama sur son lit de mort, réitérée depuis l’outre-tombe par la voie fantomatique des rêves.
28Dans chacun des trois romans, l’enquêteur, atteint d’une stupéfiante myopie, échoue ainsi à reconnaître un personnage qu’il recherche assidûment et auquel il accorde de surcroît un rôle décisif dans son existence. Quelles effusions n’a pas suscitées le souvenir de la « tantine Monette », la plus belle des femmes, inspiratrice des premiers émois sensuels du jeune Victor-Augagneur ! Et que dire de Tonton Goma, père de substitution, qui initia Lazare Mayélé au jazz, à la vie parisienne et aux débats politiques, ou de Gaspard Libongo, idole et camarade de jeunesse du narrateur dans Le Méridional ? Source d’un irrésistible comique de situation, la stupéfiante cécité de ces trois enquêteurs permet de les distinguer des autres narrateurs lopésiens : là où André Leclerc et Marie-Ève ne sont pas reconnus pour ceux qu’ils sont – le fils du docteur Leclerc et Madeleine disparue –, Victor-Augagneur, Lazare Mayélé et le pensionnaire de Noirmoutier poussent l’invraisemblance romanesque jusqu’à échouer à reconnaître ceux qu’ils cherchent. De personnages invisibles, Henri Lopes serait ainsi passé à des personnages aveuglés, tous tombés dans le piège de la « lettre volée » d’Edgar Allan Poe : l’échec persistant de l’enquête résulte moins de l’opacité du réel africain que de leurs criantes insuffisances.
Les flagrants délices25 d’Henri Lopes
29Si le « piètre détective » faillit à sa mission, négligeant ses plus élémentaires devoirs pour se replier sur la consultation infructueuse d’un Bottin26, il appartient au lecteur de pousser le zèle inquisiteur plus loin27. Encore lui faudra-t-il s’armer de courage et de patience car l’enquêteur paresseux, non content de se dispenser des formalités élémentaires du métier, s’ingénie à brouiller les pistes. Dans Le Méridional, le leurre porte ainsi le nom sonore d’Assanakis. Tout est fait pour que ce dernier mobilise l’attention : la répétition d’un patronyme aux consonances exotiques, assorti du constat réitéré d’une frappante ressemblance entre le narrateur et ce double mystérieux – possesseur, comme s’il en fallait plus, d’un rutilant cabriolet rouge, immatriculé en Suisse ! – ne peuvent qu’attirer la curiosité du lecteur candide sur cette figure insaisissable – allant jusqu’à lui faire oublier le personnage éponyme. La piste Assanakis, « petite marionnette » (LM, p. 97) agitée à la barbe du lecteur, demeurera pourtant infructueuse : dans un ultime pied-de-nez, le narrateur manque de se faire écraser par son « clone » devant le Refuge du Gois, avant d’apprendre que l’automobiliste imprudent fut autrefois l’amant de la belle Niquette.
30Séducteur invétéré, crâneur éhonté, le personnage d’Assanakis n’est pas sans rappeler un autre trublion éminemment lopésien : de fait, dans Le Lys et le flamboyant, un rôle similaire est dévolu au personnage récurrent d’Henri Lopes, dont Victor-Augagneur ne cesse, depuis sa plus tendre enfance, de croiser la route et de subir les invariables nuisances. Pourvu lui aussi d’un double28, Henri Lopes est présenté comme un poseur sans talent, dont le moindre défaut n’est pas de s’obstiner à placer ses pas dans ceux de Victor-Augagneur – et ce au point de lui voler la primeur du livre consacré à Kolélé. Comme Assanakis, copieusement injurié par l’enquêteur ulcéré, Lopes ne manque pas de susciter la colère du narrateur, qui n’a pas de mots assez durs pour conspuer son rival. Qu’on se garde pourtant de se prendre au jeu de cette rivalité exacerbée par plusieurs décennies de rencontres occasionnelles : comme Assanakis et son tapageur cabriolet rouge, Henri Lopes est un miroir aux alouettes, disposé là pour divertir notre attention. Les allusions aigres-douces que distille Victor-Augagneur – provoquant immanquablement l’hilarité goguenarde du lecteur – dissimulent ainsi une intertextualité bien réelle, dont la découverte permet de lever une partie des mystères inhérents aux identités multiples de Kolélé. On sait que les grands romans policiers peuvent, à l’instar des Dix Petits Nègres, partir d’une comptine. Henri Lopes, en mélomane farceur, semble bien connaître celle-là : « Ainsi font, font, font, / Les petites marionnettes, / Ainsi font, font, font/ Trois p’tits tours et puis s’en vont. »
31Le dossier est ouvert en 2016 par Anthony Mangeon dans un essai significativement consacré aux « crimes d’auteur »29. Dédiant plusieurs pages aux interactions complexes entre le personnage d’« Henri Lopes » et le narrateur Victor-Augagneur Houang, ainsi qu’aux rapports intertextuels entre Le Lys et le flamboyant et La Mise à mort, Anthony Mangeon émet l’hypothèse hautement heuristique selon laquelle – de même que Fougère, dans le texte d’Aragon était une représentation d’Elsa Triolet – Kolélé serait en réalité « inspirée d’Andrée Blouin née Gerbillat (1919-1986), métisse franco-centrafricaine qui fut, entre autres, l’épouse de Sékou Touré, et devint ensuite le chef de protocole de Patrice Lumumba30 ». La diva, présentée par Victor-Augagneur Houang comme une « héroïne de roman » « à son corps défendant » (LF, p. 430), serait donc la réplique d’une personnalité connue et même, à peu de choses de près, un personnage tiré des « romans d’espionnage » décriés dans Le Méridional : les mémoires de Larry Devlin, agent de la CIA en poste au Congo dans les années 1960, mentionnent ainsi à plusieurs reprises Andrée Blouin, présentée dans ces pages comme une dangereuse séductrice à la solde de l’URSS31. La proposition d’Anthony Mangeon est pleinement confirmée par la confrontation du roman de 1997 et de My Country, Africa, l’autobiographie d’Andrée Blouin, publiée en 1983 avec l’assistance de la traductrice Jean MacKellar. Derrière ce duo auctorial, il n’est que trop tentant de reconnaître celui que forment, dans les pages du Lys et le flamboyant, l’odieux Henri Lopes et sa complice Marcia Wilkinson : le décalque est encore confirmé par le « sous-titre aguicheur » que partagent les deux ouvrages, promettant au lecteur la destinée d’une « pasionaria africaine32 ». Les points de jonction entre ces textes sont multiples, ne laissant subsister aucun doute sur l’usage conséquent que fit Henri Lopes – écrivain – du texte d’Andrée Blouin, ironiquement travesti sous le masque d’un roman prêté à Henri Lopes – comprenons cette fois du fat personnage qui poursuit Victor-Augagneur Houang de ses indélicatesses. Les emprunts les plus évidents émanent de la deuxième partie de l’autobiographie d’Andrée Blouin, où cette dernière, après avoir détaillé sa jeunesse et ses amours, s’attache longuement à son destin politique. Plusieurs pages – dédiées, entre autres, à la rencontre opportune de la chanteuse avec des hommes politiques congolais, venus observer de l’intérieur le fonctionnement de la Guinée de Sékou Touré, puis au rôle joué par Kolélé dans la caravane qui parcourt la brousse, à ses performances d’oratrice enfin, secondées par celles d’une virulente représentante de bière – constituent des reprises directes, où l’auteur du Lys et le flamboyant reproduit littéralement le récit d’Andrée Blouin, se contentant de pimenter sa traduction d’expressions plus imagées que l’original33. Pour mieux égarer le lecteur, les passages en question ne sont pas signalés comme des emprunts à l’ouvrage d’Achel et de Marcia Wilkinson : l’anecdote de la représentante de bière est ainsi présentée comme un témoignage oral, recueilli par l’enquêteur zélé auprès d’un « ancien maquisard », dont c’est là l’unique et opportune apparition (LF, p. 367). Quelques détails ponctuels héritent également de la première partie, plus intime, du récit d’Andrée Blouin. Le plus spectaculaire est à n’en pas douter le traitement que réserve Henri Lopes à une photographie de groupe, prise à l’orphelinat où Andrée, comme la plupart des enfants métisses, fut confiée aux soins de religieuses. L’image reproduite dans les pages de My Country, Africa, au demeurant assez floue, porte la légende suivante :
« Andrée at the orphanage, second from the right, front row, in a Breton dress. Each year, in honor of the birthday of Monsignor Guichard, who was from Brittany, the girls put on these costumes for a little play. Mother Germaine wears a tropical helmet over her nun’s headdress34. »
32Le Lys et le flamboyant reproduit fidèlement la trame de cette anecdote, sans que l’auteur prenne même la précaution de modifier les noms : c’est bien en hommage à Monseigneur Guichard que Monette et ses camarades revêtent la coiffe bretonne (LF, p. 59), tandis que la sœur Germaine supervise les opérations. Quant à la photographie en question, elle aurait été prise, à en croire Victor-Augagneur Houang, par le futur époux de Kolélé, François Lomata, qui aurait saisi l’occasion pour réaliser quelques clichés de la belle, posant seule devant une haie d’hibiscus. Lopes pousse pourtant plus loin encore le jeu intertextuel et, ce faisant, s’ingénie malicieusement à brouiller les pistes, sous la plume de Victor-Augagneur :
« J’ai souvent contemplé cette photo en rêvassant. La jeune adolescente en longue robe blanche et à la chevelure dénouée jusqu’aux hanches […] est Simone Fragonard, la future Kolélé. Ce petit monde souriant et aux traits fins est encadré, au premier rang, par des Bigoudens de huit à onze ans qui posent à genoux. Elles ne savent pas quoi faire de leurs mains mais à leur sourire naturel on sent qu’elles se sont bien amusées. La deuxième à droite est tantine Alice. Elle vit aujourd’hui à Monaco, veuve d’un Suisse qui quitta le Congo quelques mois avant l’Indépendance. Je reconnais aussi tantine Suzanne Delcroix, tantine Marie-Jeanne Battesti, née Couturier, et tantine Marie-José Dumas. […] Mère Germaine est au dernier rang au milieu des grandes qu’elle dépasse d’une tête. On dirait qu’elle porte des lunettes mais ce n’est pas sûr car son casque, au-dessus de sa coiffe de religieuse, ombre cette partie de son visage. Les petites n’ont pas ôté leurs habits de scène. » (LF, p. 63-64)
33Dans la description méticuleuse qu’il donne de la photographie, le narrateur prétend être en mesure de reconnaître la plupart des jolies Bretonnes : la deuxième à droite – Andrée selon la légende – est assimilée à un personnage absolument mineur, la monégasque tantine Alice qui, comme le maquisard repenti, ne fait dans les pages du roman qu’une unique apparition. Quant à l’adolescente « en longue robe blanche et à la chevelure dénouée jusqu’aux hanches », elle figure bien au centre du cliché, entourée de ses cadettes : rien cependant, dans le livre d’Andrée Blouin, n’autorise son identification. Une fois de plus, Henri Lopes joue ainsi avec ses sources, prêtant à son personnage les aventures d’Andrée et les traits d’une belle inconnue… à moins qu’il ne s’agisse d’une familière de l’auteur, qui évoque la même photographie dans son autobiographie de 2018 :
« Chaque année, une kermesse a lieu dans l’enceinte du “couvent” Javouhey de Brazzaville à laquelle assistent l’archevêque du diocèse de Brazzaville, le gouverneur du Moyen-Congo et le gouverneur général de l’Afrique équatoriale française accompagnés de leurs épouses. On y présente les broderies réalisées par les pensionnaires qui sont vendues au profit d’œuvres de charité. Les fillettes, costumées en habits traditionnels des provinces de France, jouent des saynètes. J’ai pu contempler, dans l’album de famille d’une de mes tantines, une photo où ma mère et ma tante, Jeanne, apparaissent dans un groupe, vêtues en Bretonnes, avec au sommet du crâne la haute coiffe bigoudène35. »
34Si les archives – qu’elles soient empruntées aux albums de famille ou aux publications d’autrui – irriguent l’écriture romanesque, leur présence demeure discrète. Fidèles à leur éthique douteuse, les enquêteurs déficients d’Henri Lopes n’ont jamais fait montre d’un zèle excessif dans leur consultation36. Victor-Augagneur Houang, envisageant fugitivement une enquête sur les cercles politiques fréquentés par le docteur Salluste, s’empresse ainsi d’y renoncer, laissant ce projet au conditionnel :
« Dans ma quête de l’ambiance d’une époque que je voudrais mieux percevoir, afin de dépasser les mythes, les clichés et les idées reçues, j’ai tenté de retrouver les traces de ces associations des années quarante et cinquante où Noirs et Blancs, en alliance, s’organisaient de manière souterraine autour d’une idée qu’ils avaient de la France. Étaient-elles de véritables cellules politiques où s’élaboraient de sombres conspirations ou bien plutôt des foyers rationalistes où l’on aidait les indigènes à prendre conscience de leurs droits civiques ? Étaient-elles clandestines ou bien leurs participants veillaient-ils seulement, pour des raisons qui restent encore à éclaircir, à une certaine discrétion ? Les témoignages sont rares et parcellaires ici. Il faudrait aller fouiller dans les bibliothèques et les archives de Paris, Bordeaux, Nantes et Aix-en-Provence. » (LF, p. 210)
35Quant à l’impénitent Achel, il nie avoir eu accès à l’interview de Kolélé publié dans la « revue éphémère » Tam-Tam, alors même que tout porte à croire qu’il y a puisé une évidente inspiration (LF, p. 398). Les narrateurs antérieurs n’avaient pas la même légèreté : André Leclerc, on s’en souvient, fréquente assidûment les archives du ministère de la France d’Outre-mer, où il retrouve le récit publié par César Leclerc en 193337. La négligence des « piètres détectives » qui sévissent dans les romans d’Henri Lopes à compter de 1997 n’est cependant qu’une apparence trompeuse, jetant un voile pudique sur la genèse de romans qui prennent en réalité leur source dans l’archive et le document.
36Un constat peu ou prou similaire peut être énoncé à propos de Dossier classé : de fait, l’histoire de Bossuet Mayélé, enlevé nuitamment par des miliciens, reproduit assez fidèlement celle de Lazare Matsocota, telle qu’elle est relatée dès 2001 dans un récit autobiographique de Mambou Aimée Gnali38. Étudiante brillante devenue Ministre de la Culture au Congo, l’auteure de Beto na beto trouve un pendant romanesque dans le personnage du docteur Antoinette Polélé, dernier témoin interrogé par l’enquêteur avant ses retrouvailles retardées avec l’oncle Goma. Maîtresses du disparu, qu’il soit réel ou fictionnel, les deux femmes ont aussi perdu un membre de leur famille au cours de l’incident : Antoinette Polélé a assisté à l’enlèvement de son mari, tandis que Mambou Aimée Gnali apprend la disparition de son oncle. Comme son alter ego fictif enfin, elle rattache l’assassinat de son amant à un double motif, tenant à la fois à des conflits ethnico-politiques et à des rivalités amoureuses. L’une et l’autre décrivent ainsi un amour contrarié par la coutume et considèrent l’abdication de Matsocota/Mayélé, contraint de céder aux pressions tribalistes, comme une erreur fatale, dont sa mort serait la conséquence plus ou moins directe. Là encore cependant, Lopes prend quelques distances avec sa source : dans un clin d’œil adressé au lecteur renseigné, c’est à l’enquêteur et non au défunt qu’il attribue le prénom de Lazare. Il se plaît en outre à donner au destin de Mayélé une issue légèrement différente et à complexifier ainsi la tâche de l’apprenti détective. Là où Mambou Aimée Gnali évoque dans les dernières pages le cadavre mutilé de Matsocota, les funérailles et la veillée mortuaire, la dépouille de Bossuet demeure ainsi introuvable :
« On ne retrouva jamais le corps de mon oncle. Étant président de la Cour suprême, il eût fallu lui faire des funérailles nationales. Impensable et risqué. Mat, lui, fut sauvagement mutilé. On lui aurait même coupé le sexe. Mais il eut droit au moins à une chapelle ardente à la morgue et à une sépulture normale39. »
« Mon père ne jouit d’aucune sépulture : ils n’ont jamais rendu son corps.
Selon la rumeur, il a été jeté dans le fleuve une pierre au cou. D’autres affirment que, après l’avoir mutilé, ils ont enterré son tronc et dispersé sa tête, ses membres, son sexe et ses viscères aux quatre vents. D’autres encore assurent que ses restes ont été jetés aux vautours, aux hyènes et autres charognards. » (DC, p. 79)
37Une fois de plus, Lopes brouille les pistes : le cadavre disparu n’est pas celui de l’oncle (ou, dans la transposition fictionnelle, du mari cocu), mais bien celui de Bossuet Mayélé lui‑même, dont les mutilations n’existent plus qu’à l’état de rumeur.
38S’il emprunte moins directement à Mambou Aimée Gnali qu’à Andrée Blouin, Henri Lopes a indubitablement connaissance du témoignage livré dans Beto na beto : non content d’y être à plusieurs reprises mentionné comme un interlocuteur de choix40, il est également le préfacier de l’ouvrage, qu’il n’hésite pas à présenter comme un « coup de maître ». Au‑delà de l’éloge d’une amie de longue date, cet avant-propos offre à l’écrivain l’occasion de revenir sur le rapport entre fiction et réalité, qui constitue également, on l’aura compris, l’une des lignes de crête de ses propres romans :
« Premier roman ? Premier récit plutôt. Récit dont je gage cependant que les lecteurs (hormis les Congolais) le prendront pour un roman, alors qu’il s’agit bien d’un récit réel. Il est vrai que le tremblement du cœur qui sous-tend le texte, de la première à la dernière page, et la tragédie qui le clôt engendrent une atmosphère qui ressortit plus à la fiction qu’à la chronique41. »
39Henri Lopes semble ici définir à nouveaux frais le fonctionnement du genre par trop négligé du « roman à clés », propre, ainsi que le rappelle très justement Michel Murat, à « faire communiquer la littérature et le monde réel42 ». Les frontières entre roman et récit se révèlent en ce cas poreuses, dépendant autant des choix de l’auteur que des connivences d’un lecteur plus ou moins bien informé : il suffit ainsi d’une connaissance avertie de la vie congolaise pour prendre Henri Lopes en « flagrant délice », occupé à se glisser subrepticement entre les pages d’Andrée Blouin et de Mambou Aimée Gnali.
40Au terme de cette investigation critique, il faut se rendre à l’évidence : Henri Lopes n’en est pas à son premier « coup fourré » (LF, p. 430). Ses romans autorisent certes un dialogue heuristique avec le paradigme contemporain de l’enquête, dont Laurent Demanze décrit l’essor à la croisée de la littérature et des sciences humaines. Pourtant, loin de s’y conformer en attestant l’irréductibilité du réel et en célébrant les ineffables beautés de l’archive, l’auteur se joue malicieusement des codes, dont il démontre ainsi sa parfaite maîtrise.
41À première vue, Le Lys et le flamboyant, Dossier classé et Le Méridional paraissent confirmer l’adage maoïste entendu au Refuge du Gois : si celui « qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole », rien d’étonnant à ce que les narrateurs et autres apprentis écrivains se piquent de devenir enquêteurs. De là à les transformer en fins limiers et en scrupuleux archivistes, il y a un pas que Lopes se garde de franchir : l’enquête sera menée par des amateurs patauds, dont les déboires comiques – songeons ainsi à la course en taxi qui inaugure Dossier classé, et dont l’unique butin sera un agouti écrasé – ne feront que ralentir la résolution du mystère. Quant au sacré Graal de l’archive, on en usera tout aussi lestement, laissant entrevoir une source aussitôt dérobée, glissant d’un visage à l’autre sur une photographie, confondant les prénoms et les références. Il ne s’agit pas là, bien sûr, de négligence, mais plutôt d’un jeu de colin-maillard matois, qui laisse le lecteur hésitant entre soupçon documentaire et plaisir du texte. Dévoyant le paradigme de l’enquête, les romans d’Henri Lopes démontrent que le « besoin de réel43 » que David Shields prête à la littérature contemporaine a pour pendant un égal « besoin de fiction44 », dont l’œuvre se fait à plusieurs reprises l’écho. Fidèle aux propos de M. Babéla dans Dossier classé, le tenancier du Refuge du Gois reproche ainsi à l’œuvre du fameux « Augier » (à moins que ce ne soit Angers, Auger… ou Augé) un cruel défaut d’imagination :
« Tenez, l’un de ces zigotos a même eu le culot d’écrire sur nous. Une histoire à dormir debout. De la saleté ! Une saloperie, je vous dis, monsieur. Mériterait qu’on lui poigne la goule un bon coup, ou qu’on le jette en prison. Une histoire où l’on reconnaît les lieux, même si l’auteur change les noms. Mon Refuge du Gois devient Le Café de la Poste. De même, il a changé les noms des gens. Mais, même ça, ça trompe personne. Chacun s’y reconnaît. Enfin, façon de dire, parce que c’est bien sûr pas nous ces fantoches qu’il met en scène. Ou bien, si c’est nous, c’est déformé, enlaidi, caricaturé. À sa manière. Et par-dessus le marché, il appelle ça un roman. Mais un roman, c’est de l’imagination, monsieur. Non ? C’est la vérité, mais pas la réalité. C’est pas un reportage déguisé. » (LM, p. 54-55)
42Par un nouveau jeu de trompe-l’œil, les arts poétiques d’Henri Lopes prennent une forme volontiers dialogique et se trouvent prêtés à des personnages secondaires plutôt qu’aux narrateurs métis auxquels un lecteur hâtif pourrait être tenté d’identifier l’auteur. Le message est clair en apparence : au réel, il faudrait toujours préférer la fiction, à l’histoire le roman, à la réalité l’imagination. Pourtant, à bien y réfléchir, le doute s’instille encore : cet auteur coupable d’avoir raconté une histoire vraie, d’avoir croqué des portraits fidèles, se contentant d’intervertir quelques noms, ne serait-ce pas un nouvel avatar d’Henri Lopes ? Confesserait-il dans ce roman « hanté par la génétique45 » ses secrets d’écriture, au détour d’un nom d’emprunt ? En ce cas, que notre auteur se rassure : une faute avouée est à demi pardonnée. Nous ne lui « poignerons pas la goule » mais continuerons à faire de ses enquêtes bâclées nos plus flagrants délices.