Réflexions sur une double vie lopésienne quand Il est déjà demain
1La publication d’Il est déjà demain procure aux lecteurs qui ont lu l’œuvre romanesque d’Henri Lopes une double joie – d’une part, celle de découvrir des faits biographiques qui rappellent des scènes particulières de ses romans antérieurement publiés, et, d’autre part, celle de connaître des événements politiques congolais et internationaux, relatés par la voix de l’auteur, qui en fut le témoin. À y regarder de plus près, cette remarque est révélatrice de la complexité générique de cet ouvrage. Il est inévitable qu’une telle entreprise, à la fois autobiographique et mémorialiste, implique un processus de sélection des anecdotes et qu’un choix soit opéré dans la façon de les relater : il paraît donc légitime d’examiner le rapport qui lie l’histoire, que prétend chroniquer Il est déjà demain, au « récit » que livre ici Henri Lopes.
2Notre article se propose d’illustrer d’abord la particularité de cet ouvrage, qui module le type d’énonciation, en combinant deux discours différenciés – le discours que nous dirons de « formation de soi », dans lequel le « ton romancier1 » prend le dessus, et celui du témoignage politique, manifestement caractérisé par le trait référentiel. De fait, le dernier ouvrage d’Henri Lopes ne nous semble pas constituer une autobiographie typique, ni de simples mémoires signés par un homme ayant occupé de hautes responsabilités politiques et administratives. En effet, il ne s’agit pas de relater la vie d’Henri Lopes dans son intégralité, mais de compléter son image, déjà établie dans l’espace littéraire francophone. Autrement dit, ce projet dont le genre est ambivalent et ambigu ne peut aucunement se confondre avec celui de l’historien – il œuvre en revanche à construire la posture de l’auteur. Cette réflexion nous conduira à mettre en lumière les tensions qui existent entre la pratique littéraire et la carrière publique d’Henri Lopes, et qui caractérisent Il est déjà demain.
3Rappelons d’abord que la plus grande partie de l’œuvre d’Henri Lopes fut écrite (comme le montre le tableau récapitulatif des deux carrières d’Henri Lopes, que le lecteur trouvera à la fin du présent article), alors que notre écrivain occupait d’importants postes politiques ou diplomatiques. Or Il est déjà demain paraît dans des circonstances exceptionnelles : l’ouvrage est publié en 2018, quatre ans après l’échec de la seconde et dernière candidature d’Henri Lopes au poste de Secrétaire général de l’Organisation Internationale de la Francophonie (2014), et trois ans après sa « démission » de ses fonctions d’ambassadeur du Congo à Paris (2015). Faisant preuve d’une certaine liberté, cet ouvrage regorge d’anecdotes inédites ; cependant, force est de noter que celles-ci sont sélectionnées de manière à ne pas démentir la posture auctoriale déjà établie de notre auteur et à ne pas violer le principe de prudence propre à l’ancien diplomate.
Discours de la formation de soi
4Jean-Louis Jeannelle souligne les nuances qui existent entre le mémorialiste et d’autres types d’auteurs2 : l’autobiographe, par exemple, se caractérise par « l’intérêt psychologique de son activité d’introspection3 », tandis que le mémorialiste adopte « une forme de discours adressé à l’opinion publique par un individu désireux de plaider sa cause et de convaincre de la justesse de son parcours de vie4 ». En ce qui concerne Il est déjà demain, on s’attacherait en vain à le classer dans l’une ou l’autre catégorie : non seulement il oscille entre les deux dimensions, autobiographique et mémorialiste, mais il démontre qu’elles ne peuvent être par nature exclusives l’une de l’autre. Ce n’est guère de manière psychologique que l’auteur décrit l’objet « Henri Lopes », mais plutôt de manière référentielle, en fournissant les détails des événements historiques et politiques qu’il a vécus, et ce sans pour autant négliger son ambition personnelle, celle d’un Chateaubriand qui « [voulait] avant de mourir remonter vers [ses] belles années, expliquer [son] inexplicable cœur5 » : un tel constat incite plutôt à ranger l’ouvrage dans la catégorie des mémoires. En revanche, si on tient compte du fait qu’Henri Lopes était déjà reconnu comme écrivain, auteur de neuf romans, ce point permet, d’une part de différencier Il est déjà demain d’un ouvrage mémorialiste écrit par un homme politique dont ce serait l’unique création, et d’autre part de le tenir à l’abri du débat sur la littérarité incertaine du genre des mémoires6.
5À cet égard, il nous paraît possible de constater dans Il est déjà demain la coexistence de deux discours, différenciés en fonction du degré de parenté avec l’œuvre de fiction lopésienne, ainsi qu’en fonction de la part impartie à l’imaginaire, ce qui entraîne de subtiles différences génériques : d’un côté, le discours de formation de soi, qui inclut le récit généalogique en remontant à la rencontre imaginaire des arrière grands-parents et en évoquant l’enfance, l’adolescence et la période estudiantine d’Henri Lopes7, et, d’un autre côté, le discours sur l’apogée politique de l’auteur dans la seconde moitié des années 60 et dans les années 708.
6Ses longs séjours à l’étranger, entamés à partir de 1979 et prolongés jusqu’à l’heure actuelle, ne sont, quant à eux, que rarement évoqués : la période pendant laquelle il fut haut fonctionnaire de l’UNESCO (p. 444-477) et ambassadeur du Congo à Paris (p. 478-486) occupe une place extrêmement minime, voire accessoire dans l’ouvrage. Mettons de côté pour l’instant cette éclipse, qui ne nous semble guère anodine, et précisons que cette division binaire suggère, selon nous, que ces deux types de discours reflètent la double vie qu’a vécue Henri Lopes et fusionnent dans cet ouvrage.
7Si l’on s’attache d’abord au discours apolitique, consacré aux premiers temps de la vie de l’auteur, les affinités avec les écrits de fiction sont loin d’être négligeables, dans la mesure où notre écrivain se charge de construire une histoire métisse. Autrement dit, la visée d’Il est déjà demain se situe dans le prolongement de ses écrits de fiction, dans lesquels la valorisation de la vie des métis est manifeste. On peut aisément associer cette particularité lopésienne à la « posture mémorialiste » analysée par Jean-Louis Jeannelle, selon qui le premier enjeu rhétorique des mémoires repose sur « l’élaboration d’une figure », soit d’un « ethos » au sens du terme d’Aristote : « L’auteur s’attache […] à convertir sa réputation acquise en un ethos, un caractère moral auquel la posture adoptée et l’image qu’il donne de lui-même dans son récit confèrent toute sa puissance9. »
8En l’occurrence, il ne serait pas exagéré de dire qu’Il est déjà demain aspire à confirmer, de manière définitive, la sincérité de la posture littéraire de l’écrivain métis. En effet, les événements personnels relatés dans Il est déjà demain témoignent de la reprise d’anecdotes mises en scène dans les récits de fiction : ceci relève d’une sorte d’extension de « l’effet de miroir », considéré par Anthony Mangeon comme une caractéristique de l’œuvre lopésienne10, à une échelle métatextuelle, avec la figure récurrente de l’écrivain-personnage. On peut se référer à ce sujet au resurgissement de l’histoire d’André Leclerc du Chercheur d’Afriques dans Il est déjà demain, où l’auteur prétend que sa mère aurait tenu les propos suivants : « Si d’aventure vous [i.e. Henri Lopes et ses trois sœurs] retrouviez la famille de mon père11, s’il vous plaît, n’allez pas la perturber en frappant à sa porte. La vie est complexe, il ne faut pas juger ses parents12 .»
9Pourtant, la complexité et l’ambiguïté du genre observables dans Il est déjà demain ne sont pas uniquement dues à l’intention posturale de notre écrivain. Elles sont inhérentes à la situation d’un écrivain qui a mené une double vie, contradictoire en apparence : homme de plume et homme de cabinet. Ainsi, appartenant à la fois à la sphère publique de la politique congolaise, où la collectivité constitue une vertu, et, à la sphère littéraire, où la liberté individuelle est privilégiée avant toute chose, Henri Lopes a dû trouver un point d’équilibre, acceptable à la fois dans les champs littéraire et politique. L’indétermination générique d’Il est déjà demain est en ce sens le résultat corollaire de l’écriture sur soi pratiquée par un homme, suspendu entre son idéologie en faveur des valeurs démocratiques et la dictature réelle de son président, entre la critique qu’il souhaite adresser aux gens au pouvoir et le rapport qu’il entretient avec eux, tout en se montrant soucieux de ne pas leur être entièrement assimilé.
Projet mémorialiste mené sous contraintes
Fusion antagonique et synergique de deux professions
10Notre attention se déplace à présent vers le moment de la création d’Il est déjà demain, caractérisé par l’association du métier de diplomate et de celui d’homme de plume. On peut saisir, en se référant au travail de Lucien Bely, l’usage diplomatique selon lequel « le souverain choisit un ambassadeur ou un envoyé comme représentant, pour parler, agir et écrire en son nom. Un prince désigne un de ses proches […] pour favoriser l’intervention13 .» Cette explication correspond bien à la désignation d’Henri Lopes, en 1998, au poste d’ambassadeur du Congo en France par Denis Sassou N’Guesso, alors président congolais. Dans les faits, Henri Lopes cumulait auparavant une réputation littéraire (Le Pleurer-Rire, Le Chercheur d’Afriques, Sur l’autre rive et Le Lys et le flamboyant) avec la charge de haut fonctionnaire à l’UNESCO. D’ailleurs, l’avantage diplomatique de cet homme au double talent ne fait que s’accroître lorsque Jacques Chirac est élu président en 1995, étant donné qu’Henri Lopes avait noué une relation personnelle avec celui-ci, depuis leur rencontre dans les années 70 en tant que Premiers ministres de leur pays respectif.
11Certes, la fusion des deux activités devient si répandue au XXe siècle que « la réputation littéraire peut précéder ou suivre la carrière diplomatique14 ». Néanmoins, la réputation littéraire a précédé, dans le cas d’Henri Lopes, non seulement sa carrière diplomatique, mais aussi sa carrière politique. Dans Il est déjà demain, notre écrivain révèle que Marien Ngouabi, alors président, lui confia, en 1970 la tâche d’écrire les paroles de l’hymne national congolais, Les Trois Glorieuses : « Le président me dit qu’il a entendu que j’étais poète et qu’il a lu Du côté du Katanga, un poème écrit quand j’étais étudiant, en hommage à Lumumba15. »
12Cette anecdote témoigne de l’aura de lettré qui était celle d’Henri Lopes lors de son entrée au gouvernement. Le poème politisé, publié dans la revue Présence Africaine puis dans une anthologie16 sous le titre de « Du côté du Katanga », a permis au jeune poète‑« technocrate » d’acquérir une certaine notoriété auprès du président. En outre, être l’auteur de l’hymne national puis de Tribaliques (1971) renforce son statut singulier d’homme de lettres et d’érudit au sein de son gouvernement. On avancera ici l’hypothèse selon laquelle ce recueil de nouvelles, salué par Guy Tirolien pour son ton nouveau17, a probablement contribué, à la fin de la même année, à la promotion de Lopes au poste de ministre des Affaires Étrangères. En ce sens, on peut dire que la création littéraire s’est convertie, chez Henri Lopes, en capital politique.
13Cependant, si Henri Lopes nous paraît avoir réussi à maintenir les deux professions, ce ne fut certainement pas sans peine. Référons-nous à une table ronde à laquelle notre auteur a participé en tant qu’écrivain-diplomate, sur le thème des « convergences du diplomate et de l’écrivain18 ». Malgré sa réticence à se présenter comme figure prototypique, correspondant parfaitement au sujet de la rencontre19, il affirme en effet l’existence d’un « dédoublement de la personnalité » entre ce qu’est l’écrivain et ce qu’est le diplomate. Il compare la nature prophétique et marginale de la fonction littéraire à la fonction diplomatique « où on doit être formaté, on doit obéir à certaines règles, à certains codes et ne pas s’en écarter20 ». Qui plus est, Henri Lopes avait, en plein cœur de sa carrière politique, confié à la littérature un rôle auxiliaire par rapport à la politique : « Il [i.e. l’art, y compris la littérature] doit surtout chercher à porter la révolution où l’homme politique n’a pas le temps de le faire. Dans les sentiments21. »
14Cependant, cette séparation stricte tend, au cours du temps, à s’atténuer. Dans la récente table ronde évoquée supra, Henri Lopes reconnaît avoir lu le propos de Rainer Maria Rilke s’épanchant, dans sa Lettre à un jeune poète, sur le besoin impératif d’écrire22, comme une invitation à « démissionner de toutes les fonctions et de toutes les professions qu[’il avait]23 ». Il s’est cependant aperçu qu’« on peut construire sa vie, de manière difficile, en menant justement cette double vie24 ». Apaisé, il livre ainsi, dans la dernière page d’Il est déjà demain, une mise au point sur sa double vie, qui résonne comme la note finale de toute son œuvre :
15« Oui, j’ai eu une double vie : publique et littéraire. Celle-là sous les feux de la rampe, celle-ci dans la pénombre d’un bureau. On fait l’amour en cachette. Ainsi de l’écriture25 .»
Écrire (ou ne pas écrire) Denis Sassou N’Guesso
16Cette harmonisation réussie de deux fonctions, littéraire et publique, implique l’adoption d’une position modérée dans les deux sphères professionnelles. Henri Lopes se garde d’abord de mettre en scène des protagonistes diplomates ; par ailleurs, son mutisme se maintient, notamment après Le Pleurer-Rire, à propos de l’actualité congolaise de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle: Henri Lopes ne fait désormais que revenir au passé, notamment celui des années 60 et 70, pour en faire sa source d’inspiration, en se penchant sur la construction de l’Histoire métisse et sur l’étude des tréfonds de son existence métisse.
17Cette orientation présente un contraste manifeste avec la posture d’Alain Mabanckou, qui adressa une lettre ouverte au président François Hollande26 pour dénoncer l’absence d’intervention de ce dernier face au changement de la Constitution congolaise, bientôt suivi par la réélection problématique de Denis Sassou N’Guesso : « Je veux bien, dit Alain Mabanckou, qu’on parle du passé, de l’esclavage, de la colonisation, mais dans une certaine mesure le présent est très lourd27. » Henri Lopes, quant à lui, fait preuve d’un mutisme quasi-total sur l’actualité congolaise, notamment sur la guerre civile du Congo-Brazzaville en 1997 : dans Il est déjà demain, l’évocation de Denis Sassou N’Guesso s’arrête à l’année 1979, lorsque ce dernier accepte la démission d’Henri Lopes du poste de ministre des Finances. À cet égard, force est de remarquer, le silence absolu d’Henri Lopes au sujet de l’affaire des « disparus du Beach », le massacre des exilés congolais orchestré par le président encore au pouvoir aujourd’hui : bien que cette tuerie ait eu lieu en 1999, sous son mandat d’ambassadeur, Henri Lopes insiste sur son ignorance et se borne à dire que le drame fut causé par des personnes « zélées, trop zélées28 ».
18Compte tenu des conditions particulières du métier de diplomate, on peut envisager ce silence comme une forme d’autocensure qui a dû exercer une influence sur l’œuvre littéraire d’Henri Lopes, qui avait été chargé de représenter Denis Sassou N’Guesso sur le sol de l’Hexagone. Dans Dossier Classé, Le Méridional et Il est déjà demain, l’auteur se contente d’évoquer subtilement, par le biais de la fictionnalisation, son opposition au militantisme qui a fait autrefois basculer son pays au nom de la révolution, car, en tant qu’ambassadeur du Congo à Paris, il ne peut ni mettre librement en scène son président, ni critiquer le régime politique dictatorial de son pays. La proposition du poste d’ambassadeur à Paris était censée permettre à Lopes de mener sa double vie, en conservant « [sa] liberté de publier tout ce qui [lui] passerait par la tête29 ». Il est cependant plus légitime de penser qu’Henri Lopes savait pertinemment, en acceptant ce poste, qu’il ne jouirait point, de manière complète, de cette liberté.
19En dépit de ces conditions contraignantes, il convient de souligner l’esprit contestataire que conserve Henri Lopes : le ton critique, qui caractérisait son écriture dès Tribaliques, explose évidemment dans Le Pleurer-Rire. Le double aspect lopésien entendu par Dominic Thomas comme une négociation permanente entre l’« écrivain officiel (official writer) » et l’« auteur non officiel (non official author) », donne lieu à une coexistence paradoxale de la collaboration, de la confession et du témoignage dans la narration polyphonique du Pleurer‑Rire. Or, étant donné que « la collaboration consistait dans une activité publique », « l’acte de confession ne signifie pas la révélation de cette collaboration30 ». Il est intéressant de remarquer que, à en croire Dominic Thomas, l’œuvre lopésienne la plus critique n’a pas conduit son auteur à un acte de révélation, mais plutôt à un acte d’explication et de justification. Toutefois, c’est également ici que Dominic Thomas prend conscience de l’humanisme lopésien. En effet, l’auteur s’est montré capable de s’observer lui-même à l’intérieur du pouvoir, et il continue de faire l’allusion aux figures politiques, tout en conservant un ton très modéré et en déplaçant le sujet vers une enquête autour de son identité.
20Mais Il est déjà demain se différencie de ces ouvrages lopésiens qui sont considérés comme étant les plus critiques parmi son œuvre, dans la mesure où on constate plus visiblement la liberté dont Henri Lopes semble jouir à l’égard du président congolais. À ce propos, notons d’abord que notre écrivain distingue, de manière générale, la fonction d’ambassadeur en tant que « représentant », du rôle de l’ancien « haut fonctionnaire » qu’il était : « c’est, souligne-t-il, un milieu où je me sens bien31 », soulignant l’influence importante de ses expériences à l’UNESCO sur sa personnalité. Ce propos sous-entend qu’il s’identifie plutôt à un diplomate administrateur, et moins au représentant officiel de Denis Sassou N’Guesso. S’il peut se hasarder ainsi à mettre de côté sa mission représentative, c’est, selon nous, en raison du rapport particulier qui le lie à Denis Sassou N’Guesso depuis les années soixante-dix.
21Leur rencontre remonte à une période chaotique du Congo, en 1968, lors de la démission forcée du président Massamba-Débat. L’auteur se rappelle que le lieutenant Sassou accompagnait un jeune officier, le capitaine Marien Ngouabi32. Il faut ici porter une attention particulière à la façon délicate dont Henri Lopes s’écarte de Sassou. Tandis que, dans ses propos, il met l’accent sur son sentiment d’aliénation au cœur de la Révolution (« Je ne savais comment me servir de ces armes [i.e. un PM Kalachnikov et un pistolet Makarov]. Un instructeur m’apprit comment monter et démonter mes armes, mais je n’y comprenais rien33 »), le lieutenant Sassou est décrit comme étant capable d’ordonner une fusillade et de mobiliser une escouade pour tuer Kouvoua alias Castro. Lopes décrit de surcroît l’assaut donné par le même lieutenant Sassou lors du coup d’État du lieutenant Kinganga. À la vue du cadavre de ce dernier, Henri Lopes est pris de vertige : « Des pensées confuses, que je ne maîtrise pas, bourdonnent dans ma tête. Autour de moi, des soldats jouent aux durs, ricanent, me lorgnent, rient des intellectuels, ces mauviettes34. » L’auteur montre ainsi discrètement la distance qu’il a prise vis-à-vis du président congolais actuel, voire de toutes les idées et tentatives qui engagent la force militaire, quelle que soit leur nature.
22Lopes et Sassou ont ensuite travaillé ensemble dans les années soixante-dix, dans le même gouvernement, et dans une hiérarchie opposée à celle d’aujourd’hui, puisqu’Henri Lopes était Premier ministre, et Denis Sassou N’Guesso capitaine :
« Dans la réalité, le capitaine Denis Sassou N’Guesso, qui était à la tête du premier de ces services, et le commandant Jacques Joachim Yhombi-Opango, qui dirigeait les armées, venaient me faire le point une fois par semaine35 ».
23Or, l’auteur affirme de nouveau ici sa distance suspicieuse vis-à-vis de ces hommes d’armes : « Me faisaient-ils part de tout ?36 ».
24Il importe à cet égard de rappeler le classement implicite des politiciens que rassemblait le gouvernement congolais d’alors : Henri Lopes, considéré comme un « technocrate », se mettait à l’écart des politiciens issus de l’école militaire, comme Denis Sassou N’Guesso. Rémy Bazenguissa explique à ce sujet qu’une distinction était perceptible à l’époque, au Congo, entre le groupe des « technocrates » ou « techniciens » et celui des « politiciens » : « Enfin, la plupart des techniciens observaient une attitude arrogante à l’égard des politiciens : ils les méprisaient parce qu’ils n’avaient pas fait d’études brillantes37 ». La relative autonomie dont semble bénéficier Henri Lopes à l’égard de son chef d’État est également observable dans son propos accusateur à l’encontre de ce dernier, après l’échec, en 2014, de sa deuxième et dernière candidature au poste de Secrétaire général de l’OIF : il n’hésite effectivement pas à dire, dans des entretiens, que le régime dictatorial du Congo‑Brazzaville joua un rôle dans ce revers38.
25Dans ce contexte spécifique, Il est déjà demain, publié trois ans après que l’auteur a mis un terme définitif à sa carrière d’ambassadeur, livre les derniers mots d’Henri Lopes – bien qu’on lui souhaite évidemment longue vie ! Pourtant, tout n’a certainement pas été dit. En s’abstenant d’évoquer l’histoire politique du Congo depuis 1979 ainsi que les événements survenus avant la prise de pouvoir de Denis Sassou N’Guesso, il nous semble que l’auteur abandonne la relation du reste de l’histoire à la postérité.
Conclusion
26Cet article a tenté d’aborder les questions génériques soulevées par Il est déjà demain. Afin de montrer l’hétérogénéité de ces enjeux, nous avons proposé de distinguer deux types de discours, celui de la formation de soi, inscrit dans le prolongement du projet romanesque lopésien, et celui du témoignage politique, écrit dans des conditions particulières, qu’il importait de détailler. Selon nous, Il est déjà demain dévoile la question de la « double vie » qui s’est posée à Henri Lopes et dont il a dû justifier la légitimité, depuis le moment où il s’est trouvé propulsé au sein du gouvernement congolais, en tant qu’auteur de « Du côté de Katanga ». La particularité de cet ouvrage réside non seulement dans le fait que ce dernier décrit explicitement le lien inextricable entre la littérature et la politique dans la vie d’Henri Lopes, mais aussi dans le fait qu’il est écrit sous l’influence même de ce lien, à la fois conflictuel et synergique : aucune omission ou aucune évocation dans cet ouvrage n’est due au pur hasard, et les tensions inhérentes à ce lien traversent l’organisation et la présentation de toutes les anecdotes rapportées.
27Il serait intéressant de nous référer à l’hommage qu’Henri Lopes a lui-même rendu à Jean‑Baptiste Tati-Loutard, qui a suivi, comme lui, un parcours à double vocation. En ce sens, c’est le louangeur lui-même qui mérite le propos élogieux qu’il adresse à son ami : « Il n’existe pas pour lui de contradiction entre la création artistique et la vie politique39 » ; « Tati-Loutard fut, à l’image des humanistes de la renaissance européenne, en même temps qu’un homme d’action, un homme tendu vers la connaissance, l’érudition, un penseur, un artiste, un créateur40. » De fait, ces hommes ont tous deux assumé un rôle de précurseur dans la construction d’un Congo libre et d’une littérature nationale. Pour ce faire, ils ont fait dialoguer leurs métiers et sont parvenus à établir une figure humaniste, active dans deux sphères distinctes.
28Bien qu’Henri Lopes soit sujet à la critique de la part de la presse africaine, à cause de paradoxes entre l’acte et l’écrit, et bien qu’il ait cessé, après Le Pleurer-Rire, de dénoncer de manière outrancière les maux du régime dictatorial, notre écrivain reste un fervent adepte de la pensée démocratique. Comme son univers romanesque s’inscrit, selon Anthony Mangeon, dans la perspective d’une écriture démocratique (caractérisée par l’art de conter, par la valorisation des lieux communs, etc.)41, on peut également noter la volonté inépuisable de cet homme d’incarner une figure démocratique en ne cessant d’écrire, et ce en dépit de conditions contraignantes et parfois autoritaires.
29Il est déjà demain brosse un autoportrait d’Henri Lopes, tel qu’il souhaiterait nous le léguer. Walter Benjamin n’avait-il pas dit que « faire œuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passéesˮ, cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger42 » ? À la place du mot « danger », que Walter Benjamin emploie dans un contexte marxiste, il faudrait placer ici celui de « crépuscule », ce mot qui évoque en nous une image si pâle mais douce. Un souvenir qui surgit au moment crépusculaire de la vie ne peut être qu’apaisant, sans causer aucun trouble. Dans cet état d’esprit, les lecteurs d’Il est déjà demain verront de multiples situations considérées comme contradictoires s’harmoniser entre elles et se fondre à la fois en une vie et en un récit.